Penser les addictionsune

Un cas de psychopathologie paradigmatique de l’addiction : l’anorexie mentale.

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[box] Margaux Merand est professeur de Philosophie et prépare actuellement une thèse sur l’anorexie mentale, dans une double direction de philosophie et de psychologie clinique.

Introduction.

L’addiction peut être abordée de manière intéressante à travers un cas de psychopathologie : l’anorexie mentale. Nous jugeons par ailleurs que cette dernière peut, à titre plus général, être tenue pour une « exagération pathologique ». Cette expression vise à suggérer que le pathologique relève entièrement ou partiellement d’une exacerbation de tendances inhérentes au normal lui-même. Deux hypothèses peuvent être envisagées : (1) le pathologique relève d’une exagération de tendances internes au normal lui-même – il y aurait ici une différence de degré entre les deux états ; (2) le normal possède intrinsèquement la condition de sa propre rupture – il y aurait ici une différence de nature. D’après la deuxième idée, le normal contiendrait la possibilité de sa propre vulnérabilité. Il y aurait donc une différence de nature, en même temps que la préservation d’un lien constitutif entre le normal et le pathologique, et par suite la possibilité d’interroger le premier à la lumière du second. Nous pensons que, dans le cas spécifique de l’anorexie mentale, les deux options ne sont pas nécessairement exclusives l’une de l’autre ; ce qui fait toute la complexité de cette psychopathologie. Nous rattacherons la première hypothèse à ce que nous détaillerons plus loin comme la phase « restrictive » de l’anorexie ; et la deuxième à la phase dite « boulimique » de cette psychopathologie.

Dans ce texte, nous nous efforcerons de voir en quoi l’anorexie est non seulement une forme d’addiction, mais également révélatrice d’aspects structurels à l’œuvre dans toute addiction. Pour satisfaire à ces deux exigences, nous devrons nous demander si l’anorexie mentale procède, dès son commencement, d’une forme d’addiction ; ou si les comportements addictifs sont graduels et relèvent d’un basculement. Nous tenterons de montrer qu’il existe un tel basculement, dans le passage de la phase « restrictive pure » à la phase associée à de la boulimie : ce que nous décrirons dans les termes du « projet retourné » de l’anorexique. Cependant, nous verrons que l’anorexie mentale comporte toujours-déjà les « germes » de l’addiction.

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1. Les deux phases de l’anorexie mentale.

 Ainsi qu’ils sont décrits dans le Manuel Diagnostique et Statistique des Troubles Mentaux (DSM IV), les comportements anorexiques relèvent de deux types : le type « restrictif », et le type associé à de la boulimie :

« Type restrictif (« Restricting type ») : pendant l’épisode actuel d’Anorexie mentale, le sujet n’a pas, de manière régulière, présenté de crises de boulimie ni recouru aux vomissements provoqués ou à la prise de purgatifs (laxatifs, diurétiques, lavements). Type avec crises de boulimie/vomissements ou prise de purgatifs (« Binge-eating/purging type ») : pendant l’épisode actuel d’Anorexie mentale, le sujet a, de manière régulière, présenté des crises de boulimie et/ou recouru aux vomissements provoqués ou à la prise de purgatifs (laxatifs, diurétiques, lavements). »

Cependant, ces deux formes d’anorexie mentale ne sont pas nécessairement dissociées : la première est généralement susceptible de basculer dans la seconde (Brusset, 2009)1. En effet, les restrictions prolongées conduisent à une frustration telle qu’elles poussent le sujet anorexique à développer, en contrepartie, une boulimie associée à des vomissements. C’est dire que l’anorexie procède toujours d’un excès : le « tout ou rien ». Et cet excès est à l’œuvre dans la forme restrictive comme dans la boulimie : « ne rien manger », « tout manger » et « tout vomir ». Il n’y a donc pas rupture, mais continuité entre les deux phases ; la différence résidant seulement dans la manifestation phénoménale que prend une même logique de démesure.

Néanmoins, le passage de la première à la deuxième phase est peut-être celui, décisif, de l’anorexie mentale vécue comme « choix » à l’anorexie mentale vécue comme « addiction ». Comme l’explique Bernard Brusset dans son article « dépendance addictive et dépendance affective » (2004) :

« En matière d’addiction, il s’agit d’abord de la pharmaco-dépendance des toxicomanes. […] Mais les parentés cliniques entre les diverses addictions, et notamment les “ toxicomanies sans drogue ”, conduisent à l’idée de l’appétence et de l’accoutumance, soit, selon les critères les plus généralement admis, la compulsion et la dépendance d’un comportement (Goodman, 1990). La définition clinique contemporaine de cette dépendance est faite sur trois critères :

  • La répétition compulsive d’une activité ;

  • Sa persistance malgré ses conséquences néfastes ;

  • L’obsession de celle-ci. »

On peut ainsi conclure avec Brusset – et nous y reviendrons en détail – qu’elle « correspond aussi bien à la prise de toxiques qu’au trouble du comportement alimentaire, l’excès et la restriction, c’est-à-dire la boulimie et même l’anorexie. »2

2. Du « projet anorexique » à la boulimie vomitive : le développement de l’addiction.

Si les restrictions sont parfaitement fonctionnelles au départ, elles sont vouées à l’échec sur le long terme. Dans un premier temps, la restriction alimentaire est progressive et facile : moins le sujet mange, moins il ressent la faim ; plus il lui est aisé de réduire les portions alimentaires jusqu’au point où il ne s’alimente presque plus. A l’issue de quelques mois, la faim le rattrape pourtant, et le sujet est affaibli : il est en proie aux malaises, est plus sensible au froid, et ressent une fatigue permanente. Cet état diminue drastiquement les aptitudes du sujet, notamment professionnelles, relationnelles et intellectuelles. Or l’anorexie mentale se caractérise par ceci de précis qu’elle est justement un projet existentiel, et plus particulièrement une tentative d’optimisation des « opportunités » (Lester, 1997) qui s’offrent au sujet :

« Mon corps définit effectivement qui je suis, quelles opportunités me seront offertes ou exclues, quelles seront mes expériences, et comment les autres interagiront avec moi. »

 Dans la première phase, où le projet anorexique est prédominant, le déni de la maladie est fréquent. L’anorexie mentale est vécue sur le mode d’une « décision », d’un ensemble d’attitudes et de restrictions qui doivent rendre la vie plus supportable. Les techniques d’amaigrissement, amorcées volontairement ou suivant une perte de poids involontaire mais ayant fait l’objet de compliments – et donc de ce que le sujet interprète comme une injonction à rester maigre –, ont une efficace. L’anorexique constate une perte de poids sensible – presque spectaculaire –, qui semble potentiellement illimitée ; et jouit de ce qui apparaît comme une solution durable à de nombreux problèmes.

Une pensée d’ordre « magique » est ainsi au cœur de l’anorexie mentale : la maigreur agit comme quelque chose de performatif. Elle pose un nouveau « soi », préférable au précédent. Elle n’est pas une simple « expression » de soi – d’un soi préexistant. Elle crée un « type » de personnalité à part entière, avec lequel l’anorexique veut coïncider, et dont il juge qu’il obtiendra l’assentiment – si ce n’est l’admiration même – des autres. La maigreur peut ainsi être comparée à un « costume », dans les termes de Wasted (1998), un ouvrage autobiographique de Marya Hornbacher à propos de son anorexie :

« Quelque part au fond de moi existe une certitude : […] Que le fait de changer de corps, comme de costume, ferait de moi un personnage différent qui pourrait, enfin, être acceptable ».

Or, nous l’avons dit, les conséquences physiques des restrictions prolongées ne tardent jamais à apparaître : état de fatigue générale, carences, apathie, malaises. Le projet est ainsi menacé, en ce sens que les « opportunités » offertes par la maigreur se voient déjà amoindries. C’est ce premier état critique qui appelle un ensemble de solutions ; et, loin de s’extirper de la maladie, l’anorexique va alors entrer dans une phase addictive dont le propre sera de le déposséder de tout sentiment de contrôle. La boulimie vomitive lui vient comme une « idée », un remède à la faim sans incidence sur le poids ; bref, une méthode alternative à appliquer. Mais elle dégénère bien vite en une série de comportements « ritualisés » (Lester, 1997), obsessionnels et difficiles à contenir. On retrouve toutes les caractéristiques de l’addiction dans la forme d’anorexie associée à de la boulimie vomitive :

  • Le sujet anorexique, en réponse au désœuvrement ou à un sentiment d’anxiété, ressent le besoin, d’abord sourd puis explicite, d’engager une crise de boulimie. Il essaie de résister à la crise, mais l’attente ne fait que renforcer son caractère impérieux ;

  • Le sujet cède à la crise et en éprouve un plaisir déjà contrasté par une forme de culpabilité ;

  • Il essaie d’annuler, dans la mesure du possible, l’incidence que comporte la crise sur le poids, par les vomissements auto-induits. Il y a dans cette étape le développement d’une véritable « technique » : l’anorexique apprend à générer des vomissements plus facilement. Il peut ingérer des substances émétiques, ou bien alors mesurer le délai exact qui sépare le dernier aliment ingéré du moment où le corps est à même de rejeter toute la nourriture. Le vomissement doit non seulement devenir simple mais optimal ;

  • Les crises sont de moins en moins satisfaisantes et les vomissements de plus en plus pénibles. Le corps réagit et la formation, par exemple, d’irritations intestinales ou de l’œsophage freinent le vomissement, ce qui requiert le perfectionnement des techniques ;

  • Les crises sont de plus en plus nombreuses, et de moins en moins espacées : une crise en appelle une autre, toujours plus irrépressible ;

  • Les conséquences, enfin, des crises, ne suffisent pas à dissuader l’anorexique de les recommencer.

 Si donc l’anorexie mentale ne commence pas avec ces mécanismes, elle devient particulièrement redoutable quand ils sont installés, et donne aux sujets anorexiques le sentiment d’être désemparés, impuissants à reculer. Ces mécanismes sont progressivement doués d’une autonomie, devenue étrangère au projet initial du sujet anorexique. Ce-dernier s’efface pour laisser place à un « corps-machine » qui fonctionne en circuit fermé, répète inlassablement une série de crises et de résolutions.

3. La « descente aux Enfers » et le caractère paradoxal des crises de boulimie. 

 L’horreur, ou ce que les anorexiques formulent souvent comme la « descente aux Enfers », ne débute donc réellement qu’avec la phase boulimique. La perte de poids qui semblait jusqu’alors fulgurante devient millimétrique, difficile à « estimer » – parce que moins tangible –, et le sujet développe un rapport paranoïaque au corps. En effet, les crises de boulimie comportent toujours le risque d’une prise de poids : il n’est jamais certain que les vomissements suffisent à éliminer tous les aliments ingérés. L’anorexique en vient ainsi à redouter le moment où il aura de nouveau envie de faire une crise, et à espérer que ce moment n’arrive jamais. Le nettoyage minutieux de toutes les traces de nourriture et de vomissements a d’ailleurs pour but paradoxal de tenter tout à la fois de faire « disparaître » le phénomène même de la crise, et de préparer la suivante. Car s’il n’y a plus de traces, c’est comme si le sujet pouvait se permettre de recommencer : c’est un retour à zéro.

Là où la restriction pure présentait des conséquences « limitées » (fatigue, état léthargique) ; les crises, elles, s’accompagnent d’un cortège de répercussions délétères sur la santé et détériorent significativement l’apparence physique. Les vomissements provoquent des douleurs dentaires dues aux reflux d’acide gastrique ainsi que des irritations des muqueuses buccales ; une arythmie cardiaque (bradycardie et tachycardie) ; des ulcérations de l’estomac, des parois intestinales et de l’œsophage ; des œdèmes ; etc. C’est la raison pour laquelle les crises troublent voire empêchent la poursuite des relations sociales et professionnelles. L’anorexique a honte des traces visibles de ses crises : le visage est enflé et des petits points rouges peuvent y apparaître. Elles tendent donc à isoler toujours plus le sujet, et le paradoxe tient à ce que cet isolement fasse en même temps leur force : le sujet y trouve une intimité, une sorte de présence à lui-même – soit-elle dans le caractère radical d’un contact transgressif avec l’intérieur organique du corps. On peut d’ailleurs souligner combien cette remarque semble contradictoire avec la façon dont Gilles Deleuze (1977) conceptualise l’anorexie mentale. Elle est, pour lui, une subversion des fonctions purement organiques du corps

« [L’anorexie mentale ne relève] pas d’un refus du corps : il s’agit d’un refus de l‘organisme, d’un refus de ce que l’organisme fait subir au corps. Pas du tout régression, mais involution, corps involué. Le vide anorexique n’a rien à voir avec un manque, c’est au contraire une manière d’échapper à la détermination organique du manque et de la faim, à l’heure mécanique du repas. Il y a tout un plan de composition de l’anorexique, pour se faire un corps anorganique […]. C’est une protestation féminine, d’une femme qui veut avoir un fonctionnement de corps, et pas seulement des fonctions organiques […] qui la livrent à la dépendance. […] L’anorexique est un passionné : il vit de plusieurs façons la trahison ou le double détournement. Il trahit la faim, parce que la faim le trahit, en l’asservissant à l’organisme. »

Pour comprendre la démarche anorexique, il faudrait donc distinguer entre corps et organisme. Le corps lui-même ne fait pas l’objet d’un refus, puisqu’il peut donner à voir le soi : il a une fonction sur le plan intersubjectif. Mais l’organisme, lui, est pur asservissement : il impose le rythme des repas, le mécanisme implacable du manque et de la réplétion. C’est pourquoi il est, chez l’anorexique, l’objet d’une tentative de « détournement ».

Ce détournement semble particulièrement vrai de la forme restrictive de l’anorexie mentale : en ingérant des « petites substances », comme l’écrit Gilles Deleuze, l’anorexique trahit l’ « heure mécanique du repas », et semble même s’élever au-dessus du besoin. Mais la « trahison » est moins évidente si l’on songe à la forme mixte de l’anorexie mentale, ou couplée à de la boulimie vomitive : s’y développe un contact quasi permanent avec l’intérieur, les viscères du corps. Le plaisir même que prend l’anorexique aux vomissements est un plaisir coupable en ce sens qu’il procède d’une forme de voyeurisme. Le sujet voit ce qui, du corps, ne se donne habituellement pas à voir. La thèse de Gilles Deleuze, sans être nécessairement fausse, exhibe alors peut-être la tension à l’œuvre dans l’anorexie mentale. Pour subvertir l’organisme, l’anorexique irait jusqu’à le connaître mieux que nul autre. Mais par la répétition des crises, il finirait par ne connaître, de son corps, que sa dimension organique. Alors qu’il voulait préserver la dimension irréductiblement subjective de son corps, l’anorexique finirait par le réduire lui-même à l’organisme. Si, ainsi que l’écrit Merleau-Ponty dans la Phénoménologie de la perception, « l’existence personnelle refoule l’organisme sans pouvoir ni passer outre, ni renoncer à elle-même – ni le réduire à elle, ni se réduire à lui » ; l’anorexique, lui, finirait par se réduire entièrement à lui.

Toute la difficulté, bien sûr, est que cela ne revient pas à dire que les crises sont purement subies, ou ne présentent aucun avantage intrinsèque. Au contraire, elles créent une barrière aux agressions et intrusions externes. Durant les quelques heures qu’exigent la crise et ses étapes ritualisées – la démesure alimentaire, les vomissements, les nettoyages –, le sujet est en sécurité, et passe un « moment avec lui-même ». Voilà ce qui est sans doute à l’origine de l’addiction anorexique : quelque chose que l’on fait pour soi, serait-ce de manière pathologique. Néanmoins, les crises sont contraignantes en ce sens que le sujet se voit condamné à les exécuter et à les répéter sans cesse, sans issue. Elles enferment donc le sujet dans ce que Deleuze caractérise comme une répétition propre à l’organisme, dont il s’agissait justement de s’affranchir. En somme, les crises ne sont intelligibles qu’à la condition de reconnaître la contradiction fondamentale qui les définit : tout en s’inscrivant dans la continuité du projet existentiel anorexique, elles le retournent contre lui-même et le mettent à mal.

Là où la maigreur semblait une solution séduisante car à portée de main, elle se transforme en puissance étrangère et autonome qui ne laisse plus aucune prise au sujet, et qui semble toujours plus dépourvue de tout ancrage subjectif. Le sujet réalise presque avec incrédulité que la solution n’en était pas une, et qu’elle vient de basculer en une logique mortifère – loin du projet de vie initial ; l’anorexie mentale ne se laissant pas réduire à un « long suicide » –, logique qui se dresse contre lui, pour reprendre ici les termes dans lesquels Marx développe son concept d’aliénation dans les Manuscrits de 44. Quelque chose qui vient du sujet mais dont il n’est plus en mesure de voir que c’est son œuvre propre, et qui lui « fait face » :

« La perte d’expression du travailleur dans son produit a la signification, non pas seulement que son travail devient un objet, prend une existence extérieure, mais aussi que son travail existe en dehors de lui, indépendamment de lui, étranger à lui et devient une puissance autonome relativement à lui, de sorte que la vie qu’il a prêtée à l’objet vient lui faire face de façon hostile et étrangère. »

Comment ne pas être sensible à la résonance qu’entretiennent ces propos avec le phénomène addictif anorexique ? Le projet anorexique consistait à faire de la maigreur, comme l’a bien montré Dorothée Legrand, une « matérialisation » ou « expression » de la « subjectivité », permettant la reconnaissance de l’anorexique comme sujet à travers le contrôle du corps dans sa dimension d’objet :

« […] le corps doit être perçu comme le porteur de la subjectivité. En tant qu’il est ce porteur [ou support], le corps-comme-objet est fondamental dans la constitution du soi-comme-sujet. » 

Les rituels boulimiques tendent au contraire à devenir impersonnels et mécaniques, et à déréaliser l’existence sociale du sujet au profit d’une série de crises qui suspendent le temps et n’offrent aucune autre perspective que leur éternel recommencement.

4. Une addiction déjà en creux dans le projet existentiel anorexique. 

 Mais toute la tension réside peut-être dans le fait que la démarche anorexique ne saurait se concevoir uniquement comme une volonté d’exprimer, par la maigreur, une « certaine attitude du soi » : nous l’avons dit, la maigreur pose un nouveau soi. Elle n’a pas seulement vocation à traduire la singularité du sujet anorexique, mais agit comme un « costume », et double le sujet d’un « personnage ». Il y a un jeu, chez l’anorexique, entre ce qu’il est – du moins la représentation qu’il en a, généralement dépréciative –, et ce qu’il veut être – l’image idéale qu’il veut renvoyer de lui-même. Et tout se passe comme si la maigreur permettait de réduire cet écart ou conflit interne. L’injonction que le sujet ressent à être autre chose que lui-même, qui puisse enfin le rendre « acceptable » comme le formule Marya Hornbacher, trouve sa résolution dans la maigreur : le voilà qui, à force de persévérance et de ce qu’il considère parfois comme un « travail »3, s’élève au-dessus de tous ceux qui n’ont pas la force de résister à leurs besoins4. C’est pourquoi la perte de poids et la maigreur provoquent des sentiments d’euphorie : l’anorexique se sent inattaquable, hors d’atteinte. Les autres peuvent bien formuler des jugements négatifs : ils n’enlèveront rien à cette victoire incontestable sur le corps et ses besoins jugés honteux sinon répugnants. La réussite est , indéniable, offerte à la vue de tous. L’anorexique est libre au point de pouvoir se passer de mots : sa maigreur suffit à attester sa force de caractère. C’est un costume, nous l’avons dit, mais dont l’anorexique est le seul à savoir qu’il en est un. Ici apparaît précisément la difficulté : la maigreur introduit une forme d’étrangeté à soi. Le sujet s’y reconnaît autant qu’il s’y découvre et s’y admire avec incrédulité. Marya Hornbacher raconte dans Wasted que la maigreur lui faisait constamment l’effet du maquillage qu’enfant, elle avait secrètement piqué à sa mère :

« Je peignis mon visage : des verts et des bleus recherchés autour des yeux, des teintes lumineuses de rouge sur les joues, un orange criard sur les lèvres. Je me fixai ensuite longuement dans le miroir. Soudain, j’eus une dissociation : je ne la reconnaissais pas. Je me scindais en deux : celle que j’étais dans ma tête et cette fille dans le miroir. Le sentiment de désorientation était étrange, mais non désagréable. Je me mis alors à retourner régulièrement devant le miroir, pour voir si ça revenait. Si je restais immobile et concentrée […], je pouvais recréer l’impression d’être deux filles, qui se regardaient l’une l’autre à travers le miroir. Je ne savais pas à ce moment-là que je finirais par avoir constamment cette impression. »

 Je « suis mon corps » (Lester, 1997)5, mais alors, cette image spéculaire, c’est également moi : c’est la personne que j’ai réussi à simuler ; et c’est toute ma personne aux yeux d’autrui. L’anorexique joue de sa maigreur, s’amuse de son image qui fonctionne presque comme une usurpation. Il s’adresse ce discours : « Je suis peut-être un imposteur, parce que mon corps n’est pas naturellement maigre ; mais personne n’en saura rien ». Si l’on voulait faire la genèse des comportements addictifs chez l’anorexique, il faudrait donc reconnaître qu’avant même l’autonomisation des mécanismes corporels de réplétion et d’évidement du corps, c’est la jouissance du mensonge qui agit comme une drogue dont le sujet ne peut plus se défaire.

La maigreur peut être dite addictive en ce sens qu’elle est un mensonge parfait. Un mensonge dont l’anorexique juge qu’il est inévitable – il ne saurait se borner à être lui-même –, et, pour la première fois peut-être, pleinement opératoire : personne ne le découvrira jamais. Le contrôle en effet revient pleinement au sujet lui-même, seul maître des conséquences du mensonge et de sa persistance dans le temps. C’est à la fois une responsabilité lourde – il ne faut pas fléchir –, et confortable – elle ne dépend que de soi. On retrouve ici un trait qui semble caractéristique de l’addiction : elle place le sujet en relation avec lui-même, en limitant les facteurs d’influence externes, et le pouvoir des autres.

Or, c’est sans doute à partir de cette dernière remarque que nous pouvons mieux comprendre pourquoi l’anorexique se sait malade à partir, seulement, du deuxième stade de développement de la psychopathologie, qui la couple à de la boulimie vomitive. C’est-à-dire lorsque des mécanismes corporels compulsifs et irrépressibles supplantent le projet initial de l’anorexique. Si l’étrangeté à soi est bien un objet de jouissance dans la première phase de la maladie, en ce sens que la maigreur simule effectivement la coïncidence avec une forme jugée idéale du moi ; elle tend à devenir totale dans la deuxième phase de la maladie, annulant tout le « jeu » dont nous parlions. C’est la raison pour laquelle le sujet dit « perdre le contrôle » de sa démarche : venant de lui, elle lui fait pourtant désormais face comme une machine qui se serait emballée. Il s’agit d’une forme de dépersonnalisation, phénomène psychologique dissociatif par lequel le sujet devient étranger à lui-même, et s’observe de l’extérieur : il ne peut que se voir agir, répéter un ensemble de gestes, sans se sentir pour autant l’auteur de ses actes. Voilà finalement la tension qui caractérise l’addiction anorexique sous les deux formes successives de la restriction pure et de la boulimie vomitive : d’une partielle étrangeté à soi qui introduisait un jeu ou une mise en scène chez le sujet, l’on passe à une totale étrangeté à soi qui menace cette fois de dissoudre entièrement le sujet.

Conclusion.

Au comble de l’addiction, dans sa forme la plus sévère, ne reste plus au sujet qu’une « identité malade » qui semble avoir gommé toutes ses singularités et réduit son projet existentiel à néant. Or c’est peut-être là, alors même que la situation paraît inextricable et toute possibilité de rémission écartée, qu’apparaît claire au sujet la nécessité de s’extirper du projet anorexique pour en développer d’autres qui n’aient pas la même nocivité. C’est l’enjeu majeur des thérapies, à l’œuvre dans le discours des patients tout juste guéris mais déjà conscients des risques de « rechute ». Car eux-mêmes savent qu’il ne suffit pas de se défaire des comportements addictifs engagés dans la boulimie vomitive, qui se sont greffés sur leur volonté première. Il s’agit, plus fondamentalement, de retrouver un sens de soi-même, une identité qui puisse faire l’objet d’une « validation intersubjective » comme l’exprime Dorothée Legrand :

« […] l’expression, dans le monde matériel, de la subjectivité ou de soi-même-comme-sujet – aussi atypique soit-elle –, est peut-être motivée par le désir de s’accorder avec les autres, en édifiant un monde où l’on a une place, et où l’on peut s’offrir aux autres, apaisant ainsi son désir de validation [ou reconnaissance] intersubjective. » 

 Or, est-il possible aux patients de former le projet d’une telle expression de soi qui ne soit pas susceptible de basculer dans la perte de soi ? L’enjeu est de taille parce qu’il interroge la possibilité même d’un horizon non-addictif chez l’ex-anorexique.

Bibliographie

American Psychiatric Association, DSM-IV-TR, Manuel Diagnostique et Statistique des Troubles Mentaux, trad. dirigée par P. BOYER, J.-D. GUELFI, C.-B. PULL, M.-C. PULL, Paris, 2000 ; p. 682.

BRUSSET, B., Psychopathologie de l’anorexie mentale, éd. Dunot, Coll. « Psychismes », Paris, 2009.

  • « Dépendance addictive et dépendance affective », Revue française de psychanalyse, Vol. 68, 2004.

DELEUZE, G., Francis Bacon: Logique de la sensation, Paris, Éditions du Seuil, 1981.

  • Avec PARNET C., Dialogues; Paris, Flammarion, 1977.

HORNBACHER, M., Wasted. A Memoir of Anorexia and Bulimia ; New York, Flamingo, 1998.

LEGRAND, D., « Subjective and physical dimensions of bodily self-consciousness, and their dis-integration in anorexia nervosa » ; Neuropsychologia, 2010 ; 48, pp. 726-737.

  • « Ex-Nihilo: Forming a Body out of Nothing » ; Collapse. Special Issue on Culinary Materialism Vol. VII, 2011 ; p. 545 ; p. 558.

LESTER, R.J., « The (dis)embodied self in anorexia nervosa » ; Social Science and Medicine, 1997, 44, 4, pp. 479-489.

MARX, K., Manuscrits économico-philosophiques de 1844, introduit, traduit et annoté par F. Fischbach, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 2007.

MERLEAU-PONTY, M., Phénoménologie de la perception ; Paris, Tel Gallimard, 1945.

1Voir : Première Partie, 1. « Le passage à la boulimie et aux vomissements ».

2Brusset, B. ; 2004.

3C’est par exemple ainsi que l’actrice et auteur du roman autobiographique Unbearable Lightness : a story of loss and gain, Portia de Rossi, caractérise l’ensemble des efforts presque surhumains qu’elle doit sans cesse accomplir et réitérer pour rester maigre.

4Marya Hornbacher, dans Wasted, p. 53, se reproche d’ailleurs d’être « needy », avec tout ce que cela peut, à ses yeux, comporter de dégoûtant : une personne qui est en manque constant d’affection, qui est dans une demande jugée excessive, et à qui l’indépendance fait défaut.

5« L’anorexie naît de la prise de conscience insoutenable que je suis mon corps », Lester, R. J., « The (dis)embodied self in anorexia nervosa », p. 485: « Anorexia springs from the all-too-painful realization that I am my body »; nous traduisons.

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