Esthétique/TechniqueLes jeux vidéo: terrain philosophique?une

Réflexion queer sur les communautés furry et cosplay

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Enjeux de l’identité sexuelle dans le jeu vidéo

Julie Descheneaux, Doctorante en sexologie, Université du Québec à Montréal.

 

Les théories critiques politisent les enjeux des mondes virtuels comme un reflet des inégalités du monde social, notamment en ce qui à trait aux stéréotypes de genre, de la diversité sexuelle et de l’appartenance ethnique. La philosophie queer accueille plutôt le potentiel subversif des jeux vidéos comme un réel processus de construction identitaire qui enracine l’imaginaire dans l’ordre du possible. Au lieu d’identité assignée, les jeux vidéos ouvrent des zones forcloses par de nouvelles expériences subjectives. En témoigne l’émergence des nouvelles identités sexuelles qui dépassent largement la simple question du plaisir sexuel tel que les communautés « furry » et « cosplay ». Ces néosexualités démontrent le caractère résolument constructiviste de l’identité sexuelle.

 

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cc Torsten Maue flickr.com/photos/erwinrommel/9580648097/

 

Introduction

Le jeu vidéo porte une réflexion philosophique fascinante pour quiconque s’intéresse à la construction identitaire. Même si le jeu pour concevoir des espaces réflexifs ou apprendre des rôles n’est pas nouveau, les modalités du jeu vidéo sont contemporaines. Cette mise en scène interactive où la subjectivité participe à la construction de la réalité virtuelle se démarque d’autres narrations fictives où le spectacle est extérieur[i]. En cinématographie, par exemple, le spectateur est contemplatif. L’esprit du jeu vidéo est tout autre : il mise sur le dynamisme interactif d’une trame narrative en construction (plus ou moins élaborée selon le type de jeu vidéo), où la prise de décision est itérative. Le joueur participe à la narration du médium virtuel.

Ces nouvelles modalités du jeu, par l’interface virtuelle, offrent de nouvelles possibilités identitaires. Les jeux vidéos dénaturent ou reconstruisent l’identité à une vitesse de l’éclair. Les avatars deviennent des puissants symboles qui réifient les possibilités du choix, autrement interdits ou impossibles : genre, espèce, appartenance ethnique, alliances incongrues et mêmes sexualités débridées permettent de créer ces nouveaux espaces perméables à de nouvelles identités. Ces espaces sont également contestés, particulièrement par les théories critiques, pour reproduire des stéréotypes de domination. Cette construction identitaire dans le monde virtuel qui recoupe celle du monde social au quotidien reste en effet un sujet surtout étudié du point de vue des stéréotypes sexistes, racistes ou homophobes. La réflexion sur la quête de l’identité sexuelle dans un sens large et inclusif – voir intersectionnelle – et à partir d’un point de vue de l’agentivité des acteurs a été moins entendue dans le monde académique francophone. Entre oppression et émancipation, quelle place réserve le jeu vidéo aux identités sexuelles ? À partir d’une réflexion sur les enjeux de la construction identitaires sexuelle dans le jeu vidéo, nous exposerons plus précisément la construction de l’identité sexuelle dans la philosophie queer. Les communautés furry et cosplay illustreront l’apport spécifique des philosophies queer pour comprendre les nouvelles identités sexuelles dans ces modes opératoires contemporains.

L’identité sexuelle dans les jeux vidéos : entre domination et subversion

L’identité sexuelle est un concept à caractère polysémique. Souvent liée à l’identité de sexe ou de genre[ii], l’identité sexuelle peut également être employée pour discuter d’orientation sexuelle[iii] ou de la perception du sexe assigné à la naissance (trans/cisgenrisme)[iv]. L’identité sexuelle est mieux définie par la complexité du caractère multidimensionnelle de ses composantes, par exemple les composantes sexe, genre, rôles sociaux et orientation sexuelle de Shively et De Cecco[v] ou la matrice hétérosexuelle sexe/genre/désir chez Butler[vi]. Cela permet de concevoir l’identité sexuelle dans sa relation de déconstruction avec les sexualités, au sens où la French Theory de Derrida ou Foucault ont permis d’en relever la complexité, c’est-à-dire propulsé par un nexus sexuel qui tente de faire croire à un substrat stable au fondement de son fonctionnement[vii].

Concevoir l’identité sexuelle à partir d’une remise en question constante des sexualités héritées de la philosophie Occidentale met en exergue la complexité identitaire au-delà de la binarité. Autrement dit, l’identité sexuelle est à la fois traversée du système de sexe/genre, de l’orientation sexuelle, du désir romantique/amoureux et de la perception du sexe assigné à la naissance – c’est-à-dire des représentations sociales liées à la sexualité dans nos sociétés occidentales -, mais également d’un ensemble complexe de rapports sociaux. L’appartenance ethnique et coloniale, la classe, les neurocapacités sont tous liés à cette identité sexuelle et ne peuvent pas en être séparés. En ce sens, l’identité est une notion opératoire pour analyser le niveau social des catégories d’appartenance et ses effets sur le niveau individuel des trajectoires ou, précisément, pour « penser le collectif dans le singulier[viii] ».

Dans l’industrie du jeu vidéo, l’identité sexuelle est allègrement construite et reconstruite par la représentation visuelle et graphique, y compris l’avatar du joueur, et les mises en scène dans le scénario. Il ne fait pas de doute que l’industrie du jeu vidéo sexualise ses personnages et met constamment en scène les sexualités. Les jeux de quête et d’action peuvent intégrer l’achat de services sexuels ou même normaliser la violence sexuelle et la prise de risque dans les relations sexuelles, par exemple dans le cas du célèbre Duke Nukem. Le jeu des normes est constamment construit puisque le narratif est explicitement produit par une équipe de production. 

L’interprétation des effets du jeu vidéo sur l’identité sexuelle ne fait par contre pas consensus. Dans le monde social, des parents interdisent constamment à leurs enfants l’accès à des jeux violents ou trop sexualisés tandis que d’autres y voient un exutoire ou un jeu comme un autre. Dans le monde académique, les théories critiques, particulièrement féministes, politisent les enjeux de ces mondes virtuels comme des reflets des inégalités du monde social. Parce que le jeu vidéo est un puissant vecteur de socialisation qui ludifie la violence comme dans les jeux de combat ou d’action, le jeu vidéo est associé à la reproduction des schèmes de domination sociale. Les personnages et la trame narrative représentent les intérêts des dominants, largement de jeunes hommes blancs hétérosexuels[ix] qui reproduisent dans le jeu vidéo des stéréotypes (sexuels, racisés, coloniaux) et un monde de violence[x]. Le concept de l’hégémonie du jeu exprime cette idée en parlant de l’aliénation des minorités – largement majoritaire au final – qui doivent se conformer aux stéréotypes attendus[xi].

Ces conceptualisations portent deux critiques majeures sur les effets du jeu vidéo quant à la construction identitaire. D’une part, les stéréotypes dans le jeu virtuel produisent chez les enfants et les adolescents des accoutumances à ces notions de pouvoir, c’est-à-dire qu’ils internalisent ces codes sociaux qui fondent leur identité[xii]. Cela est d’autant plus problématique lorsqu’il est question des sexualités : les enfants et les adolescents sont les cibles premières des effets du pouvoir, comme des victimes angéliques de leurs propres pulsions sexuelles tout comme de la corruption sociale. Doublement victimes, donc, dans le cas des jeux vidéos : victime de leur propre pulsion sexuelle dont la socialisation devrait servir à « sauver » et victime des sexualités débridées des jeux qui corrompt leur innocence. Les jeux vidéos viennent donc multiplier l’anxiété sociale qui règne autours de la sexualité des enfants et des adolescents, tout particulièrement celle des jeunes filles qui sont dites ‘hypersexualisées’ par des personnages tels que Lara Croft[xiii].

D’autre part, la reproduction des stéréotypes dans le jeu virtuel est le produit des effets de pouvoir situé. Cela réfère à la façon dont sont créés les jeux et aux dynamiques de pouvoir qui s’y déploient dans l’exclusion des identités sexuelles[xiv]. Coville par exemple interroge explicitement le manque de diversité dans les équipes de création et de ses effets pour la création, ou du moins, pour la représentation d’une « identité-type » qui reproduit la figure hégémonique du créateur en tant qu’homme, blanc, hétérosexuel[xv]. L’industrie du jeu vidéo produit des jeux à son image, c’est-à-dire un milieu essentiellement masculin – et très masculiniste à plusieurs égards – homophobe, transphobe et raciste. Les identités sexuelles alternatives sont alors invisibilisées, voire même contraintes et harcelées par la pression des normes dominantes[xvi]. La critique de l’hégémonie du jeu reprend dans ces deux cas la thèse courante d’un pouvoir oppresseur qui se reproduit dans l’industrie du jeu vidéo.

Sans contester le pouvoir normatif du monde virtuel, ni le processus de production fortement excluant dans l’industrie, d’autres perspectives dans les théories critiques accueillent un potentiel émancipateur des identités construites dans le jeu vidéo. La philosophie queer[xvii], à cet effet, évoque l’aspect subversif du processus de construction identitaire sexuelle maximisé par le jeu vidéo[xviii]. Ce qui relevait de l’imaginaire, voire de l’utopie, devient l’ordre du possible ici et maintenant dans le jeu. Le genre, l’espèce, l’appartenance ethnique deviennent parmi d’autres des choix possibles dont l’exploration est constamment redéployée et particulièrement fluide. Dans des jeux de combat, on joue à être des personnages monstrueux ou de forces surhumaines. Dans des jeux de rôle, on inter-change les personnages. Souvent, l’idée même du choix des attributs identitaires est imposé par la trame narrative du jeu. Les avatars dans ces mondes virtuels révèlent des corps construits, choisis, assemblés et le jeu vidéo participe de cette façon à généraliser l’idée d’une ontologie construite des corps.

Au lieu d’identité assignée, les jeux vidéos ouvrent à des espaces réels de choix et de négociation. La narration fictive et imagée offre un potentiel libérateur non seulement de façon virtuelle, dans le jeu, mais dans la construction identitaire elle-même, dans la réalité à « l’extérieur » du monde virtuel. La critique de la philosophie queer reprend donc la thèse postructuraliste d’un pouvoir productif, qui circule de façon non uniforme dans l’industrie du jeu vidéo et qui peut ouvrir de nouveaux espaces de contestation[xix].

Les communautés furries et cosplays : au-delà des identités sexuelles assignées

L’émergence des communautés furries et cosplays témoignent des espaces imaginaires habitées par de nouvelles identités sexuelles propulsées par le jeu vidéo à l’extérieur du monde virtuel. Les furries comme animaux anthropomorphiques et les cosplays comme personnages fictifs issus principalement des animés japonais sont des identités individuelles et communautaires encore peu connues dans le monde académique. Associés à des déviances sexuelles dans la culture populaire, ces deux sous-cultures sont également reconnues pour normaliser des sexualités alternatives. Il existe de ce fait une réelle tension dans l’interprétation de ces sexualités comme étant un fétichisme, une paraphilie (zoophilie, peluchophilie ou pédophilie par exemple), un trouble de l’identité (le trouble de l’identité de l’espèce chez les furries) ou une identité revendiquée. Pourtant, dans les deux cas, les identités revendiquées sont beaucoup plus larges qu’une association à la sexualité et ouvrent à des possibilités concrètes de communauté.

Les furries sont des individus avec un vif intérêt pour l’attribution des caractéristiques humaines à des animaux/objet inanimés (anthropomorphie) ou de caractéristiques animalières aux êtres humains (zooanthropie). Dans sa recherche ethnographique sur les furries, Maase définit ces derniers comme étant des individus qui partagent une identité anthrophomorphique ou zooantropique au sein d’une sous-culture commune[xx]. Cette identité est appelée le fursuna (le personnage créé et qui est associée à l’identité) et peut être construite à travers le jeu ou la création artistique, et bien souvent les deux à la fois. Les fursunas (personnage mi-humain, mi-animaux) se rencontrent dans des rassemblements virtuels ou événementiels pour échanger, au même titre que d’autres vont à des rassemblements de danse ou à des congrès scientifiques. Les premières conventions ont eu lieu aux États-Unis, mais la plupart des grandes villes canadiennes ont leur convention annuelle réunissant des membres de la communauté, y compris Montréal qui a regroupé d’après le site web de la convention What the Fur plus de 300 adeptes en 2014. L’Europe n’y fait pas exception avec EuroFurence, le plus large regroupement sur le continent.

L’identité sexuelle hors norme ou marginale est normalisée dans cette communauté, voire même largement omniprésente dans la communauté. L’enquête de Gerbasi démontre que les « orientations sexuelles des [membres] de la communauté diffèrent considérablement des normes sociales[xxi] ». Par exemple, quelques-uns vont s’identifier dans cette enquête à des identités sexuelles marginalisées au-delà de l’homosexualité et de la bisexualité, c’est-à-dire à l’asexualité, la bi-curiosité, la pansexualité. Dans l’espace virtuel réunissant les furries et dans les rassemblements en personne – et personnages –, il n’est par ailleurs pas rare que l’orientation sexuelle, les préférences sexuelles, l’assignation sexuelle ou le type de pratiques sexuelles soient ouvertement affichées. Sur le site FurAffinity par exemple, on retrouvera des groupes polyamoureux, des gayfurries, des lesbianfurs, des androgynes, des transgenderedfurs, des transfurs, des pansexual furry, des genderless, etc. En 1996, un guide pour rendre plus sécuritaire dans les conventions les pratiques sexuelles entre furries – l’acte sexuel étant appelé le yiffing – est publié. Les sites web des conventions s’attardent également tous à présenter un code de conduite qui fait explicitement référence aux conduites sexuelles et à des normes vestimentaires. Par exemple, sur le site montréalais, une section sur l’exhibition d’affection en public est incluse.

Les cosplayers pour leur part sont des individus qui revêtissent le costume et le rôle d’un personnage de fiction ; cosplay étant le diminutif de costume player. Associé aux mangas japonais, le cosplay peut également être une activité liée au personnage de dessins animés, de jeux vidéos, de comics ou même d’un personnage de séries télévisuelles de façon plus générale. Les premières conventions de cosplays sont associées aux fans de Star Trek et de Star Wars aux États-Unis, mais la culture cosplay s’est davantage développée en Asie dans les années 1970[xxii]. En Amérique du Nord et en Europe, les rassemblements cosplays sont surtout intégrés aux Comic con (con pour le terme anglophone de convention). Tout comme pour la communauté furry, les enquêtes démontrent une diversité d’identité sexuelle omniprésente chez les cosplays. Par exemple, 7% s’identifient d’une autre orientation sexuelle que l’hétérosexualité, l’homosexualité ou la bisexualité[xxiii].

Les cosplays sont associés à la sexualisation des personnages (comme le reflet des jeux vidéos ou des animés eux-mêmes) et plus largement à des expériences fantaisistes perverses, notamment par le rapprochement avec le genre connu en occident sous le nom du hentai, c’est-à-dire un terme originellement japonais pour désigner les déviances et qui est maintenant utilisé comme terme parapluie pour faire référence aux médias virtuels avec du contenu sexuellement explicite[xxiv]. La culture du cosplay est également associée à l’aspect « baby » et « sexy »[xxv]. D’autres sous-cultures de cosplay sont pratiquement inexistantes en occident, notamment la frénésie pour les jeux vidéos eroge (essentiellement joués à l’ordinateur) avec une quête d’aventure érotique, et le sous-genre des Boy’s Love qui met en scène l’érotisme homosexuel. Quoiqu’il existe des conflits dans la communauté quant à l’univers sexuel à intégrer dans le monde social, notamment la place des trans et des travestis, les cosplays participent néanmoins à une normalisation des sexualités marginales ou alternatives, notamment les perversions polymorphes, les lolitas, les sexualités queer et l’inversion des stéréotypes de genre[xxvi].

Dans les deux cas, le cyberespace est un lieu de rassemblement commun, au même titre que les conventions ou rassemblements. Le cyberespace offre même la possibilité d’imaginer ces identités. Les deux types d’identité qui sont mis de l’avant sont considérées comme déviantes ou stigmatisées[xxvii], avec une tension constante concernant leur pathologisation par le corps médical[xxviii]. Les deux communautés portent un stigmate concernant leur identité, largement médiatisée dans la culture populaire comme étant celui d’une sexualité atypique, avec des fantasmes déviants. Elles essaient de s’affranchir de l’aspect pathologique en normalisant des identités sexuelles marginalisées et en misant sur des identités revendiquées, c’est-à-dire en énonçant eux-mêmes les sens des débats sur la norme et la déviance[xxix]. Dans les deux cas, l’identité revendiquée n’est pas dirigée sur la dimension sexuelle ou érotique – malgré l’omniprésence de cette dimension dans la communauté – et met plutôt de l’avant le sentiment d’appartenance à une communauté sociale largement stigmatisée.

Les théories queer et la construction de l’identité sexuelle : un aperçu

Les théories queer font des apports majeurs pour penser les identités sexuelles de la multiplicité[xxx]. Butler par exemple parle de la matrice sexe, genre et désir et de sa norme répétée pour introduire l’idée d’une production identitaire fictive[xxxi]. Au lieu de théoriser l’identité comme étant un processus d’internalisation dans un jeu interactif de négociation entre le soi et l’autre, Butler conçoit la stabilité de l’identité dans la copie d’une copie, à partir de la répétition du discours qui crée l’illusion d’une identité réelle. Cette stabilité est donc fictive, et c’est ce qui lui permet d’espérer du processus de subversion qu’il soit porteur d’une nouvelle modalité contemporaine de compréhension du mécanisme du pouvoir. À travers la création de l’illusion de la stabilité de l’identité, le processus de normalisation efface de ce fait les interprétations potentiellement différentes au profit du nexus identitaire, créant par le fait même l’identité ontologique. Il n’y a pas d’ontologie chez Butler qui soit pré-sujet, c’est-à-dire fondationnel à l’identité. Butler s’attaque donc à déconstruire la philosophie qui a pensé l’être, le soi, l’identité.

Les théories queer démontrent que l’identité sexuelle n’est pas fixe, mais qu’elle est plutôt contingente et construite. Elle ne peut pas non plus être comprise entièrement à la négative, par sa relation de subordination à l’ordre hiérarchique et de domination. Ainsi, en réponse à une définition essentialisante ou dialectique et totalisante, l’identité dans les théories queer est résolument fictionnelle. L’identité sexuelle s’immisce surtout comme une ressource discursive pour tenter de faciliter les échanges sur une réalité mise en scène de façon complexe, nécessairement partielle, fluide et même très souvent contradictoire.

L’ontologie du cyborg chez la jeune Haraway[xxxii] représente un bel exemple de métaphore identitaire de la fiction. Le cyborg est une figure sans re-père, qui est est née à l’extérieur de l’acte de la fondation ultime, c’est-à-dire la naissance. Pour concrétiser l’aspect anti-fondationnel de l’identité, Haraway enracine l’ontologie du cyborg dans la confusion. Le cyborg est en constante déstabilisation et ne recherche pas à satisfaire ses origines. Au contraire, c’est une figure qui porte plus l’espoir que l’oppression : elle ne reconnaît pas son assignation identitaire, elle tente de la subvertir. D’autres figures mythiques ont été prisées dans les théories queer pour discuter de cette aspect fictionnel de l’identité telle que le vampire ou le monstre. Ces figures rappellent plusieurs des possibilités narratives ouvertes par les jeux vidéos. Il ne s’agit pas d’un hasard si Haraway écrivait elle-même son ontologie du cyborg pour la première fois avec la technologie informatique : la technologie du réseau virtuel participe activement à de nouveaux modes de subjectivation.

Dans les jeux vidéos, ces nouvelles subjectivations sont possibles puisqu’au-delà de la question de la représentation des caractères/caractéristiques des personnages chez les spectateurs, les figures permettent de penser le processus de construction identitaire de l’imaginaire comme ordre du possible. Des zones inhabitables ou invivables selon l’expression de Bulter, c’est-à-dire des zones forcloses des possibles narratifs, deviennent des processus de construction identitaire beaucoup plus facilement subvertis avec l’éventail des possibilités virtuelles. Des zones qui ne sont pas dites dans l’ordre social quotidien, particulièrement le caractère polymorphe et fluide de l’identité sexuelle, sont mises en scène dans des jeux vidéos et cela subvertit la répétition innommée de la norme sexuelle.

Il ne s’agit pas de dire que tous les jeux vidéos ou toutes les normes concernant l’identité sexuelle sont subverties par l’expérience du jeu vidéo. Mais l’expérience subjective du jeu vidéo permet aux joueurs de participer à la construction du récit sans que l’ensemble des normes concernant l’identité sexuelle lui soit fixée. Cela ouvre des possibles qui sont visibles, par exemple, dans la création du personnage furry (le fursona) et la mise en scène des caractéristiques anthropomorphiques dans les événements sociaux, mais également dans l’appropriation de normes de genre chez les cosplays dans les conventions. Ces exemples rappellent celui de Butler concernant la performance du genre chez les travestis. Dans le cas des furries et des cosplays, la mise en scène est théâtralisée dans le monde virtuel tout autant que dans le monde social à l’extérieur du virtuel. La vie virtuelle et la vie réelle s’entremêlent, participant du même coup à la déconstruction de la notion même de réalité et virtualité.

Qui plus est, ces nouveaux modes de subjectivation participent à ce que Sigusch nomme les « néosexualités », c’est-à-dire des sexualités qui favorisent les processus identitaires en recouvrant des notions larges et fragmentaires concernant la sexualité[xxxiii]. En investissant par l’univers virtuel des zones inhabitables et forcloses, ce sont les conceptions mêmes de la sexualité qui sont déstabilisées en tant qu’expériences vécues des relations intimes. La virtualité du cyberespace est importante chez Sigusch pour comprendre le déploiement de ces nouvelles expériences. Dans le cas des communautés furries et cosplays, les jeux vidéos sont des catalyseurs dans l’expérience de subjectivation puisqu’elles y sont historiquement liées en plus d’être une façon de maintenir l’imaginaire dans le réel.

Surtout, au-delà de la diversification des expériences intimes, il y a le processus de la reconnaissance de leur légitimité qui participe à la révolution néosexuelle : l’aspect de la dépathologisation est fondamentale dans l’émergence de ces nouveaux modes de subjectivation[xxxiv]. En ce sens, l’aspect communautaire du furry et du cosplay – c’est-à-dire de l’existence d’une communauté sociale – permet de donner sens à des fantasmes qu’ils soient de nature érotique ou d’une nature radicalement différente. C’est spécifiquement cette tendance à la dépathologisation qui inquiète dans les interprétations féministes de la domination masculine blanche et hétérosexuelle de l’univers du jeu vidéo. Cette dépathologisation ouvre la voix à la banalisation des violences pour lequel l’univers de la lolita du cosplay évoque tout particulièrement le douloureux sujet de la pédophilie. Néanmoins, même si elles sont stigmatisées par leur rapprochement aux déviances sexuelles, les communautés furries et cosplays revendiquent des identités qui leurs sont au-delà. Dans les néosexualités, ce n’est pas la sexualité interdite qui est revendiquée, mais plutôt l’aspect social et communautaire qui leur permettent de vivre en tant qu’être social. La régulation de l’interdit n’est pas abolie, au contraire, elle continue d’être mise en branle lorsque nécessaire. Ces normes sont toutefois radicalement recodée afin de démontrer à la fois la contingence des normes concernant l’identité sexuelle et à la fois la fluidité du nexus sexuel.

Somme toute, le jeu vidéo participe activement aux mécanismes contemporains de construction identitaire en tant que lieu discursif révélateur de nouveaux possibles. C’est toute la possibilité du constructivisme achevée, dans sa perspective la plus radicale[xxxv] que le jeu vidéo permet de mettre en corps au niveau de l’identité sexuelle. Il dissémine l’idée d’une identité virtuelle dans le monde social, une identité fictionnelle radicalement constructiviste. L’agentivité dans les jeux vidéo favorise l’émergence de nouvelles subjectivités sexuelles dans le monde social, visible par la diversité sexuelle revendiquée dans les communautés furries et cosplays, mais encore davantage par le décentrement des sexualités qu’elles immiscent. Ces vécus subvertissent les sexualités dominantes en répétant de nouvelles expériences. Ils subvertissent de même les logiques qui composent la hiérarchisation des sexualités grâce au recours de la fiction. Cela ouvre la porte à une interprétation positive des études qui démontrent l’aspect stimulant des jeux vidéos sur la socialisation et les bénéfices de l’inversion de genre dans le choix des avatars[xxxvi].

 

 

 

 


[i] Matthew Wysocki, Evan W. Lauteria, Rated M for Mature: Sex and Sexuality in Video Games, Bloomsbury Publishing USA, 2015

[ii] Diane Lamoureux, Les limites de l’identité sexuelle, Montréal, Éditions du Remue-ménage, 1998

[iii] Lisa Diamond, Molly Butterworth, « Questioning Gender and Sexual Identity: Dynamic Links Over Time », dans Sex Roles, vol. 59, no 3, 2008, p. 365‑376

[iv] Karinne Gueniche, « Le processus d’élaboration de l’identité sexuelle : le cas des enfants nés avec un trouble du développement du sexe », Handicap, identité sexuée et vie sexuelle « Connaissances de la diversité », ERES, 2010, p. 237‑254

[v] Michael G. Shively, John P. De Cecco , « Components of Sexual Identity », dans Journal of Homosexuality, vol. 3, no 1, 1977, p. 41-48.

[vi] Judith Butler, Trouble dans le genre : pour un féminisme de la subversion, La Découverte, Paris, 2005, première parution en 1990, traduit de l’anglais de Cynthia Kraus

[vii] Julie Nagoshi, Craig Nagoshi, Stephan/ie Brzuzy, Gender and Sexual Identity : Transcending Feminist and Queer Theory, New York, Springer, 2014

[viii] Robinson Baudry, Jean-Philippe Juchs, « Définir l’identité », dans Hypothèses, vol. 10, no 1, 2006, p. 155‑167

[ix] Dmitri Williams et al., « The virtual census: representations of gender, race and age in video games », dans New Media & Society, vol. 11, no 5, 2009, p. 815‑834

[x] Jesse Fox et al., « Sexualized Avatars Lead to Women’s Self-Objectification and Acceptance of Rape Myths », dans Psychology of Women Quarterly, vol. 39, no 3, 2015, p. 349‑362

[xi] Janine Fron et al., « The hegemony of play », Situated Play: Proceedings of Digital Games Research Association 2007 Conference. Tokyo, 2007, p. 1–10

[xii] Joey J. Lee, « Game Mechanics to Promote New Understandings of Identity and Ethnic Minority Stereotypes. », dans Digital Culture & Education, vol. 5, no 2, 2013, p. 127‑150

[xiii] Caroline Caron, Vues, mais non entendues. Les adolescentes québécoises et l’hypersexualisation., Les Presses de l’Université Laval, Québec, 2014 ; C. Haywood, M.A. Ghaill, « Knowing Sexuality: Epistemologies of Research », The SAGE Handbook of Fieldwork, London, SAGE Publications Ltd., 2006, p. 184‑200

[xiv] Fanny Lignon, « Analyse vidéoludique et stéréotypes de sexe », dans À l’école des stéréotypes, L’Harmattan, 2013, p. 115 à 139

[xv] Marion Coville, « Créateurs de jeux vidéo et récits de vie : la formation d’une figure hégémonique », Revue française des sciences de l’information et de la communication, vol. 4, 2014, [En ligne] : http://rfsic.revues.org/763

[xvi] Jesse Fox, Wai Yen Tang, « Sexism in online video games: The role of conformity to masculine norms and social dominance orientation », dans Computers in Human Behavior, vol. 33, 2014, p. 314‑320

[xvii] La philosophie queer recelle une constellation d’interprétation dont il est difficile d’en fixer le sens sans aller à contre-courant de la signification même du terme queer (l’étrange, le bizarre) qui a été réapproprié de l’insulte pour marquer la confusion des identités et l’ambiguïté des substrats imposés par les normes. Voir à ce sujet Paddy McQueen, Hilary McQueen, « Queer Theory », dans Key Concepts in Philosophy, Palgrave Macmillan, 2010, p. 173

[xviii] Adrienne Shaw, « Circles, Charmed and Magic: Queering Game Studies », dans QED: A Journal in GLBTQ Worldmaking, vol. 2, no 2, 2015, p. 64‑97

[xix] Bonnie Ruberg, « No Fun: The Queer Potential of Video Games that Annoy, Anger, Disappoint, Sadden, and Hurt », dans QED: A Journal in GLBTQ Worldmaking, vol. 2, no 2, 2015, p. 108‑124

[xx] Jakob W. Maase, Keeping the Magic: Fursona Identity and Performance in the Furry Fandom, thèse de maîtrise, Western Kentucky University, 2015

[xxi] Kathleen C. Gerbasi et al., « Furries from A to Z (Anthropomorphism to Zoomorphism) », dans Society & Animals, vol. 16, no 3, 2008, p. 197‑222, en particulier p. 219

[xxii] Patrick Galbraith, « Intersections: Cosplay, Lolita and Gender in Japan and Australia: An Introduction », dans Intersections: Gender and Sexuality in Asia and the Pacific, vol. 32, 2013

[xxiii] Candie Syphrit Kington, « Con culture: A survey of fans and fandom », dans The Journal of Fandom Studies, vol. 3, no 2, 2015, p. 211‑228

[xxiv] Andrea Wood, « Choose Your Own Queer Erotic Adventure. Young Adults, Boy’s Love Computer Games, and the Sexual Politics of Visual Play », dans Over the Rainbow: Queer Children’s and Young Adult Literature,2014

[xxv] Joëlle Nouhet, « Mangamania et cosplay », dans Adolescence, vol. no 53, no 3, 2005, p. 659‑668

[xxvi] Katrien Jacobs, « Impersonating and performing queer sexuality in the Cosplay zone », Participations, vol. 10, no 2, 2013, p. 22-45

[xxvii] Ibid. ; Osmud Rahman, Liu Wing-sun, Brittany Hei-man Cheung, « “Cosplay”: Imaginative Self and Performing Identity », dans Fashion Theory: The Journal of Dress, Body & Culture, vol. 16, no 3, 2012, p. 317‑342 ; Sharon E. Roberts et al., « Clinical Interaction with Anthropomorphic Phenomenon: Notes for Health Professionals about Interacting with Clients Who Possess This Unusual Identity », dans Health & Social Work, vol. 40, no 2, 2015, p. 42‑50

[xxviii] Fiona Probyn-Rapsey, « Furries and the Limits of Species Identity Disorder: A Response to Gerbasi et al. », dans Society & Animals, vol. 19, no 3, 2011, p. 294‑301

[xxix] Tania Glyde, « BDSM: psychotherapy’s grey area », dans The Lancet Psychiatry, vol. 2, no 3, 2015, p. 209–211

[xxx] Kathleen Edwards, Ann K. Brooks, « The Development of Sexual Identity », dans New Directions for Adult and Continuing Education, vol. 1999, no 84, 1999, p. 49‑57

[xxxi] Judith Butler, Gender Trouble: Feminism and the Subversion of Identity, 1 edition, Routledge, 1990 ; Bodies that matter: on the discursive limits of « sex », New York, Routledge, 1993

[xxxii] Donna Jeanne Haraway, Manifeste cyborg et autres essais: sciences, fictions, féminismes, « Essais », Paris, Exils, 2007, première publication en 1985, traduction de Marie-Hélène Dumas, Charlotte Gould et Nathalie Magnan

[xxxiii] Volkmar Sigusch, « The Neosexual Revolution », dans Archives of Sexual Behavior, vol. 27, no 4, 1998, p. 331‑359. Je remercie tout particulièrement Aimé Cloutier de m’avoir fait découvrir cet auteur.

[xxxiv] Ibidem.

[xxxv] Carole S. Vance, « Anthropology rediscovers sexuality: a theoretical comment », dans Social Science & Medicine, vol. 33, no 8, 1991, p. 875‑884

[xxxvi] Zaheer Hussain, Mark D. Griffiths, « Gender Swapping and Socializing in Cyberspace: An Exploratory Study », dans CyberPsychology & Behavior, vol. 11, no 1, 2008, p. 47‑53

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