L'absurde au prisme de la littératureuneVaria

L’expérience conceptuelle de l’absurde dans The Music of Chance de Paul Auster

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Quand la quête mémorielle devient l’essence de l’irrationnel absurde

Mehdi Kochbati, chercheur au CREA, Université Paris Ouest Nanterre La Défense.

Résumé : The Music of Chance comprend des traits caractéristiques de la philosophie de l’absurde, visibles notamment à travers les références à « l’échec beckettien du sens ». Les déambulations irrationnelles et destructrices des deux personnages en quête de liberté dans le territoire américain relèvent d’une existence arbitraire et d’une quête absurde de sens. Dans ce roman, ce n’est pas la réactivation du mythe américain de la grand-route et de la liberté qui permet aux personnages de tracer leur parcours existentiel et mémoriel mais les ruminations de leur expérience d’un confinement déraisonnable dans une roulotte, où ils se transforment en forçats pour reproduire inlassablement, comme Sisyphe, les mêmes gestes lors de l’édification d’un mur. La quête identitaire dépend ici des tergiversations géographiques aléatoires du sujet. Le changement d’identité inhérent au nomadisme en engendre une pluralité d’autres et produit ainsi une identité fragmentée, fragile, multiple et ambivalente. Le caractère changeant de l’univers austérien incite donc le sujet à endosser des identités fluctuantes qui peuvent coexister ou se succéder, comme pour mieux résister au chaos.

Abstract: The Music of Chance includes characteristic features of the philosophy of the absurd, which are particularly visible through references to “Beckett’s aesthetics of the failure of meaning”. The irrational and destructive wanderings of both characters in search of freedom in the American territory fall within an arbitrary existence and an absurd quest for meaning. In this novel, it is not the revival of American myths of the Open road and Freedom that allow characters to map out their existential and memorial journey but the ruminations of their experience of an unreasonable containment in a trailer, where they turn into convicts to reproduce endlessly, like Sisyphus, the same gestures during the construction of a wall. The quest for identity depends here of the self’s random geographic dithering. The identity change inherent to nomadism generates a plurality of other ones and thus produces a fragmented, fragile, multiple and ambivalent identity. The changing nature of the Auster’s universe urges therefore the self to endorse fluctuating identities that can coexist or alternate, as if to better resist the chaos.

L’écriture austérienne s’inscrit à la fois dans le prolongement de la littérature américaine et de la littérature européenne par son engouement pour l’outre-Atlantique. L’inscription en marge du discours de ses prédécesseurs lui permet d’assurer sa pérennité et son appartenance à une histoire littéraire collective. Dans The Music of Chance, la construction « intertextuelle[1] » forme un montage littéraire avec des emprunts incessamment renouvelés à d’autres œuvres. L’écriture se construit ici autour d’une large « mosaïque textuelle[2] » réunissant un ensemble de genres et de sous-genres dans un même ouvrage. Bien qu’elle emprunte les structures du roman d’aventure et de la grand-route américaine, dans The Music of Chance, ce sont précisément les traits caractéristiques de la philosophie de l’absurde ainsi que l’économie narrative du roman comme stratégie d’écriture « trompeuse » qui informent de manière significative les pratiques intertextuelles employées dans l’œuvre. Cette stratégie littéraire, employée de manière détournée, ouvre de multiples possibilités de lectures. Elle transcende les limites du texte pour chercher dans son environnement des indications génériques permettant d’atteindre un autre horizon de lectures polysémiques. Connaisseur de la poésie française du XXe siècle et traducteur de Sartre, Mallarmé, Du Bouchet et Dupin, Paul Auster révèle dans The Music of Chance une vision condensée de sa propre poétique textuelle dans la mesure où son œuvre s’inspire de l’irrationnel absurde européen[3] :

[…] Apparentée […] à l’existentialisme, la philosophie de l’absurde constitue la doctrine personnelle de Camus. [….] Écartant toute transcendance religieuse ou historique. […] [L]e sentiment de l’absurde est provoqué par le non-sens de la vie, lequel s’exprime dans l’automatisme de nos comportements quotidiens. […] Il nait aussi de la certitude de la mort. [….] Placé au cœur d’un univers opaque et hostile qui lui échappe, l’homme éprouve, comme chez Sartre, la contingence de sa présence au monde. […] [C]e n’est pas le monde par lui-même qui est absurde, mais la confrontation de son caractère irrationnel. […] Comme Sisyphe condamné à pousser éternellement son rocher, l’homme est voué à subir un enchainement automatique d’expériences absurdes. Paradoxalement ce n’est que par la prise de conscience de cette situation qu’il se libère, car, délivré de toute illusion, il peut alors trouver le bonheur dans la jouissance de l’instant présent[4].

© Gabe - flickr

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Il est important de mentionner ici que Paul Auster a écrit une pièce de théâtre intitulée Laurel and Hardy Go to Heaven[5] qui tourne autour de la construction inexplicable d’un mur par une paire de protagonistes tragi-comiques surnommés Laurel et Hardy. Cette pièce est la source d’inspiration de The Music of Chance. L’épisode de la construction du mur dans le roman a été initialement développé sous une forme dramatique qui partage également certains traits avec la pièce de Samuel Beckett En attendant Godot (Waiting for Godot), comme la punition et l’absurdité de la condition humaine[6]. De manière similaire, dans The Music of Chance, le sujet met en échec toute tentative d’atteindre à une signification de son existence. Le chemin chaotique qu’il mène dans un univers hostile témoigne de cette quête absurde de sens. Toute signification se déconstruit aussitôt qu’elle s’accomplit, mais le texte tire du désordre un « ordre caché », qui prend en considération la prédominance du chaos, à l’instar du célèbre dicton de Samuel Beckett « To fail better »[7], qui deviendra l’archétype de l’écriture dans The Music of Chance.

L’irrationnel absurde entre lieux de mémoire et errance géographique arbitraire

Dans The Music of Chance, l’errance arbitraire à travers le territoire américain devient le paradigme commun du destin du héros quiréalise son parcours existentiel à travers les paysages scéniques de l’Ouest et de la grand-route, révélant le passé familial de l’écrivain placé entre exil et pérégrinations géographiques[8]. Dans ce roman, le destin changeant de Jim Nashe fluctue entre un état de mouvement permanent, symptôme de nomadisme, et l’immobilité dans un univers clos et confiné. Toutefois, l’appropriation de la tradition littéraire du voyage inscrit également le roman dans le prolongement de celle-ci :

In our age, the gap between observation and scholarly discovery on the one hand and fiction and literary tradition on the other seems greater than ever before. Both observation and discovery are connected with originality and reality, with truth and sparkling results; fiction and literary tradition rather with fancy, with imagination and the world of books and the mind. (p. 14). […] Fiction, literary tradition, observation and scholarly discovery are useful categories with which to assess any travel writing[9].

Le passage de l’espace confiné de la chambre à celui ouvert du désert dans le cas de The Music of Chance inaugure d’autres modèles de discours, d’espaces utopiques et de non-lieu. La typologie de l’aventure dans l’immensité désertique de l’Ouest s’accompagne d’une obsession accrue pour la quête déraisonnable de la trace du passé générationnel, des origines, de la transmission et des lieux de mémoire. Gaston Bachelard définit ce dernier concept, ou plus précisément celui de « topophilie »[10], comme le produit de l’association des images avec la mémoire des espaces investis par la pensée de l’homme. Selon lui, ce lieu n’est pas un moyen de faire revivre le passé mais relève plutôt d’un espace sur lequel le souvenir se fixe et s’associe à un système d’images qui forment un parcours. Celui-ci peut revêtir la forme d’un itinéraire particulier et d’un rituel initiatique ou didactique qui fait appel à la réminiscence. En effet, The Music of Chance, réactive le mythe américain de la grand-route, « the Open Road » omniprésent chez les auteurs nord-américains (Jack Kerouac[11] et Don DeLillo) pour lesquels d’autres villes comme Los Angeles ou la Californie ressuscitent un rêve américain révolu :

The trope of dropping out and taking to the open road is a further point of continuity […] in the Beat generation. Since a literary model of aimless, bohemian wanderings already exists […] fantasies of escape, mocking the naive belief that Kerouac held a secret alternative to the bruising, dull realities of everyday life[12].

L’instabilité géographique du sujet austérien finit par le laisser s’engloutir par une ombre ou par une lumière aveuglante, que ce soit dans l’espace du désert, de la chambre ou de la ville. Toutefois, le vagabondage irrational de Nashe et Pozzi contribue à la construction de leur parcours existentiel en réactivant par là même le mythe de la liberté : “Little by little, he had fallen in love with this new life of freedom and irresponsibility, and once that happened, there were no longer any reasons to stop (MC. 11)”. L’écriture de Nashe s’imprègne de sa flânerie, alors qu’il parcourait le territoire américain. L’introduction de la symbolique du désert au sein même de la ville réactive également les mythes fondateurs de l’Amérique[13]. Il importe de rappeler que c’est autour de New-York que la trajectoire intérieure du sujet se dessine d’une manière contingente. Très souvent confiné dans les méandres de cette métropole, il accomplit néanmoins un voyage déraisonnable comportant une dimension mythique et ayant pour toile de fond l’Amérique entière. En quête de la frontière, réelle ou métaphorique, celui-ci entame dans la plupart des cas son parcours identitaire dans l’immensité des paysages désertiques de l’Ouest. Ses voyages à travers ce territoire dénudé lui permettent de procéder à une introspection minutieuse de sa subjectivité. Le péril de Nashe et Pozzi permet à la fois de brouiller les limites entre fiction et réalité et d’abolir la ligne de démarcation entre ville et désert. En outre, la réactivation du mythe de la frontière résonne avec celui du sujet nomade sur la grand-route. De la Californie à l’Utah, le sujet austérien fait revivre ce mythe ( en traversant des trajectoires infinies en quête de blancheur, de vide et de paysages désertiques. Toutefois, la réactivation de ce mythe n’est pas souvent source de liberté. Ce n’est en effet pas la liberté de la grand-route qui leur a permis de tracer leur identité mais les ruminations de leur expérience du confinement sans fondement. À l’instar de Sisyphe condamné à pousser éternellement son rocher, ils se transforment en forçats pour reproduire inlassablement les mêmes gestes lors de l’édification des murs d’un château avec les vestiges d’un autre. Ils s’acquittent ainsi de leur dette après la partie de Poker dévastatrice. Les anciens mythes de la liberté et de la frontière ne pouvaient se réactiver qu’au gré d’un mouvement d’« importation » de la conception européenne de l’absurde telle que définie significativement par Camus.

À son tour, la ville comme artefact conditionne le chemin existentiel du sujet et marque les premiers contours de sa quête absurde de sens. Dans le roman, l’espace urbain, point de croisement entre de multiples existences du sujet, est propice aux concours providentiels et aux expériences d’altérité. Bien que celle-ci soit dépeinte comme un environnement oppressant et engloutissant, elle sert de matrice à l’action mnémonique déclenchée par les tergiversations du personnage. De plus, elle représente un espace replié sur lui-même et se transforme peu à peu en un lieu de perte et de violent dépouillement. La description de la ville s’assimile au vide et relève d’un « non-lieu utopique[14] » : celle-ci est très souvent occultée par le récit quila décrit rarement. Les deux œuvres cinématographiques Smoke et Blue in the Face[15] de Paul Auster mettent en lumière ces cavalcades injustifiées etinscrivent la quête identitaire du personnage dans ses périples immotivés à travers la ville, renvoyant à des significations symboliques que suscitent et autorisent ces péripéties. Hormis The Music of Chance, l’œuvre filmique de Paul Auster reflète ce mouvement caractérisé par un double registre « d’ascension et de descente[16] » dans le vide du paysage urbain. En effet, Smoke transcrit les fluctuations des protagonistes qui se perdent dans la métropole américaine dans un espace qui se limite au bureau de tabac d’Auggey Wren de Brooklyn. De manière analogue, Brooklyn Boogie est un hymne à l’espace urbain moderne new-yorkais rappelant celui du labyrinthe.

Quête de l’absurde entre géographie labyrinthique et cartographie circulaire

Le labyrinthe est un chemin sinueux, plein de branchements et de fausses pistes destinés à perdre ou à ralentir celui qui cherche à s’y déplacer. Le plus célèbre labyrinthe est celui de Crète qui renvoie dans la mythologie grecque à une série complexe de galeries construites par Dédale sur l’ordre du roi Minos pour enfermer le Minotaure[17]. Cette figure[18] apparaît en particulier chez Jorge Luis Borges qui la valorise en faisant d’elle le symbole de la perplexité des hommes devant les mystères de l’existence. Dans L’Immortel[19], le labyrinthe représente un lieu de perte et un environnement hostile au sujet. Borges assimile cet espace à celui du désert, dépourvu de marques spatiales. La trajectoire de la ville-labyrinthe est faite de cercles concentriques et impose la répétition cyclique du même parcours. La perte des repères, inséparable d’une profonde solitude, est totale et ramène constamment le sujet au point d’origine. Le dédale est le modèle essentiel du sujet austérien pris au piège de ses propres limites. Ne pouvant se fier ni au regard ni aux perceptions, aucun échappatoire ne s’offre à lui. Prisonnier du nomadisme perpétuel, il ne peut qu’entamer un itinéraire cognitif pour espérer s’en arracher, mais celui-ci est sans fin. L’espace labyrinthique dans The Music of Chance représente une forme de confinement pour les deux personnages dans le camp de travaux forcés. Au cours de l’épisode où ils doivent se rendre le soir chez les deux milliardaires, ils suivent les indications dictées par Flower. Celles-ci décrivent un chemin sinueux composé de chemins et virages tortueux. De plus, la situation météorologique du brouillard qui obstrue la vision annonce d’ores et déjà leur chute imminente. Le champ sémantique met lui-même l’accent sur le registre de la confusion et de l’hostilité, ce qui renforce la dimension dédaléenne du périple :

“the route became less certain, […] they had to make a number of complicated turns to get there, and they wound up crawling along the narrow, twisting roads, […] they were traveling through a maze[20].”

D’autres obstacles naturels viennent rendre encore plus difficiles ce périple lors duquel une tempête terrifiante arrache les branches d’arbres, bloquant leur chemin : “they had to climb out of the car to remove fallen branches that were blocking their way. (MC. 64)”. La propriété est également semée d’obstacles naturels qui rendent compte du piège dans lequel ils sont (in)volontairement tombés. À l’instar de la ville-labyrinthe dans City of Glass de Paul Auster qui fait disparaitre Quinn, le domaine avale les deux hommes. De plus, l’incarcération des deux forçats (Nashe et Pozzi) les pousse à entamer un parcours initiatique afin de reconstruire leur identité. Leur confinement reflète leur enfermement intérieur avant la soirée de Poker. Ils ne réussissent jamais à atteindre la maison de Flower et Stone qui semble mystérieusement s’évaporer. Dans ce lieu, une dimension surnaturelle et symbolique surgit : il est la fin d’« un voyage en enfer[21] », comme le montrent les murs barricadés, les portes cloisonnées et les gardiens surveillant chaque geste des prisonniers. Non seulement The Music of Chance intègre le mythe du vagabondage dans l’immensité du territoire américain, mais il insère également certains traits caractéristiques d’une logique de dépossession et un rapport de filiation par substitution.

Expérience conceptuelle de l’absurde et logique de dépossession filiale

Hormis les longues méditations sur la nature du hasard et de la contingence qui associent étroitement The Music of Chance et The Book of Memory, deuxième volume de The Invention of Solitude de Paul Auster, la connexion entre les œuvres est assurée à travers la figure centrale du père absent. Celui-ci ne lègue qu’un héritage matériel qui est pourtant source de « liberté » factice aux deux narrateurs (A. et Nashe). Leurs quêtes absurdes de sens comblent leur carence émotionnelle. Le premier élabore une écriture aléatoire par la quête du passé familial enfoui dans la chambre monacale de Varick Street ; le deuxième fait de même par le biais des errements géographiques. En effet, la relation filiale a un poids important dans l’existence du sujet austérien. La souffrance psychique du fils séparé de son père affecte son identité adulte : il est difficilement capable de fonder un foyer, de respecter son engagement parental. De plus, le contexte des consanguinités est souvent marqué par une séparation douloureuse avec un enfant. Dans The Music of Chance, Nashe abandonne sa petite fille de deux ans à sa sœur pour mener ses divagations[22]. La quête filiale fait apparaître un sujet morcelé et confronté à une enfance marquée par des souvenirs traumatiques (liée à l’absence du père). Elle se déroule également dans un univers onirique et parfois cauchemardesque peuplé par des personnages à la recherche de leurs origines. Dans le roman, les motifs récurrents de l’héritage et de la chute engendrent des mutations régulières pour le sujet. Il est confronté à une dissipation progressive de celui-ci, jusqu’à la dépossession de toute matérialité. Par une poétique du dépouillement, Jim Nashe etJack Pozzi échangent volontairement ce legs contre des cavalcades injustifiées. Les aventures de Nashe répondent à cette logique de la privation. Sa trajectoire l’amène à suivre un parcours suicidaire. De même, la chute de Pozzi s’accompagne par un désir d’annihilation profond qui se traduit par une séparation de toute succession. Cette expérience conceptuelle de l’absurde qui s’exerce dans le renoncement matériel s’assimile à une sorte de « fantaisie de l’artiste affamé[23] » (“starving artist’s fantasy”) permettant au sujet d’atteindre le « degré zéro de la subjectivité[24] ».

Toutefois, si l’invention irrationnelle des liens généalogiques est nécessaire pour la reconstruction de la  mémoire, ces attaches passent par la mise en place d’une formation substitutive. À ce titre, la reconstitution du passé dans The Music of Chance se réalise nécessairement via les figures abondantes de pères de substitution, symboles de refuge et de paix qui ont manqué au stade de l’enfance. Cette frustration émotionnelle confronte le sujet à une alternative : la perte dans les tergiversations ou l’invention des repères émotionnels à travers ces figures symboliques. Celles-ci naissent d’une manière contingente de la rencontre des expériences communes des différents protagonistes et produisent un élargissement de l’arbre généalogique. Ces adoptions mettent au jour des histoires familiales pour les sujets adultes (Nashe et Pozzi) qui doivent nécessairement passer par l’exploration de leur enfance, déclenchant un travail de réminiscence. Dans le roman, le rapport aux figures adoptives auxquels les personnages témoignent leur attachement est plus naturel que le rapport aux pères biologiques, qui reste complexe et emblématique. Contrairement aux géniteurs, ils prennent en charge leur éducation et leur servent de guide dans leur quête identitaire. L’invention de ces liens de parenté se tisse également via l’acceptation d’une culture et d’un processus conscient et volontaire d’appropriation d’un héritage immatériel. Nashe transmet à Pozzi tout un registre de littérature universelle collective. Il lui épargne une surcharge supplémentaire en multipliant ses efforts lors de l’édification du mur. La présence de ce dernier lui permet d’expier sa dette envers sa fille biologique. Néanmoins, le désir de transmission de Nashe a été amputé par la mort ambiguë du jeune garçon qui le prive de tout repère familial et social et l’incite à mettre fin à ses jours.

Conclusion

Paul Auster s’est nourri de la pensée des existentialistes qu’il rattache à la pensée postmoderne. À l’antipode d’un sujet unifié, nous avons affaire à des doubles gémellaires, donnant naissance à une infinité de relations possibles entre les personnages : liens de filiation, d’adoption et de substituts parentaux. The Music of Chance semble mettre l’accent sur la disparition du sujet (effacement de la diégèse[25], perte, mort), qui en rend possible la renaissance. Celle-ci donne un sens rédempteur au nihilisme : le personnage pousse à son paroxysme les limites de la faim et de la privation physique. Cette passion destructrice s’apparente à une annihilation et transforme le confinement dans le nomadisme en une sorte d’ascétisme et une expérience solipsiste sans transcendance. Toutefois, l’action mnémonique transcende l’existence du sujet pour faire ré-émerger les mythes fondateurs de l’Amérique : l’histoire de l’immigration et de la conquête de l’Ouest. La quête identitaire dépend des tergiversations géographiques aléatoires du sujet. Le changement d’identité inhérent au nomadisme géographique en engendre une pluralité d’autres et produit une identité fragmentée, fragile, multiple et ambivalente. Le caractère changeant de l’univers austérien incite donc le sujet à endosser des identités changeantes qui peuvent coexister ou se succéder, comme pour mieux résister au chaos. Ce périple commence pour certains personnages dans les rues de la ville de New-York. Pour d’autres, ce parcours se fait dans des cités fantomatiques, dans le désert de l’Ouest ou par le biais d’une longue marche qui se réitère à chaque fois vers la « terre promise[26] ».

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[1] « [Le texte] est une permutation de textes, une intertextualité : dans l’espace d’un texte plusieurs énoncés, pris à d’autres textes, se croisent et se neutralisent. » Julia Kristeva, Sémiotiké : Recherches pour une sémanalyse, Paris, Seuil, 1978, p. 113.

[2] L’analyse du discours littéraire fondé sur les textes des prédécesseurs a été élaborée par Roland Barthes qui reprend le dialogisme de Mikhaïl Bakhtine en lui donnant la forme d’une mosaïque : « Tout texte est un intertexte ; d’autres textes sont présents en lui, à des niveaux variables, sous des formes plus ou moins reconnaissables : les textes de la culture antérieure et ceux de la culture environnante ; tout texte est un tissu nouveau de citations révolues. […] L’intertexte est un champ général de formules anonymes, dont l’origine est rarement repérable, de citations inconscientes ou automatiques, données sans guillemets. » Roland Barthes, « Théorie du Texte », Encyclopaedia universalis, vol. 15, Paris, Albin Michel, 1973, p. 1015.

 

[3] Paul Auster a traduit quelques œuvres de Jean-Paul Sartre pour le New York Times Book Review et a participé à plusieurs projets de traductions de textes de philosophes et de poètes français. Voir Paul Auster, The Random House Book of Twentieth Century French Poetry, New York, Random House, 1982. Et “‘Camus and Sartre’ by Albert Memmi.”The New York Times Book Review 77, August 13, 1972, p. 6-22.

[4] Michel Pruner, Les théâtres de l’absurde, Daniel Bergez (éd.), Paris, Nathan, 2003, p. 2.

[5] Paul Auster, “Laurel and Hardy Go to Heaven”, Hand to Mouth: A chronicle of Early Failure, New York, Holt, 1997, p. 133-171.

[6]Laurel and Hardy Go to Heaven, […] Auster’s play is a two-hander, with the dialogue of two characters full of the kind of comedy and pathos, the trivial and the serious. […] Punishment is one significant theme, among others, that the two plays share […]. We do not know why the characters are building a wall in Laurel and Hardy Go to Heaven, but it appears that they are being forced to build it anew every day by unnamed persecutors.” Julie Campbell, “Samuel Beckett and Paul Auster, Fathers and Sons and the creativity of Misreading”, in Beckett at 100: Looking Back, Looking Forward, Oxford, Oxford University Press, 2007, p. 303-304.

[7] Samuel Beckett, Worstward Ho, London, John Calder, 1983, p. 7.

[8] L’histoire familiale de l’écrivain est marquée par l’exil et est profondément ancrée dans les bouleversements politiques de l’Europe de l’Est à la fin du XIXe siècle.

[9] Zweder Von Martels (ed.), Travel fact and travel fiction: studies on fiction, literary tradition, scholarly discovery, and observation in travel writing, Leiden and New York, Brill, 1994, p. 14.

[10] Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace, Paris, Puf, « Quadrige », 2004 [1961].

[11] Le genre d’écriture de The Music of Chance s’assimile par sa structure à On the Road de J. Kerouac. Celle-ci représente une œuvre à teneur autobiographique fondée sur les pérégrinations de l’écrivain lui-même et de ses compagnons à travers le territoire américain de la moitié du XXe siècle.

[12] Andrew Tate, Douglas Coupland, Manchester, Manchester University Press, 2008, p. 124.

[13] Notamment l’histoire de l’immigration et la conquête de l’Ouest.

[14] “Utopia is thus the neutral moment of a difference, the space outside of place; it is a gap impossible either to inscribe on a geographic map or to assign to history.” Louis Marin, Utopics: The Semiological Play of Textual Spaces, Trans. Robert A. Vollrath. Atlantic Highlands, Humanities  Press International, 1984, p. 57.

[15] Les deux films Smoke et Blue in the Face (1995) retitrés en français Brooklyn Boogie écrits par Paul Auster et coréalisé avec Wayne Wang, marquent les débuts de l’expérience cinématographique de l’écrivain américain.

[16] “In Smoke we see a series of human ups and downs, all related to Auggey Wren’s tobacco shop in Brooklyn. ”Nicolas Caleffi, Paul Auster’s Urban Nothingness, op. cit., p. 3.

[17] « […] Les trois types traditionnels du labyrinthe […]: celui de Thésée, à parcours unique avec, au centre, le Minotaure ; celui maniériste, de structure arborescente, à parcours multiples mais à sortie unique. » Chantal Foucrier et Daniel Mortier (eds.), L’Autre et le Même : Pratiques de réécritures, “Études de Littérature générale et comparée”,  Rouen, Publications de l’Université de Rouen, 2001, p. 163.

[18] La figure du labyrinthe apparaît dès Les Métamorphoses d’Ovide, ce long poème épique latin décrivant la naissance et l’histoire du monde gréco-romain. Cf. Ovide [Publius Ovidius Naso], Métamorphoses, Jean-Pierre Néraudau (ed.), Trad. Georges Lafaye, Paris, « Folio », Gallimard, 1992.

[19] «Un labyrinthe est une chose faite à dessein pour confondre les hommes ; son architecture, prodigue en symétries, est orientée à cette intention. » Jorge Luis Borges ,« L’immortel », L’Aleph, Paris, Gallimard, 1995, p. 23.

[20] Paul Auster, The Music of Chance, op. cit., p.64.

[21] “Walls, gates and their guardians, the watchful keepers who question every unfamiliar face –all function as inevitable symbols of the afterlife. The protagonists’ journey, then, is a journey straight into Hades.” Maria Moss, Demons at play in Paul Auster’s, The Music of Chance, op. cit., p. 699.

[22] La souffrance intérieure de Nashe demeure dans la perte de toute attache affective que sa fille lui témoigne. Se transformant en un étranger pour elle, celle-ci n’arrive plus à le reconnaître.

[23] Paul Auster, The Art of Hunger and Other Essays, op. cit., p. 289.

[24] “[…] the zero degree of the self.” Curtis White, The Auster Instance: A Ficto-Biography, op. cit., p. 26.

[25] La diégèse […] est bien un univers plutôt qu’un enchaînement d’actions (histoire) : la diégèse n’est donc pas l’histoire, mais l’univers où elle advient […]. Il ne faut donc pas, comme on le fait aujourd’hui trop souvent, substituer diégèse à histoire, même si, pour une raison évidente, l’adjectif diégétique s’impose peu à peu comme substitut d’un « historique » qui entrainerait une confusion encore plus onéreuse ». Gérard Genette, Nouveau discours du récit, Paris, Seuil, 1984, p. 13.

[26] Paul Auster, The Invention of Solitude, op. cit., p.32.

 

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