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Recension – La connaissance des autres

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Camille Lopat est titulaire d’un Master 2 de Philosophie, mention « Philosophie et Société » de l’Université Paris 1 – Panthéon Sorbonne. Son mémoire de Master 2, encadré par Laurent Jaffro (Paris 1 – Panthéon Sorbonne), porte sur la redéfinition nécessaire du concept de responsabilité à l’aune des théories situationnistes en psychologie sociale. Elle s’intéresse notamment à la possibilité d’établir un critère de responsabilité qui puisse résister aux différents déterminismes susceptibles d’être mis en lumière par les sciences expérimentales comportementales.

Frédéric Fruteau de Laclos, La connaissance des autres, Paris, Cerf, 2021.

L’ouvrage est disponible ici.


Dans cet ouvrage, Frédéric Fruteau de Laclos part de l’intuition « que les gens pensent, qu’ils ne sont pas idiots » (p. 9). La « pensée des gens », remarque-t-il, « fait système ». Les idées que nous formulons sont, selon lui, relatives, voire dépendantes de notre milieu et rendent raison de ce milieu (p. 9)  : plus que de simples pensées, ce sont donc toujours déjà des connaissances (p. 9).

Cet ouvrage envisage ainsi, à la suite d’Émile Meyerson et contre Gaston Bachelard, la « continuité de la science et du sens commun » (p. 20). L’intérêt de l’auteur porte plus particulièrement sur les connaissances dites non scientifiques, désignées dans l’ouvrage par le terme d’« idéations communes », qui font l’objet d’un examen pluridisciplinaire. La première partie propose tout d’abord, au moyen d’une « anthropologie comparée », d’appréhender la « diversité des formes du connaître » (p. 26-27). À cette occasion est soulignée la dimension universelle de la connaissance, qui ne serait pas l’apanage de quelques civilisations ou individus privilégiés de la communauté humaine.

La deuxième partie invite à explorer la genèse du processus idéatif, qui, selon l’auteur, répond à des « demandes pressantes », des « besoins vitaux » (p. 27). Il est donc conditionné à un « fond », désigné dans l’ouvrage comme le « fond des formes », c’est-à-dire le milieu dans lequel les connaissances s’enracinent nécessairement. Est alors substituée à l’anthropologie comparée une psychologie comparée qui vise à souligner l’universalité du phénomène de connaissance et son inéluctable dépendance au milieu dans lequel il intervient. Il s’agit donc désormais de comprendre en quoi « les genres de connaissance se développent toujours en relation avec certains genres d’existence » (p. 27) et d’explorer ce fond sur lequel les connaissances se développent.

La troisième et dernière partie du livre propose finalement de s’arracher aux formes et à leur fond en l’élevant jusqu’à la « forme des formes » (p. 28), c’est-à-dire jusqu’aux « conditions de formation des idées », et de justifier en quoi elles peuvent prétendre à la connaissance. Il s’agit de déterminer ce qui rassemble les connaissances communes et scientifiques, ce qui les sépare, et prouver que la connaissance commune peut elle aussi prétendre à l’objectivité et dépasser le simple stade d’idée pour s’ériger en connaissance.

Comme nous l’avons suggéré plus haut, Frédéric Fruteau de Laclos propose, dans la première partie de son ouvrage, à l’aide d’une anthropologie comparée, de démontrer que le fait de connaissance n’est pas uniquement européen, qu’il est tout autant extra-occidental. Il clarifie qui sont ces « autres » dont la connaissance donne son titre à l’ouvrage. Ces « autres », nous dit l’auteur, sont ceux qui, ne peuplant ni l’Europe ni les Etats Unis, apparaissent comme non modernes, et dont l’absence de modernité paraît révéler une nature « prélogique ou irrationnel[le] » (p. 35). Cette première investigation se donne ainsi pour objectif de « déconstruire le partage des tâches épistémologiques » (p. 41) établi de manière infondée entre sociétés naturelles et sociétés culturelles. Pour l’auteur une évidence s’impose : tous, partout, quelle que soit la région géographique où nous vivons, nous connaissons et sommes susceptibles d’être engagés dans un processus réflexif vis-à-vis de nos connaissances. Pour défendre cet argument, il propose une lecture des travaux de l’africaniste Jacqueline Roumeguère-Eberhardt sur la connaissance bantoue (p. 57). L’argumentation doit toutefois se garder de commettre l’écueil d’établir de « pures projections savantes occidentales sur l’informe ou l’informel des échanges de paroles quotidiens » (p. 62) dans son entreprise de mise en lumière non seulement d’une « connaissance des autres », mais aussi d’une « philosophie des autres » : en effet, comme le souligne Fruteau de Laclos, « il faut encore que la «défense d’une philosophie et d’une science hors d’Occident» (p. 62) ne soit pas que pure projection anthropocentrée, que pure volonté d’octroyer à d’autres ce que nous nous avons, par fausse clémence. Cette volonté farouche de l’auteur d’échapper à toute forme d’anthropocentrisme occasionne d’ailleurs une réflexion à l’égard de la démarche et de la visée de l’ethnophilosophie et de la géophilosophie, qu’il souhaiterait voir toutes deux « revisitées » pour en préserver la pertinence.

Ce détour anthropologique occasionne l’énonciation d’une première thèse : le point commun à « toute[s] idéation[s], qu’elle[s] soi[ent] scientifique[s] ou commune[s] », c’est leur « caractère composé ou construit » (p. 107). Un premier rapprochement est donc esquissé par l’auteur entre la connaissance scientifique et la connaissance commune, dont la teneur sera précisée plus tardivement dans l’ouvrage. Cette première partie, que Fruteau de Laclos désigne lui-même comme « chambre d’enregistrement du fait historico-culturel de la connaissance des autres » (p. 30), constitue donc une première occasion de souligner l’universalité du phénomène de connaissance et de réfuter toute idée de partage des tâches épistémologique. La partie suivante saisira alors l’occasion de démontrer cette universalité au détour d’une psychologie comparée en soulignant le fondement psychologique du fait de connaissance.

Dans la deuxième section de son livre, Frédéric Fruteau de Laclos se propose donc d’examiner ce qui a pu occasionner le partage épistémologique des tâches précédemment évoqué : il cherche à comprendre pourquoi les connaissances des autres nous sont si étranges et à démontrer, dans le même temps et dans une démarche tout à fait meyersonienne, que « si nous étions à leur place, nous [raisonnerions] comme eux » (p. 37).

Ce nouveau moment argumentatif prolonge la réflexion entamée dans le précédent en s’appuyant cette fois-ci sur l’œuvre d’André Varagnac. Figure controversée de l’ethnographie française à cause de ses prises de position politiques sous le Régime de Vichy, Fruteau de Laclos estime néanmoins que ses écrits peuvent prolonger de façon intéressante sa réflexion. Dans cette seconde section, Varagnac lui permet de penser la connaissance en termes de « possibilisme » (p. 168) plutôt qu’en termes de déterminisme : si « le milieu compte », « il ne conditionne pas » la connaissance des individus ; il représente bien plutôt une possibilité dans laquelle les individus s’engagent » (p. 168). Varagnac souligne « comment, à partir du milieu, se déploie l’activité pratique de sujets qui se trouvent engagés en lui, comment surtout des activités psychiques se trouvent impliquées dans les pratiques » (p. 178). Aborder l’œuvre de Varagnac permet ainsi à Fruteau de Laclos de prolonger la réflexion commencée avec celle de Roumeguère-Eberhardt : si les autres ont des connaissances et en sont conscients, avec Varagnac il s’agit de comprendre sur quoi la connaissance se fonde, si elle est légitime ou non et comment elle se rapporte à ce qu’elle prétend expliquer (p. 199). Varagnac lui permet ainsi de penser l’inclinaison des individus vers certaines connaissances relativement à leur milieu plutôt que la nécessité de ces dernières (p. 201). Fruteau de Laclos écrit ainsi, pour préciser quel sens il retient de la phrase de Meyerson précédemment citée : « même si à leur place nous identifierions comme eux, nous le ferions de façon non nécessaire, nous inclinerions à le faire de cette manière bien plutôt » (p. 203). Pour l’auteur, l’œuvre de Varagnac permet également de mêler le « corporellement vécu et [le] cognitivement significatif » (p. 203).

La psychologie comparée ici mobilisée achève non seulement de souligner l’universalité de la connaissance, mais permet également de montrer un nouveau point commun entre la connaissance commune et la connaissance scientifique : toutes deux partent de l’expérience, elles ne sauraient s’en affranchir. Cette nouvelle conclusion va permettre d’ouvrir vers le troisième et dernier moment de réflexion, dans lequel l’auteur, après s’être assuré de l’universalité du fait de connaissance, va chercher à déterminer s’il s’agit bien d’une connaissance, au sens où elle pourrait prétendre à une forme certaine d’objectivité.

Après avoir souligné l’universalité du phénomène de connaissance et son ancrage nécessaire dans un milieu  la troisième et dernière partie de La connaissance des autres cherche à montrer que les pensées formées à partir et à l’égard de ce milieu, plus que de simples croyances, peuvent prétendre, au même titre que les connaissances scientifiques, à une forme d’ « extra-subjectivité » (p.276). Il ne s’agit pas, comme le souligne l’auteur, de nier qu’il existe deux types de connaissance, l’une scientifique et l’autre non scientifique, mais de montrer que les connaissances tirées de l’expérience commune peuvent nous renseigner de façon adéquate sur les objets qu’elles visent (p. 276).

Dans cette dernière partie de son livre, Frédéric Fruteau de Laclos reprend à son compte la critique d’Edmond Ortigues à l’encontre du cheminement de Kant dans la Critique de la Raison Pure : ce dernier, nous est-il dit, « part du cogito pour établir ce qui relève du nécessaire, alors qu’il aurait fallu s’installer dans l’expérience […] afin d’appréhender à quelles conditions un vivant parvient à se constituer en sujet connaissant » (p.299) Dans le prolongement de la réflexion amorcée avec la lecture de Varagnac, il s’agit cette fois-ci, avec Ortigues, de se confronter à l’idée que « l’accès au monde n’est jamais simple, mais toujours médiatisé par les projections d’un sujet » (p. 311). Il convient donc de ne plus concevoir l’empirie et la rationalité comme des antinomies, mais plutôt comprendre que « l’empirie […] est le terrain sur lequel la rationalité se déploie et s’exerce » (p. 332). Il faut alors concevoir que les « formes logiques » n’existent pas « hors du flux des phénomènes » (p. 335) : bien au contraire – et c’est le fil conducteur de cet ouvrage – il s’agit de comprendre que les connaissances sont produites à même ce flux des phénomènes et ce de façon nécessaire, comme le suggérait la seconde partie de La connaissance des autres. La connaissance commune répond en effet à un besoin vital pour l’homme : celui de « s’orienter dans les phénomènes » (p. 335). Ainsi, non seulement la connaissance est universelle aux hommes parce qu’elle est vitale, mais sa source est aussi et toujours exclusivement l’empirie. Toute connaissance dépend d’une expérience préalable. La connaissance ne saurait donc s’affranchir de l’expérience pour la bonne et simple raison que même si elle en rend compte, elle est aussi directement produite par elle. Frédéric Fruteau de Laclos nous invite ainsi, contre Kant, à « chausser des lunettes humiennes » (p. 341) pour concevoir que « les formes sont instaurées dans l’expérience et à même l’expérience » (p. 383) ; c’est-à-dire que les catégories de connaissance ne sont pas déduites a priori mais « infér[ées] a posteriori, à même le cours des formes produites » (p. 383). Nos connaissances ne sont donc pas structurées par une raison toute puissante, hors des phénomènes : ce sont les phénomènes eux-mêmes qui structurent la raison et les connaissances qui en découlent. Les connaissances scientifiques et non scientifiques ont ainsi pour irréductible point commun d’être produites par et à même l’expérience, ce qui leur confère toutes deux une certaine objectivité, même à un degré relatif. Il insiste d’ailleurs sur la dimension « symbolique » qui les caractérise toutes deux (p. 377) et souligne que l’une comme l’autre « émergent du réel » et « le visent et l’atteignent par un côté au moins » (p. 377). Mais si Fruteau de Laclos opère un rapprochement entre connaissance scientifique et non scientifique (il écrit à la page 344 qu’elles supposent toutes deux « un jeu complexe, paradoxal, du rationnel et de l’empirique, de l’identique et du réel » ) ; il se garde toutefois de les confondre en soutenant qu’elles ne sont pas identiques (p. 344) et contredit en cela l’avis de Meyerson sur le sujet.

Pour conclure, nous souhaitons attirer l’attention sur le profond souci d’altérité dont fait preuve Frédéric Fruteau de Laclos dans La connaissance des autres. En effet, il se fait fort, dans son ouvrage, non seulement de mettre en valeur ces autres, les non-occidentaux, à qui la possibilité de connaître a été déniée ; mais aussi de porter à notre connaissance la réflexion de penseurs qui n’ont « pas eu leur heure dans la pensée française » (p. 57) : nous avons cité Emile Meyerson, l’épistémologue éclipsé par Bachelard, ils sont néanmoins bien plus nombreux à trouver leur place dans ce travail d’ « anamnèse » (p. 90). Fruteau de Laclos poursuit ainsi son entreprise de réhabilitation des auteurs restés marginaux, entamée dès 2012 avec son ouvrage La psychologie des philosophes. De Bergson à Vernant. Mais La connaissance des autres, est également l’occasion pour lui de préciser les affinités idéologiques qu’il entretient avec la pensée de Meyerson, un auteur sur lequel il travaille depuis ses années de thèse. Dans son ouvrage, il ne cesse d’ailleurs de revenir à cette sentence qu’il emprunte à Meyerson : « si nous étions à leur place, nous [raisonnerions] comme eux ». Les deux premières parties du livre semblent même avoir pour vocation d’étayer cette maxime en proposant d’une part de témoigner de la diversité des savoirs qui existent à travers le monde et d’autre part de montrer que les savoirs sont solidement ancrés dans la pratique des différents milieux. La troisième et dernière partie offre, quant à elle, un dépassement de cette maxime : plus que de reconnaître qu’à la place de tout autre nous raisonnerions et connaîtrions comme eux, il s’agit finalement de montrer que ce raisonnement et ces connaissances renferment une part de d’objectivité et donc de scientificité de sorte qu’ils sont susceptibles de nous renseigner adéquatement sur les objets qu’ils visent. Le lecteur peut toutefois regretter que l’auteur ne précise pas davantage ce que cela implique : si toute connaissance d’un milieu est nécessairement instruite par ce même milieu, est-ce à dire qu’aucune connaissance ne peut être universelle, qu’elle est toujours particulière ? Si elle est particulière, faut-il en conclure qu’aucune connaissance, même scientifique, n’est universelle, puisqu’elle découle nécessairement d’un milieu géographique particulier, lui-même susceptible d’échapper à la permanence ? Finalement, cela ne revient-il pas à effacer toute distinction entre connaissance commune et connaissance scientifique ? En effet, si chacune d’elles peuvent prétendre légitimement à l’objectivité, alors il ne reste plus à la connaissance scientifique que sa portée universelle pour se distinguer. Toutefois, si toute connaissance est toujours particulière alors soit la connaissance commune et la connaissance scientifique se confondent, soit il faut préciser sur quels critères la scientificité d’une connaissance repose, si ce n’est sur l’objectivité et l’universalité. Malgré cela, l’ouvrage brille par la diversité des références sur lesquelles il s’appuie et l’habileté avec laquelle il navigue entre les différents champs disciplinaires. Le raisonnement philosophique n’est pas simplement illustré mais véritablement enrichi par le détour anthropologique et psychologique, ce qui fait de La connaissance des autres un ouvrage particulièrement intéressant pour tout lecteur soucieux d’une philosophie ouverte et étayée par d’autres disciplines.

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