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Recension – Imaginer selon Paul Ricœur

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Nicolas Antoszkiewicz est normalien et agrégé de philosophie, il est actuellement en année de recherche pré-doctorale à l’Université Catholique de Louvain et à l’Ecole Normale supérieure. Ses domaines de recherche sont la phénoménologie du monde social et l’anthropologie phénoménologique et son travail porte plus particulièrement sur Husserl, Arendt et Patočka.

Paul Ricoeur, Imaginer selon Paul Ricœur : la phénoménologie à la rencontre de l’ontologie sociale, Hermann, coll. Le Bel aujourd’hui, 2022, p.282

L’ouvrage est disponible ici.


Luz Ascarate propose, avec son ouvrage Imaginer selon Paul Ricœur, un travail à la fois ambitieux et original. Ambitieux, tout d’abord, car il s’agit d’une étude suivie du concept d’imagination au cours des différents moments de la pensée ricœurienne depuis sa lecture des Ideen I de Husserl jusqu’aux enjeux politiques et sociaux de l’utopie. L’intention première de ce travail consiste donc en une synthèse de différents passages du corpus de Paul Ricœur qui sont d’ordinaire considérés de manière séparée : en particulier, un aspect primordial de la lecture de Ricœur par l’auteure consiste à réévaluer l’importance de la phénoménologie dans son herméneutique. La thèse défendue consiste à montrer que l’élaboration d’une philosophie de l’imagination par Ricœur est la reprise et le perfectionnement de l’un des motifs traditionnels de la phénoménologie, à savoir la variation eidétique ou imaginaire[1]. À travers sa lecture de Husserl, Ricœur aurait vu dans la fiction, en amont et d’un point de vue méthodologique, la réalisation la plus parfaite de la déterritorialisation (à savoir le fait de s’élever du fait vers l’essence) à l’œuvre dans l’idée d’une variation eidétique, et en aval une ressource puissante pour penser l’utopie par différence avec l’idéologie dans un dialogue renouvelé avec la théorie critique et la sociologie pragmatique. En effet, si un travail substantiel sur la notion d’imagination chez Ricœur avait déjà été effectué, de même que sur l’utopie ou l’imaginaire social,l ’originalité de la démarche d’Ascarate consiste dans le fait de relier tous ces aspects de la pensée ricœurienne en instaurant un dialogue entre Ricœur et les principaux théoriciens du social. À cette occasion, elle exhume des textes mal connus ou inédits comme les Lectures on Imagination et les Lectures on Ideology and Utopia, et s’appuie sur un corpus de littérature secondaire qui n’est pas habituel dans la phénoménologie de langue française, s’inspirant de nombreux exégètes d’Amérique latine comme Rosemary Rizo Patrón ou Mariana Chu.

Pour faire saillir cette originalité, il faut entrer plus avant dans le détail de l’ouvrage, qui se compose de deux parties. La première consiste à montrer l’élaboration progressive d’une philosophie ricœurienne de l’imagination comme motif majeur de sa pensée, et cela dans une forme de secondarité à l’égard de la phénoménologie husserlienne. Elle culmine avec la thèse d’une anthropologie philosophique, qui serait proposée par Paul Ricœur dans l’intention de décrire l’homme comme cet être capable d’imagination, une conception censée relever les apories de la phénoménologie transcendantale husserlienne tout en en réactivant l’exigence.

La seconde partie, qui représente la véritable originalité de l’ouvrage, considère la ressource que constitue cette philosophie de l’imagination et de la fiction pour penser l’utopie et pour révéler en retour l’ontologie du monde social. Pour ce faire, Ascarate procède à une stimulante mise en dialogue de Ricœur avec la théorie critique, les socialistes utopiques et la sociologie pragmatique contemporaine.

1. De la phénoménologie de l’imagination à l’anthropologie philosophique

Par rapport aux autres propositions théoriques, la phénoménologie husserlienne fait figure de perspective radicale en proposant une fondation sui generis et non analytique de la connaissance. Or, la condition de possibilité de cette fondation sui generis de notre « manière de théoriser » est la neutralisation de toute thèse d’existence ou de tout sens qui n’aurait pas été fondé phénoménologiquement. Husserl constitue cette neutralisation, cet accès au champ des possibles, dans l’imagination, en tant que par elle le philosophe peut faire varier de manière infinie les structures de l’expérience. Les deux premières sections de l’ouvrage consistent donc en une introduction à la conception husserlienne de l’imagination, notamment telle qu’elle se déploie dans les Ideen I dans le rapport entre évidence et fondation. Cependant, l’imagination en tant que telle ne peut pas être elle-même un concept fondé, comme le souligne Eugen Fink[2] : il s’agit d’un concept opératoire, c’est-à-dire que le concept d’imagination se manifeste sous l’aspect opératoire de l’idée de fondation. La thèse défendue consiste à montrer que Ricœur a rendu explicite la place de l’imagination dans la méthode de fondation philosophique. La fonction de neutralisation est décrite comme comportant une suspension qui possède un moment négatif (on se rend absent « du tout des choses ») et un autre positif (on projette de nouvelles possibilités) » (p. 38). L’auteure recense les différentes fonctions de l’imagination de sorte à montrer que seule la philosophie ricœurienne de la fiction permet de satisfaire aux exigences d’une phénoménologie de l’imagination. Tout d’abord, il convient de rappeler la distinction au cœur des Ideen I entre faits et essences, car « la saisie de l’essence par l’intuition n’implique donc pas la position d’une existence individuelle » (p. 42). Il s’agit d’un pas décisif, car il signifie que l’eidos peut être manifesté par des exemples empiriques issus des données de l’expérience, mais tout autant à partir du travail productif de l’imagination. Le projet de Ricœur, que retrace Ascarate, consistera à prolonger le geste husserlien qui met sur un pied d’égalité, du point de vue de la saisie de l’eidos, le pouvoir de l’imagination et la donation en chair et en os, et à montrer in fine que, en vertu de la place de l’imagination dans le processus de connaissance, seule la fiction issue de l’imagination productive peut mener à bien le projet phénoménologique de neutralisation de toute thèse d’existence. Dans son commentaire de la traduction française des Ideen I, Ricœur décrit les trois bénéfices apportés à la phénoménologie par la fonction de neutralisation de l’imagination, ici glosés par Ascarate : « a) le bénéfice de déterritorialisation de la réduction, b) le bénéfice de la critique ou de la déconstruction réflexive de la méthode, c) le bénéfice de la constitution ou de la production du sens qui est propre à la “pratique” de la méthode phénoménologique » (p. 46). En effet, d’abord, la neutralisation donne accès au champ du phénomène comme opposé à celui de la facticité. C’est notamment à ce titre que Luz Ascarate insistera sur la distinction entre imagination productive et imagination reproductive. De fait, pour Ricœur la déterritorialisation permise par l’imagination se réalise au plus haut degré par le fait qu’elle est capable d’envisager la non-existence de ses productions, s’éloignant ainsi autant que possible du fait et de la présence perceptive. Par conséquent, la neutralisation sera d’autant mieux réalisée qu’elle procède de l’imagination productive et passe ainsi dans le domaine de la fiction. Par la suite, il s’agit de manifester par l’imagination les possibilités de la méthode phénoménologique elle-même. À ce titre, Ricœur reconstruit l’idéalisme de la méthode husserlienne qu’il se permet de neutraliser, de remettre en cause au nom de la méthode phénoménologique elle-même. Ricœur n’affirme pas que Husserl soit idéaliste mais que l’idéalisme est une possibilité de la méthode husserlienne : ainsi, Ricœur aurait réalisé le projet d’une phénoménologie de l’imagination en manifestant le lien intime entre imagination et liberté dans la pratique de la méthode. C’est la raison pour laquelle, dans la dernière section de la première partie, Ascarate manifestera le fait que l’exigence d’une phénoménologie de l’imagination conduit Paul Ricœur à explorer une autre possibilité de la méthode husserlienne, à savoir le projet d’une anthropologie phénoménologique centrée sur la capacité humaine à produire de la fiction, contre tous les reproches de Husserl à l’encontre de l’anthropologie.

Luz Ascarate nous présente donc un Ricœur résolument phénoménologue, ce qui pourra constituer un biais interprétatif lorsqu’il sera question d’aborder la notion d’utopie. En effet, en focalisant son propos sur une réappropriation de la filiation phénoménologique de Ricœur, y compris dans une période de sa pensée où il est très influencé par la philosophie anglo-saxonne, l’auteure ne mentionne que très peu ce qui dans les Lectures on Imagination ou dans les Lectures on Ideology and Utopia est redevable de la tradition analytique. Afin de rééquilibrer la part de la phénoménologie dans l’ambition ricœurienne, on oriente, en faveur d’une lecture husserlienne de Ricœur, ce dialogue entre les traditions qui fait la particularité de l’herméneutique de Paul Ricœur.

Pour justifier cette lecture, Luz Ascarate enracine la philosophie de l’imagination de Ricœur dans les préoccupations théoriques du premier tome de la Philosophie de la volonté. Dans ce travail, il s’agissait d’étudier le rapport du volontaire à l’involontaire et de proposer une compréhension de leur unité à travers une médiation pratique. Tout ceci met en évidence le fait que le livre d’Ascarate constitue une interprétation d’ensemble de l’œuvre de Ricœur sur la volonté qui met en évidence la question de l’imagination en tant que fil directeur de ses investigations. De manière générale, l’auteure justifie l’originalité de son travail par une succession d’analogies qui se rapportent les unes aux autres. En effet, il y a une première chaine analogique : l’involontaire est au volontaire ce que la représentation est à la métaphore et ce que l’idéologie est à l’utopie. Il y en a une seconde : l’imagination reproductive est à l’imagination productive ce que l’expérience est à la fiction et ce que l’idéologie est à l’utopie. En radicalisant la démarche d’Ascarate, il semble que la philosophie de Ricœur se résume à un même problème qui se transpose de domaine en domaine, à savoir la question de la liberté comme travaillant à même le déterminisme ou encore de l’irréel œuvrant et s’ouvrant à même le réel ou l’expérience. Un tel tour de force synthétique est extrêmement séduisant parce qu’il rend possible une lecture véritablement systématique d’une pensée qui ne se prête pas volontiers à une interprétation d’ensemble. Néanmoins, cette lecture peut également nourrir des doutes légitimes quant aux biais d’interprétation qu’elle produit et quant à une éventuelle réduction de la spécificité de chaque problème qu’elle implique. Il est certain par exemple qu’il y a un lien intime entre le problème du volontaire et de l’utopie. Néanmoins, Ricœur insiste sur la déclinaison de l’acte libre en trois moments, à savoir la décision, la réalisation et le consentement. Or, ce traitement n’est pas présent dans le cas de l’utopie, ce qui rend en quelque manière l’analogie incomplète. Moins qu’une fragilité de l’analyse, il s’agit de pointer du doigt un véritable choix théorique et méthodologique dont procède l’ensemble du livre d’Ascarate.

2. La mise en dialogue autour de l’ontologie du monde social et les ressources phénoménologiques pour penser l’utopie

Il nous faut revenir quelque peu sur l’anthropologie philosophique de Ricœur. C’est en effet à partir de ce passage qu’il est possible de comprendre la deuxième partie, dans laquelle il s’agit, pour l’auteure, de s’intéresser plus particulièrement aux rapports entre utopie et ontologie du monde social, à travers une analyse des Lectures on Ideology and Utopia.

Dans son anthropologie, Ricœur caractérise l’homme par sa capacité à imaginer et à créer de nouvelles possibilités de réel. Cette imagination n’est réellement productive que lorsqu’elle travaille sur l’image pour la transformer en œuvre. La phénoménologie de la fiction de Ricœur est donc une théorie des œuvres de l’imagination productive. Ainsi, Ascarate confronte Ricœur à Sartre, qui dans le dernier chapitre de L’Imaginaire développe l’idée d’une vie de l’imagination, renvoyant l’imagination à sa capacité à se réfléchir en et sur elle-même, alors que l’achèvement de l’imagination chez Ricœur se rencontre dans ses œuvres, dans ses produits qui ont le pouvoir d’élargir notre réalité. Ainsi, l’auteure produit une mise en parallèle avec la sociologie pragmatique, en défendant la thèse suivante : ce qui manque au sociologue pragmatiste et à la sociologie en général, c’est la boite à outils du phénoménologue pour accéder à la dimension productive de l’imagination. Cette thèse est très intéressante dans la mesure où elle s’inscrit dans un débat qui agita la sociologie historique au vingtième siècle sur l’usage de sources littéraires ou généralement extra sociologiques aux enquêtes. Ricœur nous dirait qu’il est possible d’utiliser ce matériau fictif, mais à condition de se doter des outils adéquats pour lui donner sens en direction de l’ontologie du monde social.

C’est en effet à la possibilité de penser l’ontologie du monde social à partir des Lectures on Ideology and Utopia qu’Ascarate s’intéresse dans la dernière partie de son ouvrage. Elle s’efforce de montrer que, chez Ricœur, « l’imagination dessine un plan de constitution de l’utopie bien plus fondamental que celui de la raison » (p. 212). Pour cela, il s’agit de transposer l’analyse de l’imagination productive sur la question de l’imaginaire social. Pour le comprendre, il faut recourir à la distinction entre utopie et idéologie. L’utopie, analogue à la fiction, puiserait dans les ressources de l’imagination productive, la capacité de se figurer un ailleurs radical à l’égard de la société dans laquelle nous évoluons. L’utopie est une variation imaginaire sur les structures du monde social. Encore une fois, c’est la fonction de déterritorialisation qui permet d’introduire un « nulle part » (p. 214) dans la constitution du social. Neutralisant le monde social dans lequel nous sommes inscrits, l’imagination permet en aval de produire des utopies, c’est-à-dire qu’elle permet de faire varier les structures de l’expérience sociale et donc d’entrevoir une véritable perspective d’émancipation, et, en amont, elle permet de produire un retour critique sur les structures essentielles du social et donc sur l’ontologie du monde social. Ascarate résume cette fonction émancipatrice de l’utopie en disant qu’elle vise « une société réelle depuis l’impossibilité » (p. 247). C’est d’ailleurs dans le cadre de cette conceptualisation de l’utopie qu’Ascarate confronte la pensée de Paul Ricœur à celle de Karl Mannheim et à la théorie critique. L’apport de la phénoménologie tient à ce qu’elle permet de penser l’utopie non plus en termes sociologiques mais en termes historiques, c’est-à-dire qu’elle permet de dépasser les simples typologies en direction de l’activité des agents et des subjectivités individuelles. À ce titre, Ricœur réhabilite l’héritage des socialistes utopistes contre la théorie critique, s’intéressant davantage à Charles Fourier qu’à Mannheim. En effet, pour Ricœur, grâce à la fonction productive de son imagination appliquée au social, l’agent historique est capable de produire des utopies, et par cette fonction productive il est à la fois le révélateur et le fondement du monde social. L’idéologie comme envers de l’utopie et comme production sociale de l’imagination reproductive témoigne de notre inscription dans une communauté sociale donnée. La distinction entre utopie et idéologie est analogue à la distinction entre un portrait et une fiction : en effet, tandis que l’idéologie traduit dans le langage de l’image la réalité sociale dans laquelle l’agent est engagé, l’utopie permet de produire un modèle alternatif de réalité sociale. C’est donc par l’utopie qu’il peut y avoir selon Ricœur une véritable pensée de l’émancipation. C’est sur ce point que nous aurions quelques réticences : en effet, la question de l’émancipation, si elle apparait comme horizon de l’ensemble du travail sur l’utopie, n’est que très peu évoquée par Ascarate. Par ailleurs, il semble qu’il y ait un saut qualitatif entre la conception de nouvelles perspectives sur le monde social, et donc d’une certaine forme d’usage critique de l’imagination productive, et une véritable mise en œuvre de l’émancipation qui suppose une médiation pratique : si la distinction entre idéologie et utopie est clairement établie de même que leur lien indissociable est régulièrement évoqué, celui-ci est relativement peu thématisé, il est davantage indiqué comme une difficulté. Ainsi, il nous semble que, plutôt qu’une véritable pensée de l’émancipation, c’est à une théorie de la contestation du monde social par l’utopie que nous ouvre la perspective ricœurienne.

 

En conclusion, nous pouvons dire que, par son ouvrage Imaginer selon Paul Ricœur, Luz Ascarate propose une introduction originale et très claire à la phénoménologie et aux débats centraux qui l’animent sur la question de l’imaginaire. L’auteure permet de resituer avec grande pertinence le travail de Ricoeur sur la fiction et celui sur l’utopie dans le sillage de la philosophie husserlienne et en direction d’une ontologie du monde social. La mise en dialogue de Ricœur avec les principaux théoriciens du social constitue assurément un jalon important dans la tendance contemporaine au rapprochement de la phénoménologie avec les sciences sociales, même si le concept d’émancipation, point de fuite du travail de Luz Ascarate et importation du vocabulaire de la théorie critique, ne semble pas parfaitement adhérer à la perspective ricœurienne. Quoi qu’il en soit, en raison du choix théorique d’une interprétation systématique, il est certain que cet ouvrage deviendra un élément important de la littérature secondaire sur l’œuvre de Paul Ricœur.

 

[1] La variation imaginaire consiste à éliminer le contenu factuel des phénomènes pour atteindre leur essence, et cela en faisant varier grâce à l’imagination et en particulier grâce à la fiction les structures de l’expérience de ces phénomènes (pour une présentation plus précise cf §70 des Ideen I).

[2] E. Fink, « Les concepts opératoires dans la phénoménologie de Husserl » in Proximité et distance, Grenoble, Million, 1994

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