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Le “on” est-il soluble dans le “nous” ? (I)

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  Pierre Fasula (Université Paris 1, PHIC0-EXECO)

Nous commencerons en clarifiant cette question qui nous sert de titre et qui peut sembler un peu étrange. À l’origine, il y a le traitement par Cavell de « l’invocation philosophique de “ce que nous disons”[1] », c’est-à-dire de l’invocation de « ce que nous disons » par les philosophes du langage ordinaire, Austin et Wittgenstein. Dans les Voix de la raison, Cavell décrit ainsi les raisons et les modalités de cette invocation :

1) Il nous prend l’envie de savoir quelque chose d’un phénomène, par exemple, la douleur, l’attente, la connaissance, la compréhension, l’opinion… 2) Nous rappelons à notre mémoire la sorte d’énoncés que nous produisons à son propos. 3) Nous nous demandons quels critères nous avons pour dire ce que nous disons (qu’est-ce qui nous fait dire cela ?). […] ce que l’on cherche à connaître, c’est sur quelle base il est possible d’attribuer un concept à quelque chose, et pourquoi l’on nomme les choses comme on les nomme[2].

On pourrait peut-être préciser que, dans la perspective de Wittgenstein, cette envie de savoir se développe d’abord sous la forme des questions et des réponses de la philosophie entendue en un sens classique, et que ce n’est que dans un second temps que nous nous rappelons de ce que nous disons d’ordinaire à ce propos, que nous en revenons à l’usage ordinaire des termes. Mais l’essentiel n’est pas là, plutôt dans le fait qu’on peut aussi être tenté de parler plus naturellement de « l’invocation philosophique de “ce qu’on dit” ou de “ce qu’on fait” », donc en insistant sur « on » plutôt que sur « nous ».

On pourrait objecter qu’entre l’invocation de « ce que nous disons » et l’invocation de « ce qu’on dit », il n’y a pas là une grande différence, surtout en anglais où le « on » français est souvent traduit par « we » mais aussi de plusieurs autres manières, suivant les contextes (dans un style plus formel : « one », en tournant la phrase au passif, etc.). En même temps, il nous semble que l’existence de ces deux possibilités en français, « ce que nous disons » et « ce qu’on dit », peut indiquer une différence conceptuelle intéressante concernant le sujet de l’usage. Invoquer « ce que nous disons », c’est en effet invoquer l’usage que nous faisons de tel ou tel terme, et s’interroger sur la différence entre deux formulations de l’usage, « ce que nous disons » et « ce qu’on dit », c’est s’interroger sur le sujet qu’il convient de reconnaître à l’usage.

Marquons un peu plus la différence. Dans la perspective de Cavell, ou dans le cadre de sa traduction en français, il n’est pas du tout anodin d’utiliser le « nous » plutôt que le « on », parce que « nous » dans « ce que nous disons » est mis en tension avec « je », celui qui invoque « ce que nous disons ». C’est sa fameuse question : « comment, de quel droit, puis-je parler au nom du groupe dont je suis membre ?[3] » Question dont le sens et la solution, dit-il parfois, sont politiques. Quelle est la différence introduite par « ce qu’on dit » ? Cette différence, on peut la sentir dans la réponse à la question réitérée plusieurs fois : « mais, pourquoi avez-vous fait cela comme ça ? » Cette réponse est alors bien souvent : « On fait ça parce qu’on fait ça », ce qui signifie qu’il n’y a plus de justification et que l’on sort du « moi, je fais cela » pour rentrer dans l’impersonnel d’une pratique sociale. Mis en contraste avec la perspective de Cavell, cela pose le problème suivant : quel est le type d’impersonnalité propre à l’usage ? Sort-on de « moi je dis cela » ou de « lui dit cela » en disant « voilà ce que nous disons » et en le comprenant en un sens plutôt politique, ou bien sort-on de « moi je dis cela, ou comme cela » en disant « c’est ainsi qu’on dit » et en le tirant du côté du social ?

Un enjeu un peu plus éloigné mais important de cette question, c’est le traitement de la question du langage privé. En effet, il ne suffit pas de refuser l’idée d’un « langage privé » au sens de Wittgenstein, c’est-à-dire d’un usage du langage instauré exclusivement par et pour moi et qui ne serait compréhensible que par moi, et de souligner au contraire le caractère public du langage. Il faut encore déterminer en quel sens il l’est. Est-il de l’ordre d’un « nous », avec toute la dimension politique sous-jacente, ou est-il de l’ordre d’un « on » plutôt indéterminé, à tirer du côté de pratiques sociales ? Pour le dire avec les personnes de la grammaire, ce caractère public du langage, est-il de l’ordre de la première personne du pluriel ou de l’ordre de la troisième personne du singulier ? Il est remarquable que Cavell, dans Dire et vouloir-dire, note dans ces termes ce qui caractérise sa propre perspective :

Le philosophe qui fait appel au langage de tous les jours se retourne vers le lecteur non pas pour le convaincre sans preuve, mais pour faire qu’il prouve quelque chose, qu’il teste quelque chose contre lui-même. Il est en train de dire : Regardez voir si vous pouvez voir ce que je vois, si vous avez envie de dire ce que j’ai envie de dire. Bien sûr, souvent il semble répondre lui-même à sa question, ou la solliciter, en la posant au pluriel : « Nous disons…; Nous désirons dire…; Nous pouvons imaginer…; Nous avons l’impression de devoir pénétrer des phénomènes, réparer une toile d’araignée ; Nous avons l’illusion…; Nous sommes éblouis…; À présent, cette idée nous absorbe…; Nous sommes insatisfaits… » Mais ce pluriel est encore une première personne […][4]

Mais n’est-il pas nécessaire justement, quand on cherche à clarifier nos concepts, de se référer ni à mon usage ni même à notre usage, mais à « ce qu’on dit », dans tout ce que cela a d’impersonnel ? Notre but sera de montrer que le recours à « ce qu’on dit » permet de mettre en évidence tout ce qui nous échappe, tout ce qui ne dépend pas de moi et pas non plus de nous, dans l’usage du langage, dans cet usage que, pourtant, « nous » faisons du langage.

Qui est-il pour dire cela ?

On partira de cette question centrale chez Cavell : ce philosophe qui invoque « ce que nous disons », qui invoque l’usage ordinaire du langage, qui est-il justement pour dire « ce que nous disons » ? Question qu’il formule ainsi dans les Voix de la raison : « Comment, de quel droit, puis-je parler au nom du groupe dont je suis membre ?[5] » Cette question pose d’emblée le problème du rapport entre l’individu et le groupe, la communauté, ainsi que cet autre problème important de la nature du groupe ou de la communauté en question. Elle est donc bien centrale, mais notre but ne sera pas tant de comprendre le sens que lui donne Cavell, d’offrir une interprétation de sa question, mais plutôt d’essayer de la comprendre en elle-même et de voir ce qu’on peut en tirer pour notre problème : le sujet de l’usage.

Que nous apprend-elle vraiment du sujet de l’usage, c’est-à-dire du « nous » qu’on trouve « ce que nous disons » ? S’il y a une tension entre le philosophe du langage ordinaire et le groupe au nom duquel il prétend parler, c’est « à propos de » ce que nous disons, qui est l’objet de cette tension. Par conséquent, il me semble que « nous » apparaît deux fois dans cette question : il y a ce « nous » dans « ce que nous disons » et il y a ce philosophe parlant en « notre » nom de ce que nous disons. Autrement dit, « nous » apparaît dans l’objet de la discussion (« ce que nous disons », notre usage des termes) et comme sujet de la discussion, le philosophe prétendant parler à sa place. On pourrait objecter qu’il s’agit dans les deux cas de la même chose, au sens où ce terme désignerait la même communauté de personnes. Mais il nous semble qu’elle n’est justement pas prise sous le même aspect. On pourrait présenter les choses ainsi : l’un d’entre nous (le philosophe du langage ordinaire) peut se tromper quand il cherche à dire « ce que nous disons », deux d’entre nous (par exemple, Austin et Ryle) peuvent ne pas être d’accord quand ils cherchent à cerner « ce que nous disons ». Et cette erreur ou ce désaccord entre nous peut ne rien changer à cet accord qui est le nôtre dans la pratique. D’où la question : que nous apprend la question de Cavell ? Porte-t-elle sur le « nous » de l’usage, sur le « nous » qui invoque de ce que nous disons, ou bien les articule-t-elle ?

La deuxième remarque que l’on peut faire, c’est qu’il ne s’agit pas d’une simple question épistémologique du type : quelles sont les procédures par lesquelles Wittgenstein, ou n’importe quel philosophe du langage ordinaire, a acquis la connaissance de ce que nous disons ? Cavell refuse l’idée que ce philosophe, quand il invoque « ce que nous disons », dispose initialement de ce qu’il dit lui-même, observe ce que disent les autres, puis généralise l’ensemble. Ce qu’il invoque, « ce que nous disons », n’est pas le résultat d’une généralisation, dont on pourrait se demander par la suite si elle ne devrait pas être menée scientifiquement. Il s’oppose ainsi, dans le deuxième chapitre de Dire et vouloir-dire, à ces autres philosophes :

[…] pour qui la connaissance du langage de tous les jours, puisque c’est évidemment une connaissance de « questions de fait », est tout simplement et bonnement empirique, et demande les observations et les vérifications que demande, nous dit-on, tout jugement empirique. Ces philosophes jugent que l’appel à ce que nous dirions et voudrions dire d’ordinaire, quand il ne s’appuie pas sur la récolte scientifique de « nos » énoncés, est d’une préciosité archaïque, tandis que les philosophes qui se reposent sur cet appel jugeront l’invite à la science faite en cet endroit d’une modernité bon marché[6].

Le philosophe, en l’occurrence, c’est Benson Mates critiquant Austin et Ryle qui sont en désaccord sur l’usage de « volontaire » et « involontaire », non pas sur leurs résultats mais sur leurs procédures[7]. Selon Cavell, au contraire, pour dire « ce que nous disons », nous n’avons pas besoin de preuves de ce genre, liées à une méthode scientifique, et la plupart du temps, nous n’avons tout simplement pas besoin de preuves. Au mieux, il peut être utile de contrôler auprès des autres nos affirmations sur « ce que nous disons », mais ce ne saurait être une nécessité méthodologique[8]. De toute façon, la question n’est pas là, elle n’est pas de nature épistémologique : c’est une question de droit, de légitimité donc d’autorité pour parler au nom des autres.

Venons-en au sens ordinaire de cette question. Cela permettra en retour de mettre en évidence certains aspects de la question de Cavell, notamment son aspect politique. D’ordinaire, que demande-t-on quand on demande : « mais qui êtes-vous pour dire cela ou pour faire cela ? » ? Qu’attend-on comme type de réponse ? Certes, on attend de la personne qu’elle se présente, mais quel type d’information doit-elle donner ? Donner un nom ne suffit pas. Cavell sait très bien que le philosophe qu’il lit et qui invoque « ce que nous disons ou faisons », c’est Wittgenstein. Si quelqu’un venait dans une salle, quelqu’un que personne ne connaît, et si cette personne disait : « sortez tout de suite de la salle », non pas seulement en se justifiant (il y a le feu, un attentat, etc.) mais en prétendant se faire obéir, on se demanderait et on lui demanderait : « mais qui êtes-vous pour nous dire cela et ainsi ? » Bien évidemment, l’on n’attendrait pas par là seulement son nom et son prénom, ni même la raison pour laquelle nous devons sortir, mais son statut : responsable administratif, policier, etc. Dit avec le bon ton, cette question est en réalité autre chose qu’une demande d’information sur la personne et les raisons qu’elle a de dire ce qu’elle dit : c’est une exigence de statut. La question suppose donc qu’une telle personne, si elle prétend se faire obéir ou faire accepter ce qu’elle dit, doit avoir un certain statut dont elle tire son autorité pour dire ce qu’elle dit, un statut qui l’autorise à dire ce qu’elle dit et à le dire de cette manière-là, sur ce ton-là.

Que se passe-t-il alors quand il s’agit d’invoquer, en philosophie, « ce que nous disons » ou « ce que nous faisons » ? Que devrions-nous être pour pouvoir légitimement invoquer cela ? Que devrait être Wittgenstein pour que l’on accepte son invocation de « ce que nous disons » ? N’est valable aucune réponse du type : Wittgenstein peut dire cela parce qu’il a reçu une formation philosophique (autorité des études), parce qu’il a travaillé avec Russell (autorité intellectuelle), parce qu’il a été professeur de philosophie (autorité professionnelle et sociale), etc. Aucun de ces statuts ne justifie Wittgenstein. Faut-il en conclure qu’au fond, il n’est pas légitime ? Évidemment non.

À cette question, pourrait-on répondre en disant : « j’ai appris le français, je sais parler français » ? Mais, du fait qu’on a appris et qu’on maîtrise sa propre langue, tire-t-on une autorité quelconque ? Cet apprentissage et cette maîtrise nous autorisent-ils à invoquer « ce que nous disons » ? En un sens, il est vrai que, sans cela, sans cet apprentissage et cette maîtrise, nous ne pourrions pas le faire, nous ne pourrions pas invoquer « ce que nous disons ». Mais en quel sens est-ce que nous ne « pourrions » pas l’invoquer ? Nous n’en serions pas capable : c’est une question de capacité, pas de droit. On pourrait faire la même analyse à partir du verbe « permettre ». Certes cet apprentissage et cette maîtrise nous permettent de dire « ce que nous disons ». Mais en quel sens ? Ils nous en rendent capables, mais, de là à dire qu’ils nous en donnent le droit, c’est une autre affaire. Bref, de l’apprentissage et de la maîtrise de notre langue, nous ne tirons qu’une capacité à dire « ce que nous disons », pas un droit. Par conséquent, notre autorité à invoquer l’usage n’est justifiée par rien : par aucun titre particulier, mais pas non plus par notre maîtrise de la langue.

La conséquence qu’on peut tirer de tout cela concerne finalement l’objet de cette question : elle ne porte pas tant sur la capacité à dire « ce que nous dirions » que sur le droit de le faire. Le problème, ce n’est pas tant que le philosophe du langage ordinaire prétend savoir « ce que nous disons » et qu’il ne le sait peut-être pas, qu’il pourrait peut-être parfois en douter. Le problème, c’est qu’il peut sembler tirer une prétention de ce savoir, la prétention à parler au nom des autres et à dire : « voilà ce que nous disons ». Bref, le problème n’est pas celui d’un prétendu savoir mais de la prétention tirée de ce savoir, ou qui est censée en être tirée.

Allons un peu plus loin : quelle est exactement la différence entre, d’un côté, prétendre savoir « ce que nous disons », prétendre être capable de dire « ce que nous disons », et, de l’autre, prétendre avoir le droit de le dire ? Dans « la capacité à dire ce que nous disons » et « le droit de dire ce que nous disons », le terme « dire » est équivoque. Dans le premier cas, « dire cela », c’est décrire l’usage que nous ferions de tel ou tel terme. On peut alors se demander effectivement : qu’est-ce qui nous en rend capable ? Et une analyse précise de l’apprentissage montrerait qu’on apprend non seulement à parler correctement mais aussi à justifier, au moins en partie, la manière dont on parle[9]. Dans le second cas : « avoir le droit de dire cela », il ne s’agit pas simplement de décrire « ce que nous disons », mais aussi de l’imposer, de le prescrire. C’est ce que l’on peut entendre dans : « moi, je peux vous dire que c’est ainsi que nous parlerions, c’est comme ça ». La prétention à avoir une autorité en la matière et donc à s’imposer, à couper court la discussion, déborde largement la justification par une capacité générale. C’est toute la différence entre : « il prétend que, dans telles ou telles circonstances, nous dirions cela » (qui est une question de savoir qui renvoie elle-même à notre capacité à décrire un usage), et : « il prétend dire ce que nous dirions » (qui est une question de droit à fixer une norme). Autrement dit, cette question a sa pertinence face à celui qui veut prescrire un usage.

De ce point de vue, on retrouve ce que V. Descombes appelle le problème de la philosophie classique concernant la règle. Dans Le complément de sujet, il distingue en effet deux types de problème la concernant :

Comment se fait-il que la règle puisse diriger l’agent ? Le problème que veut poser Wittgenstein n’est pas tout à fait celui que connaissait la philosophie classique lorsqu’elle s’interrogeait sur le fondement de l’autorité qu’une règle (ou une norme) prétend avoir sur nous. […] il ne suffit pas de répondre à la question : Pourquoi obéir à la règle ? Il faut commencer par la question plus radicale de Wittgenstein : Que dois-je faire pour obéir[10] ?

Plus précisément, on pourrait dire qu’avec la première question, on applique à l’usage du langage, thème propre à Wittgenstein, la problématique qui était celle de la philosophie classique et qui portait sur les règles en général : quel est le fondement de l’autorité de l’usage ? Quel est le fondement de l’autorité de celui qui prétend dire, imposer : « ce que nous dirions, c’est cela » ?

Revenons à Cavell précisément et regardons sa réponse. Elle serait la suivante : ce qui seul peut fonder le droit de dire « ce que nous disons », c’est-à-dire, en réalité, le droit de l’imposer, ce n’est pas un statut particulier (avoir reçu une formation philosophique, avoir été l’élève de Russell), pas même le fait d’être capable de dire « ce que nous disons » puisque cela ne confère aucune autorité. C’est la représentativité à l’égard de la communauté. Comme le dit Cavell dans le deuxième chapitre de Conditions nobles et ignobles : « je prends ma représentativité par ce que je dis et fais comme source de mon autorité à parler pour “nous”[11] ». Ici l’enjeu n’est pas seulement de remonter de l’usage particulier à l’usage général, de ce que je dis à ce que nous disons, mais de faire de cette représentativité de ce que je dis à l’égard de ce que nous disons, la source de mon autorité à m’opposer, moi au nom des autres, à celui qui voudrait nous imposer un usage, son usage. C’est donc aussi la réponse de Cavell qui est à comprendre en opposition à celui qui veut prescrire arbitrairement un usage.

Par conséquent, cette question doit être adressée avant tout, non pas au philosophe du langage ordinaire qui cherche simplement à décrire ce que nous disons, mais au philosophe ordinaire, celui qui a tendance à dire : « Habituellement on utilise ce terme de telle ou telle manière, mais on ne devrait pas. En réalité, ce terme signifie telle ou telle chose, donc nous devrions le réserver pour tels et tels cas, etc. » Qui est-il pour nous dire ce que nous devrions dire ou pour nous dire que nous devrions dire cela de telle manière et pas de telle autre ? Et que pourrait-il répondre que l’on pourrait accepter ? Comme le dit Cavell, rien ne l’autorise à prescrire un usage : aucun statut, aucune particularité personnelle. De ce point de vue, poser cette question (« mais qui est-il… »), c’est se défendre contre les philosophes ordinaires. Pour reprendre les mots de Musil dans L’Homme sans qualités, c’est se défendre contre « ces violents qui, faute d’armée à leur disposition, se soumettent le monde en l’enfermant dans un système[12] », et qui, pourrait-on ajouter, cherchent à nous soumettre en nous enfermant dans leurs usages, en nous disant : « c’est ainsi que ces mots doivent être employés. »

Adressons maintenant cette question à celui qui cherche seulement à décrire l’usage d’un terme, au philosophe du langage ordinaire. Quelle serait la réponse de Wittgenstein à la question : mais qui êtes-vous pour dire, par exemple dans le §180 de vos Recherches philosophiques, à propos de l’expression « ça y est, je peux continuer ! », « c’est ainsi que ces mots sont employés » ? Il nous semble que Wittgenstein resterait, comme diraient certains cavelliens, « sans voix ». Peut-être pourrait-on avancer cette réponse : « Qui je suis pour dire cela ? Personne en particulier, pourquoi ? ». Est-ce vraiment une réponse ? C’est plutôt une manière de demander : pourquoi devrait-on être quelqu’un de particulier quand on cherche simplement à décrire « ce que nous disons » ? Autant celui qui prétend avoir une autorité dans ces questions et imposer un usage est dans l’obligation de fonder cette prétention dans un statut, une fonction, qui fait de lui quelqu’un de particulier et dont il pourra se réclamer si on lui demande : « mais qui êtes-vous pour dire cela ? ». Autant celui qui cherche seulement à décrire « ce que nous disons » ne prétend pas justifier cet usage ou l’imposer, seulement le décrire, de sorte qu’il n’a pas à être quelqu’un de particulier, quelqu’un de particularisé par un statut, une fonction, pour faire ce qu’il fait : décrire « ce que nous disons ». Bien évidemment, sa pratique philosophique a quelque chose de particulier, sans doute est-il souvent lui-même quelqu’un de particulier, mais cela n’a rien à voir avec l’assignation d’une fonction ou d’un statut qui ferait de lui quelqu’un de particulier et lui donnerait l’autorité de dire « ce que nous disons ».

Quelle conclusion tirer de tout cela concernant « nous » ? Plaçons-nous tout d’abord dans la situation où l’un d’entre nous invoque ce que nous disons, mais le fait dans la perspective que nous avons indiquée, celle qui, à notre avis, donne sens à la question, celle dans laquelle il le fait avec autorité, ou du moins prétend avoir une autorité, si bien qu’en réalité, il cherche moins à décrire l’emploi d’un terme qu’à le fixer, qu’à le poser comme on pose une règle (« c’est ainsi que nous employons ce terme », dit-il avec autorité). À supposer que ce ne soit pas le cas, que nous n’employons pas ce terme ainsi, alors cet homme est tyrannique en posant sa règle. Si l’on se souvient de la condition posée par Cavell, il n’a droit de dire cela (« c’est ainsi que nous employons ce terme ») que si cela renvoie effectivement à la manière dont, nous, nous l’employons. Supposons maintenant que la règle qu’il pose renvoie effectivement à la manière dont nous employons ce terme. Que fait-il alors, si ce n’est prescrire, ordonner ce qui se fait déjà et qui n’a pas besoin de l’être ? Dans ce cas-là, il n’est plus tyrannique mais ridicule : nous nous passons très bien de son autorité pour dire ce que nous disons. Par conséquent, le philosophe-législateur est voué à être soit tyrannique soit ridicule, mais il ne constituera aucune communauté en posant comme règle ce que nous disons.

Plaçons-nous maintenant dans la situation du philosophe du langage ordinaire qui cherche à se défendre et à nous défendre contre le philosophe législateur, en invoquant l’usage ordinaire du langage, et supposons qu’effectivement ce qu’il invoque est bien ce que nous disons, de sorte qu’il est bien le porte-parole de notre usage face au tyran ou face au ridicule. Dans cette situation, effectivement, nous formons bien une communauté, mais par opposition à celui qui prétend s’en extirper pour nous imposer en retour un nouvel usage (ce qui est tyrannique) ou pour nous imposer ce qui est déjà en usage (ce qui est ridicule).

Mais quand nous n’avons à pas à faire à quelqu’un qui prétend indûment dire ce que nous devrions dire, quand nous n’avons pas à nous en défendre en lui demandant : « mais qui es-tu pour nous dire ce que nous devrions dire ? », comment formons-nous une communauté ? C’est là où nous devons nous pencher directement sur le sujet de l’usage. Plus précisément, plutôt que de parler du sujet de l’usage en tant qu’il se soumet à tel ou tel usage ou qu’on cherche à le soumettre à tel ou tel usage ou qu’on dit en son nom comment il utiliserait tel ou tel terme, bref, plutôt que de parler du sujet d’un point de vue politique, nous devons nous pencher sur ce sujet de l’usage en tant que sujet qu’on trouve dans l’usage, « dans » l’expression « ce que nous disons ».

Ce texte est issu d’une communication dans le cadre du séminaire Wittgenstein (PHICO/EXECO)

Suite de l’article.

[1] S. Cavell, Les voix de la raison [VR], trad. fr. S. Laugier et N. Balso, Paris, Le Seuil, 1996, p. 51.

[2] VR, p. 65.

[3] Ibid.

[4] S. Cavell, Dire et vouloir-dire [DVD], tr. fr. S. Laugier et C. Fournier, Paris, Le Cerf, 2009, p. 194.

[5] VR, p. 49.

[6] DVD, p. 152.

[7] DVD, p. 74.

[8] DVD, p. 77.

[9] V. Descombes, Le complément de sujet, Paris, Gallimard, 2004, p. 458 : « Nous jugerons en effet que le seul fait de répéter ces jeux de langage (d’abord l’élève est invité à produire une réponse, après quoi l’instructeur dit “correct” ou alors “faux”) constitue un exercice fécond et qu’au terme de l’entraînement l’élève se montrera capable d’utiliser lui-même, à notre satisfaction, les termes “correct” ou “faux” ».

[10] V. Descombes, Le complément de sujet, Paris, Gallimard, 2004, p. 436-437.

[11] QPA, p. 333.

[12] R. Musil, L’Homme sans qualités, tr. fr. P. Jaccottet, Paris, Le Seuil, 1956, p. 319.

2 Comments

  1. J’ai toujours un peu de difficulté, mon temps étant compté, à lire un article qui ne présente pas un résumé de 10 lignes des principaux arguments au début. Il faut reconnaitre que certains peuvent écrire tout sur rien en 900 pages. Je pense à Jean-Sol Partre.

  2. J’ai toujours eu beaucoup de difficultés avec les gens qui s’imaginent pouvoir comprendre en 10 lignes ce qu’un auteur a voulu – certainement pas par hasard – exprimer en plus de mots. De façon générale les gens pressés me sont toujours apparus comme des gens qui ont peur de trop s’interroger

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