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Compte-rendu critique – Le Devoir de résister : Apologie de la désobéissance incivile

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Xenophon Tenezakis est docteur en philosophie politique de l’Université Paris-Est et professeur agrégé de philosophie dans le secondaire. Sa thèse s’intitule Comment agir pour la démocratie en contexte néolibéral ? Philosophie de l’action collective démocratique à partir de Sartre et Deleuze-Guattari. Elle porte en particulier sur la possibilité de résistances collectives et égalitaires dans le contexte de l’individualisme contemporain.

Candice Delmas, Le Devoir de résister : Apologie de la désobéissance incivile, Hermann, Paris, 2022.

Le livre est disponible ici.

Résumé :

Candice Delmas démontre dans cet ouvrage que nos devoirs politiques impliquent non seulement un devoir d’obéissance, mais également un devoir de résistance à des lois injustes, et ce qu’on prenne la base du devoir naturel de justice, le devoir du bon samaritain, le principe d’équité ou bien encore le principe de dignité présent au cœur de l’idée d’association politique. Plus encore, cette résistance ne doit pas être conçue sur la base de l’héritage de la désobéissance civile : comme un acte public de violation de la loi qui cherche à convaincre des concitoyens en suivant les principes de moralité politique établis. Au contraire, la résistance peut et doit parfois se faire incivile, non seulement à cause des ressources que demande une forme civile de désobéissance, mais aussi parce que l’incivilité peut parfois constituer une façon efficace d’éclairer les limites de l’ordre établi. Ainsi, c’est la tradition libérale elle-même qui exigerait qu’on désobéisse à la loi dans certains cas. On peut questionner et prolonger cette réflexion autour du rapport que ceux qui bénéficient des injustices dans une société peuvent établir avec ceux qui les subissent. Comment réaliser ce devoir de justice sans que cela conduise à un paternalisme ? Qui plus est, ne doit-on pas faire la différence entre des formes d’action qui se contentent de respecter la civilité telle qu’elle est établie d’actions qui veulent soit élargir le cadre de cette civilité, soit démontrer que la civilité en elle-même est parfois inacceptable ?

Mots clefs : désobéissance civile, résistance, justice, incivilité, injustice

Abstract: Candice Delmas argues in this book that our political duties involve not only a duty to obey, but also a duty to resist unjust laws, whether one takes the natural duty of justice, the duty of the Good Samaritan, the principle of equity, or the principle of dignity at the heart of the idea of political association. Moreover, this resistance should not be conceived on the basis of the legacy of civil disobedience: as a public act of law-breaking that seeks to convince fellow citizens by following established principles of political morality. On the contrary, resistance can and must sometimes be uncivil, not only because of the resources that a civil form of disobedience requires, but also because incivility can sometimes be an effective way to illuminate the limits of the established order. Thus, it is the liberal tradition itself that would require disobedience of the law in certain cases. We can question and extend this reflection around the relationship that those who benefit from injustices in a society can establish with those who suffer them. How can this duty of justice be realized without it leading to paternalism? Moreover, should we not make a difference between forms of action that are content to respect civility as it is established and actions that want either to broaden the framework of this civility or to demonstrate that civility in itself is sometimes unacceptable?

Keywords : civil disobedience, resistance, justice, uncivility, injustice


Introduction

« On aurait tendance à penser nos obligations politiques comme commandant avant tout une obéissance aux lois et la désobéissance comme une exception à ce devoir d’obéissance, autorisée seulement dans les cas où des injustices intolérables sont perçues et strictement limitée » (p. 14). C’est ce principe que critique Candice Delmas. D’une part, nos obligations politiques n’impliquent pas seulement un devoir d’obéissance aux lois : la résistance n’est pas une exception au devoir d’obéissance à la loi mais peut se comprendre comme un devoir autonome, découlant directement de nos obligations politiques. D’autre part, ce devoir de résistance peut justifier non seulement des formes hautement encadrées, régulées, restreintes de résistance, mais également des formes inciviles de résistance. L’ouvrage défend donc deux thèses, dont la première est la plus fondamentale : sur les six chapitres que compte l’ouvrage, les deux premiers traitent du thème de la désobéissance (civile et incivile) et les autres sont consacrés à démontrer que la résistance aux lois peut être conçue comme une obligation politique de même teneur et de même portée que l’obéissance aux lois.

I. Critique de la désobéissance civile

Delmas montre d’abord que le concept de désobéissance civile est trop restreint et qu’on doit lui substituer un concept plus général de désobéissance de principe. Elle définit la désobéissance civile à partir de Rawls, comme un « acte public, contraire à la loi, décidé en conscience, non violent, entrepris dans une société presque juste, par des individus qui démontrent leur attachement à la légitimité du système en acceptant la sanction qui découle de leurs actes, et qui cherchent à persuader la majorité de changer une loi ou une politique en faisant appel à des principes de moralité politique largement acceptés (p. 18) ». Or, dans les faits, peu d’actes de résistance ou de désobéissance satisfont concrètement de tels critères. La désobéissance peut et doit parfois en effet rester secrète, sans quoi elle ne peut pas avoir lieu : par exemple, si l’aide aux migrants (ou l’alerte portée par un lanceur d’alerte) se fait publiquement, elle risque d’empêcher l’action d’atteindre ses résultats. Une résistance peut également être légale et avoir une effectivité ; il n’y a pas forcément besoin de se focaliser sur l’illégalité. Elle peut être violente, notamment si elle doit permettre une légitime défense. Ensuite, nos sociétés (qui sont des démocraties représentatives) sont souvent traversées par de telles injustices qu’on peut difficilement qualifier de presque justes, quand bien même on peut souvent les juger comme supérieures d’un point de vue éthique à des sociétés à régime politique autoritaire. Enfin, les actes de résistance ne visent pas forcément à faire changer le système ; ils peuvent être simplement des actes de protestation menés sans espoir et visant par exemple à restaurer sa propre dignité, et ce en transgressant les principes de moralité politique acceptés par la majorité pour les contester.

Se concentrer sur la désobéissance civile comme moyen de résistance au pouvoir, c’est donc en fait restreindre les formes d’action politiquement acceptables et priver de moyens d’action ceux pour qui la résistance civile n’est pas un moyen de résistance adéquat ou facile d’accès ; cela revient finalement à une incitation à l’obéissance face aux injustices (p. 57). On pourrait élargir la définition de la résistance civile, de façon à prendre en compte d’autres formes d’action. Mais Candice Delmas s’y oppose, d’abord parce que cela reviendrait à comprendre comme civiles des formes de résistance qu’on ne considère en général intuitivement pas comme telles, par exemple l’action d’Anonymous. Ensuite, l’incivilité peut en elle-même faire partie de la stratégie d’un mouvement : les Femen ou les activistes de Black Lives Matters ont revendiqué leur aspect provocateur ou leur volonté de rompre avec la désobéissance civile.

Candice Delmas comprend donc la résistance à l’injustice au-delà de la désobéissance civile : compte comme « résistance » toute forme de refus de coopérer avec des structures sociales qui contribuent à la production ou au maintien d’injustices (p. 30). C’est ce qu’elle qualifie de « matrice large de résistance », dans laquelle, selon elle, la résistance incivile doit avoir une place. Pour être légitime, la résistance doit respecter certains intérêts d’autrui, en particulier l’intégrité corporelle, la vie et l’absence de domination (p. 74). Les agents qui pratiquent la résistance doivent choisir la forme qui nuit le moins à autrui. Néanmoins, dire cela n’implique pas d’exiger que la résistance adopte un ton respectueux (comme l’absence d’insultes), soit modérée (toujours proportionnée à son but) ou moralement irréprochable (éviter tout vol, par exemple). La résistance incivile prend donc ici un sens large : définie en opposition à la désobéissance civile, elle peut inclure un acte de résistance qui n’est pas public, qui n’accepte pas la sanction prévue par la loi ou encore qui inclut des formes limitées de violence, du moment que les intérêts fondamentaux d’autrui sont respectés. Mais aussi, qui refuse la civilité au sens de la bienséance telle que la comprennent les libéraux : écouter le point de vue d’autrui de manière respectueuse et équitable, en particulier (p. 69). L’incivilité n’est pas une violation des intérêts fondamentaux d’autrui. Offenser n’est pas une injustice.

Il est courant d’affirmer que la désobéissance, civile ou non, viole le devoir moral d’obéissance à la loi. Néanmoins, Candice Delmas note que des injustices graves peuvent constituer une raison suffisante pour justifier d’exceptions à ce devoir d’obéissance. De plus, on peut reprocher à la désobéissance de déstabiliser l’État de droit. Or on peut au contraire estimer que la désobéissance souligne des manques de l’État de droit et ainsi le consolider, parce que la protestation citoyenne peut inciter ou conduire à une transformation des institutions sociales ou des lois. Ensuite, on peut aussi estimer que la désobéissance bafoue le processus démocratique, puisqu’elle vise à transformer l’ordre social par des moyens qui ne respectent pas les institutions formelles. Toutefois, la désobéissance peut justement viser à élargir le champ d’institutions non démocratiques, comme dans le cas des suffragettes, sans compter le fait qu’en désobéissant on peut exercer une forme de participation informelle au processus démocratique.

Cependant, ces arguments ne valent que pour la désobéissance en général ; il existe par ailleurs des objections aux formes inciviles de désobéissance conduisant à affirmer la supériorité de celles civiles. On rejette souvent la désobéissance incivile au nom de son inefficacité, parce qu’elle serait violente ; néanmoins, les études comme celles de Chenoweth, qui ont mis en lumière l’inefficacité des formes violentes de résistance, se sont en fait intéressées primairement à la résistance armée et non aux formes inciviles de résistance. On affirme aussi parfois, notamment dans certaines formes d’anarchisme, que la résistance doit préfigurer la société qu’elle veut faire advenir : une résistance violente, par exemple, pourrait conduire à la reproduction d’un monde violent. Toutefois, la résistance ne peut pas préfigurer intégralement un monde idéal, dans la mesure où elle reflète nécessairement le monde d’où elle émerge, un monde violent et injuste (p. 91). Le plus souvent, l’incivilité permet davantage de mettre en lumière des formes d’injustice qu’elle ne constitue elle-même une forme d’injustice. Enfin, on reproche souvent à la désobéissance incivile de déstabiliser la société en rompant l’amitié civique : elle porterait atteinte à la volonté de vivre ensemble et à l’idéal de réciprocité (p. 92).  Or il est problématique d’accuser l’incivilité d’éroder un pacte social qui en fait est déjà rompu ; quelle amitié civique peut-il exister dans une société entre les coupables et les victimes d’injustices structurelles, comme la minorité noire des États-Unis ? L’incivilité permet de montrer et de dévoiler une rupture qui autrement resterait cachée et sous-jacente ; les actions spectaculaires de Pussy Riot ou de Femen permettent de montrer par exemple que l’amitié civique accepte facilement le patriarcat. Les actes d’incivilité, comme les émeutes dans le contexte américain ou français, peuvent créer les secousses nécessaires pour que le public reconnaisse des revendications urgentes. Cela ne signifie pas que la civilité ne soit pas désirable ; elle est indispensable entre personnes égales, mais dans un monde d’inégaux, la civilité des opprimés envers les oppresseurs ne fait que reconduire un lien de subordination.

À cette défense globale de la résistance incivile succède une analyse plus détaillée des différentes façons dont on peut justifier en général la désobéissance de principe, autrement dit, la résistance à un ordre politique et social au nom de principes de justice.

II. La désobéissance de principe comme obligation politique

Candice Delmas déduit le devoir de résistance aux injustices à partir de quatre grands principes : le devoir naturel de justice, l’équité, le devoir du bon samaritain, ainsi que la dignité impliquée dans la notion d’association politique. Ces différents principes sont choisis en raison de leur présence dans la morale ordinaire, mais aussi dans la philosophie politique. La stratégie argumentative de Delmas consiste donc à interpréter de façon radicale certains principes libéraux, au sens où ils sont présents dans l’argumentation de théoriciens classiques du libéralisme politique contemporain, axés sur la défense des droits et libertés individuelles, comme Rawls ou Dworkin, en allant au bout de leurs implications. Elle vise à montrer que si on porte les principes libéraux de la philosophie politique à leurs conséquences ultimes, ils nous obligent, en fait, à résister aux différentes formes d’injustice qui persistent en fait dans les sociétés qui se veulent libérales (p. 24). Ces injustices peuvent être aussi bien individuelles (en tant que préjudices directs et délibérés infligés à d’autres individus) que structurelles (ne pas être intentionnelles mais résulter de processus sociaux aboutissant à un résultat injuste au regard des différents principes susmentionnés).

Le premier principe, celui du devoir naturel de justice (p. 107), provient de la théorie de la justice de Rawls, pour qui nous devons ou bien obéir à des institutions politiques justes (c’est-à-dire qui cherchent à faire advenir une société d’individus libres et égaux), si elles existent, ou bien agir pour mettre en place de telles institutions[1]. Candice Delmas distingue alors plusieurs manquements institutionnels au devoir naturel de justice, comme le manque de respect (quand les institutions traitent les citoyens d’une façon non conforme à leur statut d’êtres libres et égaux), les torts à l’égard des non-membres ou non-citoyens, l’inertie délibérative (lorsque des demandes de reformes ne parviennent pas jusqu’à la sphère publique, faute d’intérêt du public par exemple), le manquement des autorités à leurs devoirs (quand les violences policières sont habituelles, par exemple) et la dissimulation par le gouvernement d’éléments qui devraient faire l’objet d’une délibération publique (p. 122). Pour Candice Delmas, le devoir naturel de justice fonde une obligation de résistance à l’injustice. On pourrait objecter à cette idée que le devoir de justice s’applique avant tout aux institutions, et que les citoyens sont avant tout tenus par un devoir d’obéissance aux lois. Néanmoins, le fait qu’il n’y ait pas d’institutions presque justes au sens de Rawls implique que nous avons un devoir, non seulement d’obéissance aux lois, mais également de résistance (civile et incivile) à des lois injustes.

Le deuxième principe sur lequel Candice Delmas se base est l’équité[2]. Selon le principe d’équité, la société est un ensemble d’individus qui coopèrent en vue d’une fin commune ; en tant que membres de la société, nous nous devons mutuellement cette coopération dans la mesure où cela permet justement la production de ces avantages communs. Ne pas coopérer (en désobéissant aux lois par exemple) reviendrait à une forme d’iniquité puisqu’alors certains contribueraient davantage que d’autres au bien commun. Néanmoins, une société peut être structurée de façon à ce que la coopération se fasse au détriment de certains individus qui en font partie (exploitation) ou qui n’en font pas partie (c’est une forme d’injustice externe, comme dans la domination coloniale).  Ces phénomènes sociaux constituent en fait des ruptures de l’équité : elles sont du free-riding, au sens où elles conduisent à ce que certains profitent d’un système sans y contribuer réellement. Dès lors, on peut fonder selon Delmas un devoir de désobéissance et de non-coopération aux mécanismes qui perpétuent un tel système social injuste. Pour elle, non seulement il est autorisé d’y désobéir, mais il est exigé moralement qu’on cesse d’y coopérer, en particulier si on peut le faire sans que le cout ne soit prohibitif (p. 165). Cette non-coopération doit prendre la forme d’une résistance, parce que celle-ci peut produire une réforme radicale, une transformation radicale du système en question, notamment dans la durée. Cette résistance implique elle-même la solidarité, entre personnes victimes d’iniquité mais aussi de la part des personnes qui veulent résister à l’iniquité sans en être victimes avec les premières, d’une part parce que la solidarité est indispensable à une résistance durable, mais aussi d’autre part parce que la solidarité constitue en elle-même une réparation des injustices liées à l’iniquité. Elle restaure des formes d’équité dans la relation sociale. La solidarité, par exemple le fait pour des Blancs de se joindre à un boycott des bus par les Noirs dans le contexte de la ségrégation aux États-Unis, constitue en elle-même une affirmation du besoin de respecter l’équité.

Le troisième principe sur lequel Candice Delmas base sa défense de l’idée de désobéissance aux lois et plus généralement de résistance comme devoir politique est celle du devoir du bon samaritain, inspiré de la parabole biblique du même nom, et popularisé par Peter Singer[3]. Ce devoir consiste à aider les personnes qui sont en danger lorsque cela ne suppose pas un coût déraisonnable pour nous-mêmes (p. 191). C’est une obligation naturelle, fondée sur notre nature d’êtres moraux, et non sur un engagement volontaire. Un intérêt humain fondamental doit être menacé pour qu’il s’applique, et la menace doit être immédiate, imminente, ou probable. Or, pour certains philosophes comme Christopher Wellmann, ce devoir du bon samaritain ne permet pas seulement d’affirmer qu’on a dans de nombreux cas un devoir d’assistance à autrui, mais aussi le devoir d’obéir aux lois, parce que la coercition étatique et son respect sont un moyen de sauver autrui de l’état de nature au sens hobbesien du terme. Néanmoins, pour Delmas, quand la loi est elle-même oppressive, nous avons un devoir d’apporter de l’aide à l’autre, à agir en bons samaritains, même si cela nous conduit à ne pas respecter la loi, et éventuellement à agir de façon incivile, par exemple illégale, si l’aide apportée à autrui est rendue plus difficile par la loi ou même directement prohibée, comme c’est souvent le cas de l’aide aux migrants, par exemple. Néanmoins, le devoir du bon samaritain peut aussi aller plus loin que l’aide directe, et passer par une alerte, voire une action d’encouragement à la réforme portant sur des dangers persistants, que le bon samaritain ne peut pas pallier par lui-même, puisque c’est alors le principal moyen d’aider autrui (215). La désobéissance civile, voire incivile, peut être un moyen de réaliser ce devoir. On pourrait affirmer, contre l’argument selon lequel le bon samaritain peut pour accomplir son devoir désobéir aux lois, que c’est d’abord à l’État de savoir ce qui est bon et qu’ensuite il revient au bon samaritain d’agir, étant donné que ce dernier peut se tromper sur la nature de ce devoir. Néanmoins, pour Delmas, cela ne fait que souligner qu’il est difficile de savoir en quoi consistent ces devoirs. Cela impose des devoirs de second ordre, sur lesquels nous reviendrons.

Le dernier principe sur lequel Delmas base sa défense de l’idée que la résistance peut constituer une obligation politique s’appuie sur l’idée de dignité présente au cœur de l’association politique selon Ronald Dworkin[4]. L’obligation associative n’est ni naturelle ni volontaire. De plus, dans la mesure où elle peut outrepasser le simple devoir d’obéissance (en demandant, par exemple, une participation), elle peut fonder un devoir d’action pour remédier aux injustices. Pour Dworkin, les obligations liées à l’appartenance associative sont fondées sur le principe de dignité, lui-même lié au respect de soi-même et à l’authenticité. Le respect de soi-même suppose que nous accordons une importance à la manière dont se déroule notre vie ; l’authenticité suppose de mener sa vie conformément à des principes que nous reconnaissons comme valables (242). La préservation de la dignité suppose d’éviter toute forme de domination unilatérale, c’est-à-dire une situation où nous sommes contraints d’obéir à tout ordre de la part d’autrui. Cette dignité peut être violée par une association politique qui nie le droit d’autodétermination d’un individu, qui l’humilie, l’objective, le discrimine ou le marginalise (244). Dès lors que l’association politique s’appuie sur la dignité, elle justifie des actions de résistance vis-à-vis de tout fait qui pourrait menacer cette dignité. Cela peut bien sûr comprendre une action de rectification de la loi, de communication par condamnation d’un non-respect de cette dignité, mais aussi d’affirmation de sa propre dignité, ou de solidarité. En ce sens, le principe de dignité ne justifie pas seulement les actions visant à transformer la société pour que celle-ci respecte davantage la dignité des individus ou qui dévoilent des formes d’indignité, mais également les actions qui constituent en elles-mêmes une réaffirmation de sa propre dignité, qui ont leur fin en elle-même.

III. Réponses aux objections et mise en pratique

On pourrait objecter à cette idée d’un devoir de résistance, note Delmas dans le dernier chapitre, qu’il est bien trop exigeant vis-à-vis des individus, et qu’il va au-delà de ce que la personne ordinaire est capable de faire. Elle précise néanmoins que si le coût de la résistance est trop élevé, il ne s’agit pas d’un devoir moral. C’est un devoir moral défaisable, au sens où il doit être concilié avec d’autres devoirs. Il est de plus général et imparfait : on ne peut pas en donner une définition stricte et applicable à toute situation. Il revient à chacun de décider comment il doit résister dans un contexte précis. Le fait que nous soyons nombreux à ne pas le faire montre que cela est difficile. Cette difficulté résulte du fait que souvent, l’injustice est dissimulée : dans les États autoritaires, elle peut être explicite, mais dans les États libéraux, elle est moins souvent flagrante, comme dans le cas des injustices structurelles. De plus, elle peut faire l’objet d’un déni ou d’une forme d’indifférence, soit que nous décidions de nier l’existence d’injustices dans un certain cas pour éviter d’avoir à admettre que nous sommes en porte à faux vis-à-vis de nos valeurs, soit que l’habitude ait émoussé notre conscience morale et ait fait paraître une certaine situation comme étant tout à fait acceptable.  Des phénomènes comme l’idéologie, c’est-à-dire un ensemble d’idées visant à justifier le maintien de certains privilèges, favorisent notre cécité vis-à-vis de l’injustice. Le fait que la résistance puisse rencontrer des obstacles n’implique cependant pas que le devoir de résister soit dénué d’importance. Cela implique plutôt l’existence de devoirs de second ordre. Le premier est un devoir de vigilance : on doit s’informer et essayer non seulement d’être attentif aux injustices autour de nous, mais également à nos propres préjugés, pour éviter de céder à des formes de cécité ou de déni. D’où l’importance de dispositifs démocratiques permettant cette information, mais également du temps libre, indispensable pour qu’on puisse prendre le temps de s’informer. Le second est un devoir de faire preuve d’imagination empathique : on doit utiliser son imagination pour se rendre attentifs aux raisons d’agir et de penser des autres, et en particulier de personnes marginalisées ou opprimées. L’auteure nous incite par ailleurs à prendre conscience de l’ambivalence des situations auxquelles nous sommes confrontés, c’est-à-dire de la coexistence de valeurs multiples qui peuvent être en conflit, ce qui doit nous permettre de choisir une ligne d’action qui convient au mieux aux différentes formes de valeur en jeu.

À la suite de la conclusion, dans un post-scriptum, Candice Delmas applique les principes qu’elle a analysés au cas particulier de la résistance au gouvernement de Donald Trump, qui selon Candice Delmas s’est rendu coupable de la plupart des injustices qu’elle met en avant. Par exemple, Donald Trump a méconnu la liberté et l’égalité des latino-américains en les décrivant comme des êtres dangereux et inférieurs ; elle a causé des torts aux non-membres par sa politique migratoire injuste, mais aussi par sa politique migratoire irresponsable. Ce gouvernement a également violé le principe d’équité, en diminuant les impôts des plus aisés. La politique migratoire restrictive de ce gouvernement porte aussi atteinte au devoir du samaritain, tout comme celui de dignité au cœur de l’association politique. Face à l’ensemble de ces comportements, les citoyens américains (mais pas seulement) avaient un devoir d’agir pour mettre au jour ces injustices et créer des obstacles à leur commission.

Deux cas particuliers sont analysés de façon plus précise. Le premier concerne certaines violences commises par les antifascistes à l’encontre de suprémacistes blancs soutenant Trump. Pour Delmas, celles-ci étaient légitimes pour autant qu’elles permettaient la légitime défense des personnes dans un contexte où la police n’agissait pas pour remédier à des menaces à l’intégrité physique des personnes. Néanmoins, elles ne sont acceptables que dans ces conditions, et pour Delmas, des actions portant atteinte à la civilité sans constituer des menaces physiques (comme le lancer d’œufs ou l’entartage) sont préférables en tant qu’actions de résistance. Elles témoignent de notre refus de montrer de déférence ou de respect à l’égard d’idées violant les principes de dignité. Le deuxième exemple intéressant examiné par Delmas est celui de la résistance intérieure. Des bureaucrates américains faisant partie de l’administration Trump avaient-ils le devoir de démissionner ? Ou avaient-ils au contraire le devoir de résister de l’intérieur pour éviter la commission d’actes nuisibles ? D’un côté, rester à l’intérieur permet de limiter les dommages commis, mais de l’autre, cela peut conduire à une banalisation des injustices commises par l’administration. Delmas penche du côté du pragmatisme, en précisant que les fonctionnaires, au nom des principes susmentionnés, ont une obligation politique d’agir contre les injustices dont ils pourraient être les témoins ou les facilitateurs, et ce collectivement, au nom de l’équité, en prenant en compte l’ambivalence des multiples enjeux qu’ils ont à concilier, quitte à démissionner lorsque rester les conduits à tolérer des injustices trop grandes sans pouvoir les empêcher.

IV. Prolongements critiques

Ce qui suit ne vise pas à remettre en cause l’intérêt et la pertinence du livre dans notre contexte, mais à poser des questions permettant de préciser la portée du propos de Delmas. D’une part, on peut chercher à prolonger l’argumentation de l’auteure quant au rapport entre privilégiés et opprimés[5]. Delmas part notamment du point de vue du devoir des oppresseurs mais aussi de celui des opprimés de résister à la violence. Certes, ce devoir de résistance ne doit pas nous conduire à affirmer que ce sont les victimes d’injustice qui ont un devoir premier de résistance, notamment lorsqu’elles n’en ont pas les moyens, et à permettre aux personnes privilégiées de condamner les individus qui n’agissent pas. Néanmoins, il n’est pas surérogatoire, au sens où il ne s’imposerait qu’à ceux qui visent un idéal de perfection morale ; nous avons tous un devoir de résister aux injustices autour de nous. Ainsi, même les personnes subissant une injustice ont un devoir d’agir.

On pourrait cependant estimer qu’il est injuste de demander à des personnes subissant des injustices d’avoir en plus à résoudre celles-ci.  Néanmoins, il n’appartient pas dans ce cas aux personnes qui sont extérieures à cette injustice ou qui en sont responsables d’établir l’extension de ce devoir ou encore si ces victimes ont failli à ce devoir de résistance. Ce sont avant tout les personnes subissant des injustices elles-mêmes qui peuvent déterminer qui a failli à son devoir au sein des personnes subissant ces injustices, puisque les personnes ne subissant pas d’injustice sont souvent elles-mêmes des bénéficiaires directs ou indirects d’injustices, par exemple lorsqu’elles bénéficient de l’exploitation d’une population marginalisée (p. 269). Pour aller plus loin, on peut se demander si ce n’est pas le point de vue des opprimés qui doit être premier quant à la nécessité de résister ou non à une injustice. Peut-être que ce sont les personnes opprimées qui devraient décider du moment où il est opportun d’agir.  Si c’est quelqu’un d’autre qui commence le combat pour la justice, il n’est pas certain alors que les opprimés soient prêts à ce combat. Cette question est d’autant plus importante que ce sont les opprimés qui auront à payer la plus grande partie du coût d’un tel combat, qui comprend des efforts d’organisation, de développement de moyens matériels et moraux de résistance – alors même qu’ils en ont moins la capacité. Vu que la participation en grand nombre des opprimés est nécessaire pour la libération, le fait que les opprimés soient prêts ou non à résister est ainsi crucial pour la résistance.  Ainsi, le point de vue de Delmas tend plutôt à se focaliser sur ce qui peut être exigé des privilégiés, or on pourrait également se poser la question de ce que doit être la relation de solidarité entre les privilégiés et les subalternes au sein de la résistance, notamment si on prend en compte la nécessité d’une préparation des moins privilégiés à la lutte.

Ensuite, on peut noter que Candice Delmas renonce volontairement à répondre à la question de savoir si on peut qualifier les lois des démocraties libérales industrialisées contemporaines de légitimes (p. 21). Sur ce point, on peut repérer une tension[6]. L’auteure identifie les différents arguments existant en faveur de l’obéissance à la loi, et énonce le devoir de résistance comme un devoir distinct du devoir d’obéissance à la loi. Une telle énumération semble indiquer qu’en dépit des injustices qu’elles présentent les institutions de nos sociétés sont légitimes. Néanmoins, l’ensemble des injustices que Delmas passe en revue, comme les arguments qu’elles constituent en faveur de la désobéissance, semblent indiquer qu’on peut douter de cette légitimité. Doit-on considérer le fait que Candice Delmas ne tranche pas comme une faiblesse de son raisonnement ? Pas nécessairement, dans la mesure où Delmas raisonne clairement à l’intérieur du cadre libéral, en montrant comment les principaux arguments libéraux justifiant le devoir d’obéissance aux lois justifient également le devoir d’y désobéir quand elles sont injustes. Se prononcer sur ce point pourrait aliéner les libéraux. Néanmoins, cela implique de perpétuer certaines distinctions (comme celle entre une « bonne » et une « mauvaise » résistance qui serait criminelle) qui sont souvent utilisées pour criminaliser la désobéissance.

Se concentrer sur ce but permet par ailleurs de comprendre ce qui, par ailleurs, pourrait apparaître comme une autre faille. En effet, un lecteur désireux de systématicité pourrait mettre en question le point de départ de la démarche de Candice Delmas : dans quelle mesure est-il possible de poursuivre un même objectif argumentatif à partir de démarches conceptuelles distinctes et se superposant, à savoir celles des différentes façons de justifier moralement l’obéissance à la loi susmentionnées ?  Cela conduit à des répétitions qui alourdissent l’ouvrage. De plus, les arguments au cœur de certaines démarches philosophiques (l’argument du devoir naturel de justice de Rawls, ou bien le raisonnement de Dworkin sur les devoirs découlant de l’appartenance à l’association politique) ne sont qu’esquissés : par exemple, le lien entre la théorie de la justice de Rawls et les différentes injustices recensées par Candice Delmas, ou bien encore le lien entre l’idée d’association politique et celle de dignité chez Dworkin, n’apparaissent pas de façon claire. Ces différentes démarches philosophiques s’appuient sur des principes de base distincts. Voir la société comme système de coopération ou comme association politique fondée sur la dignité peut dans certaines conditions conduire à des conclusions différentes (par exemple quant à ce que doit être un but acceptable dans le cadre de cette coopération, s’il porte atteinte à la dignité). Néanmoins, cette multiplicité des voies argumentatives ouvertes a le mérite d’être susceptible de convaincre des personnes d’obédience philosophique libérale qu’il existe bien un devoir de lutte contre l’injustice, ce qui est le but de l’auteure.

En revanche, il n’est pas sûr que ce que Delmas revendique (l’acceptation de l’incivilité comme mode d’action) soit une stratégie valable pour les mouvements de résistance eux-mêmes. Les commentateurs de Delmas ont noté que ses critères pour définir la résistance incivile incluent en fait dans le champ de l’incivilité des actions qui se revendiquaient elles-mêmes comme civiles [7]. Par exemple, Martin Luther King revendiquait la civilité (et donc la légitimité) d’actions qui en fait étaient considérées comme inciviles par ses interlocuteurs. Le but de sa revendication était de revendiquer une place de citoyens pour les noirs d’Amérique. De fait, Candice Delmas reprend la définition libérale de la désobéissance civile, sans s’interroger le sens de la civilité en elle-même. Le but de son argumentation est sans doute d’élargir le champ des résistances acceptables, en accueillant des actions non incluses par la philosophie politique libérale. Néanmoins, cela conduit à occulter le fait que les catégories de civilité ou d’incivilité n’ont pas un contenu complètement objectif, mais sont en fait le produit de luttes sociales qui visent à agir sur elles de façon à pouvoir s’en prévaloir dans la conduite de leurs actions. Au fond donc, ce qu’affirme Delmas, c’est « qu’on peut et on devrait créer des espaces normatifs pour des formes de résistance qui sont évasives, coercitives ou choquantes, même quand on ne peut se mettre d’accord sur leur civilité[8] ». Or affirmer la légitimité d’actions inciviles peut paraître problématique, puisque réclamer pour soi et son action la catégorisation d’incivilité revient à accepter une position marginale dans le champ social, et à renoncer à ce que son action fasse partie des revendications pleinement acceptables.

Cette ligne de questionnement peut encore être prolongée. La stratégie argumentative développée par Candice Delmas implique d’accepter la ligne de partage entre civilité et incivilité de la philosophie politique libérale. En effet, elle s’appuie sur les notions de civilité et de désobéissance civile développée par cette philosophie pour affirmer la tolérabilité de certaines formes d’incivilité : celles-ci sont définies au regard de la notion libérale de civilité sans faire l’objet d’une analyse autonome.  Doit-on se contenter de la définition libérale de la civilité ? Qu’est-ce qu’être civil ? Delmas le note, la civilité ne recouvre pas seulement des exigences légales, mais aussi un ensemble de mœurs (bienséance, écoute et respect de la parole d’autrui, etc.). On imagine mal une vie sociale ordinaire sans le respect d’un certain nombre de formes. Mais est-ce que la civilité exige leur respect en toutes situations ? Ne peut-on pas imaginer des cas où la civilité peut s’en passer ? Le risque alors est de faire disparaître la notion même d’incivilité, alors qu’on pourrait affirmer que c’est l’existence d’une dynamique conflictuelle entre civilité et incivilité qui permet de maintenir ouvert un questionnement critique de la première. Les tactiques de Delmas et celles des théoriciens d’une désobéissance civile inclusive paraissent donc complémentaires : il est indispensable de lutter à la fois pour élargir le champ de ce qui est acceptable sans pouvoir vraiment être considéré comme civil mais aussi le champ de ce qu’on considère comme civil si l’on veut accroître le pouvoir d’agir des opprimés contre l’injustice.

Conclusion

Cet ouvrage présente l’intérêt de recenser un ensemble de diverses actions de résistance commises non seulement par le passé mais également dans les dernières années, et de montrer en quoi ces actes ne sont pas seulement surérogatoires ou liés à une morale externe aux régimes politiques libéraux, mais sont requis par la philosophie politique dont ces régimes s’inspirent, même s’ils ne sont pas toujours à la hauteur de cette philosophie.  Ensuite, il montre pourquoi on ne peut pas se contenter d’actes conformes à la civilité pour résister, mais que, dans un certain nombre de cas, des actes incivils peuvent être appropriés. Il ne s’agit néanmoins pas de défendre l’incivilité pour elle-même, mais bien de montrer en quoi elle peut, dans certains cas, être indispensable pour produire une résistance véritable aux injustices qui nous entourent. La stratégie de l’ouvrage semble en tout cas payante : en confrontant différents cas d’injustices aux divers principes éthiques et politiques déployés par la philosophie politique libérale, il semble bien qu’il y ait des arguments assez forts en faveur d’une obligation de résistance à ces injustices.

 

[1]     J. Rawls, Théorie de la justice, op. cit., p. 376

[2]     Voir H. L. A. Hart, « Are There Any Natural Rights? », The Philosophical Review, vol. 64, no 2, 1955, p. 175-191 ; J. Rawls, « Legal Obligation and the Duty of Fair Play », dans S. Hook (ed.), Law and Philosophy, New York, New York University Press, 1964 ; G. Klosko, « The Principle of Fairness and Political Obligation », Ethics, vol. 97, no 2, University of Chicago Press, 1987, p. 353-362

[3]     Voir P. Singer, « Famine, Affluence, and Morality », Philosophy & Public Affairs, vol. 1, no 3, Wiley, 1972, p. 229-243 ; J. Feinberg, The moral limits of the criminal law, New York, Oxford University Press, 1984 ; P. K. Unger, Living high and letting die: our illusion of innocence, New York, Oxford University Press, 1996

[4]     R. Dworkin, Justice pour les hérissons: la vérité des valeurs, Genève, Labor et Fides, 2015

[5]     C. Finley, « A Duty to Resist: When Disobedience Should Be Uncivil », sur Notre Dame Philosophical Reviews, 19 juin 2021 (en ligne : https://ndpr.nd.edu/reviews/a-duty-to-resist-when-disobedience-should-be-uncivil/)

[6]     K. Duff, « Resisting liberal self-deception », European Journal of Philosophy, vol. 27, no 4, décembre 2019, p. 1075-1083

[7]     E. R. Pineda, « Civil disobedience, and what else? Making space for uncivil forms of resistance », European Journal of Political Theory, vol. 20, no 1, janvier 2021, p. 157-164

[8]      Ibid., p. 163.

 

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