DissymétrieSciences et métaphysiqueune

La Dissymétrie

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[box] François Chomarat

Introduction au dossier

Le terme de symétrie évoque immédiatement l’équilibre, l’ordre et l’harmonie, une juste proportion, mais tout autant une inquiétante équivalence génératrice de conflits. Cette ambiguïté s’est transmise à son antonyme supposé, un terme qui n’est précisément pas tout à fait l’opposé du premier mais plutôt son subtile décalé, la dissymétrie. S’agit-il d’un défaut, d’une brisure ou d’une mutilation, d’un refus de la réciprocité, ou plutôt du jeu nécessaire pour que quelque chose se passe et qu’une forme émerge, empêchant les êtres de se figer en un face-à-face mortifère ?

Il est de fait que la signification précise de « dissymétrie » dans la langue commune ne semble pas vraiment fixée. On confond souvent asymétrie et dissymétrie, peut-être parce qu’il y va également de l’inquiétante étrangeté du double. Mais ces deux termes doivent être pourtant soigneusement distingués : le premier désigne l’absence de toute symétrie ; le second, sur lequel nous voulons ici pointer l’attention, désigne l’absence de certains éléments de symétrie, la perte d’une symétrie initialement plus riche. Ce qui veut dire que la présence de certaines symétries vont nécessairement de pair avec la présence de certaines dissymétries. La dissymétrie apparaîtrait ainsi comme le complément nécessaire de la symétrie, dès lors qu’il s’agit de penser cette dernière au pluriel. La perte d’une symétrie doit d’ailleurs être pensée positivement, comme le gain d’une possibilité nouvelle.

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Ce terme provient des sciences, des domaines de la cristallographie et de la chimie. L’occasion nous est donnée d’explorer ce qu’il peut avoir d’heuristique, concept nomade entre les disciplines, pour saisir l’articulation des différences par-delà une pensée qui se limiterait à la polarité ou l’opposition des contraires, ou encore à la complémentarité. Conformément à l’esprit du principe de Curie, selon la célèbre formule qui veut que « c’est la dissymétrie qui crée le phénomène », il s’agit aussi d’explorer comment une structure rend possible une émergence, une histoire. On pressent alors que ce concept nous force à penser non seulement la coexistence de la similitude et du dissemblable, mais plus encore leur nécessaire liaison.

Est-ce un nouvel éloge du défaut, des écarts et des ruptures ? On peut y voir l’approfondissement d’une ambiguïté constitutive : il s’agit tout autant d’inscrire l’écart dans la structure que d’introduire en celle-ci le jeu d’un possible. Dans  tous les cas, ce terme de dissymétrie, peu usité en philosophie, lui-même souvent mis à l’écart, nous permet peut-être de dresser la cartographie de ce qui est susceptible de produire une différence significative, par la saisie des conditions rationnelles de l’émergence du nouveau.

Présentation des articles

La première dissymétrie qui nous frappe est peut-être celle d’un corps vivant qui, en apparence, n’obéit pas au plan de son espèce. Bertrand Nouailles, auteur du premier article présenté ici : « De la dissymétrie des formes monstrueuses », développe une méditation sur le monstre, dans une tentative de l’envisager du point de vue de la vie elle-même, comme une possibilité positive de la vie. Son travail s’appuie prioritairement sur les textes d’Etienne Geoffroy Saint-Hilaire ainsi que ceux de son fils Isidore, dans le domaine de la tératologie. Geoffroy Saint-Hilaire étant au départ un élève du cristallographe René-Just Haüy et certains commentateurs ont pu considérer que cette filiation n’était pas fortuite : prendre les monstres non pas comme objections, mais bien plutôt comme appui décisif dans sa défense de l’unité de composition organique, semble faire écho à la démarche des cristallographes cherchant à insérer les cristaux à facettes irrégulières dans différentes classes aux éléments de symétrie plus ou moins nombreux mais jamais absents. Il y va dans les deux cas de la construction d’une morphologie rationnelle. Cependant : jusqu’où peut-on aller dans cet exercice, qui consiste à une mise en ordre des vivants ? N’est-il pas trop rassurant de parler de brisure de symétrie, comme s’il s’agissait toujours de n’envisager qu’un écart réglé à partir d’un modèle, ici en l’occurrence nous-mêmes, ou un vivant-type ayant réussi ? L’écart présenté par la forme des monstres, entremêlement du familier et de l’étrange, évoque quelque chose de la variation explorant les limites de notre sympathie pour un autre vivant. L’errance vitale serait-elle cet écart vu cette fois-ci du dedans ?

C’est par la révolution des sciences modernes que nous poursuivrons ce parcours, avec un texte de Michael Friedman et Samo Tomsic : « Harmonie déformée. Kepler, Lacan et les questions ouvertes du structuralisme ». On pense usuellement à Kepler pour le passage du cercle à l’ellipse, une révolution qui dédouble le centre et questionne dans le même temps le rapport à soi du sujet de la science, selon la leçon Lacanienne. Approfondissant ce « décentrement », Michael Friedman et Samo Tomsic proposent d’envisager le double apport de l’auteur du Mystère cosmique, puisqu’il s’agit de confronter son œuvre d’astronome au petit écrit sur la « neige sexangulaire » et les symétries des cristaux de neige : la rupture avec la « bonne forme » du cercle s’approfondit encore avec le jeu de la forme avec le rien. La dissymétrie crée-t-elle le phénomène à partir de rien ?

Ici, c’est la notion de vide qui est centrale. En méditant sur leur texte, on se prête à envisager une redéfinition de la dissymétrie, comme articulation de différents « niveaux de vide » ou qualités de vide d’une structure : de quel espace de jeu est-elle porteuse ? Tout en procurant une cohérence interne, permet-elle de se déplacer en son sein ?

On voit en tout cas que le thème de la dissymétrie rejoint un questionnement sur la postérité du structuralisme, une reprise de la question du sujet et de sa condition symbolique, qui garderait à l’esprit les leçons de sa déconstruction. Une manière de déjouer les dualismes et, particulièrement ici : de penser la nécessité de la contingence par laquelle la mise en structure fonctionne.

Mais si la dissymétrie implique que certaines symétries soient présentes, ne doit-on pas admettre que, une fois la symétrie mise au pluriel, celle-ci implique aussi une dissymétrie ?

Une tout autre manière d’appréhender la question est celle de Sabine Rabourdin dans : « Face à face avec la symétrie : une comparaison entre physiciens indiens et français ». Elle a mené son enquête sur la base d’entretiens qui débouchent sur une interrogation concernant les représentations associées par les physiciens à la symétrie. S’agit-il d’un trait culturel ? Et si oui, quel biais est-il susceptible d’introduire dans la démarche physicienne ? En un sens, ce dialogue culturel, au-delà des différences et des similitudes dégagées entre traditions physiciennes, permet de mettre à jour le possible jeu de la symétrie lui-même au sein d’une structure de représentation plus englobante. L’auteure se réfère elle-même au travail de Philippe Descola sur les différentes ontologies, une sorte d’analyse combinatoire des différents modes possibles de relation entre existants. Le naturalisme des modernes, qui nous rattache aux non-humains par les continuités matérielles et nous en sépare par l’aptitude culturelle, serait-il dissymétrique et aurait-il lui aussi du « jeu » permettant d’autres émergences pour d’autres pensées de la symétrie ?

Avec le quatrième et dernier texte du dossier, il semble que l’emporte la dissymétrie comme médiation, par-delà symétrie et asymétrie. La notion de symmetria est d’origine Pythagoricienne. Le dossier se finit ainsi presque naturellement avec la musique et le texte de Geoffroy Drouin : « La dissymétrie musicale : l’histoire d’une médiation ». Il nous montre d’abord à l’œuvre la symétrie comme principe de structuration spatiale, qui permet de distribuer les éléments sur toute l’étendue sonore, mais manque ainsi le développement temporel ; d’où la confrontation à son contraire, la flèche du temps. Mais comment faire « mordre » l’un sur l’autre ? C’est là qu’intervient la dissymétrie comme opérateur du dépassement des contraires, dont l’intérêt est de pouvoir fonctionner à plusieurs niveaux et selon des modalités multiples. On comprend qu’il est possible de constituer toute une typologie musicale par les différences de niveau où intervient cette médiation, dans le jeu entre le local et le global, avec des différences de distribution d’accents et de rythmes. Une réflexion sur les rapports entre dialectique et émergence est mise à profit ici, et la dissymétrie renvoie à la multiplicité des résolutions possibles de la tension entre symétrie et asymétrie.

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