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Recension – Vie et monde. Une philosophie de la naissance

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Luz ASCARATE est professeure agrégée de philosophie, titulaire d’un doctorat en philosophie et sciences sociales, et travaille actuellement à une seconde thèse de doctorat, sur la phénoménologie du possible, sous la direction de Renaud Barbaras, à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne (ISJPS, PhiCo-EXeCO). Elle est ATER à l’université Paul Valéry Montpellier 3. Elle est auteure de l’ouvrage Imaginer selon Paul Ricœur. La phénoménologie à la rencontre de l’ontologie sociale (Paris, Hermann, 2022). Elle est co-éditrice du domaine « Phénoménologie et histoire de la philosophie » de Klēsis. Revue philosophique.

Recension de Frédéric Jacquet, Vie et monde. Une philosophie de la naissance, Paris, Hermann, 2023, 404 pages.

L’ouvrage est disponible ici.


Nous ne pouvons guère avoir l’expérience de notre propre naissance, et pourtant c’est cet événement originaire qui est la condition de notre vie et de notre entrée dans le monde. Naître exprime ainsi un processus à la fois mystérieux et fondateur. Toutefois, un paradoxe apparaît aussitôt que l’on tente de rendre compte de cet événement à partir de la phénoménologie, comprise comme une méthode de description philosophique fondée sur la première personne : l’expérience de la naissance nous est donnée, pour ainsi dire, de manière médiate, toujours à partir de la naissance d’un autre, alors que notre propre naissance nous échappe. Comment alors décrire phénologiquement quelque chose qui est la condition de possibilité de notre existence mais dont nous ne pouvons pas faire l’expérience en première personne ? Si Frédéric Jacquet nous a montré, dans ses ouvrages précédents, qu’une phénoménologie de la naissance est possible seulement si la perspective génétique de la phénoménologie est radicalisée en une archéologie[1], dans son récent ouvrage intitulé Vie et monde. Une philosophie de la naissance, il nous donne les bases philosophiques d’une natologie d’inspiration phénoménologique, dans la continuité de cette archéologie. Contrairement à l’orientation statique de la phénoménologie, qui cherche la reconstruction téléologique du sens constitué, une phénoménologie archéologique décrit le phénomène à montrer de manière rétrospective. Mais phénoménologie est, dans cet ouvrage, une inspiration qui n’est que le point de départ d’une philosophie à part entière qui trouve ses origines dans l’étonnement grec.

La question inaugurale de la pensée est ainsi, pour l’auteur, la question de la naissance, mais uniquement parce que cette question permet de dénouer d’autres questions fondamentales : « La question de la naissance enveloppe la dynamique globale du philosopher. Selon ce prisme nouveau se distribuent les interrogations qui innervent l’existence entière : l’étonnement devant notre présence au monde ré-ouvre la question de l’homme devenue inséparable de celle de la vie » (p. 15). La cosmologie, concernant la question de la naissance, est donc inséparable de l’anthropologie. Mais cette question ne doit pas être comprise dans un sens déterminé, comme si nous nous interrogions sur la cause empirique ou finale de la naissance, mais comme une question qui implique une subversion au sein du champ de signification auquel la question elle-même s’adresse : « Il ne s’agit pas d’aborder ce phénomène en se demandant comment la naissance est possible afin d’en exhiber une cause déterminée ; ce serait la soumettre à une rationalité constituée par ailleurs et synonyme de la quête d’une raison ultime, obéissant ainsi à la logique de la métaphysique historique » (p. 15). A contrario, la question exige une refondation de l’ensemble de la philosophie : elle réinvente rétrospectivement ses conditions pour qu’elle puisse elle-même être posée comme une question fondamentale. Dans cette subversion, les thèmes philosophiques sont également réinventés et les angles qui nous semblaient habituellement philosophiques sont tous renouvelés, en l’occurrence, des concepts comme ceux de la vie ou du désir seront ici traités à partir de l’acte de naître.

Les angles de questionnement philosophique explorés dans ce livre sont ceux qui concernent la vie, le monde et autrui. La vie, du point de vue de la naissance, déploie une perspective archéologique à laquelle est consacrée la première partie de l’ouvrage. Mais le mouvement incessant de l’éclosion de la vie ne peut se comprendre que dans le cadre d’une fécondité cosmique – c’est-à-dire, de la productivité de vie – qui prône notre appartenance au monde, dont il sera question dans la deuxième partie. Et c’est au sein de la naissance que le caractère intersubjectif de la vie et du monde devient d’autant plus présent de la manière la plus radicale, car originaire : en tant que vie partagée et en tant que monde partagé. C’est à cela que sera consacrée la troisième partie de l’ouvrage.

L’archéologie est ici archéologie anthropologique. Être-né est la condition de possibilité pour tout être humain de vivre, et plus encore, de s’étonner, de générer la question philosophique. Il y a un caractère métaphysique dans toute l’anthropologie qui veut porter la question du commencement radical. Et cette vie et cet étonnement ne peuvent être vécus qu’en première personne. Définir l’être humain par sa naissance permet ainsi d’articuler phénoménologie, cosmologie et anthropologie, puisque ces approches seraient fondées sur l’acte de naître : « L’humaine naissance rend possible l’étonnement et l’interrogation philosophique : notre vie est habitée par un désir apertural, à la fois de naître et de faire naître, qui n’est autre que la pulsion natale. Cette pulsion s’éveille selon une pulsation spécifique et singulière à la fois, selon un rythme propre qui travaille notre venue au monde » (p. 139). Définir l’être humain par sa naissance nous conduit à placer le désir au commencement de la vie et du monde. Ce désir n’est autre qu’une éclosion spatialisante qui a lieu à partir de l’événement de la naissance. Le temps occupe ici un moment dérivé du mouvement spatial : « C’est d’abord la question de l’espace – de notre sa naissance spatialisante – qui s’avère cruciale, et le temps sera considéré depuis le rythme de notre éclosion au monde » (p. 139). La naissance est du désir qui éclot et dont l’éclosion spatialise et temporalise. Cela est possible parce que le désir qui surgit à la naissance est un désir qui n’est pas statique, mais débordant, un désir dont le mouvement propre est le débordement.

Ce débordement reproduit l’éclosion de la vie dans le monde. Ainsi, par notre naissance, nous nous plaçons dans l’événement premier de l’émergence de la vie. Mais cela n’exprime pas seulement quelque chose de vrai sur nous, mais aussi sur la plasticité du monde dans lequel nous sommes incorporés : « Si l’événement du vivant dans l’univers marque le surgissement de l’élément dans lequel l’homme apparaît, la naissance de notre naissance n’est autre que l’événement apertural par lequel l’enrôlement cosmique du vivant desserre ses liens et donne lieu à une vie plastique qui se métamorphose selon ce qui advient » (p. 141). L’humaine naissance est la preuve d’une vie plastique, muable, toujours en devenir. Mais il faut bien rendre compte de la continuité et de la discontinuité de l’humain avec le vivant. L’humaine naissance est la preuve de la continuité, au sens de la vie, d’un mouvement qui éclot constamment, mais elle est aussi une rupture avec un certain type de vivant : « L’événement de l’humain infinitise la vie en la rendant à la séparation native dont elle procède sans nulle sécession essentialiste avec le monde. La différence anthropologique tient à une différence natale : l’homme est irréductible à l’animal, et cette différence ne consiste pas en une différence de degré – faisant que l’homme serait un animal comme les autres – ni en une différence de nature – faisant que l’homme serait l’autre de l’animal » (p. 141). S’il y a continuité entre l’humaine naissance et la vie, cette continuité n’est ni essentialiste ni efficiente, c’est-à-dire, elle ne tient pas à un rapport de cause et d’effet. La thèse de l’auteur est ici que la différence entre l’être humain et l’animal doit reposer sur une discontinuité ontologique si l’humaine naissance est comprise comme un événement fondateur et originaire : il s’agit en effet d’une manière spatialisante de naître en dehors des rapports causaux du règne animal.

Quelle est cette différence entre l’humain et le vivant dans la natologie de Frédéric Jacquet ? Il s’agit d’une différence entre l’anthropologique et le cosmique : « Seule une différence événementiale permet de comprendre l’humain, sa naissance aperturale le flanque d’une vie-dans-la-séparation, et c’est depuis cette position qu’il effectue les diverses expériences selon lesquelles il étoffe son existence, fût-ce de l’étoffe de ses songes dès lors qu’il s’agit de rêveries cosmiques, pourvoyeuses de monde » (p. 141). L’humaine naissance est le signe d’une ouverture qui transparaît dans chaque expérience du monde, non seulement dans les expériences du monde perceptif, mais surtout dans le monde du rêve. C’est dans ce monde où aucun autre être vivant que l’humain ne semble vivre, à la limite du biologique, que l’acte de naître peut acquérir sa dignité métaphysique. On pourrait ici s’interroger sur le ton anthropocentrique auquel nous conduit l’accent mis, par cet ouvrage, sur une différence événementiale entre l’humain et le non humain au sein de la vie dans sa totalité phénoménale[2]. Frédéric Jacquet semble échapper à cet éventuel soupçon anthropocentrique en faveur du rapport d’appartenance de l’être humain au monde : « L’appartenance cosmique de l’homme est indéniable, il est du monde, fait de sa pâte partagée par les choses et par les vivants, chacun se trouvant dès lors habité par un natal participatif » (p. 141). Si on reconnaît l’appartenance cosmique de l’être humain, l’humaine naissance est ainsi ramenée au vivant d’où elle émerge comme différence. La naissance n’est donc pas seulement mouvement de séparation, mais aussi d’appartenance, et cette duplicité s’exprime dans la participation. Dans la continuité bio-ontologique, il reste cependant un piège : « l’homme est d’abord du clan des vivants, et si notre existence peut se minéraliser, se fondre dans une routine aliénante, c’est toujours à la manière des hommes que l’existence se défait » (p. 141-142). Faisant partie de la dynamique métamorphosante du vivant, nous pouvons occuper l’espace le plus bas, celui du minéral, lorsque nous nous engageons dans une dynamique aliénante. Dans cette dynamique, notre désir est aliéné, c’est-à-dire, il est traité comme caractère d’une chose et non pas d’un être humain. La sortie de ce piège se trouve du côté d’une éducation refondée en termes d’éclosion émancipatrice.

C’est précisément en réfléchissant à ce sens de l’éducation que l’ouvrage se conclut. Il s’agit d’un sens de l’éducation qui répond à la naissance humaine en termes de rapport désirant : « l’éducation doit répondre au paradoxe du désir constitutif de l’humaine condition, saisi par l’ambivalence de l’intime, qui ressource, et de la séparation, ou de l’aventure cosmique, qui exalte » (p. 360). La naissance nous partage en effet entre ce qui nous appartient et ce qui nous est étrange. Ce qui nous est propre constitue notre environnement intime. Ce qui est nous est étrange nous limite, mais permet la dynamique vitale du désir. Toutefois, ces deux tendances ne doivent pas être considérées comme deux mouvements totalement distincts : « Ces deux tendances s’étayent en vérité l’une l’autre et, davantage encore, leur différence tient à une question d’accentuation, car l’intime se creuse en une expérience d’altérité alors que l’aventure appelle une intimisation, à condition bien sûr que l’expérience ne se perde pas en une logique mortifère » (p. 360). Sous quel titre l’éducation doit-elle donc être dispensée ? Comme une limitation du désir ou une valorisation de l’aventure ? Frédéric Jacquet ramène l’éducation à son fondement dans l’enfance, moment qui n’est rien d’autre que le déploiement de la naissance en tant que stade vital : « L’éducation repose d’abord sur un portage de l’enfant : la chaleur de l’intime livre une contenance en vertu de laquelle il fait l’épreuve de sa finitude, s’advient comme un soi, ce qui suppose en outre une délimitation que les règles assurent, libérant d’une dilution dans une illusion de toute-puissance selon laquelle d’abord une vie s’affirme, se dit » (p. 360). Et éduquer, c’est d’abord porter dans les bras, ce qui n’est rien d’autre que donner soutien à l’intime, à la sphère du soi-même, et retenir l’ouverture propre à la rencontre d’autrui. Mais cela est aussi le soutien dont nous avons besoin pour dépasser nos limites. L’être-né trouve ainsi à la fois, en étant porté dans les bras d’un autre, la finitude et l’intimité de la continuité du vivant. Une telle tension au sein du portage de l’enfant constitue le sol des actes qui se déroulent au sein de l’éducation : « Cette conscience de la finitude conditionne la venue au monde de l’enfant à la faveur des tendres adresses et de la rigueur des limites (…). Ces tendances doivent se transmuer en une dynamique de co-naissance avec les autres » (p. 360). Il n’y a donc pas de naissance solipsiste, on naît avec les autres, les autres naissent avec nous.

Dans un style d’écriture qui privilégie la densité conceptuelle à la clarté explicative, cet ouvrage nous invite donc à repenser la richesse de cet événement négligé par la philosophie occidentale, mais qui revient sur le terrain philosophique grâce à la phénoménologie, d’abord avec les « problèmes génératifs » rencontrés par Husserl dans la dernière période de son œuvre : l’un de ces problèmes est précisément celui de la naissance[3]. Frédéric Jacquet poursuit ainsi, dans cet ouvrage, l’orientation générative de la phénoménologie. On pourrait cependant se méfier d’une éventuelle réduction, dans cet ouvrage, de la dynamique de l’éclosion de la vie à un événement qui semble être délimité par le reflet d’un fait biologique. Face à ce soupçon, l’ouvrage tente de nous montrer que le fait biologique de la naissance n’est qu’un épiphénomène de l’événement métaphysique qui est ici en jeu.

[1] Voir par exemple F. Jacquet, Patočka. Une phénoménologie de la naissance, Paris, CNRS éditions, 2016, p. 353.

[2] À ce sujet, voir par exemple, G. Agamben, L’ouvert. De l’homme à l’animal, trad. Joël Gayraud, Paris, Rivages, 2002.

[3] Concernant l’approche generative de la phénoménologie husserlienne, voir par exemple E. Husserl, Husserliana XV. 1973. Zur Phänomenologie der Intersubjektivität. Texte aus dem Nachlass. Dritter Teil. 19291935. Ed. Iso Kern, La Haye, Martinus Nijhoff.

 

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