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Recension – Métamorphoses Clôture-Ouverture

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Quentin Mur est né en 1994 dans le sud de la France (Tarbes). Actuellement en thèse sous la direction de MM. SIBERTIN-BLANC et MANIGLIER aux Université Paris 8 Saint Denis Vincennes (LLCP) et Paris 10 Nanterre (HAR) , ses recherches portent à la fois sur le structuralisme, l’anthropologie disciplinaire, la schizo-analyse et la littérature.

Kostas Axelos, Métamorphoses Clôture-Ouverture, Editions de Minuit, Collection Encre marine, 2021. 204p.

L’ouvrage est disponible ici.


Grand éditeur en fondant la collection Arguments aux éditions de Minuit en 1960, Kostas Axelos est un philosophe marxiste ayant fui la monarchie militaire du Royaume de Grèce comme Cornélius Castoriadis. Il est celui qui s’est le plus intéressé à la portée politique de la technique, tout en étant simultanément un des traducteurs de Martin Heidegger[1] en France grâce à sa collaboration intime avec Jean Baufret. Ce lien entre Marx et Heidegger, si complexe soit-il, est une des grandes fertilités que les penseurs de la théorie critique ou de la théorie sociale travaillent avec intérêt[2]. Si Axelos est un des pionniers à s’être intéressé à ce lien, c’est parce qu’il n’a cessé d’interroger les implications politiques de son actualité en jouant des anachronismes – comme le montre son utilisation de la mythologie ou de la tragédie – et des prospectives sur les problématiques que l’humanité a le devoir de prendre en charge. C’est de cette responsabilité comme pensée et comme acte que traite le livre Métamorphoses : Clôture-Ouverture.

Ne nous y trompons pas, ce livre est exigeant car il construit la rencontre entre deux puissances : le langage (logos) et la technique (technê).  Or, la difficulté de rendre compte de la puissance, c’est que celle-ci n’en a que pour elle-même et n’a que faire de l’humanité. Pour que le dialogue soit possible, Kostas Axelos problématise son livre pour penser les modalités de productions et les traductions entre celles-ci dans ce qu’il nomme techno-logie. Le philosophe la définit comme la capture de l’ensemble de la puissance qui caractérise notre époque. La formation et les usages de cette technologie va se déployer dans les six essais qui composent ce livre et qui trouvent une cohérence autour du concept de métamorphose comme prisme pour attester des grandes transformations du globe planétaire.

Kostas Axelos fait expérimenter sa techno-logie jusque dans la sphère politique avec ce texte central : « Quel peut être l’avenir de l’Europe future ?»[3]. L’Europe n’est pas dans cet essai un territoire géographique. Elle est le lieu d’une puissance géo-philosophique dont les langues et la technologie – par l’intermédiaire et la logistique de son universalisme – a engendré l’européanisation croissante de la terre entière. Dans un moment où le déclin et le pessimisme incarnerait la norme de la raison, Axelos avait posé les jalons d’un palliatif en proposant une pensée de l’Europe autour de la distinction futur-avenir.  Si le futur n’est que ce qui va venir, l’avenir porte en lui l’avènement d’une ouverture. Toujours un peu en crise, sécrétant sa propre critique :

L’Europe future ne va pas connaître et reconnaître une mise en question majeure, une contestation radicale. (…) Dans un mélange inextricable de fonctionnement et de dysfonctionnement, de satisfaction facile et de perpétuelle insatisfaction, d ’acceptation et de résignation, d’aise et de malaise, de consensus et de dissensus — et dans une indifférence généralisée puisque tout se vaut, est égal, tout suivra son cours.[4]

Le geste, afin de s’engouffrer dans l’ouverture, ne se fait pas sans l’abandon de la position initiale. Si le temps fait son œuvre, l’hétérogénéité que celui-ci dévoile implique le passage au travers d’une ouverture vers une autre substance. Hélas, les superstructures – issues d’un processus historique se pensant comme solidité – déterminent des stratégies pour choisir seulement les ouvertures dont « les simulacres et toutes les stimulations possibles et imaginables (tant) que cela ne perturbe pas les règles du jeu »[5] dans lesquelles elles évoluent comme puissance normative. On comprend, qui plus est au temps de la pandémie, comment la technique se présente à nous comme solution de persévérance de « l’ancien monde », qui face à une ouverture, interroge un changement de nos catégories politiques comme celle de démocratie. Quel type de démocratie constituera le régime de l’avenir ? Et quel sera son moteur ?

Si chaque rupture n’est jamais qu’une discontinuité oscillante entre clôture et ouverture, Axelos en consolide le mouvement comme le montre son retour au trope historique de la philosophie hellénistique pour comprendre le sol fertile sur lequel ces philosophes ont fait germer la philosophie occidentale et dont la relation entre le monde, le langage et la technique est comme l’eau qui en irrigue les semences. Cette appréhension du passé comme éclairant l’avenir et notre présent, on en retrouve un très bel exemple dans Œdipe à Colone et lassomption de lhomme qui vient dévoiler qu’au monde ne correspond pas un acte de propriété mais plutôt un « jeu (…) comme temps »[6] dans lequel l’humain « s’éploie à travers l’errance »[7]. C’est dans cette position de l’errance et de l’assomption que la puissance de l’homme sur le monde y trouve son adéquation laissant à l’ouverture sa fertilité. Cette anthropologie philosophique repose sur « un grand errant qui s’appelait Œdipe » et non plus Prométhée. Dans l’errance après avoir commis l’innommable instaurant dans le marbre la loi, l’assomption dans le périple pour rejoindre Colone et Athènes « se fait par et à travers l’homme, mais non pas seulement ou principalement par lui, ou par quelqu’un ou quelque chose »[8]. L’effort de l’assomption et de l’errance constante dans un monde ordonné par le chaos du vide n’est pas le signe de l’abandon mais un signe d’amitié que nous fait le monde. Or, à l’ère de la technique, l’homme se prend aisément pour le maître du jeu :

Technique et savoir, technique et science, technique et imaginaire composent un tout théoriquement et pratiquement indissoluble, inextricable, conformément à l’appel du management qui vise l’aménagement de la planète et des astres proches.[9]

Cette épopée de la technique a, au fur et à mesure des réglages des modes de production, élaboré une science de l’inerte et du vivant : le management.  Au travers de cette ontologie du management, tout est non pas pensé, mais à la fois analysé et ressenti en termes de produit, à commencer par l’homme lui-même métamorphosé non plus seulement en force de travail, mais aussi en marchandise.  Si l’inclination tend vers la métamorphose de la vie en marchandise, comment faire pour ne pas se laisser enfermer dans cette clôture concentrationnaire ?

Pour ne pas tomber dans la fermeture agonisante et dans les apories irrésolues, Kostas Axelos introduit du jeu au travers d’une médiation : l’œuvre. L’œuvre est dans un rapport immédiat grâce à l’amitié avec le monde qu’elle entretient. Au travers de cette médiation dialectique de ce qui atteste de la présence du monde, car perpétuellement en acte, l’œuvre se donne comme singularité et indépendance face au langage et à la technique. Dans cette coprésence, l’œuvre porte au pinacle la technique et le langage. Qu’il s’agisse d’un ouvrage, d’un tableau, d’une action, c’est du monde que l’œuvre tire sa force et son éclat, ou plus exactement, son aspect incommensurable et la fulgurance de ses métamorphoses. Cette manière de pister les fulgurances est l’objet de l’essai La question de la fin de lart et la poéticité du monde.

Par-delà la clôture de la fin, quel est notre rapport à ce qui la précède, la traverse et lui succède ? La possibilité pour l’homme de faire l’expérience de la poéticité du monde est indissolublement liée à l’avènement et au déploiement de la technique et de ses découvertes qui modèlent notre époque. La technique planétaire marque l’ensemble des existants de son empreinte sans être pour autant la marque d’aucun absolu comme en témoigne les diverses relations qu’entretiennent les acteurs de la science sous toutes ses formes. L’agentivité et sa multiplicité s’exprime avec de nouveaux agents comme les pays émergents ou la domination toujours plus grande du secteur privé comme acteur de la technologie[10]. Ce retour du multiple, intensifie ce qui la différencie des trois grands absolus que furent la physis des grecs, le Dieu judéo-chrétien, et enfin l’homme prenant le pouvoir comme « sujet » à l’époque moderne, constituant la particularité des transformations historiques de l’Occident[11].

Loin d’être un refuge esthétique face à l’immonde, l’expérience de la poéticité du monde « pourrait correspondre avec autant d’attachement que de détachement, à la technicité universelle »[12]. La poéticité nous offre l’occasion de ne pas séparer hermétiquement le quotidien de l’inhabituel, mais nous impose afin d’être disponible à l’appel du monde qui joue son jeu de toujours créer pour supporter son expérience « cette langue — avec sa musique et sa signification translogique des mots (…) métamorphose une ou des choses et des situations préalablement existantes, mais elle bat au rythme des métamorphoses du monde »[13]. C’est dans le travail du style, de la liberté et de la rigueur de la transmission des expériences que la langue permet de former les consciences au monde qui est et qui advient contre l’avènement d’une thanatophilie. Le programme de cette conjuration nous est donné autour des derniers moments de l’ouvrage intitulé Questions ouvertes :

Si tout, dans le monde tel qu’il se donne, est à la fois désignifié, nivelé, dévasté et offre des possibilités de percée, comment pourrions-nous à travers un mouvement polyphonique, dire et expérimenter le monde qui se donne et n ’est jamais donné ?  Comment pourrions-nous penser selon le rythme d’une pensée assumante et transgressante, vivre selon un style de vie et nous montrer aptes à contribuer à une métamorphose qui, par-delà la clôture cache une ouverture.[14]

Pour ne pas être à la merci de ce monde technicien qui nous échappe, nous avons désormais le besoin de créer de nouveaux langages pour se donner l’espace, le temps et la maitrise d’écouter les inflexions du monde avec lesquelles nous sommes prises. Suivre le livre de Kostas Axelos nous aide à atteindre cet objectif.

 

[1] Cette omniprésence du philosophe allemand chez Kostas Axelos est due aux textes écrits par Heidegger dans les années 1920. En effet, il a été un des premiers à penser la question technologique et la catastrophe écologique. Le va-et-vient constant entre Marx et Heidegger permet de comprendre quelles sont les forces latentes qu’Axelos ne cesse d’actualiser pour éclairer les différents récits que l’anthropos s’est donné à lui-même afin de se constituer comme maître et possesseur, non pas exclusivement de la nature, mais du monde et de l’ensemble des éléments qui le composent.

[2] Voir en particulier les travaux de Franck Fischbach et son livre Sans objet. Capitalisme, subjectivité, aliénation, Paris, Vrin, 3è édition, 2016

[3] Axelos Kostas, Métamorphoses : Clôture-Ouverture, Paris, 2021, Edition de minuit, Collection Encre Marine, p. 129.

[4] op. cit., p. 131-132.

[5] op. cit.. p. 132.

[6] op. cit.. p. 69.

[7] op. cit.. p. 93.

[8] op. cit.. p. 76-77.

[9] L’aventure de la technique scientifique pp.95-128 in Axelos Kostas, Métamorphoses : Clôture-Ouverture, Paris, 2021, Edition de minuit, Collection Encre Marine. Citation aux pages 98-99.

[10] Voir en particulier HUI Yuk, La question de la technique en Chine : Essai de cosmotechnique, Paris, Edition Divergences, 2021, p. 330.

[11] op. cit.. p.166-167.

[12] op. cit.. p. 168.

[13] op. cit.. p.172.

[14] op. cit.. p. 200-201.

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