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Spinoza et les normes juridiques

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Spinoza et les normes juridiques

 

Par Marc Lamballais, juriste, Université Clermont Auvergne.

 

Résumé : L’étude de la pensée de Spinoza peut nourrir de fructueuses réflexions sur le statut des normes juridiques car elle permet d’interroger les relations que celles-ci entretiennent avec les déterminations des individus. L’objet de cet article est d’esquisser ce que pourrait être une « théorie spinoziste des normes juridiques » en démontrant qu’une telle théorie devrait conduire à appréhender la norme juridique comme médium par lequel les institutions entrent en contact avec les individus et les affectent d’une manière qui contribuent à forger leurs déterminations ; mais également comme un instrument nécessaire à l’exercice de la souveraineté politique sans lequel celle-ci ne peut s’opérer.

Introduction : pourquoi penser les normes juridiques à partir de la philosophie de Spinoza ?

De prime abord, il peut paraître curieux voire insolite de rechercher la matière d’une réflexion sur les normes juridiques dans la pensée de Spinoza qui n’a rien écrit qui ait directement trait à ce sujet. S’il est vrai que le philosophe hollandais recourt abondement dans ses deux traités politiques au concept de « droit », véritable pierre angulaire de sa pensée politique, cette notion prend sous sa plume une acception particulière qui a peu à voir avec la manière dont nous la comprenons habituellement. Pour Spinoza, le droit s’identifie à la puissance. La chose est clairement dite dans cet énoncé du Traité Politique (TP)[1] : « le droit naturel de la nature entière et conséquemment de chaque individu s’étend jusqu’où va sa puissance[2] » (TP, chapitre II, §3). Comme le souligne Etienne Balibar, il existe une stricte identité entre les deux notions dans le sens où « le mot droit (jus) exprime la réalité originaire de la puissance (potentia) dans le langage politique. Mais cette expression n’introduit aucun écart : elle ne signifie ni « émaner de » ni « se fonder sur »[3] ». Aussi, lorsque Spinoza fait référence au « droit » d’un individu, il faut littéralement lire sa « puissance » qui doit elle-même être comprise comme capacité à affecter, à produire des effets sur d’autres choses. Cette capacité, Spinoza ne la conçoit pas comme une simple potentialité. La puissance est toujours en acte, ce qui signifie qu’il n’est pas de puissance qui ne soit à chaque instant effectuée en totalité. Pour le dire autrement, ce que je peux, c’est ce que je fais et ce que je ne fais pas, je ne le peux pas. Spinoza est un penseur déterministe pour lequel toute activité s’origine dans la puissance infinie de la nature qui s’exprime au travers des choses particulières. C’est « la productivité infinie de la nature qui forme des choses, lesquelles deviennent à leur tour des foyers de productivité, des producteurs locaux d’effets, des sortes de « délégataires » de la puissance infinie de la nature » pour reprendre les termes employés par Frédéric Lordon[4]. Et le philosophe en tire toutes les conséquences au plan politique, considérant qu’il n’est pas de droit qui ne soit exercé pleinement et à chaque instant. Le droit n’est donc pas, comme le montre Etienne Balibar[5], une prérogative de l’individu qui pourrait choisir d’en user ou de n’en pas user ; il exprime une actualité : si un individu agit d’une certaine manière, c’est qu’il en a le droit et, au contraire, s’il s’abstient de le faire, c’est que son droit le proscrit.

Si le droit n’est pas un concept juridique, cela ne signifie pas pour autant que les normes juridiques soient étrangères à Spinoza. Pour le comprendre, il est nécessaire de s’attarder quelques instants sur cette notion. De façon générale, une norme peut être définie comme un énoncé qui, pour reprendre la formule de Hans Kelsen, exprime « l’idée que quelque chose doit être ou se produire[6] » et qui est reconnu par le plus grand nombre comme appartenant à un ensemble d’énoncés du même type formant un ordre doté d’une portée obligatoire. Et ce qui distingue l’ordre juridique d’ordres normatifs voisins – comme l’ordre moral ou religieux, par exemple – tient au fait qu’il est ce que Kelsen appelle un « ordre de contrainte[7] » : un ordre dont les normes sont sanctionnées par un acte de contrainte que Kelsen définit comme « un mal – tel que le retrait de la vie, de la santé, de la liberté, de biens économiques et autres – qui doit être infligé à celui qu’il atteindra, même contre son gré, et, si besoin est, en employant la force physique[8] ».

Ainsi comprise, la notion de norme juridique – même si Spinoza n’emploie jamais cette expression – est centrale dans le TP et s’y retrouve à de très nombreuses reprises au travers des multiples références qui y sont faites à des termes tels que « loi », « décret », « interdit », « règle », et qui sont autant de notions particulières pouvant être subsumées sous le concept plus général de norme juridique. La multiplicité de ces références n’est pas anodine ; elle montre l’importance que Spinoza attache aux normes juridiques dans sa pensée politique, importance dont on peut entrevoir la mesure au travers de deux éléments. D’abord, le philosophe fait de la production, l’abrogation et l’interprétation des « lois » une composante essentielle du pouvoir du souverain, comme la chose apparaît clairement dans le chapitre II de l’ouvrage :

Celui-là possède absolument ce pouvoir [Spinoza fait ici référence à la souveraineté (imperium)] qui, par la volonté générale, a le soin de la chose publique, c’est-à-dire le soin d’établir les lois, de les interpréter et les abolir, de défendre les villes, de décider de la guerre et de la paix, etc.[9] (TP, chapitre II, §17 – c’est moi qui souligne).

Ensuite, et peut-être surtout, les normes juridiques sont au cœur de la réponse qu’il apporte au problème de l’organisation du pouvoir – problème central du TP. Le bon État est celui qui est bien réglé, c’est-à-dire celui qui s’est doté de normes juridiques qui contraignent efficacement les sujets à se conduire de façon raisonnable. Ainsi, au chapitre V du TP – consacré à l’étude du « régime le meilleur dans un État quelconque » (TP, chapitre V, §1) – Spinoza peut-il écrire :

Si la nature humaine était disposée de telle façon que le plus grand désir des hommes se portât sur ce qui leur est le plus utile, il n’y aurait besoin d’aucun art pour maintenir la concorde et la fidélité, Mais comme il est certain que les dispositions de la nature humaine sont tout autres, l’État doit être réglé de telle sorte que tous, aussi bien ceux qui gouvernent que ceux qui sont gouvernés, fassent de bon ou de mauvais gré ce qui importe au salut commun, c’est-à-dire que tous, de leur propre volonté ou par force ou par nécessité, soient contraints de vivre selon les préceptes de la raison[10]. (TP, chapitre V, §3 – c’est moi qui souligne).

Mais si les normes juridiques sont importantes, elles n’en demeurent pas moins secondes par rapport au droit-puissance qui est, en tout état de cause, l’unique moteur de l’action humaine. En d’autres termes, si nous agissons de manière à nous conformer à une norme juridique, nous le faisons parce que notre droit-puissance commande cette action de même que si nous nous soustrayons au respect de cette norme, nous faisons encore ce qu’exige notre droit-puissance. Et sans doute est-ce là l’intérêt principal de s’interroger sur le statut des normes juridiques dans la philosophie de Spinoza : appréhender les normes juridiques sous l’angle des relations qu’elles entretiennent avec les déterminations des individus. Toutefois, une telle entreprise n’est pas chose aisée car Spinoza n’a consacré dans son œuvre que peu de développements à la manière dont droit-puissance et normes juridiques entrent en rapport. Toutefois, il a laissé un système de pensée cohérent et articulé à partir duquel il est possible d’esquisser ce à quoi pourrait ressembler une « théorie spinoziste des normes juridiques », dont nous pouvons montrer qu’elle devrait conduire à envisager la norme juridique comme un objet par l’intermédiaire duquel les institutions entrent en contact avec les individus qui leurs sont assujettis et exercent sur eux leur puissance. Le statut conceptuel de cet objet peut être exprimé au travers des deux propositions suivantes. Proposition n°1 : la norme juridique est un médium par l’intermédiaire duquel les institutions affectent les individus et contribuent à forger leurs déterminations (ce que nous tâcherons de montrer en partie I). Proposition n°2 : la norme juridique constitue un instrument nécessaire à l’exercice de la souveraineté politique (ce que nous essaierons de démontrer en partie II).

I. La norme juridique, médium d’affection des individus par les institutions

La rencontre des individus avec la norme juridique, comme toute rencontre, produit sur eux des effets qui les déterminent – au moins pour partie – à adopter telle ou telle conduite. Spinoza dirait qu’ils sont affectés. Ce mécanisme de l’affection est singulièrement important dans sa philosophie car il joue un rôle central dans la détermination des actions humaines.

Affections et détermination des actions humaines

Par quel truchement les affections rencontrées par les individus les mettent-elles en mouvement ? Pour le comprendre, il faut de repartir de cette célèbre proposition de l’Éthique[11] – le principal ouvrage de Spinoza – : « chaque chose, selon sa puissance d’être (quantum in se est), s’efforce de persévérer dans son être » (Éthique, partie III, proposition 6). Nombre de commentateurs ont insisté sur l’importance de cet « effort » (conatus) dans la détermination de la conduite des hommes[12]. Le conatus serait en quelque sorte le moteur fondamental, l’énergie primaire qui fait s’activer les corps, qui les fait déployer leurs élans de puissance. Mais Frédéric Lordon souligne à juste titre que le conatus n’est en lui-même qu’un « effort générique[13] », indéterminé, qui nécessite d’être orienté vers un objet particulier. Cette orientation, lui est donnée par ce que Spinoza appelle les affectus – concept qui a souvent été traduit par « sentiments » mais que nous préférerons traduire par « affects » –, et dont il donne la définition suivante : « par sentiments [affectus] j’entends les affections du corps, par lesquelles la puissance d’agir de ce corps est augmentée ou diminuée, aidée ou contenue, et en même temps les idées de ces affections[14] » (Éthique, partie III, définition 3). Les affects sont donc le produit sur le corps et sur l’esprit des affections rencontrées. Chaque individu rencontre des choses qui actualisent leur puissance et qui, par là même, produisent sur lui des effets, ce sont les affections. Et ces affections induisent des variations de son droit-puissance, ce sont les affects. Frédéric Lordon résume ainsi la pensée du philosophe : « qu’est-ce qui m’arrive ? Des affections. Qu’est-ce que ça me fait ? Des affects[15] ».

Spinoza distingue trois affects « primitifs[16] » desquels tous les autres dérivent : la joie, la tristesse et le désir. La joie correspond à une augmentation de la puissance de l’individu affecté alors que la tristesse correspond, au contraire, à une diminution de cette même puissance. Quant au désir, il est généré par une réaction du conatus aux différentes variations de puissance subies par l’individu selon un processus que Spinoza décrit de la façon suivante :

Tout ce que nous imaginons conduire à la joie, nous nous efforçons de le faire se produire ; mais ce que nous imaginons lui être contraire, autrement dit conduire à la tristesse, nous nous efforçons de l’écarter ou de le détruire[17] (Éthique, partie III, proposition XXVIII).

En d’autres termes, au gré des affects qui me traversent, le conatus génère en moi des désirs : désirs de poursuivre les causes de joie et de rejeter les causes de tristesse. Pour Spinoza, c’est cette mécanique qui détermine tout mouvement des corps qui, affectés par les choses extérieures qu’ils rencontrent, éprouvent le désir de faire ceci ou cela et, corrélativement, orientent leurs élans de puissance vers la poursuite de tel objet plutôt que tel autre, affectant à leur tour d’autres corps et ainsi de suite.

Ingenium et formation de la constitution affective

Mais une affection quelconque ne produit pas en toute chose le même affect. Chaque corps réagit selon des modalités qui lui sont propres à l’action des objets qu’il rencontre. Spinoza nomme ingenium (terme que nous pourrions traduire par « constitution affective » ou « complexion affective ») ce « filtre », cette manière d’être affecté dont dispose chaque corps. L’ingenium se constitue de façon dynamique au fil des expériences vécues, qui peuvent parfois nous affecter d’une manière qui modifie le régime selon lequel nous pourrons être affectés à l’avenir. C’est ce qui conduit Frédéric Lordon à opérer une distinction entre les affections constituant des modifications « simples » qui sont de simples variations de puissance et les affections constituant des modifications « profondes » qui « consistent en une modification de la manière dont se produisent les modifications « simples »[18] » et qui, par là même contribuent à façonner l’ingenium du corps qui les rencontre. L’ingenium se présente comme un complexe. Une seule et même affection peut générer chez l’individu qui la rencontre différents affects susceptibles d’entrer en conflit les uns avec les autres. Par exemple, si l’un de nos proches nous remet une somme d’argent dont nous savons que la privation lui entrainera un préjudice important, nous pouvons être à la fois réjoui de voir notre pouvoir d’achat augmenter et attristé de savoir que cette augmentation aura pour conséquence de mettre une personne à laquelle nous tenons en difficulté. Lorsqu’une telle situation se présente, le désir penche toujours, d’après Spinoza, du côté de l’affect le plus puissant. Ainsi, si nous reprenons notre exemple, nous refuserons la somme qui nous est remise si la tristesse que génère en nous le fait de savoir un proche en difficulté l’emporte sur la joie de l’enrichissement et inversement. Lordon note que Spinoza attache une importance particulière à l’éducation dans le processus de formation des ingenia et en déduit fort justement que les individus qui ont des conditions d’existence matérielles équivalentes et, conséquemment, ont rencontré des affections semblables vont développer des manières relativement proches d’être affectés, quoique chaque ingenium conserve toujours sa part de singularité[19].

La norme juridique comme médium d’affection

La rencontre des individus avec la norme juridique, comme toute rencontre, est susceptible de produire sur eux des effets. Les individus entrent en contact avec la norme juridique au travers d’un code juridique, d’un site internet quelconque, d’un panneau de signalisation ou par l’intermédiaire d’un conseiller juridique, d’un agent public, etc. et cette rencontre les affecte d’une manière propre à générer des variations de leur droit-puissance, voire des modifications de leur ingenium, auxquelles leur conatus répondra par la production de nouveaux désirs. Mais la norme juridique n’est pas un corps et ne détient donc aucune puissance propre. Il s’ensuit que l’affection qui se produit à travers elle a nécessairement pour origine l’effectuation d’une puissance qui lui est extérieure. Elle n’est que le support, le médium à travers lequel la puissance d’un tiers s’exerce sur le corps affecté, de la même manière que, lorsque nous lisons un livre, ce n’est pas tant l’objet que nous tenons entre les mains que la parole de son auteur qui s’y trouve retranscrite qui nous affecte à travers lui.

L’ingenium joue un rôle singulièrement important dans ce processus car, c’est par son intermédiaire que se constitue le rapport aux normes. Car les normes juridiques ne sont en elles-mêmes que des énoncés vides qui nécessitent d’être chargés d’une portée symbolique particulière. Cette portée symbolique, elles l’acquièrent au travers du processus de socialisation de chaque individu. C’est au cours de ce processus que tous intègrent le caractère contraignant de la norme juridique et les conséquences possibles qui sont attachées à son inobservation.

Les modes d’affection des individus par la norme juridique

L’affection qui s’opère par le médium de la norme juridique peut être de différentes natures et ce pour une raison simple : la norme juridique constitue le support unique d’affections émanant de sources multiples, quoiqu’il nous semble possible de démontrer que, en dernière analyse, la puissance qui s’effectue par le médium des normes juridique a toujours une origine institutionnelle.

L’affection qui se produit au travers de la norme juridique peut s’opérer de trois manières différentes. En premier lieu, elle peut résulter de la production, la modification ou l’abrogation de la norme juridique par une institution. Ce type d’affection est produit au travers du mécanisme par lequel les entités dont l’activité tombe dans le champ d’application de la norme concernée prennent connaissance de la création, de la modification ou de la disparition d’une nouvelle norme et adaptent leur comportement en conséquence. D’un point de vue spinoziste, cette adaptation n’est rien d’autre qu’une réaction du conatus à une nouvelle affection produite par suite de la modification du cadre normatif.

En deuxième lieu, l’affection peut prendre la forme d’une interprétation de la norme juridique par une institution, c’est-à-dire, d’une action en vertu de laquelle cette institution dit la manière dont la norme doit s’appliquer dans une situation de fait dont elle a à connaître. Kelsen souligne avec raison que « la nécessité d’une « interprétation » résulte […] de ce que la norme à appliquer, ou le système de normes, laisse ouverte plusieurs possibilités[20] ». La norme est rédigée d’une façon générale et doit potentiellement être appliquée à chaque cas d’espèce concret qui entre dans son champ d’application et, bien souvent, cette application peut s’effectuer de plusieurs manières possibles. Interpréter la norme c’est choisir parmi ces différentes possibilités pour dire : « voici comment la norme juridique doit s’appliquer dans cette situation précise ». Mais l’interprétation a généralement une portée qui déborde le cadre du cas d’espèce considéré car elle intéresse potentiellement tous ceux qui peuvent se trouver dans des situations analogues ou voisines, voire même opposées. En interprétant la norme, l’institution concernée donne des indications, des informations sur la manière dont elle comprendra et appliquera celle-ci à l’avenir. Ces informations peuvent conduire les individus dont l’activité entre dans le périmètre de la norme à former des anticipations sur la base desquelles ils vont adapter leur comportement, adaptations qui ne sont rien d’autres, là encore, que des réactions du conatus.

En troisième lieu enfin, l’affection peut se produire au travers d’un acte de légitimation. Ce dernier type d’affections est produit à chaque fois qu’une entité quelconque use d’un droit (au sens juridique du terme) ou d’une prérogative qui lui est conférée par une norme juridique, qu’il s’agisse du prononcé d’une sanction par une juridiction, de la délivrance d’une autorisation par une administration, de l’exercice d’une action en justice par un particulier, etc. Dans ces hypothèses l’affection est produite sous la forme d’un commandement ou d’une contrainte qui est exercée par l’entité qui exerce son droit ou sa prérogative sur une entité tierce et qui tire sa légitimité d’une norme juridique. Mais l’opération de légitimation par lequel ce type d’affections peut s’opérer n’est rien d’autre qu’un transfert de puissance qui s’effectue depuis les institutions qui ont concouru à la formation et à l’interprétation de la norme vers l’entité qui s’en prévaut. En dernière analyse, c’est donc bien la puissance des institutions qui ont produit et interprété la norme qui s’exprime au travers des affections par légitimation, mais cette expression s’opère au travers d’un relais particulier, d’un intermédiaire supplémentaire : l’entité légitimée.

Les deux premiers types d’affections (affections par production/modification/abrogation et affection par interprétation) peuvent donc être appelés affections institutionnelles primaires car elles s’expriment directement aux travers des normes juridiques qui agissent comme un « canal » par lequel les institutions affectent des entités tierces ; alors que le troisième type d’affections (affections par légitimation) englobe les affections institutionnelles dérivées qui ne s’expriment qu’indirectement aux travers d’intermédiaires-relais qui sont eux-mêmes affectés selon le mode primaire ou secondaire.

Le mécanisme de l’obéissance aux normes juridiques

Il nous reste à examiner un problème d’importance : par quel mécanisme affectif les individus sont-ils conduits à ajuster leur comportement par suite de la rencontre avec des normes juridiques ? Pour répondre à cette question, Spinoza met en évidence l’existence d’un affect particulier d’obéissance que les hommes éprouvent et dont il s’attache à décrire les ressorts :

Il faut considérer en deuxième lieu que les sujets relèvent non d’eux-mêmes, mais de la Cité dans la mesure où ils redoutent la puissance ou les menaces qu’elle suspend sur eux, ou bien dans la mesure où ils aiment l’état civil […]. De là cette conséquence que toutes les actions auxquelles nul ne peut être incité ni par promesses ni par menaces, sont en dehors des voies de la Cité[21] (TP, Chapitre III, §8).

Ce paragraphe permet de mettre en évidence l’existence de deux premières catégories d’affects d’obéissance dans la pensée Spinoza : l’obéissance par la crainte – de la sanction ou de la puissance de l’Etat – et l’obéissance par l’amour – de l’état civil et de la sécurité qu’il procure aux hommes – que Frédéric Lordon qualifie respectivement d’obéissance au sens fort et d’obéissance au sens faible. La première est « soumission à une autorité externe (ou incorporée en surmoi) et [la] crainte de ses sanctions », alors que la seconde est incorporation des injonctions qui se présentent à l’individu dans son propre désir. Cette distinction revêt une grande importance dans le TP car c’est à travers elle qu’il est possible de juger si l’État est bon ou mauvais, bien ou mal réglé :

Si dans une Cité les sujets ne prennent pas les armes parce qu’ils sont sous l’empire de la terreur, on doit dire, non que la paix y règne, mais plutôt que la guerre n’y règne pas. La paix, en effet, n’est pas la simple absence de guerre, elle est une vertu qui a son origine dans la force d’âme, car l’obéissance […] est une volonté constante de faire ce qui suivant le droit commun de la Cité doit être fait. Une Cité, faut-il dire encore, où la paix est un effet de l’inertie des sujets conduits comme un troupeau, et formés uniquement à la servitude, mérite le nom de solitude plutôt que celui de Cité[22] (TP, Chapitre V, §4).

Seule l’obéissance au sens faible est véritablement susceptible d’amener la concorde et la paix entre les hommes, qui est l’objectif que la raison commande de rechercher dans la mise en place de l’organisation sociale. Partant, la Cité dont le souverain règne à la crainte plus qu’à l’amour est imparfaite ou imparfaitement réglée. Elle n’amène pas la paix mais la servitude. La bonne Cité est donc celle dont les citoyens consentent librement aux normes et les veulent parce qu’ils savent que ces normes sont nécessaires à l’exercice de leurs droits-puissance.

Outre l’obéissance au sens fort et au sens faible, Spinoza envisage une troisième forme d’obéissance qui est assez particulière et que Frédéric Lordon appelle l’obéissance « par la raison ». D’après Spinoza, la raison commande de préserver l’ordre social et de se plier aux normes édictées par le souverain. Partant, le sage, l’homme raisonnable, doit se plier à ces normes et les observer même si leur contenu lui paraît déraisonnable car il sait qu’il en va de la préservation de la paix et la sécurité. L’obéissance par la raison n’est donc pas une obéissance véritable mais plutôt la « conformation à un réquisit par une aperception de l’entendement[23] ». Elle répond ainsi à la distinction que Spinoza opère dans l’Éthique entre les passions et les actions. Lorsque nous obéissons, c’est toujours parce que notre conatus nous y conduit, mais l’affect qui en est la cause peut être de nature diverse. Il peut être passif (il s’agira alors d’une passion) ou actif (il s’agira alors d’une action). Spinoza envisage ainsi la différence entre ces deux catégories d’affects : « si […] nous pouvons être cause adéquate de quelqu’une de ces affections, j’entends alors par sentiment [affectus] une action ; dans les autres cas, une passion[24] » (Ethique, partie III, définition 3, explication). Cette distinction n’est pas aisée à appréhender. Gilles Deleuze la commente de la manière suivante. Alors que les actions « s’expliquent par la nature de l’individu affecté et dérivent de son essence ; les passions […] s’expliquent par autre chose et dérivent du dehors[25] ». Par conséquent, les affects actifs ne concernent que l’individu raisonnable formant des idées adéquates de son corps, de son âme, des choses et du monde qui l’entoure, car un tel individu est capable « autant qu’il est en lui, d’organiser les rencontres, de s’unir avec ce qui convient avec sa nature, de composer son rapport avec des rapports combinables, et, par là d’augmenter sa puissance[26] ». A l’inverse, l’homme insensé ou déraisonnable est celui qui n’a que des idées inadéquates et « qui vit au hasard des rencontres, se contente d’en subir les effets, quitte à gémir et à accuser chaque fois que l’effet subi se montre contraire et lui révèle sa propre impuissance[27] ». Ainsi, l’obéissance au sens fort et l’obéissance au sens faible sont chacune des passions car, dans ces deux hypothèses, ce n’est pas la nature de l’individu qui le fait obéir mais un élément extrinsèque, à savoir respectivement la crainte de la puissance du souverain ou l’incorporation de ses injonctions dans le désir de l’individu obéissant. En revanche, l’obéissance par la raison constitue un affect actif : il est dans la nature de l’individu raisonnable de se conformer aux règles de l’État et c’est pour cela qu’il est affecté d’une manière qui le fasse se tenir à ces règles. Aussi, en les respectant, il se conforme bien plutôt à sa nature propre qu’à une contrainte externe. Toutefois, Spinoza n’envisage cette dernière forme de l’obéissance que comme un fait extrêmement marginal car il sait que les hommes ne sont que rarement guidés par la raison. Pour la vaste majorité d’entre eux, ce sont les passions aveugles qui dirigent leurs actes, de sorte que l’obéissance s’opérera presque toujours par le mécanisme de l’obéissance au sens fort ou par celui de l’obéissance au sens faible.

D’après Lordon, c’est l’obéissance au sens faible qui prime (à laquelle s’ajoute peut-être la « trace d’un commandement de la raison[28] » qui fait apercevoir aux hommes « le chaos qui suivrait de la généralisation des transgressions[29] »). Pour notre part, nous sommes plus réservés. Surement, Lordon a-t-il raison pour ce qui concerne l’obéissance aux normes pénales. Michel Van de Kerchove fait ainsi observer que les travaux empiriques consacrés aux effets des peines tendraient à minimiser leur efficacité réelle comme facteurs de dissuasion[30] et Georges Kellens note qu’il semblerait que « la menace de la peine [ne soit] efficace, en principe, que pour les catégories de personnes pour lesquelles elle n’est pas utile[31] ». Il apparaîtrait donc que, si la plupart des individus se conforment aux normes pénales, ce n’est pas par tant par crainte d’une peine que sous l’effet d’un désir de ne pas enfreindre la loi. Toutefois, dans d’autres domaines et notamment en matière économique, la chose est peut-être plus contestable. En effet, les entités du monde économique (et particulièrement les entreprises) ont probablement une certaine inclination au calcul, à la mise en balance de risques et d’avantages, qui les rend certainement plus sensibles que les autres à la perspective d’une sanction. Partant, ces entités sont probablement mues au moins pour partie par la crainte d’éventuelles sanctions qui pourraient leur être appliquées.

II. La norme juridique, instrument nécessaire à l’exercice de la souveraineté

Dans la philosophie de Spinoza, la souveraineté (imperium) est envisagée de façon originale comme un droit-puissance qui prend racine dans la communauté gouvernée elle-même et qui est exercé par le souverain (phénomène que Lordon qualifie d’effet de « transcendance immanente[32] »). Le souverain capte la puissance du groupe assujetti et la « retourne » contre chacun de ses membres, et, la norme juridique joue un rôle significatif dans ce « retournement de puissance ».

La « transcendance immanente » et la capture de la puissance de la multitude par le souverain

Spinoza n’est pas sans ignorer un fait d’importance : les hommes ont une tendance naturelle à s’assembler, se regrouper pour former des ensembles qui les dépassent. Ce regroupement s’effectue sous l’effet d’un « un appétit naturel[33] » que les hommes ont en commun pour l’« état civil[34] » (TP, chapitre V, §1), lequel trouve son origine dans l’incapacité des hommes à assurer leur survie matérielle à l’état isolé, incapacité à laquelle le conatus répond par la production d’un désir d’être ensemble. En se regroupant, les hommes ne forment pas un simple agrégat disparate d’individus, ils forment un corps politique doté d’une puissance propre, corps que Spinoza appelle la « multitude ». La puissance de la multitude (potentia multitudinis), Spinoza l’appelle l’imperium (terme que nous avons choisi de traduire par « souveraineté »)[35]. Mais comment expliquer ce phénomène par lequel des hommes en viennent à former un tout doté d’une puissance propre et autonome ? Deux paragraphes du TP permettent de le comprendre :

Si deux personnes s’accordent entre elles et unissent leurs forces, elles auront plus de pouvoir ensemble et conséquemment un droit supérieur sur la nature que chacune des deux n’en avait à elle seule, et, plus nombreux seront les hommes qui auront mis leurs forces en commun, plus aussi ils auront de droit à eux tous[36] (TP, chapitre II, §13).

Quand des hommes ont des droits communs et que tous sont conduits comme par une seule pensée, il est certain que chacun a d’autant moins de droit que tous les autres réunis l’emportent sur lui en puissance[37] (TP, chapitre II, §16).

En s’unissant, les hommes conjuguent leur puissance mais il se produit un stade de regroupement à partir duquel l’union transcende les parties qui la composent. C’est le moment où tous sont, d’après les termes de Spinoza « conduits comme par une seule pensée ». Lordon commente ce phénomène d’autonomisation de la multitude de la façon suivante :

Il n’est pas de collectivité humaine de taille significative qui ne se forme sans projeter au-dessus de tous ses membres des productions symboliques de toute sorte, que tous ont contribué à former quoiqu’ils soient tous dominés par elles et qu’ils ne puissent y reconnaître leur « œuvre »[38].

Dans ce processus d’autonomisation, le souverain est celui qui parvient à capter et exercer le droit-puissance qui se forme par l’effet du regroupement et que Spinoza appelle l’imperium. Spinoza ne dit pas autre chose lorsqu’il écrit :

Celui-là possède absolument ce pouvoir [l’imperium], qui, par la volonté générale a le soin de la chose publique, c’est-à-dire le soin d’établir, d’interpréter, et d’abroger les lois, de défendre les villes, de décider de la guerre et de la paix, etc. [39] (TP, chapitre II, §17).

C’est la capture de la puissance de la multitude qui est à l’origine du droit du souverain. Lordon voit dans cette capture l’origine du fait institutionnel, l’institution pouvant d’après lui être définie comme « toute instance de transit de la potentia multitudinis »[40]. Le souverain apparaît ainsi comme le complexe formé par l’ensemble des institutions que la multitude a générées, qui ont capté une partie de sa puissance et qui, par suite, exercent une partie de l’imperium.

Pour comprendre ce qui détermine l’agencement des institutions qui forment ce complexe, il est nécessaire d’avoir à l’esprit que, comme chaque individu, chaque multitude a son propre ingenium, sa manière propre d’être affectée. En effet, comme le relève Pierre-François Moreau, « le terme [d’ingenium] en effet sous la plume de Spinoza n’a rien d’exclusivement individuel[41] ». Les groupes sociaux sont des corps et comme tous les corps ils subissent des affections profondes qui marquent durablement leur manière d’être affectés à l’avenir. Et c’est cette manière commune d’être affecté qui va générer les affects communs à partir desquels la multitude va produire un certain cadre institutionnel. Et de l’agencement de cadre va résulter une certaine production normative qui, elle-même, va avoir une certaine influence sur l’ingenium collectif qui, à son tour, peut induire de nouvelles productions ou transformations institutionnelles. Ainsi, le complexe souverain et le cadre normatif qu’il produit se constituent tous deux de façon dialectique dans un rapport entre la multitude affectée et ses institutions affectantes. Tout ceci permet également d’expliquer que chaque peuple soit doté d’institutions et de normes singulières, puisque chacun d’entre eux a son histoire affective et son ingenium collectif propres. C’est pourquoi les institutions et les lois de l’Allemagne ne sont pas identiques à celles de la France qui ne sont pas identiques à celle du Brésil.

La norme juridique, instrument de réaffectation de la puissance capturée

Dans la pensée de Spinoza, il existe une différence fondamentale entre l’état de nature et l’état social : contrairement au second, le premier n’admet aucune définition communément accepté du bien et du mal. Chacun est juge de ses propres actions :

On voit clairement par ce que nous venons de montrer dans ce chapitre, que dans l’état de nature il n’y a point de péché, ou bien, si quelqu’un pèche, c’est envers lui-même et non envers autrui : personne en effet n’est tenu de complaire à un autre par droit de nature à moins qu’il ne le veuille, et aucune chose n’est bonne ou mauvaise pour lui, sinon ce qu’en vertu de sa propre complexion il décide qui est un bien ou un mal[42] (TP, Chapitre II, §18).

C’est lors du passage à l’état social que les hommes vont définir une certaine vision commune du bien et du mal, au regard de laquelle les actions des uns et des autres pourront être considérées comme bonnes ou mauvaises. Tout l’enjeu de la production et de la conservation de l’état social consiste donc à faire converger les désirs des hommes vers cette certaine vision commune à laquelle tous doivent avoir le désir de se conformer et que nul ne doit désirer enfreindre. Ceci permet de faire apparaître la nature profonde de la souveraineté pour Spinoza : elle est une activité consistant à définir le contenu de cette vision qui doit s’imposer à tous :

C’est ce que la Cité décrète qui est juste et bon, que chacun doit aussi décréter tel. Si donc le sujet juge iniques les décrets de la Cité, il est néanmoins tenu de s’y soumettre[43] (TP, Chapitre III, §5).

Mais cette activité d’expression n’est souveraineté véritable que si le souverain emporte l’adhésion commune, c’est-à-dire, s’il parvient à fixer sur les énoncés qu’il produit un désir commun d’obéissance. En d’autres termes, il faut que les citoyens reconnaissent ces énoncés comme des propositions exprimant ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut pas faire et qu’ils éprouvent le désir de s’y tenir. Si un tel désir naît, alors l’énoncé considéré constitue une norme, c’est-à-dire, une proposition linguistique qui exprime l’idée que quelque chose doit être ou se produire et qui est globalement reconnu comme ayant un caractère obligatoire. Et cette norme peut être une norme juridique ou une norme d’une autre nature selon qu’elle appartient ou non à l’ordre juridique, c’est-à-dire selon que son caractère obligatoire découle de l’existence d’un ordre de contrainte, au sens où Kelsen l’entendait, ou d’autre chose.

La norme juridique n’est donc pas le seul instrument par lequel le souverain peut exercer sa puissance : un désir commun d’obéissance peut être généré en l’absence de tout système de contrainte étatique, par exemple dans le cas où, par des actions éducatives ou de propagande, le souverain parvient à ancrer certaines propositions comme l’expression ce qui est juste ou injuste dans l’esprit des membres du groupe. Toutefois, la lecture du TP laisse peu de doute sur le fait que Spinoza envisage les normes juridiques comme l’instrument central par lequel le pouvoir souverain s’exerce, et en tout état de cause, un instrument sans lequel cet exercice ne se conçoit pas. En effet, dans le passage que nous avons déjà cité, il indique expressément que si « le sujet juge iniques les décrets de la Cité, il est néanmoins tenu de s’y soumettre ». Mais dans cette hypothèse, l’adhésion n’est possible que s’il n’existe un puissant système de contrainte étatique, c’est-à-dire, un ordre juridique. Cette idée apparaît encore plus nettement dans un autre passage du TP :

Quand des hommes ont des droits communs et que tous sont conduits comme par une seule pensée, il est certain […] que chacun a d’autant moins de droit que tous les autres réunis l’emportent sur lui en puissance, c’est-à-dire que chacun n’a en réalité de droit sur la nature, qu’autant que lui en confère la loi commune. Tout ce, d’autre part, qui lui est commandé par une volonté commune, il est tenu de le faire ou encore […] on a le droit de l’y obliger[44] (TP, Chapitre II, §16 – c’est moi qui souligne).

La mise en commun des droits-puissance individuels crée une situation dans laquelle chacun se trouve face à un droit-puissance qui est supérieur au sien : le droit-puissance de la multitude, qui est exercé par le souverain. Ce droit-puissance permet la contrainte de l’Etat : chacun peut être obligé, contraint par la force, de se tenir à ce que le souverain a décrété comme bon ou mauvais. Et l’existence de ce pouvoir de contrainte participe de l’essence de la souveraineté, ce qui explique que, lorsqu’il énumère les attributs de la souveraineté, Spinoza commence par citer les pouvoirs qui ont trait à l’établissement du cadre normatif juridique (« le soin d’établir les lois, de les interpréter et les abolir, de défendre les villes, de décider de la guerre et de la paix, etc.[45] »).

Cette primauté de la norme juridique comme instrument de la souveraineté se comprend aisément. Certes, d’autres normes, comme les normes morales, peuvent véhiculer des affections puissantes de la multitude mais elles ne peuvent suffire au maintien de l’ordre social car il paraît impossible d’assurer par la seule force de conviction que certaines choses doivent ou ne doivent pas être faites. Pour que la cohésion sociale naisse et subsiste, il faut un pouvoir de contrainte positif : c’est par un tel pouvoir que le juge peut obliger les cocontractants à exécuter leurs promesses, que l’agent de police peut procéder à des arrestations, que le général d’une armée peut se faire obéir de ses soldats, et ainsi de suite.

La sédition : les limites de la réaffectation normative de la puissance

Il ne faut cependant pas perdre de vue que l’affection de la multitude par le biais de la norme juridique a ses limites et Spinoza le dit explicitement :

Il faut considérer […] qu’une mesure provoquant l’indignation générale a peu de rapport avec le droit de la Cité [ce terme pouvant être traduit par « puissance du souverain »]. Certainement en effet, obéissant à la nature, les hommes se ligueront contre elle soit en raison d’une crainte commune, soit par désir de tirer vengeance de quelque mal commun et, puisque le droit de la Cité se définit par la puissance commune de la masse [potentia multitudinis], il est certain que la puissance et le droit de la Cité sont amoindris puisqu’ils donnent des raisons de former une ligue[46] (TP, chapitre III, §9).

Les institutions ne peuvent donc pas réaffecter à loisir la puissance de la multitude par le truchement des normes. Elles le peuvent uniquement jusqu’à un certain point au-delà duquel elles se rendent si odieuses aux yeux des individus que l’ingenium collectif s’en trouve modifié, d’une manière telle que la rencontre avec la norme juridique n’ait plus pour effet de produire un désir d’obéissance mais un désir de soulèvement. Alors, la multitude se révolte et détruit la structure de la souveraineté jusque-là établie. Bien entendu, avant d’arriver à ce point de rupture extrême, il doit exister un ensemble de situations intermédiaires dans lesquelles la multitude se fractionne en deux groupes, le groupe des partisans du souverain d’un côté et celui des séditieux de l’autre, sans que ce second groupe l’emporte en puissance sur le premier et parvienne à prendre le dessus. Guerres civiles, révolutions avortées et soulèvements réprimés dans la violence en sont autant d’exemples concrets. Il est également possible d’imaginer des cas dans lesquels les séditieux, s’ils ne parviennent à emporter le combat, parviennent à tout le moins à infléchir la structure de la souveraineté, à la transformer. Ainsi, si les événements de mai 1968 n’ont pas abouti à la révolution espérée par nombre des manifestants qui défilaient dans les rues, ils n’en ont pas moins conduit à de profondes mutations sociales, qui ont elles-mêmes été la cause de modifications sensibles de l’état des normes juridiques et de la manière dont les institutions souveraines exercent leur droit-puissance à travers elles.

Conclusion

Les normes juridiques sont les instruments privilégiés de l’exercice du pouvoir souverain, elles permettent aux institutions de déterminer la conduite des individus au travers des rencontres que les individus ont, directement ou indirectement, avec les normes juridiques, et qui participent à la détermination de leurs actions quotidiennes mais également à la constitution de leur ingenium.

Elles disposent d’une efficacité particulière qui permet au souverain d’exprimer la volonté commune, celle que chacun doit faire sienne, et de tenir tous les membres du groupe à son décret de gré ou de force, ce que nulle autre norme n’autorise. Et cette efficacité fait de la norme juridique une composante essentielle de la souveraineté, sans laquelle celle-ci ne peut pas exister.

Toutefois, l’efficacité de la norme juridique n’est pas sans limite. Car si le souverain pose des normes juridiques qui provoquent l’indignation dans le cœur de ses sujets, l’ingenium de la multitude s’en trouve modifié d’une manière telle que celle-ci ne répond plus à la rencontre avec ces normes par la production d’un désir d’obéissance mais par celle d’un désir de sédition. Dans cette hypothèse, la multitude se soulève, se retourne contre le souverain, et modifie la structure de la souveraineté jusque-là établie voire, dans les cas les plus extrêmes, la renverse totalement.


[1] Tous les extraits du TP cités dans le présent article sont issus de la traduction de Charles Appuhn : Spinoza, Traité politique, Œuvres de Spinoza, éd. Garnier, Paris, 1929 (3 volumes).

[2] Spinoza, Traité politique, op. cit., p. 4.

[3] Etienne Balibar, Spinoza et la politique, PUF, Paris, 1984, p.73.

[4] Frédéric Lordon, La société des affects, Seuil, Paris, 2013, p. 131.

[5] Etienne Balibar, Spinoza et la politique, op. cit., p.74.

[6] Hans Kelsen, Théorie pure du droit, LGDJ, Paris, 1999, p.13.

[7] Ibid., p.41.

[8] Idem.

[9] Spinoza, Traité politique, op. cit., p.21.

[10] Ibid., p.41.

[11] Tous les extraits de l’Éthique cités dans le présent article sont issus de la traduction de Charles Bolduc : Spinoza, Ethique, Les classiques des sciences sociales, bibliothèque numérique, Chicoutimi, Ville de Saguenay, Québec, 2013.

[12] Voir notamment, Frédéric Lordon, La société des affects, op. cit., p.130.

[13] Ibid, p. 132.

[14] Spinoza, Ethique, op. cit., p.125.

[15] Idem.

[16] Voir notamment, Ethique, livre III, proposition LIX, scholie, op. cit., p. 183.

[17] Spinoza, Ethique, op. cit., p.152.

[18] Frédéric Lordon, Imperium, La Fabrique, Paris, 2015, p. 257.

[19] Ibid., p. 135

[20] Hans Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit., p.339.

[21] Spinoza, Traité politique, op. cit., p.28.

[22] Spinoza, Traité politique, op.cit., p.38.

[23] Frédéric Lordon, Imperium, op. cit., p. 294.

[24] Spinoza, Ethique, op. cit. p.125

[25] Gilles Deleuze, Spinoza. Philosophie pratique, Les éditions de minuit, Paris, 2003, p. 39.

[26] Ibid., p.34.

[27] Idem.

[28] Frédéric Lordon, Imperium, op. cit., p. 299.

[29] Idem.

[30] Voir Michel Van de Kerchove, « Les fonctions de la sanction pénale. Entre droit et philosophie », in Informations sociales, 2005/7, n° 127, p. 22-31.

[31] Voir Georges Kellens, « La mesure de la peine », in Collection scientifique de la Faculté de droit de Liège, 1982, p. 194.

[32] Frédéric Lordon, Imperium, op. cit., p.61.

[33] Spinoza, Traité politique, op. cit., p.22.

[34] Idem.

[35] Voir notamment, Traité politique, chapitre II, §17, op. cit., p.21.

[36] Spinoza, Traité politique, op. cit., p.20.

[37] Ibid., p.21.

[38] Frédéric Lordon, « Imperium », op. cit., p.61-62.

[39] Spinoza, Traité politique, op. cit., p.21.

[40] Frédéric Lordon, « Imperium », op. cit., p.111.

[41] Pierre-François Moreau, Spinoza. L’expérience et l’éternité, PUF, Paris, 1994, p.427.

[42] Spinoza, Traité politique, op. cit., p.22.

[43] Ibid., p.26.

[44] Spinoza, Traité politique, op. cit., p.21.

[45] Idem. C’est moi qui souligne.

[46] Spinoza, Traité politique, op. cit., p.29.

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