DissymétrieSciences et métaphysiqueune

De la dissymétrie des formes monstrueuses

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  Bertrand Nouailles Membre associé au PHIER (Philosophie et Rationalité) Université Blaise Pascal Clermont-Ferrand

Sommaire des articles de ce dossier

Dissymétrie – dossier coordonné par F. Chomarat.

Il y a, parmi les formes vivantes, une forme qui se donne comme dissymétrique : la forme monstrueuse. Une fois précisé que le corps du monstre pouvait être qualifié de corps grotesque, nous examinons comment la tératologie du XIXe siècle ordonne le monstre à la fois dans sa genèse et dans sa classification en élaborant le concept de monstruosité. Nous montrons enfin les limites de ce concept pour appréhender l’expérience du monstre.

Qu’est-ce qui a bien pu faire courir les badauds dans les cabanes des fêtes foraines où se produisaient des « monstres » humains au xixe siècle et dans les trois premières décennies du xxe siècle ? Pas seulement le voyeurisme pour un corps humain si singulièrement étrange et dissemblable qu’on se demande comment une telle existence est possible[1] ; pas seulement, devant le spectacle de ce corps exposé, le plaisir enfin reconnu de sa propre normalité, d’incarner une forme ayant la valeur d’une réussite et d’une puissance affirmative[2] ; pas seulement le désir trouble de se faire peur en ayant plus ou moins obscurément conscience d’une certaine proximité avec ce corps si difforme ; mais aussi et peut-être surtout la jouissance secrète pour la transgression. Ce que les badauds viennent voir, et auquel ils prennent tant plaisir, est la transgression d’un ordre, qui est tout autant celui de la nature que celui de la société[3] : les monstres, à leur corps défendant, rappellent qu’il n’est pas si aisé de faire rentrer le réel dans les catégories, qu’elles soient logiques, taxinomiques, sociales ou politiques. Aussi ont-ils été l’objet de tant de manipulations, d’exploitations et de dépossessions, car ils sont des corps à travers lesquels et par lesquels s’organisent les jouissances de la transgression.

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Mais de quoi au juste est fait le corps du monstre pour qu’il soit ce par quoi s’opère le sentiment d’une telle transgression ? Et pourquoi les montrer en accentuant leur monstruosité par une mise en scène grotesque ? Qu’est-ce qui, dans le corps même des monstres, appelle une si spectaculaire monstration ?

La réponse est peut-être celle-ci : ils sont des corps en eux-mêmes grotesques – mais grotesques au sens très précis que Bakhtine confère à ce concept[4]. En effet, ce que ces corps monstrueux rendent visible est précisément une autre modalité de la corporéité, qui ne se définit plus par des frontières, des identités, des états stables, mais par des devenirs, des ruptures, des effacements, des déplacements, si bien que l’étrangeté se fait familière, le familier se fait étrangeté, et l’on ne sait si l’ordre est désordonné, ou si le désordre est ordonné. Nous reconnaissons bien dans la femme à barbe, dans les frères siamois, dans l’homme-tronc, dans la « Vénus » sans bras, des traits corporels communs, de sorte que nous ne pouvons pas leur dénier le partage d’une vie humaine ; mais, d’un autre côté, nous voyons tout aussi bien une barbe qui ne devrait pas y être, un accolement physique là où il ne devrait pas y en avoir, l’absence de bras et de jambes là où nous nous attendons à leur présence. Du plein là où il devrait y avoir du vide, du difforme à la place d’une harmonie formelle, un manque plutôt qu’une présence, et inversement : le grotesque des corps monstrueux les situe bien du côté du dissymétrique, qui nous tient dans cette si indécidable et si insupportable hésitation qu’il motive une mise en scène tapageuse pour au moins leur assigner un lieu – les tréteaux – et une modalité – le sensationnel – d’apparition.

Précisément, ce qui apparaît au regard troublé par des désirs inavouables, et ce que la mise en scène cherche à rendre sans équivoque, c’est du monstrueux. Le monstrueux, c’est de la mise en scène : celle d’une forme grotesque que l’on présente comme étant sans explication et qui ne peut apparaître que sur le mode du frappant et du saisissant, car transgressive. Il faut néanmoins bien reconnaitre que cette mise en scène se fonde sur une particularité propre à la dissymétrie des monstres : elle les condamne à une visibilité sans ombre. Aussi le dissymétrique ne qualifie-t-il pas seulement une forme corporelle, mais aussi une manière d’apparaître : celle de ne pouvoir jamais se tenir en retrait ou en réserve de sa propre apparition. C’est bien ainsi, mais pas seulement, que le comprend Isidore Geoffroy Saint-Hilaire : « Les monstruosités sont des déviations du type spécifique, complexes, très graves, vicieuses, apparentes à l’extérieur et congéniales[5] ». Leur phénoménalité est donc sans esquisse.

Se dessine alors la question de savoir de quoi et sur quoi se soutient une telle phénoménalité des monstruosités. S’il est vrai que les forains jouent avec la condamnation des monstres à la visibilité, ils ne montrent cependant qu’à la faveur d’une distorsion phénoménale : le monstrueux n’est visible qu’à rendre invisible ce qui structure la visibilité des monstruosités. Car si celles-ci sont apparentes à l’extérieur, c’est parce qu’elles ont une explication, qui éclaire leur advenue à l’être.

D’une dissymétrie apparente à une symétrie structurelle

 

Regarder un monstre en faisant l’épochè de son caractère monstrueux, c’est se confronter au problème de l’apparition de sa forme, bref de sa genèse. En étant la science des monstres, la tératologie qui se constitue dans la première moitié du xixe siècle est la science des transformations et des déformations d’une forme donnée, autrement dit elle se penche sur le dynamisme de la forme.

Si les monstres présentent une forme déformée ou transformée, c’est donc bien qu’au départ il y a une forme qui peut se transformer ou se déformer. Dès lors, la tératologie se voit fixer un double programme : identifier cette forme initiale d’une part, établir les lois de transformation et de déformation d’autre part.

Si nous partons du constat que les monstres sont des êtres vivants, alors la forme qui se déforme n’est sans doute pas une forme propre aux monstres mais partagée par l’ensemble des vivants. C’est pourquoi la tératologie va demander à une autre science son propre point de départ : à l’anatomie comparée. En France, la tératologie naît de la volonté d’Etienne Geoffroy Saint-Hilaire de montrer que l’ensemble des vivants partage une unité de composition organique, à savoir s’organise à partir d’une structure identique. Tout le travail de Geoffroy Saint-Hilaire est d’asseoir l’idée selon laquelle, par-delà la diversité des formes apparentes des êtres vivants, « il n’y a fondamentalement qu’une seule organisation et, pour ainsi dire, un seul animal plus ou moins modifié dans toutes ses parties[6] ».

Si Geoffroy Saint-Hilaire ne méconnaît nullement les différences de formes et les différences de fonctions organiques entre animaux, il estime que ce qui donne la compréhension de l’ordre organique et anatomique est la permanence dans tous les animaux d’une même structure. Il faut comprendre par là que ce ne sont pas seulement les mêmes matériaux ou parties organiques qui se retrouvent dans tous les animaux, mais aussi les mêmes rapports et les mêmes agencements entre ces matériaux ou parties. Ce qui est donc constant et qui constitue une structure, ce sont les connexions entre les parties organiques[7].

Geoffroy Saint-Hilaire use à cet égard d’une comparaison éclairante. Prenons un collier de perles. La perle B est « dans une connexion nécessaire avec A et C[8] » et en contact effectif avec elles lorsque le collier est disposé en ligne droite. Maintenant, imaginons que nous formions une boule : la perle B va se retrouver en contact avec d’autres perles, par exemple les perles L et M, mais elle ne reste pas moins toujours en relation avec A et C. Nous sommes d’accord pour dire que le collier disposé en ligne droite et disposé en boule n’a pas la même forme totale ; nous sommes d’accord pour imaginer aussi que le fait que la perle B soit en contact avec L et M peut avoir des effets sur sa propre forme : elle peut se déformer, ou s’altérer. Mais les connexions entre les perles sont maintenues. Il en va ainsi chez les vivants : des parties organiques peuvent se retrouver en contact avec d’autres, ce qui modifie la forme de l’organisme, ses fonctions, de même que la forme de ses parties organiques, mais elles maintiennent à travers ces changements leurs rapports nécessaires avec les parties avec qui elles sont liées : « un organe est plutôt altéré, atrophié, anéanti, que transposé[9] ».

La diversité des formes vivantes est ainsi due à des processus de déformation et d’altération de l’unité de composition organique, que Geoffroy Saint-Hilaire dans ses études d’anatomie comparée cherche toujours à retrouver et mettre au jour. S’il se tourne vers les monstruosités, c’est d’abord pour tester le pouvoir explicatif de sa théorie : peut-il retrouver l’unité de composition organique jusque dans ce qui s’apparente à des désordres d’organisation ? La tératologie est d’abord une science expérimentale qui met à l’épreuve la valeur d’une théorie constituée en anatomie comparée. Et son premier résultat est de montrer la régularité et l’ordre des organismes monstrueux, en ceci qu’ils suivent bien le principe de l’unité de composition.

Les monstres ont alors bel et bien une vertu de monstration : mais ce n’est pas celle de montrer l’extraordinaire et le hors norme. Tout au contraire ! Sous leur dissymétrie réelle, mais apparente, ils montrent à l’œuvre les processus de déformation et de transformation d’une structure fondamentale, qui donnent lieu à la diversité des formes : les formes monstrueuses ne font pour ainsi dire que « grossir » ces processus jusqu’à l’apparition de l’écart. Mais toutes les formes vivantes représentent les unes par rapport aux autres des déformations, de sorte que le « monstre » sur les tréteaux pourrait lancer à ceux qui le regardent qu’ils sont, pour lui, des « monstres » également. A ce niveau d’analyse, Diderot n’a pas eu tort de dire que tout le monde est le monstre de quelqu’un[10].

D’une symétrie structurelle à une classification des monstres

 

Si le monstre est du régulier et de l’ordre sous l’apparence d’un corps irrégulier et grotesque, il faut cependant désormais chercher à comprendre comment le processus de déformation à l’œuvre produit de l’écart. L’une des grandes idées d’Etienne Geoffroy Saint-Hilaire est d’avancer que les monstruosités sont des déviations causées par un arrêt de formation ou de développement au cours de l’ontogenèse à un point particulier de l’organisme. Ce point est crucial, d’une part parce qu’il permet d’expliquer le régime de visibilité si particulier du monstre, d’autre part parce qu’il permet une classification des formes monstrueuses, qui deviennent des objets rationnels.

Si la monstruosité est le résultat d’un arrêt de formation ou de développement, cela signifie que le corps du monstre rend visible une structure, ou un état du corps qui ne devait être que provisoire. Il fixe donc ce qui ne devait que passer, et fait « remonter » à la surface du corps ce qui se joue d’abord dans les profondeurs de l’ontogenèse. Evidemment la tératologie va avoir une valeur heuristique très forte au xixe siècle, puisqu’elle donne à voir des états embryologiques auxquels les scientifiques n’ont alors pas accès. Le monstre a pour les savants d’alors la vertu de figer sur un point particulier une genèse.

Le corps du monstre est donc autre, non pas tant par sa forme, que par son anachronisme : se maintient dans le présent de sa forme quelque chose de son passé embryonnaire. Aussi le dissymétrique est-il l’effet spatial d’une contemporanéité de deux temporalités normalement successives : une temporalité embryologique et une temporalité de l’organisme constitué. Aussi retrouvons-nous une définition classique du monstre comme mélange : mais il n’est plus question d’avancer qu’il s’agit d’un mélange entre deux espèces différentes, il s’agit maintenant d’affirmer le mélange de rythmes temporels différents qui a des effets topologiques et structuraux sur la forme, notamment la disharmonie entre certains organes. Etienne et Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, dans leurs écrits respectifs, ne manquent jamais de mettre en avant ce point, ainsi par exemple en parlant des cas de podencéphales :

Ce qui a privé ces êtres difformes d’entrer et de persévérer dans la vie de relation fut le mésaccord de leurs organes, dont quelques-uns étaient développés comme à neuf mois d’âge fœtal, et d’autres comme à deux ou trois mois[11].

Ce qui est donc déterminant pour la nature de la monstruosité n’est pas la nature de la cause accidentelle qui la provoque, mais la période à laquelle celle-ci survient. Plus l’arrêt de formation ou de développement intervient tôt dans l’embryogenèse, plus la déviation est grave, c’est-à-dire plus la forme est désorganisée au point d’être dans les monstres parasites presque complètement défaite et indéterminable, puisque nous avons affaire ici à de simples masses confuses ou sortes de kystes composés

seulement de quelques éléments organiques, le plus ordinairement de quelques os ou dents diversement groupés, souvent accompagnés de graisse et de poils, et adhérant, sans l’intermédiaire d’un cordon ombilical, aux organes de la mère, ou peut-être dans quelques cas à un placenta très imparfait, et plus ou moins complètement méconnaissable[12].

Dès lors Isidore Geoffroy Saint-Hilaire tient dans ses mains un premier fil pour distinguer trois divisions principales : les monstres parasites, les monstres omphalosites et les monstres autosites, qui correspondent aux trois phases de la vie intra-utérine où des arrêts de développement peuvent intervenir : une phase très courte, où l’embryon est à peine une ébauche (Isidore nomme cette phase l’embryule), une phase qui est celle de l’embryon proprement dit (avec l’apparition du cordon ombilical), une phase qui est celle du fœtus[13]. Ce fil lui permet de s’assurer que sa classification des monstruosités n’est nullement arbitraire et découpe les taxons en suivant les articulations réelles de la nature.

Or le grand modèle d’une classification solide et naturelle des êtres vivants est la classification linnéenne, qui a, aux yeux d’Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, trois vertus : « l’invention de la nomenclature binaire ; l’établissement d’une langue rigoureusement descriptive ; la création d’une classification embrassant pour la première fois tous les êtres naturels[14] ». Aussi va-t-il s’efforcer de distribuer les monstruosités à l’intérieur des trois grandes divisions ou ordres, de la même manière qu’en zoologie : tribu, famille, genre, espèce – nous verrons dans un instant que le statut de l’espèce pose ici problème. La classification linnéenne apparaît être une classification logique et naturelle suffisamment robuste pour accueillir ce qui se donne à voir comme du dissymétrique. C’est dire encore que les monstruosités ne reconduisent à aucune structure interne dissymétrique : nous avons toujours affaire aux mêmes lois, aux mêmes parties organiques et aux mêmes connexions chez les monstres et chez les êtres vivants normaux.

Ce parallélisme entre les deux classifications, élaboré par la rationalité scientifique, autorise-t-il à parler d’une correspondance structurelle et formelle entre les deux ? Deux problèmes se rencontrent. Le premier est celui-là : si la classification tératologique suit la classification zoologique en reprenant les taxons qui sont les siens, pourquoi maintenir une telle classification ? Rappelons que les monstres sont des hommes, des chiens, des poulets, bref des animaux qui ont déjà une place déterminée dans la classification. Tandis que le corps du monstre est assigné à une visibilité qu’il ne peut fuir, il semblerait que la raison classificatrice doive lui faire retrouver un certain anonymat taxinomique. Or en réservant une classification tératologique Isidore Geoffroy Saint-Hilaire paraît tomber sous la critique selon laquelle il méconnaît les véritables distinctions taxinomiques pour constituer des catégories (par exemple « phocomèle », « hémimèle », « ectromèle » pour prendre les trois premiers genres de la première famille de la première tribu parmi les monstres autosites) qui mêlent des espèces zoologiques différentes.

A cette critique, la réponse d’Isidore Geoffroy Saint-Hilaire est sans équivoque :

Que fait, par exemple, le zoologiste lorsque, dans tel monstre, il détermine un individu de l’espèce humaine, ou de l’espèce du chien, du cheval, du mouton ? Il fait abstraction de tous les organes frappés d’anomalie, et fonde sa détermination sur ceux seulement qui ont conservé les caractères du type spécifique. Or, pourquoi le tératologue ne pourrait-il pas faire l’inverse, et, détournant son attention de tous les organes bien conformés, ne voir dans tel individu né dans l’espèce humaine ou dans celle du chien, du cheval, du mouton, qu’un être monstrueux, par exemple un Hétéradelphe, un Polyopse, un Synote[15] ?

Il demande ainsi de pouvoir faire ce que précisément font les zoologistes pour classer : choisir les caractères pertinents de classification. Si donc la classification tératologique paraît correspondre structurellement et formellement à la classification zoologique, ce n’est pas seulement et même pas principalement parce qu’elle reprendrait les mêmes catégories taxinomiques, c’est parce qu’elle est commandée par les mêmes principes qu’elle, à savoir par la recherche des critères pertinents de classification. La tératologie a là encore, comme pour l’anatomie comparée, une valeur de test expérimental : parce qu’Isidore Geoffroy Saint-Hilaire estime réussir à construire une classification linnéenne pour les monstruosités, il juge légitimés les principes qui commandent toute classification.

Toutefois un second problème se fait jour : la classification des monstruosités se fait au prix d’une modification de la catégorie d’espèce. Tandis qu’en zoologie, l’espèce définit un ensemble d’individus partageant une organisation commune qui les rend interféconds, en tératologie l’espèce se confond avec l’individu lui-même, de sorte que ce qui joue le rôle d’espèce est en fait la catégorie du genre. La « symétrie », c’est-à-dire la correspondance structurelle et formelle, n’est donc pas totale entre les deux classifications, même si les relations logiques entre les taxons sont semblables.

Le monstre : une impossible reconnaissance ?

 

Classifier les monstres, c’est décider de choisir comme critère pertinent de classification l’anomalie qu’ils portent, et non le fait qu’ils sont homme, chien, cheval, poule, etc. Ils sont donc phocomèles, hémimèles, ectromèles, pour reprendre nos exemples – la monstruosité qualifie donc des genres, et les individus se définissent principalement par cette caractéristique. Il n’est donc plus question de renvoyer le monstre à une quelconque essence de la monstruosité, mais de le situer et le placer dans un tableau des anomalies, dans lequel il fait sens par le jeu des différences avec les autres types d’anomalie[16].

C’est pourquoi la tératologie cherche d’abord à voir autrement, c’est-à-dire à s’interdire tout recours à des jugements de valeur. Voir une monstruosité n’a ainsi plus rien de comparable avec l’expérience d’une reconnaissance spontanée d’un monstre. Voir une monstruosité est justement ne pas voir un monstre, car il s’agit de faire abstraction de la sensibilité spontanée au monstrueux[17]. Il s’agit de se dégager de l’obstacle représenté par la sensibilité commune qui empêche précisément de voir le monstre comme un phénomène naturel obéissant, au titre de phénomène naturel, à des lois et des règles.

Force nous est alors de reconnaître un geste de la tératologie opposé mais finalement analogue à celui des forains. Si ces derniers ne sont sensibles aux monstres que pour mieux exploiter le monstrueux, la tératologie « décompose » les monstres en monstruosités. Ce qui paraît manquer dans l’un et l’autre cas est le monstre proprement dit. Il semblerait que les monstres soient condamnés à une visibilité qui finalement ne les fasse pas apparaître comme sujets de leur propre vie, comme si le grotesque de leur corps, la dissymétrie de leur forme empêchait que l’on prenne au sérieux une vie qui pourtant s’y déploie, comme si l’écart faisait obstacle à la possibilité d’un pâtir commun et d’une expérience vitale commune, qui ferait du monstre, par-delà sa singularité équivoque, un proche, c’est-à-dire un être désirable. En un mot, comment une reconnaissance du monstre comme monstre est-elle possible, qui ne reconduise ni au monstrueux, ni à la monstruosité ?

Le nœud du problème de la reconnaissance est le dissymétrique des monstres, qui rend problématique l’émergence d’un désir. Qui désire être un monstre ; qui désire avoir une forme grotesque en partage ; qui désire le mode de visibilité du monstre qui réduit le corps à un stigmate ? Les monstres rendent sensibles, au même titre que les maladies et les souffrances, la fragilité et la précarité de la vie. Ils revêtent donc une valeur négative, qui souligne a contrario la valeur positive des formes vivantes réussies parvenant à déployer une vie qui a l’initiative dans son milieu, une vie en souplesse qui devance et anticipe les épreuves de son milieu, capable d’inventer de nouvelles normes[18]. Aussi le monstre n’est-il pas « seulement un vivant de valeur diminué », mais aussi « un vivant dont la valeur est de repoussoir[19] ». En effet, il est ce corps malheureux dont on sait ce qu’il peut car il ne peut pas beaucoup : il ne peut que le limité, le répétitif, le figé.

Le problème de la reconnaissance des monstres débouche ainsi sur un dilemme grave. D’un côté, il ne peut y avoir reconnaissance possible que s’il y a reconnaissance d’une vie en partage ; mais d’un autre côté le constat d’une vie en partage conduit à souligner la vie du monstre comme une vie ayant valeur de repoussoir. Ainsi le concept de dissymétrie appliqué à une forme vivante ne relève-t-il nullement d’un concept descriptif, mais recouvre un jugement normatif formulé par un individu vivant, se prenant pour centre absolu. Le monstre est-il condamné à ne jamais pouvoir s’affirmer comme tel ?

Soulignons que dans le cadre évolutionniste, toute forme spécifique fut au départ un écart singulier par rapport auquel les autres vivants ont exercé leur pouvoir normatif de dévalorisation. Dès lors, tout être vivant qui a réussi ne fut-il pas d’abord un monstre qui retourna la charge dévalorisante contre ceux-là même qui le dévalorisaient, de sorte que les espèces éliminées devinrent les monstres des monstres ? Car, dans la mesure où cet écart singulier présente un meilleur équilibre, une meilleure adaptation, une plus grande souplesse normative, il devient la norme même par laquelle les autres formes sont disqualifiées : nous ne sommes ainsi jamais sûr du devenir de notre normalité : « Le normal, en matière biologique, ce n’est pas tant la forme ancienne que la forme nouvelle, si elle trouve les conditions d’existence dans lesquelles elle paraîtra normative, c’est-à-dire déclassant toutes les formes passées, dépassées et peut-être bientôt trépassées[20] ». Qui nous dit donc que celui que nous jugeons comme un monstre, que celui qui nous apparaît dans une forme dissymétrique, ne présente pas une forme dont les normes vitales se révèleront supérieures aux miennes, de sorte qu’elle imposera une nouvelle normalité, comparativement à laquelle je serai dévalué et réduit à la valeur de monstre ?

Cette incertitude quant à la valeur de ma forme vivante ressortit de la précarité et fragilité inhérentes à la vie elle-même. S’il y a des vivants qui réussissent ou qui échouent momentanément, c’est parce qu’il n’est écrit nulle part qu’ils doivent réussir ou échouer. C’est par conséquent la précarité même de la vie qui la pousse à la plus grande plasticité, à la plus grande labilité. C’est parce qu’elle peut échouer qu’elle multiplie les mutations et les formes. Le raté, l’accident, l’irrégulier, l’anomalie, la monstruosité sont finalement une règle de la vie[21]. Ce sont eux qui appellent la correction et conduisent à la valorisation des réussites ; ce sont encore eux qui travaillent la vie à s’essayer et à se confronter aux crises et aux échecs possibles. Vivre n’est en rien attendre mais aller, dans une certaine mesure, au-devant des ennuis pour éprouver ses propres normes. Du point de vue de la vie, la possibilité du monstre – cette valeur repoussoir pour le vivant – devient une possibilité positive, dans la mesure où il exprime tout ce que la vie a de labile. Il prend le sens d’écart monstrueux, ou encore d’une dissymétrie de forme, dès lors qu’un vivant normativement le disqualifie, c’est-à-dire fera en fait l’expérience de sa propre normativité d’être vivant, donc de sa propre singularité.

Reconnaître le monstre en tant que tel, c’est reconnaître sa nécessité dans le mouvement même de la vie ; c’est ainsi devoir sortir d’un point de vue propre à un vivant pour adopter celui de la vie elle-même. De ce point de vue, l’écart ne peut plus être décrit comme dissymétrique, puisque la vie ne cesse de s’écarter d’elle-même, puisqu’il n’y a plus de centre en rapport de quoi du dissymétrique peut s’instituer ; ou alors il faut dire que toute forme vivante est également dissymétrique à ce titre. Ainsi une analyse de la forme en apparence dissymétrique des monstres nous conduit-elle vers les rivages d’une ontologie de la vie qu’il conviendrait de penser en termes d’errance vitale. Il resterait alors à déterminer si l’errance vitale ne vaut que comme image, ou si elle peut recevoir le statut d’un concept dont il faudrait alors préciser le contenu.


[1] Cf. P. Ancet, Phénoménologie du corps monstrueux, Paris, PUF, 2006 ; « Le théâtre de la monstruosité. Exhibitions et mises en scène fin xixe-début xxe siècles », Discours, image, dispositif. Penser la représentation II, Philippe Ortel (dir.), Paris, L’Harmattan, 2008 ; J.-J. Courtine, « De Barnum à Disney », Cahiers de médiologie, 1/1996 (N° 1), p. 73-81 ; « Le corps anormal. Histoire et anthropologie culturelle de la difformité », Histoire du corps, vol. 3 : Les mutations du regard. Le xxesiècle, Jean-Jacques Courtine (dir.), Paris, Éditions du Seuil, 2005 ; Déchiffrer le corps. Penser avec Foucault, Grenoble, Jérôme Millon, 2011

[2] G. Canguilhem, « La monstruosité et le monstrueux », La connaissance de la vie, Paris, Vrin, [1965], 1992.

[3] M. Foucault, Les anormaux. Cours au Collège de France. 1974-1975, Paris, Seuil / Gallimard, 1999, p. 58-70.

[4] M. Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, 1970, notamment chap. v.

[5] I. Geoffroy Saint-Hilaire, Histoire générale et particulière des anomalies de l’organisation chez l’homme et les animaux, ouvrage contenant des recherches sur les caractères, la classification, l’influence physiologique et pathologique, les rapports généraux, les lois et les causes des monstruosités, des variétés et vices de conformation, ou Traité de tératologie, 3 tomes, 1832-1836, Paris, J.-B. Baillière, librairie de l’Académie royale de médecine (cité ultérieurement Traité de tératologie), I, p. 79, II, p. 177, nous soulignons.

[6] E. Geoffroy Saint-Hilaire, Philosophie anatomique. Des monstruosités humaines, Paris, 1822, p. 328.

[7] Cf. E. Geoffroy Saint-Hilaire, Principes de philosophie zoologique, Paris, Pichon et Didier Libraires, Rousseau Libraire, 1830.

[8] E. Geoffroy Saint-Hilaire, Philosophie Anatomique. Des monstruosités humaines, op. cit., p. 197.

[9] E. Geoffroy Saint-Hilaire, Philosophie anatomique. Des organes respiratoires sous le rapport de la détermination et de l’identité de leurs pièces osseuses, Paris, Méquignon-Marvis, 1818, p. 47.

[10] Nous lisons par exemple ceci : « L’homme n’est peut-être que le monstre de la femme, ou la femme le monstre de l’homme », Le rêve de d’Alembert, Paris, GF Flammarion, 2002, p. 121.

[11] E. Geoffroy Saint-Hilaire, Philosophie anatomique. Des monstruosités humaines, op. cit., p. 502.

[12] I. Geoffroy Saint-Hilaire, Traité de tératologie, II, op. cit., p. 538.

[13] Ibid., II, p. 196.

[14] I. Geoffroy Saint-Hilaire, Essai de zoologie générale, ou mémoires et notices sur la zoologie générale, l’anthropologie et l’histoire de la science, Paris, À la librairie encyclopédique de Roret, 1841, p. 112.

[15] Traité de tératologie, I, op. cit., p. 120.

[16] Les anomalies se divisent, chez I. Geoffroy Saint-Hilaire, en anomalies simples et anomalies complexes. Dans les anomalies simples sont comprises les variétés (à peine de anomalies, puisque sont maintenus les rapports anatomiques normaux et que sont accomplies normalement les fonctions organiques) et les vices de conformation (les rapports anatomiques sont maintenus, mais provoquent des difficultés dans l’accomplissement des fonctions organiques – par exemple l’imperforation de l’anus). Dans les anomalies complexes sont comprises les hétérotaxies (c’est-à-dire l’inversion dans l’emplacement des organes, par exemple le cœur placé à droite au lieu d’être à gauche, ce qui signifie que l’ordre anatomique est dérangé, mais que les fonctions organiques s’accomplissent normalement), l’hermaphrodisme et enfin les monstruosités (qui bouleversent aussi bien l’ordre anatomique que l’accomplissement des fonctions organiques).

[17] « Une monstruosité cesse ainsi d’être un fait particulier, qui se borne à parler aux yeux par ce qu’il offre d’observable », E. Geoffroy Saint-Hilaire, Philosophie anatomique. Des monstruosités humaines, op. cit., p. 163.

[18] Cf. G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, PUF quadrige, [1966], 1999, p. 130-132 et « Le vivant et son milieu », La connaissance de la vie, op. cit., p. 146.

[19] G. Canguilhem, « La monstruosité et le monstrueux », La connaissance de la vie, op. cit., p. 172.

[20] G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit., p. 91.

[21] « Mais, au regard de la vie, y a-t-il des monstruosités ? Que sont beaucoup de formes vivantes encore aujourd’hui, et bien vivantes, sinon des monstres normalisés, pour reprendre une expression du biologiste français Louis Roule. Par conséquent, si la vie a un sens, il faut admettre qu’il puisse y avoir perte de sens, risque d’aberration ou de maldonne. Mais la vie surmonte ses erreurs par d’autres essais, une erreur de la vie étant simplement une impasse », G. Canguilhem, « Le concept et la vie », Études d’histoire et de philosophie des sciences concernant les vivants et la vie, Paris, Vrin, 1994, p. 364, nous soulignons.

1 Comment

  1. Très beau et très profond texte.

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