L'absurde au prisme de la littératureuneVaria

La poésie de Pierre Reverdy

Print Friendly, PDF & Email

Ivan Radeljković, Université de Sarajevo

Varia du dossier L’absurde au prisme de la littérature, les vignettes présentent, sous forme de brèves, quelques unes des œuvres emblématiques du mouvement littéraire de l’absurde.

On peut se demander si la poésie moderne, au début du XXe siècle, n’avait en quelque sorte pressenti la problématique philosophique de l’absurde, un des thèmes principaux de l’existentialisme quelques décennies plus tard. Pierre Reverdy (1889-1960) a pris part à la révolution esthétique des avant-gardes, particulièrement dans un de ses aspects majeurs, qui est la mise en cause de la logique et du discours rationnalisant positiviste. Dans sa poésie, l’absurde n’est pas thématisé en tant que tel, ce mot n’est guère employé, et cependant une problématique similaire y est omniprésente et rendue sensible, jusque dans les dispositifs  non-figuratifs de sa poésie spatiale et visuelle. Ce qui fait penser à l’absurde dans la poésie de Reverdy pourrait également être décrit comme le thème principal de la plupart de ses poèmes, à savoir le rapport du sujet au monde extérieur[1]. Ce rapport apparaît chez Reverdy le plus souvent sous la forme d’un élan constamment déçu et frustré pour atteindre « le monde », ce qui correspond à la formule célèbre de Camus selon laquelle l’absurde naît de cette « confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde[2] ». Même si Reverdy ne thématise pas l’absurde , il s’intéresse au rapport de l’homme au monde qui n’est plus garanti par aucune métaphysique de la réalité, et le silence du monde peuple ses poèmes.

© Amedeo Modigliani - Wikimedia Commons

© Amedeo Modigliani – Wikimedia Commons

Chez Reverdy, le poème met toujours en scène le sujet dans une situation, qu’il interroge par le regard, quelquefois par l’ouïe aussi. Le silence est à la fois explicitement nommé et rendu sensible par l’austérité et la désolation des images : « Dedans saute un cœur qui voudrait sortir/Aime le moment qui passe/A force ta mémoire est lasse/D’écouter des cadavres de bruits/Dans le silence/Rien ne vit » (« La jetée[3] »). Il est significatif par exemple, que dans le poème intitulé « Silence », celui-ci est rendu sensible par le son du train dans le noir de la nuit : « Quand le soir devient dur et tombe/Au loin/On entend le sifflet d’un train » (« Silence », p. 197). Ce silence n’est pas une simple absence du son, mais surtout un manque de sens. Selon Michel Collot, c’est « la confrontation avec l’Autre du langage, qui conduit le poète à réinventer la langue[4] ». Le silence se présente ainsi chez Reverdy comme ce qui reste insaisissable à l’emprise de la langue et de la raison, c’est-à-dire exactement le réel. C’est dans ce sens-là que Reverdy prônait, dans ses réflexions esthétiques extrêmement perspicaces et précises, un « lyrisme du réel » qu’il se proposait de « fixer[5] ». Le réel peut être lyrique, comme par exemple le « lyrisme ambiant[6] » du poème « Lundi rue Christine » d’Apollinaire[7], une espèce de collage des bribes de conversations ambiantes d’un bar, entassées sans aucun souci de logique ou de suite, voire avec une certaine volonté d’incohérence, qui deviendra la marque de la poésie des années 1910. La réalité n’est plus considérée par les poètes comme un objet immobile que l’on peut observer « ainsi qu’un objet sur la table » selon l’expression de Reverdy[8], l’on se trouve plutôt immergé dans une réalité mobile et temporelle, et toujours confronté au nouveau et à l’inconnu. Cette réalité mobile est le contraire exact d’une supposée idée réaliste et naturaliste de « réalité-objective », que Reverdy décrit métaphoriquement, dans son poème « La réalité immobile », comme « Une vieille photographie sans cadre » (p. 86-87). Toute sa génération rejette l’idée de la mimèsis comme imitation, c’est-à-dire comme décalque d’un réel fixe. Observer le réel devient pour eux paradoxalement une tentative impossible de saisir l’insaisissable : « Tout ce qu’on voit/Tout ce qu’on croit/C’est ce qui part/Là ou ailleurs sans qu’on le sache » (« Pointe », p. 190). Cependant, cette impossibilité de trouver un sens univoque au « monde extérieur », qui peut frustrer un philosophe, enchante le poète, soucieux d’exprimer le mystère familier de la vie[9], que l’on retrouve parfois si bien captivé dans les tableaux de la première période de la « peinture métaphysique » de Giorgio de Chirico (1912-1914). Ce mystère, comme d’ailleurs chez Chirico, n’est pas dénué d’angoisse. Celle-ci se manifeste chez Reverdy comme solitude, isolation, impossibilité d’agir et de prendre part aux évènements, et parfois en effet comme incompréhension de la situation : « Tu restes là/Tu regardes ce qui s’en va/Quelqu’un chante et tu ne comprends pas » (« La jetée », p. 196). Ce caractère indéchiffrable de la réalité apparaît dans le poème « Cadran » comme un mot illisible (« Sur la lune/S’inscrit/Un mot » p. 172), c’est-à-dire informulable dans le langage humain, et qui marque cependant le temps, insaisissable lui aussi.

Le « silence déraisonnable du monde » torture et en même temps fascine Reverdy, qui cherchera la réponse dans la religion, comme son ami Max Jacob et d’autres poètes modernes des années 1920 tels que T.S. Eliot ou encore Giuseppe Ungaretti. Cependant, la seule réponse à cette Altérité irréductible du monde sera pour lui dans la poésie, dans une réinvention constante du langage en tant que « parole parlante », selon l’expression de Merleau-Ponty, celle où « l’intention significative se trouve à l’état naissant[10] », et que l’on trouve chez « tous ceux qui transforment en parole un certain silence[11] ». Cette espèce d’éthique de la création et de la découverte du nouveau se trouvera cependant impuissante pour répondre aux grands défis de l’histoire, et Reverdy sera réduit pendant l’Occupation au silence, c’est-à-dire à la non-publication, sans autre forme de révolte. Néanmoins il reste l’un des maîtres de la poésie moderne, notamment par sa définition remarquable de l’image poétique qui a influencé André Breton dans Le Manifeste du surréalisme, mais aussi par son intransigeante volonté d’expression du mystère de l’existence, jusque dans ses aspects les plus « ordinaires » en apparence et les plus quotidiens. On peut dire que l’épuration extrême de son style et l’apparente sécheresse de sa prosodie rendent sensible une « expérience nue » de l’existence, exprimant son regard vif et l’intensité d’une rencontre du réel.

Bibliographie

Guillaume Apollinaire, « Simultanisme-librettisme », Les Soirées de Paris, no 25, juin 1914, in Œuvres en prose complètes II, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1991.
Albert Camus, Essais, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1965.
Michel Collot, « L’Autre dans le même », in Poésie et altérite, actes du colloque, textes recueillis et présentés par M. Collot et J.-C. Mathieu, Paris, Presses de l’École normale supérieure, 1990.
Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, « Tel », 1945.

Pierre Reverdy, Œuvres complètes I  et II, éd. par E.-A. Hubert, Paris, Flammarion, 2010.
Pierre Reverdy, Plupart du temps, Paris, Poésie/Gallimard, 1945 et 2004.

 


[1] Voir le court essai de Pierre Reverdy, « Poésie », in Œuvres complètes I, éd. par E.-A. Hubert, Paris, Flammarion, 2010, p. 593.

[2] Albert Camus, Essais, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1965,  p.117-118.

[3] Pierre Reverdy, Plupart du temps, Paris, Poésie/Gallimard, 1945 et 2004, p. 196. Toutes citations des poèmes de Reverdy se réfèrent à cette édition.

[4] Michel Collot, « L’Autre dans le même », in Poésie et altérite, actes du colloque, textes recueillis et présentés par M. Collot et J.-C. Mathieu, Paris, Presses de l’École normale supérieure, 1990, p. 26.

[5] Pierre Reverdy, Le Gant du crin, in Œuvres complètes II, éd. par E.-A. Hubert, Paris, Flammarion, 2010, p. 546.

[6] Guillaume Apollinaire, « Simultanisme-librettisme », Les Soirées de Paris, no 25, juin 1914, in Œuvres en prose complètes II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1991, p. 974-979.

[7] Poème de 1914, publié aussi dans Calligrammes en 1918.

[8] Pierre Reverdy, Œuvres complètes II, op. cit., p. 879.

[9] Sur ce point, voir Pierre Reverdy, Autres écrits sur l’art et la poésie, in Œuvres complètes I, op. cit., p. 596.

[10] Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, « Tel », 1945, p. 229.

[11] Ibid., p. 214.

 

Comments are closed.

Next Article:

0 %