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Compte-rendu critique – La révolution trahie : Deleuze contre Hegel

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Benjamin Gizard est doctorant en sociologie à l’EHESS. Ses travaux portent sur le renouvellement des histoires de la naissance du capitalisme dans les perspectives féministes, écologistes et anarchistes.

Jean-Baptiste Vuillerod, La révolution trahie : Deleuze contre Hegel, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2023. 234 p.

L’ouvrage est disponible ici.

Résumé

La révolution trahie reconstitue la relation que Deleuze a construite avec Hegel et la philosophie hégélienne. J.-B. Vuillerod montre l’importance tout autant que les flottements de cette relation, qui passe de l’interrogation strictement philosophique à l’antagonisme politique. À travers ce geste, c’est la relation entre philosophie et politique, et même politique révolutionnaire qui est interrogée. Cette interprétation permet de comprendre Deleuze et son rapport à Hegel, mais aussi d’interroger ce que nous pouvons penser, en rapport aux situations politiques contemporaines, avec ces deux auteurs.

Mots-clés : Deleuze, Hegel, révolution, politique, philosophie

Abstract

La révolution trahie reconstructs Deleuze’s relationship with Hegel and Hegelian philosophy. J.-B. Vuillerod shows both the importance and the shifting nature of this relationship, which moves from a strictly philosophical debate to an overt political antagonism. With this historical and philosophical account, the relationship between philosophy and politics, and even revolutionary politics, is at stake. Vuillerod’s interpretation allows us to understand Deleuze and his relationship with Hegel, but also to question how we can relate philosophy to contemporary political situations, with both Deleuze and Hegel.

Keywords : Deleuze, Hegel, revolution, politics, philosophy


De quels rapports à la politique la philosophie est-elle capable ?[1] Peut-elle être autre chose qu’un bavardage vain et verbeux (au mieux) ou un travail de défense de l’ordre établi (au pire) ? Aujourd’hui, alors que se précipitent la destruction de la planète en tant qu’espace d’habitation multispécifique, que pullulent les guerres asymétriques et les fascismes à toutes les échelles, que le Capital s’en trouve bien portant, la philosophie peut-elle apporter quelque chose à une perspective politique révolutionnaire ?

C’est l’ensemble de questions que soulève Vuillerod avec ce livre sur la relation de Deleuze à Hegel. L’ouvrage est principalement un travail d’histoire de la philosophie : retracer la façon dont Deleuze a cherché à affirmer un lien libérateur entre philosophie et révolution, à travers son rapport changeant avec Hegel. La thèse de l’ouvrage est double. La première est que nous pouvons interpréter l’œuvre de Deleuze comme une tentative de rester fidèle à la perspective révolutionnaire tant spéculative que politique promise par Hegel, alors même que Deleuze lui reproche d’avoir trahi cette perspective. À ce titre, le livre fonctionne presque comme une introduction à Deleuze du point de vue de son rapport à Hegel.

La seconde thèse est que nous n’avons plus besoin de traiter Hegel comme un traître, à la fois parce que ce traitement ne tient pas tout à fait lorsque l’on lit ses textes sans les a priori anti-hégéliens, mais aussi parce qu’il nous offrirait des pistes pour prolonger l’articulation entre philosophie et révolution dessinée par Deleuze lui-même. Hegel offrirait paradoxalement une manière de prolonger Deleuze dans une réarticulation contemporaine entre philosophie et révolution.

Ces deux thèses sont inégalement étayées. La première fait l’objet d’une démonstration convaincante. La seconde est indicative et suggestive – l’objet du livre est bien Deleuze contre Hegel et non pas Hegel avec Deleuze. Je restitue d’abord la première thèse, avant de conclure sur la seconde et d’engager un dialogue sur la question du rapport entre philosophie et politique.

I. Deleuze hégélien ?

Consacrer un livre entier à la relation de Deleuze à Hegel n’est pas de trop : à la fois parce que Deleuze s’est construit comme anti-hégélien, mais aussi parce que les modalités de cette construction sont rarement étudiées de manière systématique. Il y a pourtant matière à surprises. Deleuze est connu pour son insistance sur l’hétérogène, les dynamiques non-linéaires et pour des réinterprétations audacieuses d’auteurs classiques (Hume, Kant, Proust, entre autres). Pourtant, lorsqu’il discute son rapport à Hegel, « Deleuze relit son parcours de manière unitaire, dans la continuité parfaite d’un refus originaire » (p. 10 [sauf indication contraire, les citations sont toutes extraites de La révolution trahie]). Il aurait toujours déjà été anti-hégélien. Ce « toujours déjà » est paradoxalement fort hégélien – téléologique (orienté vers une fin déterminée à l’avance, telos), totalisant, se tenant dans la contradiction. Deleuze serait anti-hégélien, sauf en ce qui concerne son rapport à Hegel.

Pourtant, ce livre en témoigne, il y a bien un rapport qui se transforme au fil du temps, notamment parce que Deleuze doit beaucoup à Hegel à travers son maître Jean Hyppolite, comme le fait remarquer Vuillerod à la suite d’I. Krtolica (2013). Vuillerod fait donc l’hypothèse que « la critique de Hegel nous offre un accès privilégié à la pensée de Gilles Deleuze » (p. 10), à la manière dont elle s’est construite autour de cet ennemi intime. La méthode est simple et efficace : « reprendre la question depuis le début » (ibid.). Contre la téléologie anti-hégélienne que Vuillerod voit à l’œuvre dans son parcours, il affirme que l’anti-hégélianisme ne doit pas être « un point de départ, mais un point d’arrivée dont il convient de retracer l’émergence » (p. 12). Ce processus accidenté est restitué en sept chapitres clairs, documentés et argumentés. Ces chapitres peuvent être regroupés en cinq moments, qui vont rythmer ma restitution du propos de Vuillerod : l’élaboration d’un dialogue critique Deleuze avec Hegel et les hégéliens de son temps sur le plan de l’ontologie ; le passage d’une critique ontologique à une critique éthique, avec Nietzsche ; la reprise de ces deux critiques dans une attaque plus générale contre la pensée de l’identité et de la représentation, dont Hegel serait l’incarnation la plus aboutie ; l’articulation de cette attaque sur le plan de la philosophie à une attaque sur le plan politique, en faisant de Hegel le héros de la pensée d’État majoritaire et sédentaire ; et enfin l’apaisement du rapport à Hegel dans les dernières œuvres de Deleuze. Dans un deuxième temps, je proposerai des éléments de discussion.

I.1. De l’indifférence à un dialogue critique

Le premier chapitre revient sur des textes de jeunesse où Deleuze, inspiré à la fois par Sartre et Hyppolite, reprend le langage de la dialectique hégélienne sans le problématiser. Vuillerod dégage des traits de la pensée deleuzienne qui s’affirment. Deleuze tord un peu Sartre, en faisant de la négativité un caractère de l’être en tant que tel, plutôt que le propre de l’humain. Il décale ainsi la phénoménologie du plan existentialiste au plan d’une ontologie, tout en demeurant dans le langage hégélien. Ce chapitre pose le constat que l’anti-hégélianisme n’est pas là dès le départ, comme une dimension originaire de la pensée de Deleuze, mais qu’il a requis des efforts pour être construit.

Ces premiers efforts sont restitués dans le second chapitre. Vuillerod y détaille et contextualise la recension que Deleuze consacre à Logique et existence de J. Hyppolite (1952). Elle est publiée en juillet 1954, alors qu’en mai de la même année Deleuze donne une conférence devant l’Association des amis de Bergson qui deviendra le texte, publié en 1956 : « La conception de la différence chez Bergson » (pour ce texte et la recension d’Hyppolite, voir Deleuze, 2002). Pour déplier la dense recension de Deleuze, Vuillerod revient au texte d’Hyppolite. On comprend ainsi bien mieux la spécificité de la lecture deleuzienne : il « retient du Hegel d’Hyppolite un projet philosophique global » avec lequel il est en accord. Le désaccord est au niveau des « moyens » permettant de mettre en œuvre ce projet (p. 32). Plus précisément, Deleuze retient trois axes : 1) renouveler l’ontologie contre les tentations empiristes et post-kantiennes de réduire la philosophie à une anthropologie ; 2) la logique du sens, qui pose que l’être n’est pas une essence dissimulée derrière des apparences ou transcendante à ce monde ; 3) l’être est la différence. Situer la différence comme interne à l’être permet de penser la différence effective entre la pensée et l’être sans faire de cette différence un attribut anthropologique. Avec chacun de ces points Deleuze approuve le projet hégélien de saisir philosophiquement les structures ontologiques de l’existence.

Mais Deleuze dégage aussi trois premières critiques : sur la téléologie historique, la réduction de la différence à la contradiction et l’échappée incomplète de l’anthropologie. 1) Hegel risque d’introduire « la téléologie et le déterminisme » : « la logique ne se limiterait plus à la manière dont l’existence hasardeuse ressaisit le sens de son aventure, mais à la détermination du cours de l’histoire par un mouvement rationnel qui la dépasse et la dirige malgré elle », l’histoire perdrait ainsi « toute sa contingence et son imprévisibilité » (p. 36). Vuillerod note que Deleuze reprend en fait là une critique qu’Hyppolite lui-même formule à la fin de son livre. 2) L’homme continue d’avoir un rôle privilégié comme « carrefour du sens », donc l’anthropologie reste trop centrale, même dans l’interprétation d’Hyppolite qui vise pourtant à s’opposer « aux interprétations anthropologiques de Jean Wahl ou d’Alexandre Koyré ». La philosophie risque alors de rester dans la représentation, que Hegel cherche pourtant à fuir (p. 37). 3) La contradiction serait la différence perçue depuis le point de vue humain, phénoménologique, et serait par conséquent une couche superficielle de la différence (p. 38).

Ces derniers points sont, souligne Vuillerod, une critique d’Hyppolite. Celui-ci visait à faire du sens le domaine dans lequel l’humain parvient à donner du sens à l’existence. Deleuze cherche à faire de cette ontologie quelque chose de plus qu’humain, expression de l’être même, là où Hyppolite maintient la nature comme non-sens (p. 42). D’où l’alliance avec Bergson qui aide à penser l’intuition immédiate de l’être en tant que tel, là où « la dialectique hégélienne refuse cet accès non médiatisé ».

Le texte sur Bergson, élaboré la même année et publié en 1956, consolide cette première compréhension deleuzienne de la philosophie hégélienne, notamment à partir d’une conception alternative de la différence. Cette alternative se déploie sur deux plans, tous deux spéculatifs : épistémologique et ontologique. Sur le premier plan, la conceptualité hégélienne serait trop abstraite et anthropologique, condamnant l’ontologie à rater la singularité de chaque être. Plus encore, saisir la différence de chaque être comme contradiction conduit à manquer leur positivité en les approchant toujours d’abord par ce qu’ils ne sont pas. La solution bergsonienne est l’intuition, l’accès à l’être « sans médiation catégoriale » (p. 59).

Sur le plan ontologique, Deleuze cherche à construire une conception de la « différence pure », comme affirmation qui n’a pas besoin du négatif hégélien. Pour cela, il pense avec Bergson la différence non pas comme contraste spatial mais comme durée. Ainsi chaque chose n’est plus caractérisée par ce qu’elle n’est pas, mais par sa manière de durer. Cette différence intérieure n’est pas actuelle comme l’est la contradiction : elle est virtuelle. Pour caractériser le virtuel, Deleuze reprend une formule de Marcel Proust à propos des états d’expérience : « réels sans être actuels, idéaux sans être abstraits » (cité dans Deleuze, 2002, p. 141). Ainsi un souvenir ou une problématique sont réels sans que l’on puisse les réduire à un objet actuel que l’on peut représenter. Ils sont de l’Idée. Cette définition est quasi-constante dans l’œuvre de Deleuze[2]. La différence virtuelle est à la fois l’être et son mouvement créateur, différenciateur. Comme être, le virtuel est mémoire, multiplicité pure, la réalité du temps dans ses dimensions inactuelles. Comme mouvement, il est élan vital, ressources virtuelles pour des actualisations créatrices, des  mobilisations nouvelles de la mémoire.

Pour conclure ce chapitre, Vuillerod voit dans le recours à Bergson un point d’appui pour mettre au point un autre langage que celui de la dialectique, à une époque où Hegel est majoritairement célébré. Cependant, on a là une réponse qu’à une seule des trois critiques soulevées par Deleuze dans sa recension d’Hyppolite : celle concernant la réduction de la différence à la contradiction. C’est avec Nietzsche que Deleuze trouve les ressources pour développer des alternatives sur les plans de la philosophie de l’histoire et de la critique de l’anthropologie. C’est aussi la poursuite de ces critiques qui va mener de l’élaboration d’une alternative à Hegel à une lutte contre Hegel.

I. 2. De l’ontologie à l’éthique

Dans le quatrième chapitre, Vuillerod retrace la façon dont Deleuze a construit une lecture anti-hégélienne de Nietzsche et, ce faisant, passe d’une critique ontologique à une critique éthique. Dans le duel entre Nietzsche et Hegel, Deleuze met en scène le destin de la philosophie elle-même. Le drame se présente ainsi : Kant fonde la philosophie moderne, Hegel la trahit, Nietzsche offre l’occasion de la remettre sur le bon chemin. Hegel ferait plonger la philosophie moderne en renonçant à la critique, alors qu’il aurait fallu la pousser plus loin pour mettre en cause les institutions établies. Nietzsche y parvient en abandonnant vérité et moralité, en allant vers l’éthique, vers une approche des manières d’exister auxquelles se lie la philosophie. Le passage de l’ontologie à l’éthique peut se dire ainsi : « La multiplicité positive de la mémoire bergsonienne devient la multiplicité positive des forces qui constituent le corps chez Nietzsche », l’éthique est alors la mise en jeu créative de ces forces, leur libération en faveur de l’accroissement des puissances d’agir (p. 91-92).

A l’inverse, la dialectique enfermerait dans un rapport mutilant à la vie : « Le zélateur de la dialectique est le philosophe des passions tristes, qui rumine en permanence la difficulté qu’il a à supporter la vie et qui légitime les valeurs établies ». Ainsi la dialectique mènerait à un conservatisme : la reconnaissance s’opérant toujours selon des valeurs établies, elle conduit à les sacraliser et à instituer une lutte entre individus pour se les approprier, empêchant ainsi la création de nouvelles valeurs et la transfiguration des anciennes (p. 108-109). Hegel incarne ainsi « la volonté de puissance nihiliste des faibles » et des réactionnaires (p. 94). C’est ce qui permet de relier la critique éthique de la philosophie à la critique de la philosophie de l’histoire, en resituant la pensée de Hegel comme une figure dans l’histoire nietzschéenne du nihilisme. L’histoire est le lieu du nihilisme où les forces réactives l’emportent contre les forces créatives. Le sujet hégélien serait enfermé dans le développement de l’histoire. Or la philosophie devrait, à l’écart de l’histoire et de la réaction, se tenir dans l’élément de l’intempestif : « toujours contre son temps, critique du monde actuel, le philosophe forme des concepts qui ne sont ni éternels ni historiques, mais intempestifs et inactuels » (Deleuze, cité p. 99).

Reste le problème du passage de l’éthique à la politique, encore indécis. L’objet de la critique est bien politique : il concerne les manières de se rapporter aux temps présents, aux formes de vie instituées. Mais les moyens de la critique restent éthiques et non politiques, individuels plutôt que collectifs. Symptomatique est la critique du marxisme comme continuation de la dialectique et du nihilisme de Hegel dans Nietzsche et la philosophie (1962, p. 254-255). C’est avec Guattari, après mai 68, que Deleuze opère un déplacement vers la politique et un retour au marxisme, même s’il dira ensuite, avec Guattari, qu’il est « resté » marxiste. Mais plutôt que la dimension politique, c’est la dimension spéculative que Deleuze va d’abord systématiser, avec Différence et répétition [DR] (1968), qu’aborde le chapitre V.

I. 3. Hegel philosophe de l’identité

DR est à la fois un aboutissement et un déplacement de la critique développée depuis 1954. Premier déplacement : il ne s’agit plus de recourir au langage de Bergson (la mémoire, l’élan vital) ou de Nietzsche (nihilisme, volonté de puissance) mais de formuler dans des termes spécifiques, ceux de l’Idée et du problème. Second déplacement : les critiques théoriques et pratiques sont réunies dans une seule attaque contre le primat de l’identité, laquelle définit le monde de la représentation. Ainsi, Hegel ne se voit plus attribué le tort de mal avoir pensé la différence, mais de ne pas l’avoir pensée du tout en la subordonnant à l’identité du concept – avec I. Krtolica, Vuillerod trouve une impulsion de ce déplacement dans un dialogue avec Louis Althusser. Cela s’accompagne aussi d’une attention plus grande portée à « la catégorie logique qui suit la contradiction : le fondement » (p. 121), et c’est cette attention qui permet de faire de Hegel un philosophe de l’identité, contre ses propres intentions, car le fondement est un autre nom de l’identité.

En même temps, Hegel change de rôle : d’ennemi de la philosophie moderne, il devient à la fois l’aboutissement de toute la philosophie de la représentation et de l’identité, et sa manifestation ultime – la plus complète et donc la plus absolument adverse (« l’hégélianisme comme la fin de la philosophie, au double sens du mot fin : à la fois son achèvement et son accomplissement, son terme et sa finalité » (p. 132)). Paradoxalement, Hegel autorise une relecture téléologique, depuis lui-même, de l’histoire de la philosophie. « Hegel n’est plus le point de départ d’une erreur récente [l’abandon de la critique kantienne], mais le point d’arrivée d’une erreur originelle », « le révélateur du sens téléologique » de la philosophie dominante (p. 135). Chez Hegel, il ne semble y avoir rien de récupérable, il est une « incarnation du mal », un « traître », un antéchrist, un Judas de la philosophie – auquel Deleuze et Guattari opposeront dans Qu’est-ce que la philosophie ? [QPh] Spinoza, Christ de la philosophie. Sa philosophie est « propulsée hors du temps pour incarner l’ensemble des maux qui se déploient tant dans l’histoire du monde que dans l’histoire de la philosophie. C’est en ce sens que Hegel peut tenir le “rôle de traitre”, car il est celui qui a trahi la vie et par là même toute pensée créatrice et intempestive » (p. 138). Contre ce traître et tout ce qu’il concentre, Deleuze construit une contre-tradition, qui va de Lucrèce à Nietzsche en passant par Spinoza.

Vuillerod souligne que Deleuze sait qu’il donne à Hegel le rôle de traître, pour faire de l’histoire de la philosophie, comme l’annonce la préface de DR, quelque chose entre le roman policier et la science-fiction. Deleuze ne cherche pas la vérité mais à enrichir l’imagination en distribuant des rôles entre les « héros » et le « grand méchant » (p. 139).

Et tout cela mène à un ultime déplacement : attaquer Hegel sur son propre terrain, proposer une dialectique alternative. Cette dialectique alternative offre un point de vue depuis lequel  « diviser l’histoire de la philosophie » entre un versant hégélien et un versant anti-hégélien, traversant les âges et les œuvres – sauf celle de Hegel. Deleuze voit ces deux dialectiques chez Platon, chez Aristote, chez Leibniz, chez Kant. Chez chacun d’eux, il y a des manières singulières de penser la différence au-delà de la l’identité et de la représentation, de penser les problèmes dans leur consistance réelle plutôt que de les subordonner à des solutions toutes faites – ce qu’ils font cependant aussi.

Deleuze veut nous faire voir double : l’histoire de la philosophie mène à la fois à Hegel comme son accomplissement et n’y mène pas, parce que toute philosophie a un élément irréductible à la dialectique de l’identité. Bref, selon la belle formule de Vuillerod, Deleuze cherche à faire se révolter l’histoire de la philosophie contre Hegel, à montrer que cette histoire « que Hegel était censé couronner lui échappe », que la dialectique véritable est ailleurs (p. 149).

I. 4. Après 1968 : Hegel sédentaire

Avec l’année 1968 le contexte de la pensée deleuzienne change fortement : Hyppolite meurt. En 1969, Deleuze rencontre Guattari, mais surtout apparaissent « les luttes pour la révolution sexuelle (avec le Mouvement pour la Libération des Femmes, MLF, et le Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire, FHAR) » tandis que s’affrontent « les divers groupuscules gauchistes (situationnistes, maoïstes, trotskystes, anarchistes, etc.) ». Dans ce contexte « il est certain que le statut de la différence dans la Doctrine de l’essence comptait moins que l’orientation qu’il fallait donner à une politique émancipatrice » et à la philosophie dans cette perspective (p. 159-160). Désormais, le rapport à Hegel passe par le combat contre le maoïsme et contre les structures oppressives des groupes gauchistes à moralité sacrificielle et/ou hiérarchique.

Pour cela, Deleuze et Guattari ont recours à Spinoza et à son interrogation : « Pourquoi les hommes combattent-ils pour leur servitude comme s’il s’agissait de leur salut ? » (p. 163) Comment un collectif politique peut-il avoir une perspective révolutionnaire et œuvrer de manière réactionnaire ? Deleuze et Guattari prônent une autre forme de militantisme : « joyeuse, créatrice, ouverte à la pluralité des enjeux et des fronts de lutte » et à l’expérimentation (p. 166).

Tout cela sera pensé à partir de 1972 avec le concept de machine de guerre, qui a pour vocation de détacher la pensée du collectif militant de toute référence à la forme-État. Il s’agit de trouver une autre organisation des groupes révolutionnaires, une autre manière de lier les luttes ponctuelles, sans restaurer la forme du Parti, de l’Etat, de l’Un. Ce qui serait extérieur et potentiellement antagoniste aux appareils d’État, ce sont les machines de guerre. Les machines de guerres ou les nomades ne désignent pas des objets ethnologiques, mais des formes de vie qui maintiennent une capacité de remise en cause et de créations de nouvelles formes pour affirmer les puissances désirantes. Hegel est mis du côté des sédentaires, cette fois avec une lecture plus directe puisque lui-même avait fait des nomades les peuples du dehors de l’Histoire, justement en raison de leur manque d’État. Ce concept permet à Deleuze et Guattari de mettre en scène une lutte transhistorique entre désir d’État et nomadisme des machines de guerre, entre la sédentarité striée et la créativité des espaces lisses, entre deux formes de vie, deux manières d’habiter.

L’Histoire universelle est bien pensée comme processus effectif, lié à la forme-État et au capitalisme. Mais c’est une histoire ironique parce que son universalité est construite et singulière et semble bien plus oppressive que porteuse de progrès (p. 185). Cette histoire est pensée depuis une autre image de la pensée que celles qu’elle a engendrées : depuis une pensée nomade, qui comme dans la dialectique alternative proposée dans DR, demeure dans le problématique et refuse de « penser le bon gouvernement » (p. 194), de faire de la philosophie un auxiliaire de l’ordre établi, une recherche des solutions permettant de fondre les différences dans des contradictions dépassables, de faire de la philosophie une pensée d’État. Ce qu’Hegel aurait fait, ce que les maoïstes continueraient de faire.

I. 5. Trahir le traître

Le dernier chapitre est consacré à l’état du rapport Deleuze-Hegel dans QPh (1992). La relation semble apaisée, une dette est reconnue, sans que l’opposition ne soit gommée. Hegel n’est plus seulement traître : il est le révolutionnaire en philosophie qui a trahi sa propre révolution. Hegel a « introduit le mouvement et la processualité » dans la pensée du concept, il a simplement eu le tort de réduire chaque concept à un moment d’une grande évolution historique et de subordonner sciences et arts à la philosophie. QPh prend le contrepied sur chacun de ces points. Chaque concept est singulier, aucun n’en appelle un autre comme sa suite ou son antécédent. Arts et science ont leurs propres modes d’existence, indépendants de celui de la philosophie. Qu’est-ce qui fait qu’il y a  de la philosophie alors, s’il n’y a que des créations conceptuelles singulières ? Quel plan les réunit si ce n’est l’histoire ? C’est justement la lutte contre l’histoire, les devenirs intempestifs contre l’ordre. Et la philosophie s’intéresse aux liens souterrains, anhistoriques, entre ces devenirs du concept. Non pas que le milieu historique ne compte pas : mais il compte comme condition et non comme détermination et c’est par rapport à ces conditions qu’on peut comprendre la création philosophique.

Le lien avec la politique est double. Comme résistance au présent, la philosophie travaille le langage afin de faire dérailler l’ordre présent. Cette « inventivité même du concept vaut comme geste politique de résistance à l’opinion » (p. 213). Le lien est aussi analogique : de même que la philosophie est intempestive, la politique révolutionnaire a quelque chose d’extra-historique. Une révolution est toujours en excès par rapport à ses conditions historiques et ne peut pas être jugée d’après ses « retombées ». Concept et révolution ont en commun d’être incommensurables.

Dans cette perspective, Vuillerod suggère que Deleuze a construit son œuvre de manière à accomplir les promesses révolutionnaires que Hegel n’a pas su tenir. Dans QPh, Hegel n’est plus l’ennemi absolu : « Hegel est à la fois Jésus et Judas, le sauveur et le traître, celui qui donne une orientation à la philosophie et celui qui met à mort son propre projet, obligeant ainsi à reprendre, contre lui, la tâche de la pensée » (p. 216). Il est temps de passer à l’appréciation critique de l’argumentaire de Vuillerod.

II. (In)fidèle à Deleuze

Au fil de l’ouvrage et dans la conclusion, Vuillerod réunit les éléments d’analyse textuelle qui lui permettent d’affirmer que Deleuze doit plus à Hegel qu’il ne laisse transparaître et qu’il l’a principalement lu à travers les hégéliens ou les commentateurs de son temps : « Hyppolite, Kojève, Wahl, Löwith, les maoïstes français, Heidegger… » (p. 218). En résultent de nombreuses omissions pour un regard rétrospectif qui lit en même temps Hegel : bien des idées, tant dans les écrits de jeunesse de Hegel (p. 43) que dans La science de la logique (p. 64-71) ou la Philosophie de la nature peuvent être rapprochées des idées défendues par Deleuze contre Hegel. Vuillerod ne soutient évidemment pas que Hegel aurait anticipé Deleuze, ou qu’il aurait dit la même chose, mais qu’une attention suffisante aux textes montre que Deleuze s’oppose avec plus de justesse aux hégéliens de son temps qu’à Hegel lui-même.

« Il ne s’agit pas de dire que Deleuze n’a jamais ouvert la Science de la logique ni la Phénoménologie de l’esprit de sa vie, loin de là. Mais il s’agit de remettre en cause le fait que Deleuze aurait produit une lecture personnelle et approfondie de la philosophie hégélienne, qu’il aurait travaillé patiemment et minutieusement le texte hégélien pour en produire une réception originale » (p. 73). Alors même que c’est ce que Deleuze lui-même pose comme ce qu’est un travail de lecture en philosophie (« Lettre à un critique sévère », Pourparlers).

Vuillerod soulève une véritable tension. Son propos ne me semble cependant pas toujours convaincant. Par exemple, lorsqu’après avoir dit qu’il « ne s’agit pas de dire que Deleuze » n’a jamais ouvert un livre de Hegel, il affirme que « à l’évidence il n’a toujours pas lu Hegel » (p. 122). Ou quand il voit dans l’interprétation deleuzienne de Nietzsche une torsion sans assise pour l’opposer à Hegel. Nietzsche se serait bien peu occupé de Hegel. Sans être spécialiste, ce point me semble discutable, si l’on a en tête, par exemple, les travaux de M. Cohen-Halimi sur le jeune Nietzsche (voir « Chapitre 4 : le sauvetage de la dialectique » dans 2021). Si Nietzsche n’a peut-être jamais lu de manière approfondie Hegel, il a développé un rapport structurant pour sa pensée à la philosophie hégélienne par l’intermédiaire de Schopenhauer et de Burckhardt. Certes, c’est un rapport à la dialectique hégélienne qui se construit ainsi et non une discussion fine de l’œuvre de Hegel, mais ce rapport a sa consistance propre.

Par ailleurs, le constat de l’absence d’une interprétation originale de Hegel par Deleuze (comme il a pu en proposer pour Hume ou Kant) peut aussi être mis en question. Certes, il n’y a pas de livre ou d’article sur Hegel écrit par Deleuze. Mais il y a un aspect que Deleuze lui reprend bien tout en le détournant de manière récurrente : la téléologie. Comme le note Guillaume Sibertin-Blanc (2013) c’est une reprise très sérieuse de la téléologie à laquelle Deleuze et Guattari se livrent dans les deux volumes de Capitalisme et schizophrénie. Très ironique en plus d’être sérieuse, mais tout à fait consistante : pour nous Civilisé·es, l’Etat et le Capitalisme auront toujours déjà existé. Puisque nous sommes né·es dans leur empire, nous ne pouvons pas imaginer de formes de vie débarrassées d’eux, sauf comme des reflets renversés de nous-mêmes (sans Etat, sans écriture, etc.), ou à y projeter l’État comme en germe. De cet état de fait, du caractère fantasmatique de l’État, Deleuze et Guattari font autant un obstacle qu’une voie d’accès, grâce à un recours méthodologiques à la téléologie, qui permet de prendre au sérieux cette tendance de l’Etat et du Capitalisme à se poser comme éternels. De même que le rôle d’ennemi éternel de la philosophie est une manière de prendre au sérieux Hegel : lui accorder la position qu’il a voulu construire, être l’achèvement, la récollection de l’Esprit Absolu. C’est encore une manière originale d’interpréter un auteur que de le prendre au sérieux tout en altérant ce que ce sérieux veut dire. Ici, Hegel est à la fin de l’Histoire mais l’Histoire n’est plus le Tout du devenir. Il a donc produit une pensée isomorphe à un ensemble de formes de vie, et d’autres formes de vie appellent d’autres pensées.

Vuillerod a cependant raison de prôner un retour à la lecture de Hegel. Il ne le motive toutefois pas assez, s’en tenant d’indiquer que Deleuze n’a pas produit une lecture fine et convaincante de Hegel. Pourtant, la démarche globale de Deleuze va au-delà, en un sens qu’on pourrait exprimer ainsi : Deleuze, en contradiction avec son système philosophique, a eu besoin de Hegel comme du négatif sur lequel s’affirmer. Peut-on hériter à la fois de ce que Deleuze a pu affirmer tout en désamorçant l’envoi par le fond, la négation de l’hégélianisme ? Voilà une première raison qu’on pourrait dire spéculative aussi bien que deleuzienne de relire Hegel : c’est qu’être fidèle à Deleuze c’est aussi lui être infidèle, le conduire à un couplage trouble, l’imaginer, portant des paillettes, bras-dessus-bras-dessous avec le « Hegel barbu » qu’il invente dans l’introduction de DR (1968).

Une seconde raison pourrait être politique mais n’est pas non plus exprimée. Ce qui est exprimé, c’est l’importance de l’héritage deleuzien pour penser les formes contemporaines des féminismes et de l’écologie politique : « À chaque fois, la grande histoire est convoquée comme histoire de la domination et résister consiste à introduire dans l’histoire un devenir-minoritaire qui la conteste de l’intérieur et qui produit de nouveaux sujets, lesquels ne préexistent pas à l’événement révolutionnaire dans lequel ils voient le jour » (p. 219). Et même dans la philosophie, la démarche deleuzienne permet de découvrir des devenirs laissés de côté par l’histoire canonique : « des devenirs-féministes, des devenirs-écologiques, des devenirs-décoloniaux » (p. 220). Dans tout cela, on voit l’importance de Deleuze mais pas celle de Hegel. Il serait possible de le faire sur différents points, par exemple sur le rapport entre politique du désir, affirmation et négation dans une perspective queer. Ou justement sur l’insuffisance de l’opposition entre devenirs et histoire pour penser la politique : non seulement les histoires politiques des formes de domination florissent à nouveau et nourrissent les subjectivations politiques, mais il semble bien que le problème aujourd’hui soit de construire des résonances entre les devenirs, entre les singularités politiques, et que l’hypothèse de la machine de guerre n’y suffit pas ou plus. Enfin, un dernier point mais qui appellerait des développements excessifs touche au concept même de politique, et donc de révolution : Deleuze a défini tant de concepts, de l’épuisement (1992) à la matière (1983), mais il ne donne pas de définition de la politique. Il y a bien différentes politiques qui sont distinguées : la micropolitique moléculaire de la machine de guerre et la macropolitique molaire sédentaire. L’essentiel de son travail avec Guattari traite cependant plutôt de la façon dont cette seconde politique menace la première. S’il nous a permis de penser la différence entre deux modes d’habiter la Terre, les sédentaires de l’Histoire universelle du Capital contre les nomades des machines de guerre, comment penser leurs conflits effectifs, comment penser la division politique (Aspe, 2018 ; Atzei, 2019 ; Balaud et Chopot, 2021) ?

 

En somme ce livre est enthousiasmant : il parvient à restituer la construction dynamique de la relation de Deleuze à Hegel et il ouvre une série de questions brûlantes, internes à la philosophie mais aussi à son interface avec la politique. Si tous ces points ne sont pas également traités, la part belle étant donnée à l’histoire de la philosophie, il nous enjoint à nous défaire de l’anti-hégélianisme généralisé (Vuillerod, 2022), à trouver de nouvelles interprétations, par exemple environnementales, de Hegel (Vuillerod, 2021), à préciser exactement ce qui fait problème chez Hegel. Essayons donc : ce qui, dans une perspective révolutionnaire, pose problème chez Hegel et que Deleuze est parvenu à désactiver, c’est l’alliage du motif du fondement avec la téléologie. Deleuze aurait délié ces deux éléments, en reprenant la téléologie à son compte depuis une philosophie anarchique. Sans fondement, la téléologie devient contingente, ouverte à l’événement. Le problème, pour nous, devient de rendre l’histoire abordable aussi depuis une logique anarchique. Que nous trouvions des prises non pas simplement pour faire effraction dans le cours ordinaire des choses, mais pour altérer définitivement ce cours ordinaire, pour que quelque chose n’arrive pas simplement dans l’histoire, même si c’est à partir du Dehors, mais que quelque chose arrive à l’histoire, à la texture même de nos formes de vie collectives. Ce qu’il nous faudrait travailler, entre Hegel, Deleuze et bien d’autres, c’est la relation entre ontologie, politique et histoire.

Bibliographie

ASPE, Bernard, Les fibres du temps, Caen, NOUS, 2018.

ATZEI, Patrizia, Nous sommes embarqués. La politique, le pari, Caen, NOUS, 2019.

BALAUD Léna et CHOPOT Antoine, Nous ne sommes pas seuls. Politique des soulèvements terrestres, Paris, Seuil, 2021.

COHEN-HALIMI, Michèle, L’action à distance. Essai sur le jeune Nietzsche politique, Caen, NOUS, 2021.

DELEUZE, Gilles, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 1962.

  • Différence et répétition, Paris, PUF, 1968.
  • & Félix GUATTARI, L’anti-œdipe. Capitalisme et schizophrénie 1, Paris, Minuit, 1972.
  • & Félix GUATTARI, Mille Plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Minuit, 1980.
  • L’image-mouvement. Cinéma 1, Paris, Minuit, 1983.
  • & Félix GUATTARI, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1992.
  • « L’épuisé », dans Quad et autres pièces pour la télévision, de Samuel Beckett, Paris, Minuit, 1992.
  • L’île déserte et autres textes. Textes et entretiens (1953-1974), édité par David Lapoujade, Paris, Minuit, 2002.

HYPPOLITE, Jean, Logique et existence, Paris, PUF, 1952.

KRTOLICA, Igor, Le système philosophique de Gilles Deleuze (1953-1970), thèse pour le doctorat de philosophie effectuée sous la direction de Pierre-François Moreau, Lyon, 2013.

SIBERTIN-BLANC, Guillaume, Politique et État chez Deleuze et Guattari, Paris, PUF, 2013.

VUILLEROD, Jean-Baptiste, « Hegel. L’histoire du monde et la conquête des mers », Archives de Philosophie, Tome 84, no 2, 2021, p. 153‑169.

  • La naissance de l’anti-hégélianisme : Louis Althusser et Michel Foucault, lecteurs de Hegel, Lyon, ENS Éditions (coll. « La croisée des chemins »), 2022.

[1] Cette recension a été nourrie de discussions avec Bernard Aspe, Elise Gonthier-Gignac et Maxime Gaborit. Qu’iels en soient remercié·es.

[2] La seule variation touche au rapport entre l’Idée et l’abstrait. Ainsi l’abstrait qualifie parfois un modèle figé. D’autres fois, Deleuze souligne que de tels modèles sont figés parce qu’ils sont insuffisamment abstraits (1992, p.146).

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