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La vie des autres (2)

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2. De la neutralité complice à la révélation émancipatoire : le revirement de Dreymann

La complaisance par la passivité

Dreymann, au début du film, est en opposition totale avec cet idéal. Il exerce en effet son talent, non pour le régime socialiste, mais nullement contre lui. Il le soutient ainsi passivement, adoptant une position de « loyauté » à son égard, pour reprendre une notion d’Albert O. Hirschmann[12]. Contrairement à d’autres artistes qui adoptent une position de protestation par la défection (exit), tels ceux qui ont fui vers l’ouest, et plus violemment, tel Jerska, qui oppose une résistance passive par le suicide, ou encore par la prise de parole (voice), plus dangereuse, tel Hauser le provocateur, Dreymann semble se complaire dans une attitude de neutralité par rapport au régime politique, qui sert sa renommée en même temps que celle-ci sert le régime, qui peut ainsi se parer des atours de l’honnêteté et de la tolérance, voire du soutien à la culture « rayonnante » de la RDA. Dreymann, lu, connu et reconnu également à l’ouest, est ainsi par sa passivité, plus servile que neutre, car il sert les intérêts du parti. En réalité, cette posture s’apparente plus à du dédain, à un désintérêt pour les choses « bassement » politiques, pour les choses « mondaines », en opposition aux choses de l’esprit. Il se montre certes relativement détaché des pressions de son environnement, il semble regarder ailleurs, évitant les perversions de son temps, en méprisant ses jugements – mais le soutien de cet environnement lui sert.

Il n’avait pas entendu la mise en garde de son ami Hauser le soir de son anniversaire : « Il faudra bien un jour que tu te décides à choisir ton camp, sinon tu n’es pas un homme ! » (« Irgendwann musst du Position beziehen, ansonsten bist du kein Mensch ! »), mise en garde qui rappelait curieusement celle de Schiller à l’encontre des artistes tentés d’épouser les contraintes de leur temps, afin de mener une existence plus stable, plus facile, en étant les « disciples », les « favoris » de leur époque. D’autant que la vraie beauté ne saurait s’épanouir dans un régime sans liberté : « Car, aux lieux où des esclaves sont à genoux, où commandent les despotes, où s’enfle la vaine et fausse grandeur, l’art ne peut produire la noble beauté[13]. » Il le peut d’autant moins, en l’occurrence, qu’on impose à Dreymann son metteur en scène : après avoir évincé Jerska, le Ministre Hempf le remplacera auprès de Dreymann par un membre de la Stasi, dont Dreymann lui-même se plaindra, ne l’estimant pas à la hauteur de la tâche, ne lui permettant pas de tirer le meilleur de ses pièces. On l’ignorera, bien sûr. Et il acceptera que l’on encadre ainsi son art, qu’on l’ampute.

Choisir son camp

Dreymann choisira son camp, mais il lui faudra pour cela subir le choc de la mort de son ami, pour entendre enfin ce message qui lui semble délivré par Jerska à travers la tombe, semblant tout entier contenu dans cette fameuse Sonate de l’homme bon : « Qui peut, après qu’il a entendu –je veux dire vraiment entendu cette musique, demeurer mauvais ? » Ce message s’adressait à Wiesler, mais également à lui-même, et à Christa-Maria, sa compagne. Cette musique s’était faite dévoilement pour lui, et le sens de son rôle d’artiste venait de lui apparaître : ne pas refuser la réalité, ne pas dédaigner le monde réel, ne pas rester aveugle à la vérité qu’il avait sous les yeux. Se détacher de son temps, mais pour mieux y revenir, pour accomplir son devoir d’artiste, en tant qu’artisan du progrès politique.

3. Dreymann, artisan du progrès politique.

Jerska, isolé, coupé du monde, avait livré son message à Dreymann à travers cette Sonate de l’homme bon. Dreymann, alors, comprendra qu’il fait fausse route, que jamais le régime de la RDA ne permettra à la véritable et noble beauté de s’épanouir, qu’il ne peut persévérer et s’enfoncer dans cette attitude de tolérance de cette dictature. Lutter contre le parti, ce n’est pas seulement venger Jerska, c’est également lutter pour que l’art reprenne ses droits, et qu’il puisse accomplir sa mission éducatrice, loin de la représentation des usines, des travailleurs, de la gloire socialiste. Dreymann avait toujours été libre de choisir, il le reconnaissait un peu tard. C’est la reconnaissance de ce devoir moral de l’artiste en vue de la liberté comme fin de l’homme, de l’humanité, qui poussera Dreymann à saisir la plume pour, enfin, dénoncer un régime d’oppression, intrinsèquement amoral. Par là, il mettra sa liberté « effective » en jeu, puisqu’il risquera l’arrestation, la torture, mais il réalisera par là sa « vraie » liberté, il deviendra enfin véritablement libre. « Je cherche des hommes qui regardent la mort en face […] ; qui tiennent plus à la liberté qu’à l’honneur et à la vie; dont le seul nom, bienvenu des pauvres et des opprimés, rende lâches les plus courageux, et fasse pâlir les tyrans[14], » disait Schiller par la bouche de Kosinsky dans les Brigands.

Dreymann, enfin, saura dépasser ses peurs, ses angoisses, se rendre à l’évidence que la liberté que lui laisse le régime politique est une fausse liberté, et qu’il ne pourra jamais réaliser son essence d’artiste, voire d’homme, dans un tel régime. Cette image est renforcée par le personnage de Christa Maria : elle a persisté dans ses rapports de collusion avec le pouvoir, elle n’a pas eu de courage, elle n’a pas saisi son devoir moral de résistance au nom de la liberté, elle a eu peur au nom de réalités « matérielles », craignant pour sa réputation, sa carrière, sa renommée. Elle n’a pas entendu l’injonction de Wiesler, lui disant de se respecter elle-même, de ne pas céder au Ministre Hempf, de rester fidèle à Dreymann et à elle-même, au nom de la responsabilité qu’elle porte, en tant qu’artiste, par rapport à son public: « Je suis votre public » (« Ich bin ihr Publikum » ), dira-t-il, ironique, car s’il fut son spectateur sur la scène, il est surtout le spectateur, ou plutôt l’auditeur, de sa vie. Il lui rappellera ainsi que l’artiste a un rôle à jouer (au sens propre comme au figuré) dans la production de cet état esthétique qui a permis à Wiesler de découvrir sa liberté morale. Le personnage de Christa-Maria qui finit par disparaître, d’ailleurs, étaie cette thèse : elle finit par se supprimer, comme si elle prenait conscience à la fin du film de son erreur, qui lui dicterait qu’elle ne mérite plus de vivre puisque ceux qui ont peur de la vérité, ceux qui trahissent l’art comme vecteur et manifestation de la liberté humaine, sont dans le faux et ne méritent que de « mourir », symboliquement ou physiquement. Au bord de la mort, elle avouera sa faiblesse, celle de n’avoir pas eu le courage de résister, alors qu’elle aussi, savait l’oppression et avait la liberté de choisir : « J’étais trop faible » (« Ich war zu schwach »), dira-t-elle, et, par une sorte d’ironie du sort, c’est à Wiesler qu’elle murmurera ce message, lui qui aura su, contre toute attente, découvrir la vérité et en prendre acte, accomplissant sa liberté morale. D’ailleurs, telle une moralité qu’on dirait tirée de La Fontaine, la mort de Christa-Maria répond en miroir à celle de Jerska : tous deux se suicident, mais l’un pour rester intègre, vrai, et comme conséquence de son attitude de résistance face au despotisme socialiste, et l’autre, symétriquement, lorsque le bien triomphe et que la morale, par l’intermédiaire du Beau, a eu raison de l’arbitraire politique auquel Christa-Maria avait participé.

Conclusion

« C’est en présence d’un objet beau seulement que l’homme éprouvera une intuition de son humanité totale, qu’il se sentira entièrement homme[15]. » Chez Florian Henckel von Donnersmarck, Dreymann et Wiesler réaliseront tous deux cette intuition après avoir écouté ce morceau au titre prophétique : la Sonate de l’homme bon. L’art et l’émotion esthétique, qui traversent de part en part les personnages de ce film, semblent ainsi parfois agir les individus plus qu’ils n’agissent eux-mêmes. Il existe en tous cas un pouvoir intrinsèque à l’émotion esthétique, qui diffère totalement de toute autre forme d’influence. Cette Sonate de l’homme bon résonne (au sens propre comme au figuré) en l’homme et touche à son humanité dans ce qu’elle a de plus universel, elle révèlera la liberté morale de Wiesler, et réveillera la conscience du devoir d’œuvrer au progrès politique chez Dreymann. Voilà incarnée l’image de la croyance en la perfectibilité de l’homme, perfectibilité provoquée et entretenue par cet « état esthétique » dans lequel vit Dreymann et qui atteint également Wiesler.

Vision schillérienne d’un esthétique qui révélerait le bon, la noblesse d’âme de l’artiste ou de son modèle, en même temps que le beau; d’un monde où le progrès moral et le progrès politique résideraient dans les mains des artistes, acteurs du mouvement vers la liberté, lorsqu’ils parviennent à se détacher des contraintes de leur environnement pour atteindre le beau, intemporel, et à saisir la vérité et le devoir moral qu’elle implique; vision encore schillérienne d’une humanité une et indivisible où le beau, accessible à chacun par le biais de l’émotion esthétique, universelle, serait le vecteur d’une liberté morale, d’une ouverture au devoir véritable, à l’impératif moral.

La vie des autres est un film profondément moral, où le bien, incarné par la figure de l’artiste, du « grand homme » modèle, messager du beau, triomphe du mal en dépassant ses peurs, à l’aide d’un méchant devenu bon grâce à la prise de conscience de sa liberté morale provoquée par l’émotion esthétique, Wiesler devenant lui-aussi un grand homme en bravant son destin, ou du moins, devenant simplement un homme et non plus un soldat. La vie des autres est un plaidoyer qui accorde une fonction véritablement morale à l’art, à l’artiste, morale émancipatrice, éducatrice, où l’artiste est posé en figure de résistance à l’oppression, en acteur de la liberté. Schiller n’eût pu que se reconnaître dans le message que Florian Henckel von Donnersmarck nous livre : l’art peut beaucoup, il est parfois le seul instrument qui existe contre l’oppression politique, et, finalement, « pour résoudre (…) le problème politique (…), la voie à suivre est de considérer d’abord le problème esthétique ; car c’est par la beauté que l’on s’achemine à la liberté[16]. »

Claire Saillour  (Université Paris IV)

Bibliographie :

J.L. Bandet, Histoire de la littérature allemande, Paris, PUF, 1997.

V. Hell, Schiller, Paris, Seghers, 1960.

F. Schiller, Les Brigands, 1781, trad. R. Dhaleine, Paris, Aubier, 1968.

F. Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, 1795, trad. et préface R. Leroux, Paris, Aubier, 1943, réédition 1992.


[1] R. Leroux, Préface à F. Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique, op.cit., p. 69

[2] op.cit., p. 70.

[3] F. Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, op.cit., neuvième lettre, p. 150.

[4] op.cit., p. 153

[5] op.cit., p. 151.

[6] op.cit., p. 153

[7] op.cit., p. 157.

[8] J.L. Bandet, Histoire de la literature allemande, Paris, PUF, 1997, p. 101.

[9] F. Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, neuvième lettre, op.cit., p. 151

[10] F. Schiller, Les artistes, 1789, cité dans V. Hell, Schiller, Pierre Seghers, 1960., p. 106.

[11] Cf. R. Leroux, Préface à F. Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, op.cit., p. 71.

[12] Cf. A. O. Hirschmann, Exit, Voice, and Loyalty: Responses to Decline in Firms, Organizations, and States, Harvard University Press, 1970.

[13] F. Schiller, Lettre à Goethe, 1800, cité par V. Hell, Schiller, op. cit., p. 120.

[14] F. Schiller, Les Brigands, acte III sc. 2., trad. R. Dhaleine, Paris, Aubier, 1968, p. 257.

[15] R. Leroux, Préface à F. Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, op.cit., p. 11.

[16] F. SCHILLER, Lettres sur l’éducation esthétique, deuxième lettre, op.cit., p. 91

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