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Repenser l’individu à partir de sa trajectoire

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Recension de l’ouvrage Repenser l’individu à partir de sa trajectoire. Hasard, déterminismes et rencontres, de Barthélemy Durrive et Julie Henry (dir.), Paris, Éditions Matériologiques, 2015, par Stéphanie Favreau, MAAP, Université de Poitiers.

 

Cet ouvrage, qui rassemble un certain nombre de contributions issues de deux journées d’études ayant pour thème le lien entre hasard et individuation[1], s’organise autour de la question suivante : « quel est le rôle des trajectoires et des rencontres dans le processus d’individuation[2] ? » Ce processus lui-même pouvant être appréhendé à différents niveaux, l’ouvrage fait place à des chercheurs et des thèmes bien différents faisant écho aux différentes dimensions de l’expérience humaine. L’homme étant en effet « un être simultanément organique, sensible, culturel et social[3] », il était important d’aborder la question de façon différenciée et en respectant les spécificités de chacune des dimensions. Les précautions méthodologiques indispensables à cet égard sont clairement exposées en introduction de l’ouvrage. Si l’expérience humaine est multidimensionnelle et que chaque discipline ne peut légitimement en aborder qu’un aspect par le biais des outils méthodologiques et conceptuels qui lui sont propres, comment aborder la question de l’individuation autrement qu’indirectement et en faisant dialoguer les différentes sciences entre elles ?

© Tous droits réservés

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Au-delà même de la nécessité de cette approche pluridisciplinaire, il ressort des différentes analyses que le concept d’individu lui-même se brouille, en ce sens que l’examen du processus d’individuation biologique, social, psychologique n’aboutit pas, ne connaît pas de terme mais relève d’un état constant du vivant. En ce sens la clé de cet ouvrage est donnée dans la postface de Guillaume Lecointre et Philippe Huneman lorsqu’ils affirment que « pour les sciences de la nature il est clair que l’évolutionnisme darwinien représente un tournant capital, puisque l’historicité vient s’inscrire au principe de la nature biologique[4]. » En réalité l’impact de cette introduction de la temporalité dans le vivant dépasse le cadre des sciences de la nature et résonne aussi en sciences humaines. Le retour d’une forme de darwinisme dans les sciences du vivant aujourd’hui, le caractère désuet de la métaphore du programme, si puissante jusque récemment encore, rendent possible l’approche pluridisciplinaire mise en œuvre dans cet ouvrage. Ce sont bien les caractéristiques même du vivant, sa complexité et son caractère dynamique qui infléchissent le discours qu’on a pu porter sur l’individu, qui obligent à penser un processus d’individuation et qui rendent indispensable la collaboration entre des chercheurs d’horizons différents.

Bien sûr l’ouvrage prend appui sur des théories existantes (en philosophie, en sociologie…), nous allons y revenir, mais au fond il pourrait résonner comme un appel à de nouvelles théories. Comme en écho au renouveau de la biologie, il y a de nouvelles philosophies, de nouvelles sociologies à écrire, de nouvelles pratiques médicales à mettre en œuvre, qui contrecarreront peut-être nos habitudes intellectuelles et, pour ainsi dire sociales, mais seront moins infidèles à la complexité des réalités vivantes auxquelles elles s’appliquent.

Hasard et complexité en biologie

Pour bien comprendre en quoi consiste cette pensée de la complexité du vivant, son origine et sa traduction théorique, les trois contributions de biologie sont incontournables[5]. L’entretien entre Jean-Jacques Kupiec et Michel Morange permet plus particulièrement de retracer la genèse du nouveau modèle théorique qui a rendu obsolète la confortable métaphore du programme génétique. Le modèle « tel gène code telle protéine » qui a longtemps régné s’est vu bouleversé par le modèle de l’ontophylogenèse qui « inclut le rôle de l’environnement alors que l’agent de développement reste le génome[6]. » Autrement dit, si l’on admet bien l’importance de l’expression des gènes dans le processus de développement embryonnaire, on doit également reconnaître l’infléchissement de cette expression par le filtre du milieu. Bien plus, l’expression des gènes, abstraction faite des conditions environnementales qui l’infléchiront, est elle-même aléatoire (exemple des crossing over lors de la méiose). Le processus développemental ne suit donc pas un chemin préexistant qui serait tracé par les gènes, il est le fruit d’une dynamique d’échanges entre eux et l’environnement dans lequel ils s’expriment. Les gènes impulsent une dynamique d’échanges avec le milieu qui aboutit à la constitution d’un organisme qui en deviendra plus ou moins – et jamais entièrement – autonome. La métaphore du programme génétique et les analogies faites avec les réseaux informatiques sont impuissantes à rendre compte de telles dynamiques parce que « contrairement à l’organisation partes extra partes d’un réseau informatique ou d’une machine, un organisme n’est pas constitué par l’addition de cellules, tissus et organes mais par la différenciation d’un organisme originaire, le zygote[7]. » De façon plus large, au niveau de l’évolution des espèces, si nous distinguons bien telle fonction récurrente chez tel type d’organisme, tel organe à tel endroit …, le modèle de l’ontophylogenèse invite à les voir comme des « acquis » évolutifs susceptibles de changer en fonction de l’évolution du milieu dans lequel ils sont utiles, mais aussi en fonction de l’ensemble organique dans lequel ils sont pris. Non seulement le milieu est susceptible d’infléchir l’expression des gènes mais, au sein d’un organisme, l’occurrence d’un événement à un niveau donné n’est pas sans conséquence sur les autres niveaux. Il y a une « biointrication[8] » des niveaux, une « biorésonnance[9] » des événements d’un niveau sur les autres. « L’organisation biologique est un processus de mise en place d’une dynamique de réseaux fonctionnels dans des conditions sans cesse changeantes[10]. »

Au vu d’une telle complexité biologique, on doit donc conclure de ces contributions, qu’il est impossible sans tomber dans l’imposture intellectuelle de penser encore un finalisme à l’œuvre dans l’évolution. Bien sûr « il est possible de parcourir les niveaux d’organisation du vivant comme autant de systèmes d’ordre croissant. Et la série continue à un niveau encore supérieur, les interactions entre populations monospécifiques font émerger des écosystèmes, eux-mêmes interconnectés par l’air et l’eau – que ce soit sur un même continent ou entre continents[11] », mais il n’y a pas d’harmonie préétablie ni d’intelligent design.

Si l’on en revient à la question de l’individualité qui structure plus largement cet ouvrage, on se doit également de reconnaître à la lumière de ces analyses que notre vision est ainsi souvent fausse car anthropocentrée, « nous raisonnons comme s’il s’agissait d’un processus qui était là pour nous créer. Or, si l’on regarde d’autres êtres vivants, on s’aperçoit qu’il devient très difficile de dire où commence et où finit l’individu[12]. » Comme le montre également la contribution de Livio Riboli-Sasco sur le quorum sensing chez la bactérie, le génome lui-même évolue et il est difficile de dire ce qui persiste précisément de l’individu dans le temps sinon un certain nœud au cœur d’un réseau d’interactions, une tournure prise par un imprévisible enchaînement de causes qui se perpétue toujours de façon transitoire. Finalement, « un individu [au sens biologique] serait un ensemble de liens structuro-fonctionnels plus cohérents entre eux que ne le sont les liens tissés en dehors de l’ensemble, et qui porte la trace de sa trajectoire ontophylogénétique, et par là une historicité[13]. » L’individu est le fruit d’un enchaînement d’événements, la stabilisation toujours transitoire d’un certain nœud d’interactions et d’échanges avec un milieu, qui le rendent apte à y perdurer momentanément.

Bien sûr il ne peut être question de rabattre les différents niveaux d’individualité les uns sur les autres, c’est précisément ce qui rend l’échange interdisciplinaire nécessaire ; mais la biologie du XXIe siècle invite à « considérer qu’il n’y ait pas de différence radicale entre une cellule, une bactérie ou un humain dans la façon de considérer leur individualité et leur identité, dès lors que celles-ci seront considérées sous l’angle d’une pluralité de dynamiques. Entre une bactérie “libre” mais pourtant dans une population et une cellule au sein d’un tissu et d’un organisme, les différences se structureraient ainsi au niveau de l’ampleur et de la typologie des dynamiques de leur identité[14]. »

Imbrication des niveaux, organisation biologique émergeant de façon imprévisible tant les possibles étaient nombreux…, ce que la biologie contemporaine met au jour, ce que les progrès techniques et technologiques impliquent paradoxalement d’admettre, c’est l’omniprésence du hasard et, de ce fait, la contingence du monde.

La complexité de l’expérience humaine

Or une telle vision dynamique et complexe du monde va à rebours de nos tendances intellectuelles à figer le monde pour mieux y avoir prise, elle s’inscrit en faux contre un certain nombre de grands systèmes philosophiques qui prétendaient l’y enfermer[15]. Pourtant, comme le montre cet ouvrage, et plus particulièrement les contributions de Pascal Sévérac, Julie Henry et François Pépin, certains philosophes se sont confrontés, plus ou moins directement, à cette déstabilisante question du hasard. La pensée de Spinoza à laquelle ce collectif réserve la plus large place, permet de mesurer sa portée anthropologique et ses conséquences éthiques. On pourrait tout d’abord s’étonner de cette référence à Spinoza sur le thème du hasard tant l’auteur est connu pour défendre l’idée d’un monde déterminé où la liberté de la volonté se résume à n’être qu’une illusion. Mais, et c’est ce qui résonne et justifie tout à fait la mise en perspective des approches philosophiques et biologiques, si l’on y regarde de près (ce que fait particulièrement Pascal Sévérac), on voit que Spinoza soutient l’idée qu’il y a nécessairement dans « notre être-au-monde quelque chose qui relève du contingent au sens de l’événement[16]. » Si un passant reçoit une tuile sur la tête, il va d’emblée se dire qu’il joue de malchance. Nous avons spontanément tendance à personnifier le hasard et la contingence des événements « désigne [ici] l’effet que fait cette intersection [de deux séries causales indépendantes qui se rencontrent] aux individus[17]. » Parce que l’individu est soumis comme le reste de l’univers à l’événement, à la rencontre inattendue, parce qu’il ne fait pas exception et n’échappe pas aux dynamiques physiques et biologiques, mais qu’en lui la résonnance prend une tournure et une profondeur inédites, la tâche éthique[18] qui incombe à l’homme est donc celle d’une appropriation de lui-même, de sa trajectoire.

Tout comme au niveau biologique les premières spécialisations métaboliques font se dessiner peu à peu la forme vivante, « la modification que produit la rencontre, en tant qu’elle est trace ou trajectoire mémorielle, strie l’aptitude corporelle[19] » de l’individu  de telle sorte qu’en émerge peu à peu une personnalité. « La manière dont on peut réagir face à ce qui nous arrive par hasard consiste à prendre en compte ce matériau et à le réordonner de façon à ce qu’il prenne sens pour nous, et que nous ne soyons plus entièrement déterminés de l’extérieur sans raison apparente[20]. »

Au fond ce que la mise en perspective des approches biologiques et philosophiques opérée dans cet ouvrage permet de faire ressortir, c’est que la notion d’individu est plurielle, qu’à tous les niveaux « l’individualité ne se dit pas, elle se montre, parce qu’elle est le point aveugle de notre rapport objectif au monde[21]. »



[1] La notion d’individuation, que l’on peut définir comme un processus par lequel le vivant se distingue et se crée, est abordée dans l’ouvrage dans son sens biologique, psychologique et social, l’idée étant de montrer l’enchevêtrement des différents niveaux.

[2] Barthélemy Durrive, Julie Henry (dir.), Redéfinir l’individu à partir de sa trajectoire. Hasard, déterminismes et rencontres, Paris, Éditions Matériologiques, 2015, p. 13.

[3] Barthélemy Durrive, Julie Henry, « L’individu au prisme de l’interdisciplinarité », in op. cit., p. 5.

[4] Philippe Huneman, Guillaume Lecointre, « L’individualité, entre logique et historicité », in op. cit., p. 290.

[5] Marcelle Buiatti, Giuseppe Longo, « Hasard et interactions entre niveaux d’organisation en biologie », Livio Riboli-Sasco, « Through the bacterial looking glass : lorsque les bactéries nous invitent à repenser l’identité biologique », et l’entretien « Un dialogue entre Jean-Jacques Kupiec et Michel Morange ».

[6] « Un dialogue en Jean-Jacques Kupiec et Michel Morange », in op. cit., p. 253.

[7] Marcelle Buiatti, Giuseppe Longo, « Hasard et interactions entre niveaux d’organisation en biologie », in op. cit., p. 63.

[8] Idem.

[9] Ibid., p. 57.

[10] Ibid., p. 46.

[11] Ibid., p. 55.

[12] « Un dialogue en Jean-Jacques Kupiec et Michel Morange », in op. cit., p. 262.

[13] Philippe Huneman, Guillaume Lecointre, « L’individualité, entre logique et historicité », in op. cit., p. 298.

[14] Livio Riboli-Sasco, « Through the bacterial looking glass : lorsque les bactéries nous invitent à repenser l’identité biologique », in op. cit., p. 227.

[15] On peut ici penser à certains grands systèmes philosophiques de l’idéalisme allemand (et notamment à celui de Schelling), tous par ailleurs très riches et profonds.

[16] Pascal Sévérac, « La nécessité du contingent : rencontre et individuation chez Spinoza », in op. cit., p. 33.

[17] Idem.

[18] Qui est la seule qui soit entre ses mains dans la perspective spinoziste.

[19] Ibid., p. 39.

[20] Julie Henry, « Quel sort réserver au hasard dans la philosophie spinoziste ? », in op. cit., p. 153.

[21] Barthélémy Durrive, « L’individualité est-elle à chercher parmi les faits ? »,  op. cit., p. 112.

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