2022Libéralisme(s)Société/Politiqueune

Libéralisme et exploitation : deux théories, un même paradoxe

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Stanislas Richard est chercheur post-doctorant à l’Université Victoria. Courriel: Richard_Stanislas@alumni.ceu.edu

Résumé

Cet article démontre que du fait de son acception d’une théorie marginale de la valeur, le libéralisme est incapable de concevoir une théorie de l’exploitation indépendamment de toute conception de la justice distributive. Or, c’est là ce qu’une théorie de l’exploitation ne doit pas faire, car cela rend le concept redondant. Toute théorie libérale de l’exploitation se terminera donc par ce paradoxe : si c’est libéral, ce n’est pas de l’exploitation, et si c’est de l’exploitation, alors ça n’est pas libéral. Pour illustrer son propos, l’article discute deux théories libérales de l’exploitation – celles d’Alan Wertheimer et de Hillel Steiner – dont les travaux sur ce sujet restent peu discutés dans la philosophie francophone. 

Mots clefs : exploitation, libéralisme, justice distributive, justice commutative, consentement

Abstract

This article demonstrates that liberalism is incapable of conceiving a theory of exploitation independently of any conception of distributive justice because of its acceptance of marginalism. However, this is what a theory of exploitation should not do, because it makes the concept redundant. Any liberal theory of exploitation will therefore end with this paradox: if it is liberal, it is not exploitation, and if it is exploitation, then it is not liberal. To illustrate its point, the article discusses two liberal theories of exploitation – those of Alan Wertheimer and Hillel Steiner – whose works on this subject remain little discussed in francophone philosophy.

Keywords: exploitation, liberalism, distributive justice, commutative justice, consent


Camarades !

On vous Exploite !

On vous crève à la tâche !

Et franchement… voilà. 

(Amonbofis)[1]

Introduction

L’exploitation économique est généralement considérée comme le domaine de la pensée marxiste, qui a le plus fait pour définir ce concept[2]. Elle a aussi attiré l’attention des libéraux classiques, comme Adam Smith (Smith, 1993, chaps 7–8 ; Fairlamb, 1996 ; Hart et al., 2018) ou l’école d’économie Autrichienne (Hayek, 2011, chap. 18).

La pensée libérale contemporaine s’est cependant désintéressée du sujet[3]. Pour ne citer que ses deux figures les plus représentatives, le concept d’exploitation n’obtient qu’une mention de passage chez John Rawls (Rawls, 1971, p. 272), et ne fait l’objet, sous sa forme marxiste justement, que d’une analyse critique chez Robert Nozick (Nozick, 1974, chap. 8)[4]. Ce désintérêt est explicable par un recentrement de la philosophie libérale sur les questions de justice distributive, notamment après l’influent duel entre les conceptions de la justice comme équité (justice as fairness) et la justice comme habilitation (justice as entitlement) respectivement développées par les deux auteurs susmentionnés (Rawls, 1971, 2001 ; Nozick, 1974). Le concept d’exploitation a cependant connu une deuxième jeunesse dans deux domaines. Le premier est l’éthique appliquée, notamment en éthique médicale, mais aussi et surtout en éthique des affaires[5]. Le deuxième est le marxisme analytique. Deux théories s’opposent en son sein – celle de John Roemer qui conçoit l’exploitation comme le produit de l’injustice distributive du capitalisme (Roemer, 1982) et celle de Nicholas Vrousalis qui la conçoit comme une forme de domination et qui constitue cette injustice en elle-même (Vrousalis, 2013, 2019, 2020). 

Le problème qui préoccupe le présent article est le suivant : est-il possible de formuler une théorie de l’exploitation tout en restant dans un cadre théorique libéral, en particulier l’affinité conceptuelle entre le libéralisme et une théorie marginale et subjective de la valeur ? En se concentrant sur les théories libérales de l’exploitation développées par Alan Wertheimer (Wertheimer, 1996) et Hillel Steiner (Steiner, 1984, 2009), il sera démontré que non. Ces deux théories ont pour principale implication l’identification de l’exploitation avec l’injustice distributive. Le problème est que c’est précisément ce qu’une théorie de l’exploitation ne devrait pas faire. En d’autres termes, l’article identifie un paradoxe dans la façon avec laquelle le libéralisme comprend l’exploitation : si une théorie donnée permettait de comprendre celle-ci, elle serait nécessairement fausse d’un point de vue libéral et inversement, si une théorie était libérale, elle échouerait du même coup en tant que théorie de l’exploitation. Si l’article se fixe comme objectif de présenter et discuter ces deux théories pour les présenter à un lectorat francophone, il ne cherchera cependant pas à défendre une conception propre de l’exploitation. 

L’article suit le plan suivant. La première partie présente les théories d’Alan Wertheimer (Wertheimer, 1992, 1996) et de Hillel Steiner (Steiner, 1984, 2009, 2013, 2017a, 2017b). Elle explique en quoi celles-ci sont spécifiquement libérales et comment elles conceptualisent l’exploitation (ce qu’exploiter veut dire) et la moralisent (en quoi exploiter est problématique). La deuxième partie montre que si ces deux théories conceptualisent l’exploitation de façon différente, elles se rejoignent de fait dans leur moralisation – les deux considèrent que l’exploitation est la conséquence d’une application inégale du droit à la propriété. Elles sont donc tributaires de conceptions de la justice distributive. Il sera ensuite montré que c’est précisément ce qu’une théorie de l’exploitation ne doit pas faire. La troisième et dernière partie propose d’expliquer cet échec en le présentant sous la forme d’un paradoxe, avant d’en tirer des conclusions pour les conceptions libérales de la justice sociale. 

I. Deux théories libérales de l’exploitation

Comme illustration de son argument, l’article part de plusieurs exemples hypothétiques, faisant intervenir trois illustres personnages du monde maritime : Corto Maltese, le Capitaine Haddock, et Rackham le Rouge. Imaginons le cas suivant, inspiré à la fois du Venditio de John Locke (Locke, 2003, chap. 25) et du cas de droit maritime The Port Caledonia and the Anna, discuté par Wertheimer comme un possible cas d’exploitation (Wertheimer, 1992) :

Situation 1 : Sauvetage maritime

Le bateau de Corto Maltese est en panne au milieu de la Méditerranée et a urgemment besoin d’une pièce détachée pour son moteur, faute de quoi il risque de couler. Par chance, le bateau du Capitaine Haddock passe par là, et il se trouve qu’il possède la pièce manquante. Sentant l’opportunité, Haddock demande à Corto un prix d’un million de sesterces, ce qui représente la somme totale de ses biens et de ses possessions légales. Corto accepte, car il préfère l’offre de Haddock à la noyade. 

Dans cet exemple, il semble intuitif de juger que Haddock a exploité Corto. Le premier a abusé de la vulnérabilité du second, ce qui est une définition relativement consensuelle de l’exploitation – c’est par exemple celle donnée par la Stanford Encyclopedia of Philosophy (Zwolinski and Wertheimer, 2016). Si cette définition peut être discutée, l’article s’en servira d’hypothèse de travail pour introduire et discuter les deux théories sur lesquelles il se concentre. 

Ce qui est moins clair en revanche est ce en quoi Haddock a fait quelque chose de mal. Car si Haddock a sans doute exploité Corto, ce dernier se trouve dans une meilleure situation après avoir été exploité qu’avant – l’une des données de l’exemple est en effet qu’il préfère avoir son bateau réparé plutôt que de couler. Il semble donc que même si l’intuition initiale selon laquelle Haddock a mal agi est correcte, celle-ci demande une explication plus poussée vu le caractère mutuellement bénéfique de l’offre qu’il a faite à Corto. Cette contradiction entre bénéfices tirés par la victime et intuition est ce qu’une théorie de l’exploitation doit tenter de résoudre[6]. L’article se tourne à présent vers les solutions proposées par Alan Wertheimer et Hillel Steiner.

I. 1. Alan Wertheimer

La première façon de montrer qu’Haddock a mal agi malgré les bénéfices obtenus par Corto est de comparer le prix qu’il demande à un contrefactuel hypothétique plus équitable. 

Pour comprendre, prenons un deuxième exemple :   

Situation 2 : Marché

Le bateau de Corto Maltese est en panne au milieu de la Méditerranée et a urgemment besoin d’une pièce détachée pour son moteur, faute de quoi il risque de couler. Par chance, le bateau du Capitaine Haddock passe par là, et il se trouve qu’il possède la pièce manquante. Sentant l’opportunité, Haddock demande à Corto un prix d’un million de sesterces, ce qui représente la somme totale de ses possessions. Mais, soudain, le bateau de Rackham le Rouge apparait à l’horizon. Rackham fait une contre-offre à Corto – il lui donnera la pièce détachée pour mille sesterces – un prix très raisonnable.

Rackham a-t-il exploité Corto dans Marché ? Le prix demandé de mille sesterces est un prix à l’équilibre, dans le sens où c’est la somme maximale que Rackham et Haddock peuvent obtenir de Corto, et où c’est la somme minimale que Rackham et Haddock sont prêts à accepter pour céder la pièce détachée. Tous les échanges volontaires dans le marché formé par les trois personnages ont lieu à ce prix. Si Rackham demandait, par exemple, deux mille sesterces, alors Corto se tournerait vers Haddock pour obtenir un prix plus bas, et vice et versa. Mais si Corto offrait seulement cinq-cents sesterces, alors ni Haddock ni Rackham n’accepteraient – tous deux attachent plus de valeur a la pièce détachée qu’à une somme aussi basse, mille sesterces étant leur prix de réserve, en dessous duquel ils refuseraient de procéder à l’échange. Il semble donc que personne ne peut exploiter personne, dans le sens où personne ne peut abuser de la vulnérabilité d’autrui pour baisser ou monter le prix au-delà d’un niveau que tous trouveront acceptable. 

Pour cette raison, Wertheimer considère que « le prix obtenu dans un marché hypothétique – le prix généré par un marché compétitif – fournit une conception plausible d’un échange équitable » (Wertheimer, 1996, p. 230), c’est-à-dire un échange dans lequel l’exploitation est absente. Un échange est donc identifié comme un cas d’exploitation par la constatation d’une différence entre le prix obtenu et le prix qui obtiendrait dans un marché à l’équilibre (Wertheimer, 1996, pp. 230–236). Wertheimer explique ainsi en quoi une personne exploitée peur tirer un bénéfice de sa propre exploitation tout en étant lésée, ce qui résout la contradiction entre intuition et caractère bénéfique de l’échange dans Sauvetage maritime

Maintenant qu’a été expliquée la façon avec laquelle Wertheimer conceptualise l’exploitation, passons maintenant à comment il la moralise. Pour Wertheimer, l’exploitation consiste à « prendre un avantage inique » de quelqu’un (taking advantage of unfairness) (Wertheimer, 1996, p. 207) – qui sera ici compris comme synonyme d’abus de vulnérabilité pour des raisons de cohérence avec le reste de l’article. Pourquoi l’exploitation ainsi moralisée ne peut exister dans un marché aux prix à l’équilibre ? Reconsidérons Marché. Dans cet exemple, Corto Maltese a beau être en situation de vulnérabilité vis-à-vis du Capitaine Haddock et de Rackham le Rouge, aucun d’entre eux ne peut individuellement l’exploiter car aucun ne peut proposer un prix qu’il trouverait inacceptable (Wertheimer, 1996, p. 232).

I. 2. Hillel Steiner

Passons à la deuxième théorie discutée par cet article. Dans son travail publié, Hillel Steiner utilise toujours trois personnages qu’il met en relation : Bleu, Blanc et Rouge (Steiner, 1984, 2013). L’exploitation est ce qui se passe quand Bleu force Rouge à échanger à un prix plus élevé en empêchant Blanc de faire une contre-offre. Nous remplacerons les trois personnages par Rackham, Haddock et Corto respectivement pour reprendre la structure de nos exemples précédents.  

Considérons donc cette troisième version amendée, qui suit le raisonnement de Steiner (Steiner, 1984, p. 231) :

Situation 3 : Piraterie

Le bateau de Corto Maltese est en panne au milieu de la Méditerranée et a urgemment besoin d’une pièce détachée pour son moteur, faute de quoi il risque de couler. Par chance, le bateau du Capitaine Haddock a capté le message SOS émis par Corto. Haddock décide donc de changer de cap pour vendre la pièce détachée dont Corto a besoin, pour la somme de mille sesterces. Malheureusement, Rackham le Rouge – qui lui aussi a capté le signal – le force à changer de cap avec les canons de son propre navire. Il vogue alors vers Corto, et lui vend la pièce pour un million de sesterces.  

Pour Steiner Piraterie serait un exemple paradigmatique d’exploitation, dans le sens où une violation de droit – Rackham qui interfère avec le droit d’Haddock d’échanger avec Corto – a été suivie par un bénéfice – les neuf cent quatre-vingt-dix-neuf mille sesterces que Rackham gagne en comparaison avec une situation contrefactuelle dans laquelle il aurait été obligé d’être en compétition avec Haddock. Ce contrefait est effectivement le prix atteint dans Marché. 

La moralisation proposée par la théorie de Steiner est ici assez claire, l’exploitation est la conséquence distributive d’une violation de droits individuels. En effet, pour que Rackham puisse exploiter Corto, il doit violer les droits d’une troisième partie – ici, ceux du Capitaine Haddock. Le respect des droits individuels étant une condition pour la justice, l’exploitation est ici clairement définie comme étant la rente de l’injustice. Elle n’est cependant pas l’injustice commise elle-même, car la personne exploitée et la personne dont les droits ont été violées sont différente (Steiner, 1984, p. 232). Injustice et exploitation sont deux concepts que Steiner maintient distincts.

I. 3. Pourquoi ces deux théories ?

Pour résumer, Wertheimer considère donc l’exploitation comme un abus de vulnérabilité rendu possible par un marché dans lequel les prix ne sont pas à l’équilibre. Steiner la considère comme la conséquence d’une violation antérieure de droits. L’intérêt de discuter ces deux théories ici – outre d’y introduire un lectorat francophone – est que ce sont les deux seules théories de l’exploitation qui prennent un point de vue explicitement – dans le cas de Steiner – ou implicitement – dans le cas de Wertheimer – libéral. 

Steiner déclare explicitement que sa théorie est la première tentative d’établir comment le libéralisme peut comprendre l’exploitation (Steiner, 1984, p. 225). Le problème selon lui est que le libéralisme, par son rejet des conceptions controversées et perfectionniste du bien, et par sa prise en compte du seul respect des droits individuels pour juger d’un échange économique, ne peut considérer qu’une partie a été exploitée au cours d’un échange auquel elle a consenti. Bien sûr, Steiner rejette cette idée et défend la théorie présentée ci-dessus comme libérale, justement car elle moralise l’exploitation comme une violation de droits, sans appeler à une conception controversée du bien. 

La théorie de Wertheimer est quant à elle libérale dans un sens similaire. Puisqu’elle moralise l’exploitation par une comparaison contrefactuelle, elle n’utilise pas de conception controversée du bien pour imposer une lecture perfectionniste des échanges économiques. Elle est, comme le dit Wertheimer lui-même, neutre sur le plan des « connaissances empiriques et théories philosophiques sur le sujet de l’intérêt, du bien, et du bien-être individuel » (Wertheimer, 1996, p. 208). C’est cette neutralité éthique qui fait que ces deux théories sont libérales. 

I. 4. Marchandisation et compensation

Une objection doit être prise en compte avant d’aller plus loin. Prouver que Sauvetage maritime est un cas d’exploitation ne nécessite pas nécessairement de passer par le prix. Il serait suffisant de simplement noter que Haddock/Rackham ont un devoir moral de secourir Corto gratuitement. Nous avons de façon générale, un devoir d’assistance envers les étrangers qui ont désespérément besoin d’aide[7]. Ce devoir d’assistance exclut d’extraire un profit de ce besoin. Ce type de devoir a été utilisé dans la littérature en éthique appliquée pour démontrer que certaines formes d’échanges commerciaux – telles que l’externalisation de la production industrielle depuis les pays riches vers les pays pauvres (Snyder, 2008) ou l’augmentation abusive des prix en cas de pénurie (Snyder, 2009 ; Brake, 2020) sont des cas d’exploitation (voir plus généralement la note de bas de page 4). Appelons cette objection venant du devoir d’assistance l’objection déontologique.

Cependant, comme Wertheimer l’indique lui-même, et comme cela est accepté par certains de ses défenseurs (Brake, 2020, pp. 337–346), l’objection déontologique est plausible si et seulement s’il est possible pour Haddock/Rackham de secourir Corto sans encourir eux-mêmes aucun coût ou au moins rien de plus qu’un coût modéré. Ce type de situation est rare, et donc, même si l’objection déontologique est valide, son domaine d’application est limité dans une société de marché où presque tout échange commercial a un cout d’opportunité. C’est pour cette raison que l’objection déontologique ne joue aucun rôle chez Wertheimer (et n’est même pas mentionnée par Steiner).

Pour la mettre de côté, on peut ainsi supposer que Rackham et Haddock ne sont pas des étrangers qui découvrent Corto par inadvertance, mais des sauveteurs professionnels. Leur activité a un coût, et ils ont tous deux un droit de demander compensation pour la pièce détachée qu’ils sont prêts à céder, tant que cette compensation ne dépasse pas le prix d’équilibre (Wertheimer, 1996, p. 233). Ce prix étant le taux minimal qu’ils sont tous les deux prêts à accepter, il couvrira ainsi le coût d’opportunité encouru par celui d’entre eux qui donnera sa pièce détachée à Corto. Si cela semble toujours contre-intuitif, il faut ajouter que nier ce point revient à considérer qu’il est gravement immoral de payer les pompiers, les secouristes, les médecins urgentistes et tous ceux qui gagnent leur vie en sauvant des personnes en dangers – au mépris semble-t-il de tout devoir d’assistance.

Il reste cependant possible, envers et contre tout, de soutenir que dans Marché Rackam a exploité Corto. Mais cela n’est possible que si l’échange commercial en général, pour des raisons définies indépendamment, est considéré par nécessité comme un acte d’exploitation. Les besoins de Corto et les devoirs de Rackham et Haddock sont hors sujet. L’exploitation est ici fonction de la nature de l’échange plutôt que du prix ou de la situation des acteurs en présence. C’est là ce que certaines théories anticapitalistes de l’exploitation ont tenté de prouver, et notamment celles issues du marxisme analytique (Vrousalis, 2013, 2019 ; Arneson, 2016). Mais ces théories sont hors du sujet du présent article, qui ne concerne que les théories libérales.

II. La condition de neutralité

Maintenant que les deux théories libérales de l’exploitation qui concernent le présent article ont été présentées, il est temps d’expliquer pourquoi elles échouent en tant que théories de l’exploitation. Cette partie démontre qu’une théorie de l’exploitation doit remplir une condition de neutralité, c’est-à-dire qu’elle ne doit pas faire appel à des principes de justice distributive pour moraliser l’exploitation. Elle montre ensuite que les deux théories libérales susmentionnées ne remplissent pas cette condition. 

II. 1. La « condition de neutralité »

Une théorie de l’exploitation doit proposer une moralisation : expliquer en quoi un échange est problématique – injuste, immoral, ou inéquitable. Mais elle doit le faire sans appeler à une conception prédéfinie de ce qu’est une distribution juste. Une théorie de l’exploitation ne peut pas, par exemple, établir l’iniquité ou l’injustice de Piraterie ou Sauvetage Maritime en appelant à ce que Robert Nozick nomme une patterned distribution (Nozick, 1974, pp. 155–160) ou en faisant appel à un prix déterminé, en décrétant par exemple que celui-ci ne peut pas dépasser X sesterces.

Cette neutralité est ici comprise comme une relation d’indépendance vis-à-vis d’une théorie de la justice distributive et doit donc être distinguée de la neutralité éthique identifiée dans la partie I.3, qui est une relation d’indépendance vis-à-vis d’une conception perfectionniste du bien. Montrer que les théories de l’exploitation de Steiner et Wertheimer remplissent la seconde ne signifie pas qu’elles remplissent la première. Appelons celle-ci la condition de neutralité.

La condition de neutralité se justifie pour deux raisons. La première raison est qu’il existe un désaccord important sur ce qu’est l’exploitation. C’est vrai en philosophie, mais c’est aussi le cas du monde réel. De nombreuses personnes travaillant dans des industries considérées comme exploiteuses nient souvent le fait d’être victimes d’exploitation. Matt Zwolinski note par exemple, en parlant des usines du Sud global où règnent souvent des conditions de travail difficiles, que les ouvriers acceptent presque toujours d’y travailler (Zwolinski, 2007, 2012). Une théorie de l’exploitation peut bien sûr contredire un tel jugement, cela peut même être son but. Mais elle se doit d’éviter de justifier cette contradiction par une théorie particulière, et donc nécessairement controversée, de la justice. Toute conception de l’exploitation faisant appel à une telle théorie rendrait en effet son acception conditionnelle à l’acception de cette dernière et perdrait donc son pouvoir explicatif. 

La deuxième raison est conceptuelle. Toute théorie de l’exploitation dont la moralisation dépend d’une injustice distributive ne serait guère intéressante pour la pensée libérale, puisqu’elle ne serait qu’une note de bas de page d’une théorie de la justice donnée. Le concept serait superflu – il ne faudrait pas parler d’exploitation, mais simplement d’injustice distributive. C’est d’ailleurs là une objection formulée par le marxiste analytique Nicholas Vrousalis envers Wertheimer – si l’exploitation est une forme d’iniquité, alors c’est celle-ci qui préoccupe Wertheimer, et non pas l’exploitation elle-même (Vrousalis, 2016). Donc, s’il est démontré que Wertheimer et Steiner ne peuvent concevoir l’exploitation que comme une injustice distributive telle que conçue par une théorie de la justice J, alors ils parleront en fait de l’injustice J, et non pas d’exploitation. 

II. 2. Steiner, Wertheimer et la condition de neutralité

À première vue, les théories proposées par Wertheimer et Steiner satisfont toutes les deux la condition de neutralité.

Commençons par Wertheimer. Supposons qu’il existe toute une variété de conceptions de ce qui compte comme un échange économique équitable, chacune d’entre elles pouvant être résumée par X. Chaque X considère qu’un échange économique est équitable si et seulement si il satisfait un principe de distribution Y. La raison pour laquelle la théorie de Wertheimer est neutre est que quelle que soit la conception choisie pour X, et quel que soit le principe de distribution Y, ceux-ci seront par nécessité satisfaits dans un marché où les prix sont à l’équilibre. La raison pour cela est que si un prix plus équitable était disponible, celui-ci serait obtenu dans un tel marché grâce à la compétition entre les agents.

C’est précisément ce qui se passe dans l’exemple Marché – l’arrivé de Rackham le Rouge et son offre de substitution rend le prix de mille sesterces disponible comparé à une situation hypothétique où seul le Capitaine Haddock serait présent. Il est dès lors plausible de supposer que si un prix plus équitable (suivant n’importe quel Y justifié par X) pouvait être obtenu dans Marché, le Capitaine Haddock aurait à son tour proposé une contre-offre jusqu’à ce que Y justifié par X soit satisfait. C’est en cela que la théorie de l’exploitation d’Alan Wertheimer respecte la condition de neutralité : elle reste valide pour tout Y et X possibles (Richard, 2021, pp. 3–11). 

La théorie de Wertheimer ne suppose même pas une théorie substantielle de pourquoi l’exploitation est moralement condamnable. Prenons n’importe quelle théorie éthiquement non-neutre de l’exploitation, c’est-à-dire une conception qui identifie le mal commis par l’exploiteur en faisant appel à un certain principe moral ou normatif. Par exemple, prenons la théorie éthique de Ruth Sample selon laquelle l’exploiteur manque de respect à sa victime (Sample, 2003), ou la théorie plus récente de Pablo Gilabert selon laquelle l’exploitation est une infraction à un devoir de solidarité (Gilabert, 2019). Ces deux théories sont de fait des dérivés ou peut-être seulement des élaborations de détails, de la théorie de Wertheimer. 

En effet, le principe selon lequel les agents économiques doivent se traiter mutuellement avec respect – pour Sample – et le principe selon lequel ils doivent agir dans un esprit de solidarité – pour Gilabert – seront tous les deux satisfaits au prix d’équilibre. Ici encore, si un prix plus juste sur l’échelle de valeur sous-entendue par ces deux principes pouvait être proposé, il le serait sous l’effet de la compétition de marché, quand des agents seront incités à proposer des substituts adéquats. 

Pour illustrer, prenons une variation de l’exemple Marché

Situation 4 : Marché solidaire 

Le bateau de Corto Maltese est en panne au milieu de la Méditerranée et a urgemment besoin d’une pièce détachée pour son moteur, faute de quoi il risque de couler. Par chance, le bateau du Capitaine Haddock passe par là, et il se trouve qu’il possède la pièce manquante. Haddock demande à Corto un prix de mille sesterces, ce qui est le prix du marché. Cependant, malgré sa situation difficile, Corto est exigeant – il veut que l’échange corresponde à une valeur normative : la valeur de la solidarité. La solidarité est donc une qualité que la pièce détachée doit présenter, en plus des qualités standards des pièces détachées, comme être compatible avec son moteur, être fonctionnelle, etc. Cette qualité sera présente dans l’échange si, par exemple, Haddock prononce tout en donnant la pièce détachée un grand discours sur les valeurs de solidarité et d’humanisme. Haddock, cependant, refuse que l’échange procède de façon solidaire, mais seulement comme un simple échange commercial. Mais, soudain, le bateau de Rackham le Rouge apparait à l’horizon. Rackham fait une contre-offre à Corto – il lui donnera la pièce détachée pour mille sesterces, mais de façon solidaire. 

Toute valeur normative – solidarité, dignité – est donc intégrable dans la courbe de la demande, et donc sera nécessairement satisfaite dans un prix à l’équilibre, de la même façon que toute valeur matérielle de la pièce détachée (le fait qu’elle est compatible avec le moteur de Corto, etc.) sera intégrée dans la courbe de la demande et satisfaite dans un prix à l’équilibre. 

Passons à Steiner. Comment est-ce que sa théorie respecte la condition de neutralité ?  Reprenons Sauvetage maritime. La seule façon de concevoir Corto comme une victime d’exploitation est de prouver que la valeur de la pièce détachée est supérieure d’une façon ou d’une autre au prix qu’il paye dans ce cas. Steiner identifie trois hypothèses qui pourraient accomplir cela, et rejette les deux premières pour accepter la troisième (Steiner, 2013). Elles sont présentées ci-après.

II. 2. 1. Hypothèse 1 : la pièce détachée a une valeur objective inférieure à un million de sesterces

Utiliser une théorie objective de la valeur pour juger du caractère éthique d’un échange commercial va à l’encontre du principe libéral de neutralité (Steiner, 2013). Selon Steiner, la neutralité libérale est basée sur l’idée, défendue par John Stuart Mill (Mill, 1969, pp. 203–261), que toute interaction ou échange entre adultes consentant est en dehors du domaine d’application de la loi et de l’éthique tant qu’elle est consensuelle et qu’elle ne crée pas d’externalités négatives pour une partie tierce. Cette neutralité considère les préférences de chacun concernant ces interactions comme étant données. Supposons donc que la pièce détachée dans sauvetage maritime ait une valeur objective Vo Vo est inférieure à un million de sesterces et imaginons que Rackham peut se permettre de vendre la sienne à ce prix. Le problème est que Rackham ne consent pas à une vente à ce prix – la valeur objective Vo est inférieur à ce que lui considère comme une contrepartie suffisante. D’un point de vue libéral, cette préférence est une donnée du problème (Steiner, 2013, pp. 337–338). Elle ne peut être vue comme injuste ou immorale, et ne peut donc justifier la charge d’exploitation, même si elle a pour conséquence l’achat par Corto de la pièce de Rackham à un prix supérieur à sa valeur objective. 

II. 2. 2. Hypothèse 2 : Rackham est en situation de monopole

Il se peut que Rackham soit effectivement le seul capable d’effectuer le sauvetage maritime – Haddock est absent. Comme Steiner le précise dans son analyse de l’exemple de Wilt Chamberlain par Robert Nozick (Nozick, 1974, pp. 160–164), un monopole sur un talent ou un service (ici le sauvetage maritime) n’est pas une condition suffisante pour montrer qu’un échange est un cas d’exploitation (Steiner, 1984, pp. 238–241). Même en situation de monopole les préférences de Rackham sont là aussi données, et il peut très bien considérer un million de sesterces comme le seul prix acceptable sans que le consentement de Corto à celui soit un cas d’exploitation.  

II. 2. 3. Hypothèse 3 : Haddock ne pouvait pas faire de contre-offre

La seule hypothèse restante est que, comme dans l’exemple Piraterie, Haddock était prêt à procéder à l’échange pour la somme de mille sesterces, mais qu’il a été empêché de le faire par Rackham, qui a violé ses droits. C’est donc par ce raisonnement que Steiner arrive à une théorie neutre de l’exploitation, car ne faisant appel à aucun principe controversé de distribution et moralisée seulement pas une violation de droits (Steiner, 2013, pp. 340–341). 

II. 3. Pourquoi les deux théories ne satisfont pas la condition de neutralité

Il semble donc, à première vue, que les théories de l’exploitation de Wertheimer et de Steiner remplissent la condition de neutralité. Cette partie démontre que les apparences sont trompeuses et que ces deux théories impliquent en fait que l’exploitation est une injustice distributive.

Commençons avec Steiner. Sa théorie de l’exploitation satisfait la condition de neutralité si et seulement si elle n’implique aucune conception particulière de ce qu’est un droit. Dans ces autres écrits, Steiner conçoit les droits d’une façon bien particulière : il s’agit d’un permis d’utiliser des objets particuliers du monde physique (Steiner, 1994). Il rejette les autres conceptions libérales, qui conçoivent les droits comme protégeant des motifs d’actions individuels ou des intentions personnelles. En d’autres termes, mon droit à la propriété est avant tout un droit général d’utiliser les objets qui sont considérés comme mien, et non pas un droit à poursuivre telle ou telle action par la possession de ces objets (Steiner, 1977).

Et c’est bien cette conception du droit qu’implique la théorie de l’exploitation de Steiner. Dans Piraterie, Rackham empêche physiquement Haddock d’utiliser un objet qu’il a le droit d’utiliser à sa guise – son bateau, pour voguer vers Corto, et la pièce détachée, qu’il souhaite lui vendre. Pour s’en rendre compte, il suffit de reformuler sa théorie avec une conception des droits différente et vérifier si elle tient toujours. Supposons par exemple et contre Steiner que les droits individuels sur les objets sont des droits à poursuivre une action donnée par leur possession. Une reconfiguration de la théorie de l’exploitation de Steiner selon cette théorie des droits irait comme suit : l’agent dont les droits ont été violés – Haddock – et l’agent exploité – Corto – sont empêchés de poursuivre une action donnée[8]. Mais une telle reconfiguration impliquerait que la distinction entre la victime d’exploitation et de violation de droit n’est pas maintenue, car Corto se voit également dans l’incapacité de poursuivre une action donnée, ce sont donc les droits de Haddock et de Corto qui se retrouvent violés en même temps. L’exploitation n’est donc plus la rente et la conséquence de l’injustice, elle devient, en tant que concept, indifférenciée de l’injustice que représente une violation des droits. La théorie de Steiner ne peut fonctionner qu’avec sa conception particulière de ce qu’est un droit et ne satisfait donc pas la condition de neutralité.

Passons maintenant à Wertheimer. Comme il a été déjà expliqué, celui-ci considère que l’exploitation est impossible dans un marché où les prix sont à l’équilibre. Cependant, un tel marché nécessite une structure institutionnelle qui maintient des droits économiques individuels de valeur égale. Cette structure elle-même est justifiée par une théorie de la justice distributive particulière – n’importe quelle théorie qui considère que celle-ci passe par l’inviolabilité de la liberté contractuelle et du droit à la propriété. La théorie de l’exploitation de Wertheimer semble, à ce titre, identique à celle de Steiner[9].

La conclusion est la suivante : les théories de l’exploitation proposées par Steiner et Wertheimer ne satisfont pas la condition de neutralité une fois que leurs sous-entendus sont rendus explicites. Elles reposent sur des conceptions particulières de la justice distributive et par extension, échouent en tant que théories de l’exploitation, puisqu’elles ne peuvent proposer de moralisation seulement à partir des données normatives présentes au sein de l’échange même. Le concept même d’exploitation est donc superflu : ce dont parlent Wertheimer et Steiner n’est ni plus ni moins que l’injustice distributive. 

III. Exploitation et libéralisme : Un paradoxe ?

Cette dernière partie tente d’expliquer l’échec identifié dans la partie précédente en identifiant un paradoxe. Pour le comprendre, nous devons comparer l’approche libérale de l’exploitation avec une alternative qui arrive à concevoir l’exploitation sans faire appel à une conception de l’injustice distributive, c’est-à-dire qui respecte la condition de neutralité. Il s’agit de la théorie marxiste, qui conçoit l’exploitation comme l’extraction de plus-value du travail des autres.

Celle-ci étant connue, il est inutile de nous étendre dessus plus que nécessaire. Elle peut être résumée comme suit : dans une économie capitaliste basée sur la propriété privée de ce que Karl Marx appelle les « moyens de production » (usines, terre, machines, etc.), la classe propriétaire – la bourgeoisie – force les ouvriers à travailler plus longtemps que ce qui est nécessaire à la production de la valeur qui sert à la reproduction de leur force de travail. Supposons que l’ouvrier Etienne Lantier travaille à l’usine du propriétaire Monsieur Jourdain. Lantier a besoin de dix unités de valeur pour assurer la reproduction de sa force de travail, qu’il parvient à produire en trois heures. Cependant, il se trouve que Lantier travaille douze heures pour Monsieur Jourdain, qui, par sa propriété privée des moyens de production – capital, machines de l’usine, terres sur lesquelles l’usine est construite et ainsi de suite – garde la valeur produite par Lantier pendant les neuf heures restantes (Marx, 1976, chap. 9). Cette valeur, il l’a pour ainsi dire volée[10]

La théorie marxiste de l’exploitation, comme l’explication ci-dessus l’indique clairement, est fondée sur l’idée que la valeur est produite par le travail – un bien, un service ou n’importe quel objet produit à autant de valeur que la quantité de travail qui a été nécessaire à sa production.  C’est donc Lantier qui est à l’origine de la valeur qu’il utilise pour se maintenir en vie, et c’est aussi lui qui produit la valeur qui est ensuite acquise par Jourdain (Marx, 1976; Zwolinski and Wertheimer, 2016)[11].

A contrario, l’économie contemporaine accepte une théorie marginale de la valeur. Cette conception considère que la valeur de X correspond à la satisfaction supplémentaire ou additionnelle résultant de la consommation d’une unité de X supplémentaire, toute autre donnée étant égale et constante par ailleurs (Samuelson and Nordhaus, 2009, p. 667). La valeur d’X dépend donc de la perception de celui qui l’évalue et est inversement proportionnelle à la quantité d’X déjà consommée. 

Les théories de l’exploitation de Wertheimer et de Steiner sont construites sur cette théorie de la valeur. Cela apparait comme une évidence dans les trois hypothèses discutées par Steiner dans la partie II.2 et dans le rejet par Wertheimer de toute conception objective de la valeur. Or, si la valeur est marginale, alors il est impossible de concevoir une quelconque injustice autre que distributive. Pour déterminer si une fluctuation du prix est juste, il faut en effet délimiter les droits individuels qui créeront cette fluctuation. C’est pourquoi les théories de Wertheimer et Steiner, comme on l’a vu, ne pouvaient que réduire l’exploitation à une violation de ces droits.

Mettons cela en contraste avec la théorie marxiste. Dans son cas, la validité de la théorie de la valeur travail est une condition suffisante pour déterminer que la relation entre Lantier et Jourdain est un cas d’exploitation[12]. Cette conclusion est nécessaire quels que soient les droits respectifs de Lantier et Jourdain. Si cet exemple requiert la propriété privée de son capital par Jourdain, cette propriété est ici comprise dans un sens effectif et non pas normatif. Pour prouver le caractère moralement neutre de la théorie marxiste, considérons trois variations. 

Dans la première variation, Jourdain a volé son capital suivant un processus d’inclosure ou d’appropriation colonialiste, suivant l’hypothèse marxiste de l’accumulation primitive du capital (Marx, 1976, p. 131). Dans ce cas, même s’il est donné que Jourdain possède un contrôle effectif de sa propriété, il n’y a pas droit dans un sens normatif, puisqu’elle est issue d’une violation injuste de droits. Mais cette violation n’est pas nécessaire pour juger sa relation avec Lantier comme un exemple d’exploitation. Le fait que Jourdain accapare de la valeur produite par Lantier est suffisant.

Considérons maintenant deux autres variations. Dans la deuxième variation, Jourdain a accumulé son capital seul – supposons qu’il l’a fait par son propre travail. Dans la troisième variation, il l’a obtenu par magie – supposons que l’usine est apparue dans son jardin un matin. S’il semble évident qu’il a un droit moral à la propriété de son jardin, le statut de l’usine magique semble bien moins clair. Dans les deux cas cependant, si Jourdain emploie Lantier, il sera toujours un exploiteur tant que son profit viendra de ce que produit Lantier[13]. Extraire de la plus-value du travail de Lantier est un acte d’exploitation tant que la théorie de la valeur travail reste vraie, et quelle que soit la validité normative – ou son absence – du droit à la propriété de Jourdain pour son jardin, son usine et quelle que soit la manière dont ces derniers sont entrés en sa possession. Le rejet de la valeur travail et l’adoption de la perspective marginaliste par le libéralisme est donc responsable de l’échec rencontré par les théories de Steiner et de Wertheimer. Un paradoxe apparait donc pour toute tentative libérale de comprendre l’exploitation : si c’est libéral, ça n’est pas de l’exploitation ; et si c’est de l’exploitation, alors ça n’est pas libéral.

Conclusion

Son argument peut être formalisé comme suit – notons que l’ordre des prémisses ne suit pas le plan de l’article : 

(1) Une conception marginale de la valeur force à identifier l’exploitation comme une injustice distributive

(2) L’exploitation ne peut être identifiée comme synonyme de l’injustice distributive

(3) Le libéralisme a une conception marginale de la valeur 

Conclusion : le libéralisme ne peut formuler une théorie de l’exploitation 

Les théories de Wertheimer et de Steiner ne parlent donc pas d’exploitation – elles parlent d’injustice distributive. Concernant la relation entre le libéralisme et la justice sociale, deux conclusions différentes pourront être tirées du présent article.

Conclusion A : La conclusion libérale

Il est possible que le concept même d’exploitation ne soit qu’un reliquat du marxisme, et qu’il ne soit pas nécessaire pour développer une théorie de la justice sociale. Le libéralisme a d’autres outils pour cela, et il peut se passer de l’exploitation. C’est par exemple la conclusion que tire Matt Zwolinski de son rejet des théories de l’exploitation structurelle (Zwolinski, 2012, p. 172).

Conclusion B : La conclusion anti-libérale

D’un autre côté, renoncer au concept d’exploitation pour penser la justice sociale peut paraitre une solution au coût théorique prohibitif. Le concept est en effet utile pour comprendre certaines formes d’injustice qui se déroulent dans les relations interpersonnelles au sein de la société de marché, et ce en particulier dans la sphère contractuelle privée. Si le libéralisme ne peut pas conceptualiser cette injustice, alors il semble déficient pour comprendre un pan entier de l’injustice sociale. Déterminer laquelle de ces conclusions est correcte pourrait ouvrir un nouveau champ de questionnement sur la relation entre libéralisme et justice sociale. 

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[1] Dans le célébrissime Astérix et Obélix : Mission Cléopâtre, réalisé par Alain Chabat en 2002.

[2] Comme le dit l’entrée dédiée de la Stanford Encyclopaedia of Philosophy : ‘By far the most influential theory of exploitation ever set forth is that of Karl Marx’ (Zwolinski and Wertheimer, 2016).

[3] Pour une revue de la littérature sur l’exploitation, qui inclut les deux théories discutées dans cet article, voir Ferguson, 2018 et Vrousalis, 2018.

[4] Il en va de même pour David Gauthier (Gauthier, 1986, pp. 110–112) ou les économistes Autrichiens (Böhm von Bawerk, 1949). Plus récemment, Mark Reiff a élaboré une théorie de l’exploitation qui se veut aussi explicitement libérale (Reiff, 2013). Reiff considère qu’exploiter est extraire un bénéfice d’un échange qui va au-delà de son cout de production. Cependant, extraire un tel bénéfice est impossible dans un marché à l’équilibre, et en cela sa conception de l’exploitation est indissociable de celle de Wertheimer – en tout cas dans le contexte du présent article.

[5] L’exploitation est l’un des concepts les plus mobilisées dans ce domaine, car il permet de juger du caractère éthique (ou non) d’une pratique commerciale donnée. Ainsi ont été analyses pour leur statut de cas d’exploitation potentiel l’externalisation du travail d’usine (sweatshops) (Zwolinski, 2007), la hausse des prix en cas de pénurie (price gouging) (Brake, 2020), les travailleurs détachés (Mayer, 2005), l’usure (Mayer, 2003), les contrats abusifs (Stone, 2014), le statut des contractuels dans l’enseignement supérieur (Brennan and Magness, 2016), les salaires bas (Brennan, 2017 ; Faraci 2019 ; Berkey, 2020), la recherche clinique (Malmqvist, 2017), la mutualisation des risques dans l’emploi (Spector, 2018), ainsi que la tarification des produits pharmaceutiques (Reiff, 2019). 

[6] Pour une explication plus en détails de ce problème dans le cadre du Venditio de John Locke – voir (Guzmán and Munger, 2014).

[7] Voir à ce sujet la discussion dans le cadre des prix abusif du « duty of easy rescue » par Elizabeth Brake (Brake, 2020), voir aussi (Schmidtz, 2000). Matt Zwolinski mentionne la conception plus Kantienne du « devoir de bienfaisance » (Zwolinski, 2008, p. 352). 

[8] Notons qu’il existe une controverse sur le sujet de l’intégration des objectifs économiques individuels dans les conceptions du bien protégés par la conception Rawlsienne de la justice. Il est ici tenu pour acquis que cette intégration est légitime. Voir à ce sujet Tomasi, 2012 ; Patten, 2014 ; Platz, 2014.  

[9] Pour une démonstration additionnelle de cette convergence, voir Ferguson, 2020, p. 4.

[10] L’idée que la valeur est produite par le travail est fausse. L’objectif de cet article n’est pas de rappeler ou de discuter des nombreuses objections qui ont été formulées contre la théorie de la valeur travail ou comment le marxisme a tenté – par sa branche analytique principalement – de les surmonter. Ce qui nous intéresse ici est que le rejet de la valeur travail est en fait à l’origine du paradoxe susmentionné et des difficultés du libéralisme à concevoir l’exploitation. Le « pour ainsi dire » vient du fait que Marx lui-même a initialement rejeté l’idée que l’exploitation est du vol, notamment dans ses notes sur Adolph Wagner (Marx and Engels, 2010, pp. 531-559). L’idée de vol implique que le capitaliste enfreint des droits dont les ouvriers jouiraient relativement au produit de leur travail – Jourdain enfreint les droits de Lantier en le forçant à produire le surplus de valeur qu’il s’approprie de la même façon qu’un cambrioleur enfreint les droits de sa victime. Cela serait donner au marxisme orthodoxe une dimension normative qu’il n’a pas forcément. Marx était clair : selon les règles du capitalisme, le capitaliste/Jourdain a droit à cette valeur. Sur ce sujet, voir le débat entre Ziyad Husami et Allen Wood (Husami, 1978 ; Wood, 1979). Notons cependant que Marx a utilisé le vol comme un concept équivalent – sinon synonyme – à l’exploitation comme fondation de l’accumulation du capital dans Gundrisse (Marx, 1993, p. 705), une équivalence confirmée par le marxiste analytique Gerald Cohen (Cohen, 1995, chap. 6).

[11] La théorie de la valeur travail est rejetée par l’économie contemporaine, entre autres parce qu’elle crée plus de problème qu’elle n’en résout dans ses applications micro-économiques. Un exemple est le fait que les industries à faible densité capitalistique (et donc où le ratio du coût du capital rapporté au profit est élevé) génèrent plus de profit que celles où le travail est responsable de la génération de la majorité du profit. Ce problème a été identifié par un contemporain de Marx, Böhm von Bawerk (Böhm von Bawerk, 1949). Pour d’autres objections, voir Samuelson, 1957 ; Sen, 1978 ; Wolff, 1981. La théorie de la valeur travail est aussi généralement rejetée par le marxisme analytique, et notamment Gerald Cohen (Cohen, 1979). Si certains travaux en économie hétérodoxe ont tenté de la réhabiliter (Foley, 1982, 2000 ; Duménil, Foley and Lévy, 2009), ils ont été critiqués comme impliquant une mauvaise compréhension de ce que l’économie marxiste cherche à démontrer (Petri, 2015). 

[12] Notons, encore une fois, que ce point est contesté par les tenants du marxisme analytique (Cohen, 1979, 1983).

[13] Pour un argument démontrant l’existence de l’exploitation dans un tel capitalisme ‘propre’, voir ici encore les travaux du marxiste analytique Nicholas Vrousalis (Vrousalis, 2013, pp. 141–159, 2019).

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