Interdisciplinaritéune

La philosophie pour enfants

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La philosophie pour enfants :

une pratique innovante au centre d’une collaboration pluridisciplinaire

entre philosophes, pédagogues et psychanalystes.

Johanna HAWKEN Doctorante en Philosophies Contemporaines Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

La Philosophie pour enfants est une pratique nouvelle contemporaine, et elle a tout de suite été pensée comme pratique : elle a surgie comme méthode, avec des ouvrages destinés à tous et à tous les acteurs voulant s’approprier la pratique.  Il s’agissait de sortir la philosophie de la classe de Terminale et de l’Université, pour l’intégrer dans l’école et dans la société.  Il s’agit donc de s’adresser à un nouveau public. La philosophie est déstabilisée parce qu’elle perd son cadre : elle perd son cadre, son public, son lieu, son personnel – parce  que ce ne seront plus les professeurs de lycée ni les enseignants-chercheurs, ce seront d’autres personnes qui interviendront : les animateurs, les professeurs des écoles, les philosophes. Un cadre qui s’effondre, et l’idée est que la philosophie est une discipline qui appartient désormais à tous.   Non seulement la philosophie appartient à tous, mais en plus l’enseignement de la philosophie appartient à tous.

Dans ce cadre, il s’agit donc d’examiner en quoi la philosophie pour enfants peut être considérée comme une pratique innovante, au centre d’une collaboration pluridisciplinaire entre philosophes, psychanalystes et pédagogues.  Pour cela, nous nous servirons d’un éclairage théorique grâce aux divers ouvrages, notamment en pédagogie de philosophie pour enfants.  Et aussi un éclairage pratique : parce que nous nous appuierons sur une recherche de doctorat appliqué : c’est-à-dire que nous serons nourrie par un terrain d’expérimentation dans une commune de Seine Saint Denis, Romainville (93230),  où sont mises en place de nombreuses pratiques philosophiques.

I.  Historique de la philosophie pour enfants : un développement informel où les acteurs de multiples disciplines se rencontrent.

 

Pour commencer, il y a eu un développement informel, historiquement, au cours des quarante dernières années.  Ce développement informel montre bien qu’en fait au niveau théorique il est extrêmement difficile d’identifier cette discipline.

 

 1.  Historique du mouvement : ouvert par les philosophes, grandi par les non-philosophes.

La philosophie pour enfants est née aux Etats-Unis dans les années 70, autour de deux chercheurs Matthew Lipman[1] et Margaret Sharp.  Ce sont deux professeurs en philosophie à l’Université de Montclair, dans le New Jersey : ils ont écrit sept romans qui constituent un cursus pour les élèves de 4 à 18 ans[2].  Ces romans mettent en scène des enfants qui philosophent, donc tout de suite une pratique est présentée.  Ce ne sont pas des romans pour philosopher, ce sont des ouvrages qui montrent des enfants philosophant. Ces écrits sont faits sur mesure, ils sont là pour faire surgir les grandes questions philosophiques, morales, esthétiques, métaphysiques, logiques, politiques.  Et par conséquent, c’est une méthode très dirigiste pour démarrer avec un modèle théorique platonicien.  C’est-à-dire qu’il y a les Idées du Beau, du Vrai, du Juste, de l’Être, etc., qui sont présentes dans les romans et qui sont, d’après cette école, présents dans l’esprit des enfants.  Donc il s’agit de faire surgir ces notions et de faire surgir toutes les pensées des enfants sur ces notions.  Bien entendu, on pense à la maïeutique de Socrate, donc il y a tout de même une prééminence d’un maître de philosophie sur l’enfant.  Pour l’anecdote : le roman phare initiateur de cette pratique est La Découverte de Harry Stottlemeier : le nom d’Aristote se cache dans ce titre.

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Ce qui est intéressant c’est qu’à partir du moment où ces deux chercheurs ont créé ces romans, c’est comme si une brèche a été ouverte, et tous les acteurs de l’éducation se sont réappropriés la discipline.  On peut noter que ce ne sont pas en majorité les philosophes qui ont relayé le mouvement, mais plutôt les chercheurs en science de l’éducation, les psychanalystes.  La pratique s’est diffusée en Allemagne, en Argentine, en Australie, mais de manière très importante, au Canada et en France, et c’est plutôt sur ces lieux que nous porterons le regard.  Plus précisément dans ces deux pays, cette innovation a été récupérée par les chercheurs en science de l’éducation : autour de Michel Sasseville[3] à l’Université Laval et autour de Michel Tozzi[4] à l’Université Montpellier 3.  Ces deux chercheurs et ces deux sortes d’écoles, eux par contre, prônent une méthode non-dirigiste.  C’est-à-dire que, étant pédagogues, ils se sont dits de ne pas être dirigistes, c’est l’occasion pour l’enseignant d’apporter une sorte de liberté et une mise en valeur de sa pensée et de sa parole.  De plus, ils mettent l’accent, un accent très fort, sur l’idée de discussion à visée philosophique et de dialogue entre les enfants.

Un besoin sociétal de philosophie ?

Par rapport à ce rapide historique, ce qu’on peut noter, c’est qu’il correspond à une entrée de la philosophie dans de nombreux domaines.  On peut se demander si c’est lié à un besoin sociétal de philosophie, en particulier si on pense au mouvement des café-philos depuis 1992[5].  On peut se demander aussi si c’est lié au mouvement des Universités Populaires, lancé à Caen par Michel Onfray[6], philosophe, en 2002.  Il y a un lien entre la réappropriation de la philosophie par tous et la réappropriation des savoirs par tous.  L’idée ce serait qu’en fait la philosophie, c’est un modèle pour que chacun puisse intervenir et sentir qu’il a un pouvoir pour acquérir une sorte de savoir.  Par exemple, sur le terrain de Romainville, il y a une Université Populaire qui a été créée, et elle ne comporte qu’un seul pôle, c’est le pôle Philosophie.  Le principe est simple : il y a un cycle de conférences chaque trimestre avec des experts qui viennent présenter un thème et il y a un ciné-débat au début du trimestre et un café-philo à la fin du trimestre.  Les activités philosophiques sont là comme sas d’entrée et sas de sortie de ces conférences, pour que les gens se sentent décomplexés et une fois qu’ils se sont appropriés le thème de la conférence au ciné-débat au début et qu’ils se la réapproprient à la fin, au milieu ils se sentent à l’aise pour affronter un expert qui va apporter une parole magistrale.

On peut noter en France le mouvement des Nouvelles Pratiques Philosophiques autour de l’association PhiloLab[7], qui ont lancé de nombreux chantiers : philoécole, philosoin, philotravail, philoformation, philoart.

En somme, on peut penser qu’il y  a un mouvement concordant entre l’entrée de la philosophie à l’école et l’entrée de la philosophie dans la société.

2 Les différents courants de philosophie pour enfants.

Plus précisément, il est intéressant de présenter les différents courants de philosophie pour enfants, grâce à la catégorisation proposée par Edwige Chirouter[8].  Cette classification est valable mais floue, car il est difficile d’identifier les différentes tendances.  Ce qui est certain, c’est qu’on peut voir que certaines disciplines se sont ouvertes à la philosophie, en créant par là une pratique nourrie par de multiples champs  disciplinaires.

Courant psychanalytique : Méthode AGSAS.

Tout d’abord, on peut parler de la réappropriation de la Philo pour Enfants par les psychanalystes, notamment par Jacques Lévine et son équipe, au centre de l’Association AGSAS[9], Association Groupe du Soutient Au Soutien, qui cherche à faire un travail sur la condition humaine.  La Méthode pour ce courant psychanalytique c’est d’apporter une réflexion sur la condition humaine.  L’idée c’est pour l’enfant de s’expérimenter comme sujet pensant, et comme sujet capable de s’interroger sur sa condition d’humain.  Au niveau de la méthode très concrète, c’est le seul courant où l’atelier se déroule uniquement avec les enfants : les enfants se mettent en cercle, l’adulte sort du cercle, ensuite il y a une question « C’est quoi X ou Y ? » et là les enfants passent un bâton de parole, tout seul, sans intervention de l’adulte, c’est à eux de répondre.  Cela dure 10 minutes, après 10 minutes on s’arrête, et après à chacun de continuer à réfléchir tout seul ou avec les autres.

Arrêtons-nous un instant sur le bâton de parole, qui est utilisé chez de nombreux animateurs d’ateliers-philo, AGSAS ou autres.  Il est remarquable que le bâton passe de main en main, et dans la main de chaque enfant, ce qui n’est pas du tout la même chose que lever la main, c’est-à-dire être volontaire.  Peu importe s’il parle ou pas, il y a un moment où il possède le pouvoir de la parole et la légitimité pour parler.  Pour certains, c’est vraiment une sorte d’arrêt, ils regardent le bâton comme une sorte de trésor et ils s’arrêtent ; ils regardent tout le monde qui le regarde.  Il y a une sensation de prise de pouvoir et de mise en valeur qui peut aller dans la direction d’un travail sur l’estime de soi.

Courant « éducation de la citoyenneté » : Méthode du Débat citoyen.

C’est un courant porté par Sylvain Connac[10] et Alain Delsol, qui sont des enseignants, qui ont vu dans la philosophie pour enfants une occasion de s’atteler au programme de primaire qui exige une éducation à la citoyenneté.  Ce sont des enseignants issus du mouvement Freinet et de l’Education Nouvelle.  Ce courant insiste sur l’aspect démocratique des échanges et sur les fonctions que peuvent exercer les enfants pendant la séance (président de séance, journaliste, secrétaire, « reformulateur », distributeur de la parole, etc.).  C’est vraiment la méthode du débat et l’objectif est de créer une ouverture à l’autre, un apprentissage de la tolérance, voire une lutte contre la violence. Il s’agit aussi d’exercer sa liberté d’expression, de la découvrir cette liberté d’expression, et de découvrir la nécessité de se positionner dans la société.  Dans ce cadre, l’atelier de philo est un moment où il faudra réfléchir à des problèmes de citoyen : que faire dans telle situation ? Que penser dans telle situation ? En bref, des situations concrètes du citoyen dans son environnement, dans la société.  Pour prendre un exemple, dans les trois Centres Sociaux, il y a des débat-philos pour les ados, et ceux-ci ont vraiment embrassé cette posture citoyenne : c’est-à-dire qu’ils singent un peu les débats très sérieux, ils s’assoient tout droit, et parlent beaucoup trop pompeusement d’ailleurs.  Cela semble être une preuve qu’ils ont senti cet enjeu de citoyen en puissance qu’ils sont.

Courant « philosophique » : Méthode de la Discussion.

En soi, le nom de ce courant est fascinant : nous avons un courant philosophique dans la philosophie pour enfants et nous avons donc en creux des courants non-philosophiques de la philosophie pour enfants.  C’est le courant le plus connu, porté par Matthew Lipman et Michel Tozzi entre autres.  Là, il s’agit d’insister sur les exigences intellectuelles : raisonner, argumenter, analyser, synthétiser.  Bref, les compétences rationnelles.  Michel Sasseville montre qu’il s’agit de développer ces compétences cognitives qui sont déjà présentes, qui sommeillent dans l’esprit des enfants : « les enfants sont capables de manifester des comportements cognitifs qu’on reconnaîtrait être traditionnellement ceux des philosophes : dégager les présupposés, envisager les implications, définir, donner des raisons, évaluer ces raisons, classifier, formuler des hypothèses, rechercher d’autres solutions, etc. (…) Leur esprit foisonne d’idées et si l’on prend soin de les écouter attentivement, on a devant nous des philosophes en puissance.  Les aider à passer à l’acte c’est leur fournir des moyens pédagogiques appropriés »[11].  Cet auteur montre à la fois la présence d’une sorte de compétence philosophique chez tous les enfants et il montre la nécessité d’une méthode pédagogique, d’où l’appel aux sciences de l’éducation.

3. Présentation du projet Philo pour Tous.

Dans la ville de Romainville, il s’agit d’expérimenter ces différentes méthodes pour essayer de voir les enjeux de ces méthodes et de pratiquer la philosophie dans les différentes structures de la ville et de s’associer avec les objectifs de ces équipes.

À l’Université populaire : comme cela a été indiqué ci-dessus, la philosophie sert de moyen de décompression où chacun s’approprie les idées et les concepts en jeu dans le cycle de conférences.

À l’école : cette idée du sens d’entrée par rapport à la leçon magistrale peut être reprise dans le cadre de l’école, c’est-à-dire que face à la transmission des savoirs que les enfants vont recevoir à l’école, les ateliers de philosophie serviraient de moyen pour l’enfant de se réapproprier ces savoirs.  De voir une sorte de lien entre ces savoirs et lui-même.  À l’école l’idée sera de résonner avec le programme.  En histoire, par exemple, ils étudient une guerre, on peut se demander « à quoi ça sert la violence ? ». De même, si les élèves étudient la Révolution Française, il pourra être utile de se demander : « qu’est-ce que la Liberté, l’Egalité, la Fraternité ? ».  En science, on parle de l’évolution, de la préhistoire, très bien mais d’où vient-t-on ?  Et là les enfants vont être libres d’exprimer leurs convictions religieuses, et voir peut-être que toutes les idées-là d’explication de l’origine des humains ne doivent pas forcément entrer en conflit.  Ils ont le droit de penser ça en plus des apports scientifiques qu’on essaie de leur apporter.

Dans les centres sociaux (espaces de proximité) : Ces structures proposent des débat-philos pour les adolescents de 12 à 15 ans, et des ateliers pour enfants volontaires.

Au sein du dispositif ACTE : travail sur l’estime de soi et démêlement de leur rapport à l’école.  Accueil des collégiens temporairement exclus : les collégiens sont pris en charge, pour revenir sur les raisons de leur exclusion et sur leur rapport au collège et à l’enseignement.  On appelle ça un atelier d’expression, et ce qui se passe c’est que : pendant un long temps ils expriment ce qu’il s’est passé, leurs bêtises, toutes les sanctions, et souvent c’est dans leur discours, il y a souvent une erreur de raisonnement.  Par exemple, un élève : je lui demande comme ça se passe en classe et il me répond : « je fais rire tout le monde et tout le monde rigole », et quelques minutes plus tard « ce n’est pas juste pourquoi je suis puni alors que d’autres gens font des blagues. » Et là il y a une erreur de raisonnement : « – tu as expliqué tout à l’heure que tu étais moteur ? – Oui. – Donc tu étais leader ? – Oui. – Donc est-ce que tu dois être plus sanctionné que les autres ? – Oui ».  En gros, l’idée c’est de laisser le jeune s’exprimer le plus possible pour ensuite raisonner sur son discours.

Au Cinéma le Trianon : les ciné-philos, l’idée est très simple : créer un moment de loisirs où le film montre des situations problématiques qui vont engendrer des questions philosophiques.  On a tous les mêmes objets d’étude, le même objet d’analyse : la situation montrée dans le film, du coup on arrive très bien à réfléchir tous ensemble.  C’est un moment familial où les parents voient leurs enfants philosopher et vice-versa, et en général cela montre un moment d’échange particulier.

Dans les Centres de loisirs Maternels : l’idée c’est de tester les limites de ces compétences cognitives, de ces compétences philosophiques.  Est-ce que les enfants de maternels sont réellement capables de philosopher ? Pour l’instant le seul apport qu’on ait vu est que cela créé un moment calme et un moment d’expression de soi.

Lors des Café-philos de la Maison des Retraités : l’idée est de faire un événement intergénérationnel, une rencontre entre retraités et enfants (une classe d’une école primaire) pour faire éprouver à tous en même temps et à chacun la validité de sa pensée.  Ce qu’on a remarqué c’est que la valeur de l’échange et la valeur du dialogue sont d’autant plus palpables dans ce grand écart générationnel.  Les enfants, dans le regard des retraités qui hallucinent, se rendent compte qu’ils sont capables et les retraités ont un niveau d’exigence extrême face aux enfants et vont aussi réaliser qu’ils en sont capables mais que ce n’est pas facile.

II.  La Collaboration des disciplines en philosophie pour enfants.

 1. La philosophie, utile pour la réappropriation et la classification des connaissances : quand les sciences de l’éducation font appel à la philosophie dans l’école.

La raison pour laquelle les sciences de l’éducation se sont attachées à cette pratique de la philosophie, en plus du développement des compétences cognitives, est la suivante : la philosophie semble utile pour la réappropriation et la classification des connaissances.  C’est un moment où a été exprimé le fait que l’école a besoin de philosophie.  Les sciences de l’éducation se sont penchées sur le problème du cadre, de la structuration à donner à la masse de connaissances que reçoivent les enfants.  Par exemple, Eric Hamraoui[12], dit que « la pensée n’est pas un acte de transformation de ce que nous observons en éléments de connaissance, mais aussi un acte de réappropriation intime de ce que nous ressentons ».  L’idée ce n’est pas seulement recevoir une idée en tant que connaissance, mais l’assimiler à cette connaissance.  Donc il y a une double digestion nécessaire par l’enfant.  Et du coup l’atelier-philo est là pour créer le cadre rationnel et intellectuel à tous ces savoirs, de créer en fait un lien entre les idées.  Hamraoui reprend en  fait une vieille idée de Locke, qui dit « nous sommes de l’espèce des ruminants, il ne nous suffit pas de nous bourrer d’une charge de choses ramassées, il nous faut les remâcher sans quoi elles ne donnent ni force ni nourriture. »  et pour une image plus chic que celle de la digestion : « Nos idées ne sont que des pièces détachées flottant pêle-mêle dans notre cerveau.  Tant qu’il n’y a pas un cadre et une structure, les idées flottent.  C’est par rapport à ce flottement que la pratique de la philosophie peut jouer un rôle pour fixer, arrimer les connaissances : en apprenant à synthétiser, analyser, distinguer, voir les rapports de cause à conséquence, ils vont peut-être réussir à classifier les différentes connaissances qu’ils reçoivent.  Au niveau contemporain on peut aussi reprendre l’analyse de François Galichet, qui nous dit que

 

 l’école, face à sa tâche d’instruction, en plus de sa tâche d’éducation, a un nouveau défi : il y a bien d’autres sources maintenant, les médias, internet, qui concurrencent l’école sur le terrain des savoirs.  La question maintenant est que le maître n’est plus possesseur du savoir et au contraire il y a une telle masse d’information disponible.  L’enjeu n’est plus de trouver le savoir, il est là, partout, accessible, ce qui est par contre à chercher, c’est la manière de le comprendre et de le saisir.  « L’instruction n’est ni de l’information ni de la communication, elle ne consiste pas dans l’accumulation des connaissances, mais dans leur structuration, dans la formation des cadres et des schèmes intellectuels qui permettent de les organiser. [13]

On peut dire que les différentes valeurs prônées par la méthode philosophique : clarté, rigueur, recherche de sens, les distinctions conceptuelles, constituent des outils utiles aux enfants et donc aux pédagogues et aux enseignants pour créer un nouveau lien entre l’école et l’enfant.

2. La Philosophie, utile pour prendre conscience.  

Au niveau de la psychanalyse, il est intéressant de commencer par un propos récent : Anne-Marie Duclos déclare qu’il y a une lacune en psychopédagogie sur la compréhension des émotions.  Comment l’enfant peut comprendre ses émotions.  « Les effets positifs de la philosophie pour enfants ainsi que des lacunes de recherche sur la compréhension des émotions des enfants ciblent un manque à combler.  Et ce manque à combler doit se faire par le langage, c’est-à-dire par les mots, et c’est là qu’intervient la philosophie. Les enfants ainsi que les adultes éprouvent une difficulté à nommer les émotions de base ressenties, et les confondent les unes avec les autres. »[14]  Il s’agit de passer de la confusion à la clarté grâce au travail philosophique, pour enrichir le vocabulaire pauvre et vague qui créé cette déstabilisation face à ses émotions.  « Il nous faut une approche alliant philosophie et affectivité, il nous faut traiter l’émotif et le cognitif conjointement. »  Il faut trouver les nouvelles méthodes pédagogiques pour créer ce lien.  Il nous faut trouver une méthode pour avoir l’insertion d’une étape rationnelle dans le processus émotionnel. » Cette étape serait la discussion philosophique.

Jacques Lévine, qui prône une réflexion sur la condition humaine, non seulement il cible un manque, et un besoin de philosophie, mais il en vient à voir la philosophie comme le sauveur, sans exagération.  Pour lui la philosophie va nous permettre de lutter contre les forces anti-civilisatrices, donc la philosophie devient salvatrice. Dans son ouvrage, il déclare « La philosophie savante commence à perdre le monopole de l’appellation contrôlée »[15].  Pour lui « la philosophie a deux vocations.  Premièrement, elle s’installe dans le sujet (l’enfant) sous la forme de la lutte anti-déviante.  Deuxièmement, dans la philosophie naturelle, apparaît un autre volet de l’attitude philosophique, et la deuxième vocation est la lutte anti-chaos, anti-morcellement de la pensée »[16].  On retrouve la question de l’ordre, mais d’une manière beaucoup plus intense.  On voit une nouvelle vocation de la philosophie chez les psychanalystes et pédagogues.

3. L’enfant, objet d’étude commun à tous ces acteurs.

On voit une nouvelle vocation de la philosophie chez les psychanalystes et pédagogues. Qu’est-ce qui rassemble tous ces acteurs, tous ces chercheurs et tous ces penseurs ? C’est l’enfant.  Au moment où la philosophie s’est mise en lien avec l’enfant, tous les acteurs autour de l’enfant se sont réveillés.  C’est l’objet d’étude commun à toutes ces personnes donc c’est parce que tous les regards sont tournés vers l’enfant, vers ses besoins pour assurer un bon développement, que les chercheurs et les praticiens se rencontrent autour d’une même question : en quoi la philosophie peut être utile à l’enfant ?  L’objectif n’est donc pas d’enseigner la philosophie : l’enseignement de la philosophie ne sera qu’un moyen vers une finalité autre, l’éducation de l’enfant.  Pour chacun de ces courants, il y a donc une définition de l’enfant avec une caractéristique saillante qui les distingue les uns des autres.  Pour le courant philosophique, c’est un être rationnel en puissance. Pour le courant psychanalytique c’est un humain civilisé.  Pour le courant citoyenneté, c’est un futur citoyen. Mais en tout cas ils sont tous d’accord pour dire que l’enfant est capable de philosopher par son rapport au monde : il s’étonne, il est naïf, il recherche du sens et il a les capacités cognitives pour faire tout cela.

III. La place de la philosophie dans le travail pluridisciplinaire.

 

Il faut terminer sur la question de la philosophie : est-ce qu’elle perd sa nature dans cette utilisation que de nombreuses personnes en font ?  La philosophie appartient aux praticiens éducateurs.  Quelle place pour la discipline philosophique dans la pluridisciplinarité ?  Est-ce qu’il faut garantir l’intégrité de la philosophie dans cette dépossession de la discipline par ses maîtres traditionnels ?  Y a –t-il une définition commune à toutes ces disciplines ?

1. La pensée réflexive.

Le premier critère à prendre en compte pour préserver la philosophie est lié au genre de pensée qui est pratiqué. En effet, tous ces acteurs disent que philosopher, c’est penser.  C’est ce qu’on dit tous aux enfants : c’est penser.   Mais il faut garder en tête la distinction entre pensée ordinaire et pensée réflexive.   C’est ce que Matthew Lipman, à l’orée du mouvement de philosophie pour enfants, a tout de suite posé comme principe, en reprenant la distinction de John Dewey.  « Il y a une distinction entre la pensée ordinaire et ce qu’on appelle la pensée réflexive, voulant désigner par là une manière de penser consciente de ses causes et de ses conséquences.  Connaître les causes de ses idées libère l’individu de la rigidité intellectuelle, pouvoir choisir entre plusieurs possibilités et pouvoir agir sur elle, est source de liberté intellectuelle.  En connaître les conséquences, c’est maîtriser leur sens. »  D’où la question par exemple du fait de laisser les enfants exprimer leurs pensées sans réagir.  Si les enfants ne réfléchissent pas sur leurs pensées, c’est-à-dire ne la mettent pas devant eux pour la regarder et l’analyser, est-ce que réellement ils philosophent ? Est-ce qu’il n’y a pas une intervention nécessaire, par l’adulte ou par les autres enfants, pour que ce ne soit pas seulement de la pensée ordinaire ? De même pour les café-philos, comment faire pour qu’un café-philo soit réellement une discussion philosophique et pas une conversation de comptoir ?  Effectivement, il y a un doute par rapport à l’expression de la pensée : est-ce qu’exprimer sa pensée, ça suffit pour être philosophe, ou est-ce qu’en plus d’exprimer sa pensée il faut faire un travail sur cette pensée ?

2. Le balancement paradoxal.

Un autre critère qu’il faut garder en tête, c’est la définition de la philosophie comme balancement paradoxal qui est décrit par François Galichet[17].  « Il y a philosophie dès que ce qui est dit sur les sujets abordés apparaît simultanément d’une part comme évident, familier, naturel, et d’autre part comme surprenant, nouveau, dérangeant.  Ces deux séries semblent contradictoires et pourtant dans le philosopher, ils sont indissociables. »  Ce balancement paradoxal nous garantit une sorte de distance, et un dédoublement.  On peut « éprouver une évidence et dans le même temps éprouver sa fragilité, son arbitraire radical, son incertitude originelle, croire quelque chose tout en reconnaissant qu’on ne sait pas ».  Donc si on philosophe avec des enfants, il faut toujours garder ce cadre-là : que les enfants ressentent bien à la fois que leur pensée est juste et a une valeur, et à la fois qu’ils ne peuvent pas s’installer dans le confort de cette pensée.

3. La rencontre des méthodes.

            Finalement, il ne faut pas perdre de vue ces critères définissant la philosophie, et baisser la garde.  Ainsi, beaucoup de gens croient philosopher par le simple fait qu’ils abordent des thèmes reconnus comme philosophiques : par exemple, il suffit de parler du bonheur pour philosopher.  Comme on vient de le dire, il faut travailler cette pensée grâce à la rationalité et au doute, il faut rester dans la pensée réfléchie et dans le balancement paradoxal.

            Même si l’on cherche à préserver les caractéristiques de la discipline philosophique, on peut se demander si la philosophie pour enfants doit vraiment s’identifier à la philosophie.  Est-ce qu’il s’agit de se demander ce qu’est la philosophie en tant que discipline, ou est-ce qu’il s’agit de se dire que la philosophie pour enfants est une nouvelle discipline ?   Peut-être qu’une nouvelle discipline émerge, qui est à la fois le produit des philosophes, des pédagogues et des psychanalystes.  Dans ce cas, ce serait autre chose, un autre genre en tout cas.  Sur le terrain, en France, c’est évident, car on a les différentes méthodes qui coexistent et qui sont portées par différentes personnes : la méthode philosophique, la méthode AGSAS, la méthode Lipman, la méthode Tozzi.  Comment concilier toutes ces méthodes ?  Est-ce qu’elles sont conciliables ?  Est-ce qu’il faut trouver une méthode commune ?  Il semble important de créer un réseau : ce serait grâce à l’échange de tous ces acteurs qu’on peut poser des critères communs à tous pour que chacun puisse ensuite exercer sa méthode sans menacer constamment la nature de la philosophie.

Cette mise en réseau est d’autant plus logique qu’il y a des points de rassemblement entre ces méthodes, notamment la place de l’expérience.  On pourrait se dire que le mouvement de philosophie pour enfants est un mouvement de philosophie empiriste.  C’est-à-dire que la référence est toujours l’expérience.  L’enfant est philosophe parce qu’il s’interroge sur son expérience et qu’il est capable de réfléchir dessus.  Chacun est capable de philosopher parce qu’il suffit d’être dans le monde et d’expérimenter ses problématiques pour être  philosophe.  On pourrait aussi réduire la philosophie pour enfants à une sorte de philosophie qui voue un culte à l’empirie.  Mais il y a une légitimation à cette place de l’expérience : c’est qu’il s’agit d’éduquer les enfants.  L’objectif est de donner aux enfants les outils pour qu’ils puissent comprendre leur expérience du monde et entrer dans le monde et se connecter à l’expérience.   Cela peut expliquer la place prépondérante donnée à l’expérience.


[1] Matthew LIPMAN, Thinking in education, Cambridge Press, 1977.

[2] Matthew LIPMAN, Harry Stotlemeier’s Discovery, Lisa, Sukie, Mark, Pixie, Kio and Gus, Elfie, Harry prime, Natasha, Nous, New Jersey, IAPC, 1977-1987.

[3] Michel SASSEVILLE, La pratique de la philosophie avec les enfants, Presse de l’Université Laval, 2009.

[4] Michel TOZZI, Apprendre à philosopher par la discussion, De Boeck, 2001.

[5] SAUTET, M., Un café pour Socrate, Robert Laffont, 1995.

[6] Voir www.upc.michelonfray.fr

[7] Voir www.philolabasso.ning.com.

[8] Edwige CHIROUTER, Lire, réfléchir et débattre à l’école élémentaire, Hachette Education, 2007, p.14.

[9] Voir www.agsas.free.fr/spip/

[10] Sylvain CONNAC, Apprendre avec les pédagogies coopératives, ESF Editeurs, 2009.

[11] SASSEVILLE, La pratique de la philosophie avec les enfants, Presse Universitaires de Laval, 2009, p. 151.

[12] HAMRAOUI, E., La philo sort de la bouche des enfants, Eyrolles, 2009, p.174. Je suis partisan d’un harmonisation de la forme de tes références : Prénom + NOM comme aux notes 8 ou 10, comme ici, bref pour la cohérence mieux vaut un seul format

[13] GALICHET, F., La Philosophie à l’école, Milan Editions, 2007, p.98.

[14] DUCLOS, A.-M., La philosophie pour enfants comme outils de compréhension des émotions, Presses Académiques Francophones, 2012, p.25-26.

[15] LEVINE, J., L’enfant philosophe, avenir de l’humanité,  ESF Editeurs, 2008, p.22-23.

[16] Ibid., p.

[17] François GALICHET, La Philosophie à l’école, Milan, 2007, p.32.

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