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Le “on” est-il soluble dans le “nous” ? (II)

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Pierre Fasula (Université Paris 1, PHICO/EXECO)

Le sujet de l’accord dans le langage

Pour aborder cette question du sujet de l’usage, de la nature du « nous » dans « ce que nous disons », nous partirons à nouveau de Cavell et de sa référence à Kant, à la manière dont ce dernier pense le jugement esthétique. Cette référence est développée notamment dans le troisième chapitre de Dire et vouloir-dire, intitulé « Les problèmes esthétiques de la philosophie moderne », et notamment dans la deuxième partie de ce chapitre. Mais là encore, mon but n’est pas de décrire, d’interpréter ou encore d’évaluer ce qu’en fait Cavell, mais de savoir ce que l’on peut vraiment tirer de cette référence. Rappelons l’intention de Cavell :

Un autre bon motif pour se prendre les pieds dans les procédures de la philosophie du langage ordinaire, c’est le fait qu’elle invoque de manière caractéristique ce que « nous » disons et voulons dire, ou bien ce que nous ne pouvons, ou ce que nous ne devons, dire ou vouloir-dire. […­] Je vais suggérer que le jugement esthétique sert de modèle au genre d’affirmation que ces philosophes avancent, et qu’au lieu de mettre en évidence une irrationalité, le manque de caractère conclusif qui nous est familier dans un débat esthétique montre le genre de rationalité qu’elle a et dont elle a besoin[1].

Effectivement, on peut tout à fait comparer les procédures de Wittgenstein à une démarche esthétique et sans doute attribuer aux affirmations des philosophes certaines caractéristiques du jugements de goût, par exemple la prétention à l’assentiment d’autrui sans preuves.

Pourtant, ce n’est pas ce type de propos réflexif sur la philosophie qui nous intéressera, mais un autre usage de cette référence kantienne, celui qui veut que notre accord dans le langage, c’est-à-dire l’accord de nos voix, soit comparable à l’accord des jugements dans les questions esthétiques, quand se produit un tel accord – cette précision est importante. Marquons bien la différence : dans le premier cas, ce sont les jugements philosophiques qui sont comparés aux jugements esthétiques dans leur prétention à l’assentiment d’autrui, à l’universalité, alors que, dans le deuxième cas, c’est notre accord dans nos usages qui est comparé à l’accord des jugements esthétiques, quand celui-ci se produit. Il me semble que c’est à ce deuxième cas que S. Laugier fait référence, quand elle affirme dans le troisième chapitre du Mythe de l’inexpressivité :

Notre accord (avec les autres, avec moi-même) est un accord des voix : notre übereinstimmen, dit Wittgenstein. « Qu’un groupe d’êtres humains stimmen dans leur langage überein dit bien que ces hommes ont harmonisé mutuellement leurs voix en ce qui concerne ce langage, et qu’il existe de haut en bas, parmi eux, un accord mutuel. »[2]

C’est alors l’expression kantienne de « voix universelle » qui est utilisée pour désigner cet accord de nos voix. Ce qui est donc en jeu ici, c’est la possibilité de concevoir notre accord, l’accord de nos voix, comme un accord mutuel, c’est l’idée que les voix s’accordent entre elles mutuellement, s’harmonisent mutuellement, ce qui nous renvoie au musical. S. Laugier commente alors ce passage de Cavell de la manière suivante, dans le premier chapitre : « Attention, cet accord n’est pas métaphorique, il s’agit véritablement d’un accord musical, d’une harmonie chorale »[3].

Avant de se demander ce que l’on peut tirer de cette comparaison, on prolongera cette référence à Kant, en mentionnant un passage du §51 de la Critique de la faculté de juger, qui n’est pas sans rapport avec ce que développe Cavell en général. Ce paragraphe vaut la peine d’être cité, puisqu’il s’agit pour Kant de proposer une division des beaux-arts fondée sur l’analyse du concept d’expression :

Si donc nous voulons diviser les beaux-arts, nous ne saurions choisir, du moins à titre d’essai, un principe plus commode, que l’analogie de l’art avec la forme de l’expression dont usent les hommes en parlant afin de se communiquer aussi parfaitement que possible les uns aux autres non seulement leurs concepts, mais aussi leurs sensations. Elle se compose du mot, du geste et du ton (articulation, gesticulation, modulation). Seule la liaison de ces trois formes de l’expression constitue la plus parfaite communication dans le discours. En effet, la pensée, l’intuition et la sensation sont ce faisant unifiées et en même temps transmises aux autres[4].

Le point important pour nous, c’est que Kant évalue alors la capacité de chaque type d’art à communiquer des pensées. Les arts qui relèvent du « mot », en fait la poésie seulement, expriment sans doute une plénitude de pensées, mais « à laquelle aucune expression du langage n’est parfaitement adéquate »[5], comme si, dans la poésie, le langage se rendait inaccessible à lui-même. Les arts qui relèvent du « ton », en fait la musique, est « une langue universelle des sensations, intelligible à tout homme »[6], mais sans mots. Enfin, les arts qui relèvent du « geste », la peinture en premier lieu, figurent quelque chose, de sorte qu’ils sont peut-être les plus aptes à communiquer des pensées, mais là encore, c’est sans mots pour les communiquer. La première remarque que l’on peut faire, c’est que Kant insiste non seulement sur la différence de communicabilité des pensées entre les types d’arts, mais en plus sur le caractère problématique en général de la communication des pensées par l’art. La deuxième remarque concerne Cavell : l’expression « voix universelle » qu’il reprend de Kant tire son intérêt par contraste avec ces genres d’œuvres, du fait qu’elle semble réconcilier ce qui est séparé dans ces genres d’œuvres : le langage et l’universalité.

La question qu’on peut se poser, c’est : quelle conclusion tirer de cette image de l’accord musical concernant la nature de notre accord dans le langage ? L’intérêt évident d’une telle comparaison, c’est qu’elle permet de souligner le caractère immanent de l’accord, au sens où, si nous nous accordons, ce n’est pas par référence à quelque chose d’extérieur au langage : la réalité qui d’elle-même nous dirait ce qu’il faut dire, des significations préexistantes à l’usage du langage, le fonctionnement de notre esprit qui nous imposerait telle ou telle signification et donc contraindrait de l’extérieur notre usage du langage. Nous nous accordons « dans » le langage.

Ceci dit, même si la distinction entre « s’accorder dans le langage » et « s’accorder sur le langage » est importante, formulée ainsi et seulement ainsi, n’en cache-t-elle pas une autre ? À quoi s’agit-il de s’opposer ? C’est à l’idée que l’accord sur le langage se ferait à l’extérieur du langage et en référence à quelque chose qui lui est extérieur. Mais, quand on insiste, à juste titre, sur le fait que l’accord ne se fait pas à propos du langage mais dans le langage, qu’a-t-on réellement dit ? On a indiqué le lieu de l’accord – à supposer, d’ailleurs, qu’on puisse ici parler de lieu, d’un dedans et d’un dehors du langage, mais c’est sans doute pour les besoins de la cause : critiquer une position métaphysique. Ce lieu de l’accord, plus précisément, c’est le langage comme pratique : nous nous accordons dans la pratique, et plus largement, comme dit Wittgenstein, dans nos formes de vie. Mais cela suffit-il ? On peut encore souligner ce sur quoi nous nous accordons dans le langage. Cela ne signifie pas que, comme dans un dialogue ou une négociation, nous nous accordons sur telle ou telle chose, que nous nous accordons pour dire ou faire cela, ni que cet accord dans le langage repose sur autre chose que le langage. Cela signifie que cet accord se fait dans la pratique du langage mais sur des pratiques du langage que nous partageons et tenons pour exemplaires. Nos pratiques individuelles s’accordent eu égard à une pratique que nous partageons.

Pour le dire en termes peirciens, « s’accorder » est un verbe polyadique, au sens où pour s’accorder, il faut être au moins deux et quelque chose sur quoi s’accorder, l’objet de l’accord. Mais il nous semble qu’on pourrait dire la même chose de « s’accorder dans le langage » : pour que nous nous accordions dans le langage, il faut être au moins deux et quelque chose en quoi s’accorder, le fondement de l’accord. Une perspective radicalement immanente serait celle qui ferait de « s’accorder » un verbe dyadique, c’est-à-dire un rapport de soi à soi, ou entre plusieurs individus, sans qu’il y ait rien en quoi nous nous accordions.

C’est là où la référence à Kant, la référence à l’harmonie des voix, leur harmonie chorale, devient vraiment intéressante. Prenons un exemple similaire, celui de l’accord des instruments dans un orchestre. Effectivement, cet accord n’est pas un accord « sur » l’orchestre, mais un accord des instruments dans l’orchestre. En quel sens peut-on dire : « dans l’orchestre, les instruments s’accordent mutuellement » ? Que signifie, pour les instruments, « s’accorder mutuellement » ? Cela ne signifie pas « se régler les uns sur les autres », l’un se réglant sur l’autre et celui-ci se réglant en retour sur le premier. Ce serait oublier qu’en réalité, le premier violon se lève, donne le « la » (Cavell dirait « donne le ton ») et qu’à partir de là, à partir de ce « la », les autres instruments se règlent sur lui et mutuellement. Donc, les instrumentistes s’accordent-ils mutuellement ? Oui et non. Certes, ils s’accordent les uns les autres pour pouvoir jouer harmonieusement, mais ils s’accordent sur une note tenue pour exemplaire. Sans cela, sans le « la » qui est donné par le premier violon, les instrumentistes chercheraient en permanence à s’accorder les uns aux autres, sans pouvoir s’arrêter. Bref, les instrumentistes s’accordent dans l’orchestre, mais sur une note tenue pour exemplaire.

Au passage, appliquons la question de Cavell à cette situation. Un instrumentiste se lève et dit au premier violon : « mais qui êtes-vous pour donner le « la », pour donner le ton ? De quel droit, à quel titre donnez-vous le « la » ? » La réponse serait, sans doute après un moment de silence : « c’est ma fonction ». Dans un orchestre ordinaire, cette réponse est tout à fait légitime, et c’est la question qui serait étrange : « si vous posez cette question, que faites-vous là ? »

Prenons un autre exemple. À quoi ressemblerait une prétention contestable à donner le ton ? Kant nous en donne un exemple, il est un exemple de cette prétention, dans une note au §17 de la Critique de la faculté de juger :

Les modèles du goût dans les arts oratoires doivent être pris dans une langue morte et savante : dans une langue morte pour ne pas subir la transformation qui est inévitable dans une langue vivante, les expressions nobles devenant plates, tandis que les expressions communes vieillissent et que des termes nouvellement créés sont mis en usage pour peu de temps ; dans une langue savante de telle sorte qu’elle possède une grammaire, qui ne soit pas soumise au changement capricieux de la mode et qui conserve ses règles immuables[7].

Ici, la question de Cavell aurait d’emblée une pertinence : « mais qui êtes-vous pour dire que les modèles du goût dans les arts oratoires doivent être pris dans une langue morte et savante ? Qui êtes-vous pour dire le style dans lequel nous devrions écrire ou nous exprimer ? » On pourrait se demander cependant si Kant est véritablement prescriptif ou s’il n’est pas simplement en train de décrire les normes de son époque. Son propos peut en effet nous choquer, nous qui ne pensons plus l’art littéraire en terme de canon – on pense à l’analyse par V. Descombes de la crise des formes traditionnelles en littérature au profit de la liberté de l’artiste à créer les formes qu’il souhaite[8]. Si Kant s’adresse à nous ou si l’un d’entre nous l’utilise pour nous imposer ces normes, alors effectivement c’est tyrannique ; mais si Kant ne fait que décrire les normes en vigueur à son époque, comme s’il lisait un règlement pour hommes de lettres et orateurs, alors il n’y a pas à douter de son autorité : il ne cherche pas à en avoir.

Ce que l’on veut simplement montrer par là, c’est, d’une part, que la question « mais qui est-il pour… » dépend du contexte et du but qui est visé par celui qui énonce nos usages, et, d’autre part, que cette question des raisons d’accepter une prescription, si c’en est une, est vraiment différente de celle de la compréhension de l’accord, de ce en quoi s’accorder consiste.

Revenons à nos musiciens qui s’accordent sur la note donnée par le premier violon. On considérera maintenant deux autres domaines dans lesquels on arrive, semble-t-il, à la même conclusion.

Cette situation des musiciens me semble tout à fait comparable à celle que Wittgenstein décrit dans les Recherches philosophiques, dans une remarque qui suit celle qu’on invoque habituellement pour soutenir que « nous nous accordons “dans” le langage » :

241. « Dis-tu donc que l’accord entre les hommes décident du vrai et du faux ? » – C’est ce que les hommes disent qui est vrai et faux ; et c’est dans le langage que les hommes s’accordent. Cet accord n’est pas un consensus d’opinion, mais de forme de vie.

242. Pour qu’il y ait compréhension mutuelle au moyen du langage, il faut qu’il y ait non seulement accord sur les définitions, mais encore (si étrange que celui puisse paraître) accord sur les jugements. Cela semble abolir la logique, mais il n’en est rien. – C’est une chose de décrire une méthode de mesure, et c’en est une autre de trouver et de formuler les résultats d’une mesure. Mais ce que nous nommons “mesurer” est également déterminé par une certaine constance dans le résultat des mesures[9].

On ne rentrera pas dans la controverse sur la traduction : « s’accorder dans »/« s’accorder sur ». Ce qui nous semble intéressant, c’est qu’on peut bien insister sur le fait que l’accord se fait « dans » le langage », reste toutefois cette tension, « dans » le langage, entre le choix et la description d’une unité de mesure, expression aussi mathématique que musicale, et la constance des mesures effectuées. Wittgenstein tire l’idée que, sans constance dans le résultat des mesures, l’accord sur le choix d’une unité de mesure est sans effet. Mais on pourrait aussi en tirer, inversement, l’idée que, sans choix d’une unité de mesure, on ne pourrait pas parler de constance dans les résultats : nos mesures s’accordent eu égard à cette unité de mesure. Mieux : nos pratiques de mesures s’accordent eu égard à l’unité de mesure choisie.

On pourrait tirer, nous semble-t-il, la même conclusion d’un autre type d’accord des voix, pour reprendre le vocabulaire de Cavell, celui qu’on trouve dans la politique : l’accord des voix des électeurs. On tire cet exemple de V. Descombes dans Les institutions du sens, qui lui-même le tire de C. Taylor[10]. Son traitement revient à montrer que la notion d’accord peut être prise en plusieurs sens. Deux citoyens d’une circonscription différente partagent la même pensée électorale s’ils ont l’idée de voter pour le candidat du même parti : c’est bien le même vote, bien que les électeurs soient différents et qu’ils votent pour des candidats différents. Sans trop jouer sur les mots, on peut dire qu’ils accordent leurs voix : ils les donnent pour le même parti. En même temps, on a là seulement un accord d’opinions : ils partagent une même opinion politique, mais cette opinion se présente chez chacun d’eux de façon indépendante. Le point important maintenant, c’est que, quel que soient l’accord ou le désaccord des opinions, ces deux citoyens partagent une pratique, celle du vote. Or, comme le dit V. Descombes :

Le jour du vote, personne n’est chargé de vérifier que les électeurs qui se présentent pour participer au scrutin ont bien dans leurs têtes respectives une représentation adéquate de ce qu’ils sont censés faire. Il est probable que, sur une population un peu vaste, quelques personnes participent au vote dans l’ignorance totale des conditions de vote ou dans l’illusion de faire tout autre chose. Ces aberrations sont nécessairement l’exception, sinon l’institution perdrait toute existence. Par conséquent, on suppose qu’il y a un sens impersonnel et général de la pratique, un sens défini en dehors des opinions de Pierre ou Paul et défini avant même que Pierre et Paul aient jamais acquis le sens de cette pratique[11].

Cette analyse montre, il est vrai, que sans accord des pratiques et des représentations individuelles, l’institution perdrait toute existence. En même temps, inversement, elle montre que ces pratiques du vote s’accordent entre elles eu égard au sens impersonnel et général qui est celui du vote, de la même manière que les pratiques de mesure s’accordent entre elles eu égard à l’unité de mesure choisie, ou de la même manière que les instrumentistes s’accordent entre eux eu égard à la note donné par le premier violon. Autrement dit, ce que montrent ces différents exemples, à supposer qu’ils puissent servir de modèle pour le langage, c’est que notre accord dans le langage n’est pas un simple accord mutuel, réciproque, un accord « entre nous » : il y a une note, une unité de mesure, une pratique institutionnelle qui font que nous nous accordons mutuellement. Cela signifie qu’en un sens, notre accord ne dépend pas de nous. Nous arrivons donc au cœur du problème : l’intérêt de présenter l’usage comme « ce qu’on dit » plutôt que comme « ce que nous disons ».

Conclusion : les antinomies de l’usage.

Kant va nous être utile pourtant. On pourrait formuler ce problème de la dépendance de l’usage à notre égard d’une manière kantienne, sur le modèle des antinomies kantiennes du jugement de goût. Les antinomies de Kant sont les suivantes : « Thèse : Le jugement de goût ne se fonde pas sur des concepts : car autrement on pourrait disputer à ce sujet (décider par des preuves). Antithèse : Le jugement de goût se fonde sur des concepts ; car autrement on ne pourrait même pas, en dépit des différences, discuter à ce sujet (prétendre à l’assentiment nécessaire d’autrui à ce jugement) »[12]. La question de notre rapport à l’usage des concepts pourrait être formulée dans les antinomies suivantes :

Thèse : Notre usage des concepts, à chacun d’entre nous, se fonde sur des usages qui dépendent de nous tous, sinon on pourrait disputer à ce sujet, c’est-à-dire remettre en cause notre usage particulier comme notre usage collectif en disant ce qu’ils devraient être dans l’absolu, indépendamment de la manière dont nous les utilisons.

Antithèse : Notre usage des concepts, à chacun d’entre nous, se fonde sur des usages qui ne dépendent pas de nous, sinon on ne pourrait même pas discuter à ce sujet, c’est-à-dire montrer leur correction ou leur incorrection en nous réclamant d’une règle impersonnelle.

 

Le problème et la solution résident dans cette expression d’« usage qui dépend de nous ». Un usage qui ne dépendrait aucunement de nous serait soit quelque chose de contradictoire conceptuellement (l’application d’un concept serait en quelque sorte déjà faite à l’avance, le concept s’appliquerait de lui-même), soit (surtout) quelque chose de potentiellement tyrannique (l’enjeu étant d’imposer à tous ce qui est présenté comme le bon usage du concept dans l’absolu). C’est dans cette perspective que la question de Cavell, ou, en tout cas, la version qu’on en a proposée, a sa pertinence : elle sert à se défendre contre ceux qui prétendent qu’il y a un bon usage, le vrai usage, que nous devrions adopter.

Mais, à l’inverse, parler d’un « usage qui ne dépendrait que de nous » n’aurait pas de sens non plus. D’abord, s’il ne dépendait que de chacun d’entre nous, il ne s’agirait plus d’un usage, comme le montre Wittgenstein dans sa critique du langage privé. On ne critiquerait les jugements d’autrui qu’au nom de ses propres jugements : « tu ne devrais pas appeler cela comme ça puisque moi j’appelle cela autrement ». Ensuite, s’il ne dépendait que de nous tous, on ne pourrait rendre compte du fait qu’en nous soumettant à lui, nous ne nous soumettons pourtant à personne. Dans une insistance extrême sur le « nous », on pourrait être tenté de dire que, quand l’individu incline à dire quelque chose qui s’oppose à l’usage d’un terme, il se heurte à « ce que nous disons » et que le rappel à l’ordre est un rappel à « nous », à la communauté. Or, justement, comme le montre très bien V. Descombes, à la suite de M. Anscombe, le rappel à la règle n’est un rappel à personne :

Dans les premiers temps, l’instructeur dit qu’il y a un obstacle et, simultanément, il intervient physiquement pour en susciter un. Toutefois, il n’explique pas l’obstacle qui s’oppose à l’impulsion immédiate de l’élève par une volonté de sa part, comme si, par son geste, il lui signifiait : tu ne peux pas parce que je t’en empêche, parce que je ne veux pas. Ce qui est en cause n’est pas le rapport de deux volontés. L’explication donnée pour accompagner le geste physique fait état d’un obstacle impersonnel (« droit », « règle »)[13].

Ce qui s’oppose à la volonté de l’élève, ce n’est pas la volonté du maître, mais ce n’est pas non plus celle de la communauté, la nôtre, dont le maître serait le porte-parole. Ce qui s’oppose à la volonté de l’élève, ce sont les règles du langage dont on entend l’impersonnalité dans ce que répond le maître à l’élève qui continue à demander « mais, pourquoi ? » : « c’est ce qu’on dit, je n’y suis pour rien, ce n’est pas moi qui le dit, etc. »

Quelle conclusion en tirer quant au sujet de l’usage ? Tout d’abord, quelle conclusion en tirer quant au choix d’une personne dans la liste de la grammaire ordinaire ? « Ce que nous disons », « ce que vous diriez », « ce que je dirais » ? Il est vrai que la prudence, l’humilité, ou encore le souci pédagogique peuvent nous pousser à utiliser telle ou telle personne : « pour ma part, je dirais… », « que dirions-nous… » (dans une salle de classe, pour faire participer les élèves). L’usage n’en reste pas moins impersonnel. Au fond, quand on décrit l’usage d’un terme, comme c’est le cas de Wittgenstein, ou quand on le rappelle à celui qui l’a oublié ou qui s’est trompé, le sujet importe peu. Ou plutôt, que l’usage, les règles du langage soient impersonnelles, c’est une bonne raison pour choisir de les dire avec « on » : la troisième personne du singulier, qui a pour caractéristique, la plupart du temps, de ne renvoyer à personne en particulier.

Ensuite, tout de même, n’est-on pas en train de créer une sorte d’idéalité linguistique, pour reprendre le terme de Descombes lui-même, une sorte d’usage sans sujet, puisque « c’est ce qu’on dit » ? Nous ne le croyons pas. Souvenons-nous de l’exemple du vote : « Il est probable que, sur une population un peu vaste, quelques personnes participent au vote dans l’ignorance totale des conditions de vote ou dans l’illusion de faire tout autre chose. Ces aberrations sont nécessairement l’exception, sinon l’institution perdrait toute existence.[14] » On peut dire la même chose de l’usage de tel ou tel terme : si les gens qui ne le respectaient pas n’était pas une exception, mais la règle, alors l’usage, cet obstacle impersonnel perdrait toute existence. Autant l’usage n’a pas de sujet au sens où l’on pourrait attribuer à tel ou tel la responsabilité de cet usage, autant on peut dire qu’il trouve un support dans la masse de nos pratiques. « Ce qu’on dit » et qui est la règle trouve un support dans « ce que nous disons » de fait, habituellement. Est-ce une réhabilitation du « nous » ? Nous ne le croyons pas non plus. Cela signifie plutôt que l’usage impersonnel (que le maître apprend et rappelle à l’élève) doit, pour exister, être « passé en usage », être devenu une habitude, qui elle aussi est toute impersonnelle. « Nous » n’a peut-être pas l’importance qu’on peut être tentée de lui accorder.

Ce texte est issu d’une communication dans le cadre du séminaire Wittgenstein (PHICO/EXECO)

[1] DVD, p. 182.

[2] S. Laugier, Le mythe de l’inexpressivité, Paris, Vrin, 2010, p. 83.

[3] Id., p. 44.

[4] E. Kant, Critique de la faculté de juger, tr. fr. A. Philonenko, Paris, Vrin, 1993, p. 222.

[5] Id., §49, p. 213.

[6] Id., §53, p. 232.

[7] E. Kant, Critique de la faculté de juger, op. cit., §17, p. 101.

[8] V. Descombes, Proust. Philosophie du roman, Paris, Minuit, 1987, p.140.

[9] L. Wittgenstein, Recherches philosophiques, tr. fr. F. Dastur, Paris, Gallimard, 2004, p. 135.

[10] V. Descombes, Les institutions du sens, Paris, Minuit, 1996, p. 293 sq.

[11] Id., p. 294.

[12] E. Kant, Critique de la faculté de juger, op. cit., §56, p. 245.

[13] V. Descombes, Le complément de sujet, op. cit., p. 462.

[14] V. Descombes, Les institutions du sens, op. cit., p. 294.

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