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Law and Order : série judiciaire et réalisme juridique

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Christophe Béal

À travers la littérature, le théâtre ou le cinéma, les fictions judiciaires font depuis longtemps partie de la culture populaire et participent à la diffusion d’une certaine représentation du système juridique. Les séries télévisées se sont très largement emparées de l’univers judiciaire qui offre, pour les scénaristes, une ressource inépuisable et dont le caractère rituel se prête particulièrement au format de la série. Perry Mason (CBS, 1957-1966, 1973-1974), LA Law (NBC, 1986-1994), Murder One (ABC, 1995-1997), Ally McBeal (Fox, 1997-2002), The Practice (ABC, 1997-2004) ou encore Law and Order (NBC, 1990-2010) sont des séries judiciaires qui ont profondément marqué l’histoire des séries télévisées. À chaque épisode, le spectateur retrouve les mêmes lieux (le prétoire, les bureaux du procureur ou d’un cabinet d’avocats…), les mêmes rôles (les avocats, les représentants du ministère public, les juges…), les mêmes procédures (audience préliminaire, sélection des jurés, plaidoiries, plea bargaining, verdict…), ce qui rend possible un jeu de variations indéfinies à partir d’un cadre clairement délimité et fondé sur un ensemble de règles et de conventions qui, pour un format court comme la série, permet de situer et de comprendre immédiatement les éléments de l’intrigue. En visionnant ces séries, on est d’ailleurs frappé par le rythme qu’elles imposent, ce qui suppose une attention particulière dans la mesure où tout se joue dans l’ordre du discours, avec des concepts juridiques ou des termes de procédure qui peuvent s’avérer complexes pour le spectateur ordinaire. C’est un aspect particulièrement manifeste dans Law and Order, série créée par Dick Wolf en 1990 et diffusée par NBC, véritable « monument » dans l’univers des séries judiciaires si on en juge par sa longévité (20 saisons) et par ses nombreux dérivés[1].

Chaque épisode de la série présente exactement la même structure. Alors que le titre s’affiche, une voix-off rappelle, comme un leitmotiv, la phrase d’introduction suivante : « Dans le système pénal, le peuple est représenté par deux groupes distincts mais d’égale importance : la police qui enquête sur les crimes et les procureurs qui poursuivent les criminels. Voici leurs histoires. » L’épisode s’ouvre sur une brève séquence qui constitue le point de départ de la procédure judiciaire (le plus souvent il s’agit de la découverte d’un cadavre), avant que ne soit lancé le générique. La suite s’organise en deux parties, la première consacrée à l’enquête criminelle menée par des inspecteurs de la police de New York, tandis que la seconde nous invite à suivre l’équipe du bureau du procureur, de la mise en examen de l’accusé jusqu’au procès et au verdict final qui vient clore l’épisode. Cette forme très particulière propose une combinaison entre série policière et série judiciaire qui explique en partie son succès auprès du public. La phase d’enquête vise essentiellement à rassembler les éléments justifiant l’arrestation et le procès de la personne incriminée ; elle délivre, en même temps, au spectateur une série de faits qui seront exploités par le District Attorney ou par la défense. L’enquête criminelle est assez éloignée des enquêtes sophistiquées que nous montrent certaines séries policières, elle relève davantage d’une pratique ordinaire, presque routinière, encadrée par tout un ensemble de règles de procédure. L’enquête est présentée comme un moment du processus judiciaire qui ne prend son sens que dans la perspective du procès. Dans le spin-off diffusé en 2005 sur NBC, Law and Order. Trial by Jury[2], les créateurs ont pris le parti de ne pas montrer cette phase d’enquête et de se concentrer exclusivement sur les activités du bureau du procureur, la police intervenant seulement pour apporter des compléments d’enquête. Dans cette version, il s’agit essentiellement de montrer un procès[3] et surtout tout ce qui s’opère dans les coulisses du procès, les pratiques de marchandage (plea bargainning) caractéristiques du système pénal américain ou encore les stratégies mises en œuvre par les assistants du procureur et par les avocats de la défense. C’est précisément sur cet aspect proprement juridique que nous porterons notre attention. Quelle lecture peut-on faire de ce type de série du point de vue de la philosophie du droit ? En quoi ce medium particulier que constitue la série télévisée peut-il nous apprendre quelque chose sur la nature ontologique du droit ? En montrant la vie ordinaire du droit et les pratiques des différents agents au sein de l’ordre juridique, Law and Order se prête à une interprétation « réaliste » du droit (au sens du réalisme juridique américain) qui révèle à la fois l’indétermination des normes juridiques et les conventions qui, au sein du système judiciaire, régissent l’interprétation et l’application de ces normes. Partant de cette hypothèse, nous tenterons de montrer en quoi la série judiciaire constitue une forme de jeu qui peut servir de paradigme pour comprendre ce qu’est le droit.

Droit et culture populaire : le cas de Law and Order

Law and Order place le spectateur au cœur du système judiciaire, la progression de chaque épisode s’articulant selon différentes phases de la procédure pénale : a) audience devant le jury d’accusation qui se prononce sur la mise en accusation ; b) auditions de l’accusé et des témoins devant les avocats et les représentants du District Attorney ; c) comparution devant le juge qui présente à l’accusé les accusations portées contre lui, lui demande s’il plaide coupable ou non coupable et décide de lui accorder ou non une liberté sous caution ; d) procès avec interrogatoire croisé des différents témoins ; e) verdict final du jury. Une des originalités de la série est de suivre l’affaire du point de vue du ministère public. Au cinéma, notamment dans les courtroom drama qui ont marqué le cinéma hollywoodien, et dans la plupart des séries judiciaires, ce sont les avocats qui font figure de héros par leur engagement au service des causes justes et de la défense des innocents[4]. Dans la culture populaire, l’avocat a été souvent associé à la figure emblématique d’Atticus Finch, interprété par Gregory Peck, dans To Kill a Mockingbird (Robert Mulligan, 1962) ou au personnage de Perry Mason. Dans Law and Order, tout comme dans la série Shark (CBS, 2006-2008), les personnages majeurs représentent l’accusation et mettent leurs talents et leur énergie au service de la loi : Benjamin Stone (saisons 1 à 4), Jack McCoy (saisons 5 à 20) ou encore Tracy Kibre (Law and Order, Trial by Jury) dirigent le cabinet du District Attorney, entourés de plusieurs assistants. Le fait d’adopter le point de vue du ministère public crée un effet de distanciation par rapport à l’affaire qui est jugée et permet de suivre au plus près le fonctionnement interne du système judiciaire en montrant les procédures imposées par l’ordre juridique ainsi que les droits respectifs de chaque partie.

Il y a incontestablement une différence entre les fictions judiciaires que proposent le cinéma et Law and Order dont le caractère rituel permet d’aborder des questions juridiques plus sophistiquées et de suivre précisément les étapes de la procédure, sans s’appesantir sur les personnages ou sur certains éléments narratifs extérieurs au procès proprement dit. On notera également que la série témoigne d’une évolution dans la représentation de justice par rapport à d’autres séries judiciaires centrées sur un avocat-héros incarnant un idéal de justice et luttant contre les abus de la justice légale. Law and Order n’est pas vraiment une « série à thèse » visant à pointer les tendances criminogènes de nos sociétés ou à dénoncer un système pénal totalement injuste, même si elle en montre certaines imperfections. Une autre particularité de la série est de ne montrer aucune image de crime ou du délit, ni aucune image des personnes incriminées en dehors de la sphère judiciaire. Le spectateur est donc invité à former son propre jugement au fur et à mesure des éléments livrés par l’enquête et par les interrogatoires ; il est aussi amené, au cours du procès, à prendre une distance critique et à réviser sa conviction première suivant les interrogatoires ou les éléments apportés par la défense. Il arrive fréquemment que le procès entretienne le doute dans l’esprit du spectateur et laisse un sentiment d’insatisfaction concernant son issue. Dans le système américain, la procédure accusatoire implique un rapport à la vérité très différent de celui qui caractérise la procédure inquisitoire. Dans la culture judiciaire de la Common Law, le procès s’accommode du vraisemblable, l’essentiel étant de veiller à ce que tout verdict de culpabilité soit « au-delà de tout doute raisonnable »[5]. C’est ce qui est mis en évidence dans un échange entre Tracy Kibre et Arthur Branch, le District Attorney qu’elle représente (Law and Order. Trial by Jury, 1×06) :

T. Kibre : Je veux un jugement fondé sur la vérité.

A.Branch : Arrête de rêver. La certitude, ce n’est pas ton métier. L’argument qui l’emporte est la preuve. Savoir ce qui s’est passé, qui fait quoi, ce sont des choses qu’on ne sait pas.

T.Kibre : Je déteste ça.

A. Branch : Tu dois vivre avec ça car c’est tout ce qu’on a.

Le dispositif de la série place donc le spectateur non pas en position d’observateur extérieur omniscient mais plutôt en situation de juré virtuel. Comme l’a bien montré Carol J. Clover, les fictions judiciaires, et notamment les courtroom drama, adoptent généralement une mise en scène qui place le public en position de juré[6]. On retrouve évidemment ce procédé dans Law and Order, mais la série permet également de suivre les différentes phases du processus judiciaire, de prendre connaissance des droits et des obligations de chaque partie (par exemple, le célèbre avertissement Miranda qui, notamment dans l’épisode 14×10, fait l’objet d’une controverse). Par une fréquentation régulière de ce type de série, le téléspectateur se forge donc une représentation de la sphère judiciaire, de ses normes, de ses pratiques et de ses rituels. Les séries judiciaires participent ainsi à la diffusion d’une culture juridique populaire. Peut-on pour autant en conclure que ces séries rendent possibles une connaissance du droit et des institutions judiciaires ?

Parmi les travaux consacrés aux fictions judiciaires, on constate deux interprétations contradictoires. Selon Richard Sherwin[7], les fictions judiciaires issues de la culture populaire véhiculent une image simpliste et réductrice du droit qui privilégie la dimension spectaculaire des procès aux dépens d’un examen rigoureux des normes du droit positif, révélant enfin une mécompréhension de ce que font réellement les juges. L’auteur dénonce également les confusions entre cette image médiatique de la justice et l’ordre normatif qui constitue le système judiciaire. A ce titre, la télévision, à travers les séries et les très nombreuses émissions judiciaires, modifierait profondément le rapport que les citoyens ont avec leur justice. A l’opposé, certains mettent en avant les qualités didactiques des séries judiciaires permettant au grand public d’accéder à une meilleure connaissance de ses droits et de ses institutions judiciaires[8]. Barbara Villez soutient ainsi que ces séries contribuent à la formation juridique et civique des citoyens et sont, à ce titre, « un instrument de promotion de la démocratie »[9]. L’espace judiciaire constitue en effet le lieu de confrontation entre des convictions et des idéaux contradictoires. Dans de nombreux épisodes de Law and Order, l’affaire criminelle est l’occasion d’aborder des questions de sociétés controversées ou des dilemmes éthiques : les mères porteuses (14×10), l’avortement (20×05), les crimes de guerre, le sadomasochisme (1×10), le sort des SDFs (14×11), le harcèlement sexuel (5×08) ou encore le problème de l’adoption par les couples homosexuels (14×13). La série judiciaire permet en quelque sorte un apprentissage de la raison publique au sens où l’entend Rawls[10], puisqu’elle nous montre des personnes s’efforcer de justifier leur conduite et leurs actions à partir d’arguments susceptibles d’être raisonnablement acceptés par d’autres (en l’occurrence les jurés) qui ne partagent pas nécessairement leur conception du bien. Il y a sans doute une dimension épistémique de la série judiciaire qui mériterait d’être explorée. Mais, s’agissant du droit proprement dit, il nous semble erroné d’affirmer que ces fictions donnent accès à une connaissance du droit positif. Au mieux peuvent-elles servir à illustrer des cas de procédures ou certaines questions de droit (ce qui explique l’intérêt des juristes pour les fictions judiciaires[11]). En revanche, nous allons tenter de montrer qu’une série comme Law and Order présente un intérêt particulier pour la philosophie du droit.

Une approche « réaliste »

Dans une conférence célèbre, intitulée The Path of the Law, qui a exercé une influence considérable dans la pensée juridique américaine, O.W. Holmes, s’adressant à des juristes et à des étudiants en droit, déclare : « si vous souhaitez connaître le droit et lui seul, vous devez vous mettre à la place du méchant qui a pour seul souci les conséquences matérielles qu’une telle connaissance lui permet de prédire »[12]. Cela signifie, en premier lieu, que l’étude du droit doit être indépendante de toute considération morale mais aussi que la connaissance du droit consiste principalement à pouvoir prédire ce que feront les juges. Ce que veut savoir le méchant, et ce qu’il attend des services d’un avocat, c’est jusqu’à quel point il court le risque d’être confronté à la justice, quelles peines il encourt et surtout comment les éviter. Le droit, précise O.W. Holmes, n’est que « la prédiction de ce que feront en fait les tribunaux ». C’est cette définition du droit qui va servir de principe au réalisme juridique américain dans la première moitié du XXe siècle et que l’on retrouve notamment chez Jerome Frank ou K.N. Llewellyn[13]. Cette approche réaliste du droit qui s’est développée notamment en réaction au formalisme juridique et contre certaines interprétations métaphysiques des concepts juridiques, consiste à aborder le droit comme un ensemble de pratiques, de comportements plus ou moins prévisibles, et non comme un ensemble de règles que les juges se contentent d’appliquer en suivant une démarche rationnelle. Comme le note Brian Leiter, le réalisme juridique américain s’efforce de décrire ce que font les juges et comment se forment leurs décisions en considérant que ces décisions répondent à des faits comme à des stimuli[14], et ne sont pas simplement les conséquences logiques d’un raisonnement fondé sur des règles. Si on veut comprendre ce que font les juges, il ne faut pas se limiter à la logique ou au raisonnement juridique, comme le souligne O.W. Holmes, mais prendre en compte l’ensemble des faits qui interviennent dans le processus de décision.

Ce que montre une série comme Law and Order c’est précisément ce que font tous les participants au procès ainsi que l’enchaînement des décisions conduisant jusqu’au verdict final. À chaque épisode, le spectateur suit une procédure judiciaire, il comprend ce que font les différents personnages, il anticipe parfois leurs conduites, sans que soit exposée de façon explicite (sinon de manière occasionnelle) une norme juridique ou un texte de loi. Le format particulier de la série crée chez le spectateur un horizon d’attentes grâce auquel il peut interpréter le comportement des représentants de la défense et de l’accusation mais également prévoir ce qu’ils feront, comme on anticipe les coups des joueurs qu’on observe (cf. III). On le voit, par exemple, dans les nombreuses séquences de plea bargaining ou bien dans les objections formulées au cours des interrogatoires (le fameux « objection ! Votre Honneur »). La série judiciaire nous livre donc une connaissance « réaliste » de ce qu’est le droit. Loin d’une connaissance purement formelle à laquelle on peut accéder par des cours et des traités de droit, la fiction nous montre la réalité du droit en acte. Les décisions du procureur, de la défense ou du juge ne sont pas dictées seulement par un raisonnement fondé sur des règles abstraites mais sont le résultat de tout un ensemble de faits (psychiques, sociaux, politiques) qui viennent interférer avec la procédure judiciaire.

Cependant, si la série parvient à captiver l’attention du public c’est qu’elle introduit de l’imprévu et de l’inattendu dans cet horizon d’attentes. Même si le système judiciaire repose sur des modèles de comportements qui permettent de comprendre et de prévoir ce que font les tribunaux dans des situations ordinaires, l’ordre juridique contient une part d’indétermination que les réalistes américains ont largement mis en avant. Il y a des cas où il est difficile de déterminer ce que fera un tribunal. Ainsi dans l’épisode intitulé Shrunk (14×04), un compositeur célèbre est poursuivi pour le meurtre d’une jeune femme dont le corps a été découvert dans son appartement. Souffrant de troubles psychiques, l’accusé demande, au moment d’être entendu, à contacter le psychiatre qui le suit, ce qui lui est refusé. Pour l’avocat du défendeur ce refus constitue une violation du Sixième Amendement de la Constitution des Etats-Unis, et en particulier « du droit d’être assisté d’un conseil pour sa défense », ce qui constitue une raison valide pour demander au juge la nullité de son témoignage. On assiste alors, dans le bureau du juge, à un conflit d’interprétations de cet Amendement entre, d’un côté, McCoy pour qui cet Amendement s’applique uniquement aux conseils d’un avocat, et la défense qui considère que, dans ce cas précis, le psychiatre peut être considéré comme conseiller du défendeur et qu’il n’y a aucune raison de s’en tenir à une lecture restrictive du texte de loi. Le juge accepte une interprétation large de l’Amendement et décide que les propos que l’accusé a fournis à la police ne sont pas recevables. D’un point de vue réaliste, cette décision du juge ne découle pas logiquement du texte constitutionnel mais elle vaut comme un acte créateur de droit.

Law and Order est souvent l’occasion de mettre en évidence ce que H.L. Hart nomme la « texture ouverte » du droit et de montrer les « zones de pénombre » qui entourent les règles juridiques[15]. Face à l’indétermination des règles de droit, il appartient au juge d’user de son pouvoir discrétionnaire pour remédier aux lacunes et au flou du droit. Cependant, aux yeux de H.L. Hart, reconnaître ce pouvoir discrétionnaire n’implique pas une position sceptique comme celle qu’il croit reconnaître chez certains partisans du réalisme juridique. Pour l’auteur du Concept de Droit, le réalisme conduirait à un « scepticisme de la règle » (rule scepticism), dont l’idée principale est qu’il n’y a aucune limite à la texture ouverte du droit et que les juges ou les tribunaux ne sont pas vraiment soumis à des règles, puisque ce sont eux qui, par leurs décisions, donnent un contenu au droit. On peut parfois avoir l’impression que Law and Order adopte un tel scepticisme. Ainsi, dans l’épisode Baby Boom (1×05) du spin-off Trial by Jury, une baby-sitter est poursuivie pour avoir causé la mort de l’enfant dont elle avait la garde suite à des actes de violence. Tracy Kibre, intimement convaincue de la culpabilité de la baby-sitter, parvient à persuader le jury mais en jouant essentiellement sur le registre de l’émotion (au cours du procès, elle utilise un poupon pour reproduire devant les jurés la violence qu’a dû subir la victime). Le juge décide toutefois de casser le verdict du jury au motif que cette décision a été prise dans un climat émotionnel incompatible avec un examen rationnel des faits. Or, d’autres épisodes montrent au contraire que les parties accordent une place importante aux émotions dans leur stratégie. Ainsi dans l’épisode (1×01) de la même série, la défense a recours à un spécialiste des jurys pour mesurer les différentes d’un jury fictif face à la plaidoirie de l’avocat et préparer son discours en vue du procès (séquence qu’on retrouve également dans l’épisode 1×06). Par ailleurs, plusieurs épisodes conduisent à un verdict suite à un témoignage bouleversant, sans que le juge ne remette en cause sa validité, comme si les règles procédurales relatives aux émotions étaient fondamentalement floues et pouvaient se prêter à une pluralité d’interprétations.

Mais, le format de la série vient immédiatement tempérer ce scepticisme. Si les règles juridiques étaient totalement indéterminées, si les décisions des tribunaux relevaient uniquement d’un pouvoir discrétionnaire, la fiction serait privée de la cohérence interne et du rituel nécessaires à toute série judiciaire. Si, à chaque épisode, nous sommes capables de saisir le sens de ce qui se déroule dans le tribunal c’est que les personnes impliquées suivent des règles qui, pour reprendre les analyses de H.L. Hart, sont perçues du « point de vue interne » comme des modèles de comportement, le droit ne pouvant se réduire à des descriptions d’habitudes ou à des prédictions. Une approche « réaliste » de la série nous montre à la fois l’indétermination pouvant conduire au « scepticisme de la règle » tout en y apportant une réponse. Elle nous montre la vie du droit, faite de conventions et d’innovations, de conduites qui ne sont ni totalement programmées ni totalement aléatoires.

De la série judiciaire comme jeu

On peut se demander quel plaisir peut trouver le grand public à une série judiciaire qui répète inlassablement la même structure narrative, dépourvue de toute mise en scène spectaculaire et dans laquelle l’essentiel se déroule dans l’ordre du discours. Au-delà du premier abord, il y a une dimension ludique dans ce type de série. Un espace clos, délimité, celui du tribunal qui dessine comme un espace de jeu. La distinction entre le moment de l’enquête, en extérieur, et celui du procès correspond également à une délimitation spatiale, l’espace judiciaire étant par essence séparé de l’espace commun[16]. Chaque épisode débute et se termine de la même façon, les événements suivant un ordre chronologique prédéterminé selon les règles de la procédure. À chaque fois, deux parties qui s’affrontent comme dans un jeu, avec un gagnant et un perdant. Et, à l’intérieur de cet espace de jeu, tout un système de règles que suivent les agents dans leurs comportements et qui permet au spectateur de comprendre ce qu’ils font. Chaque épisode peut être ainsi regardé comme une partie de jeu dont les variations sont indéfinies. Or, cette dimension ludique de la série est en même temps d’un aspect essentiel du procès judiciaire. Dans Homo ludens, Johan Huizinga consacre un chapitre entier à souligner les parentés entre le jeu et le procès comme lutte réglée : « nous distinguons trois formes de jeu dans le procès : jeu de hasard, compétition ou constitution de gage et de lutte verbale »[17]. Le modèle du jeu permet ainsi d’établir une forme d’homologie structurelle entre le format de la série et l’institution judiciaire. Regarder une série judiciaire est sans doute un jeu mais, au-delà du simple divertissement, il s’agit d’un jeu qu’on peut traiter sérieusement dans la mesure où il nous donne à voir et à penser le droit comme jeu.

Le modèle du jeu ne s’applique pas uniquement au procès mais revient de manière récurrente dans la philosophie du droit. Les analogies entre les règles de jeu et les règles juridiques se retrouvent aussi bien chez Max Weber[18], chez Alf Ross[19], un des représentants majeurs du réalisme juridique scandinave, ou bien dans les théories analytiques du droit héritières de l’interprétation wittgensteinienne des règles. Dans Le concept de droit, H.L. Hart a recours plusieurs fois au paradigme du jeu pour expliquer la nature des règles juridiques[20]. Selon lui, le droit est un système de règles parmi lesquelles on peut distinguer des règles primaires qui s’adressent aux citoyens et des règles secondaires qui concernent les autorités. Ces dernières déterminent la manière dont sont créées, modifiées ou abrogées les règles primaires (règles de changement) ; elles permettent d’identifier les sources du droit et d’établir le contenu et la validité des règles juridiques (règle de reconnaissance) ; ce sont enfin des règles qui fixent les procédures et la décision judiciaires. Rejetant les versions sceptiques du réalisme juridique, H.L. Hart considère que les juges et les tribunaux suivent une règle de reconnaissance dans leur pratique ordinaire, règle qui « s’apparente à la règle d’un jeu »[21]. Cette règle n’est pas toujours énoncée formellement mais « son existence se manifeste dans la manière dont les règles particulières sont identifiées » au sein des tribunaux, en observant ce que font les juges. En revanche, l’existence de cette règle de reconnaissance n’est pas seulement attestée d’un point de vue externe puisqu’elle correspond à un modèle de comportement reconnu d’un point de vue interne par les autorités, ce qui les amène à désapprouver les décisions ou les conduites qui viendraient transgresser ce modèle[22], par analogie avec une règle de jeu qui, du point de vue interne des joueurs, conduit à désapprouver celui qui triche ou qui sort des règles. Reconnaître la validité juridique d’une règle ne consiste pas seulement à pouvoir prédire ce que feront les tribunaux mais correspond, du point de vue du juge, à un « jugement interne ». Cette règle de reconnaissance correspond à une pratique conventionnelle, « elle n’existe que sous la forme d’une pratique complexe, mais habituellement concordante, qui consiste dans le fait que les tribunaux, les fonctionnaires et les simples particuliers identifient le droit en se référant à certains critères »[23].

La série Law and Order fait apparaître ce double aspect de la règle de reconnaissance. On observe, au fil des épisodes, des pratiques concordantes dans l’identification de l’existence et du contenu des règles juridiques, ce qui permet, comme dans un jeu, de saisir le sens et d’anticiper les comportements des assistants du procureur, des juges ou des avocats. Mais la série nous montre également ce qui se produit lorsque des participants enfreignent cette règle de reconnaissance constitutive du jeu judiciaire. Dans l’épisode (15×18) l’avocat de Stefan Anders, un ancien soldat SS, demande à ce que, au cours du procès, ne soit pas évoqué le passé nazi de son client. Le juge et le procureur s’y opposent dans la mesure où ces faits passés sont en relation avec l’affaire jugée (homicide d’une dame survivante de l’holocauste et susceptible de témoigner contre Anders). L’avocat annonce alors que sa stratégie de défense sera de plaider une thèse négationniste et d’amener le jury à prendre position sur la vérité historique (sachant que, dans le droit américain, les propos négationnistes sont couverts par le premier Amendement). En manifestant son refus, le magistrat exprime un jugement interne et considère qu’une telle stratégie enfreint les règles secondaires qui régissent le processus judiciaire. La fiction judiciaire nous montre donc à la fois la pratique ordinaire des tribunaux mais également des situations limites dans lesquelles certaines parties tentent d’outrepasser ou de contourner les règles du jeu.

Les correspondances entre le jeu constitutif de la série judiciaire et le modèle du jeu, présenté par certains comme un paradigme pour la théorie du droit[24], nous montrent qu’il y a bien quelque chose à apprendre des fictions judiciaires. Même si elles ne sont pas un reflet fidèle de ce qui se passe réellement dans les tribunaux, même si la narration l’emporte parfois aux dépens de la précision et de la rigueur juridique, elles nous permettent de saisir la dimension ludique du droit et de la pratique

 


[1] En France la série a été diffusée par TF1 sous le titre New York Police Judiciaire, ainsi que par France 3 et 13e rue, sous le titre New York District. Plusieurs séries en sont dérivées : Law and Order Special Victims Unit (NBC, 1999-2012), Law and Order Criminal Intent (NBC, 2001-2011), Law and Order Trial by Jury (NBC, 2005), Law and Order LA (NBC, 2010-2011), Law and Order UK (ITV1, 2009-2011), Paris Enquêtes Criminelles (TF1, 2007-2008). Sur la série : cf. Dawn Keetley, « Law and Order », in R.Jarvis, P.Joseph (dir.), Prime Time Law. Fictional Television as Legal Narrative, Durham, Carolina Academia Press, 1998, p.33-53; Shannon Mader, « Law and Order », in M.Asimow (dir.), Lawyers in your living room! Law on Television, American Bar Association, 2009, p.117-128.

[2] Seuls 13 épisodes ont été produits. En France, la série a été diffusée sur TF1 en 2006 sous le titre New York, cour de justice.

[3] Dans cette version, l’énoncé qui introduit chaque épisode précise : « Dans le système pénal, tous les prévenus sont présumés innocents tant que leur culpabilité n’a pas été démontrée soit par des aveux, soit par reconnaissance préalable de culpabilité soit par un procès devant jury. Voici l’un de ces procès ».

[4] Cf. Christian Guéry, Les avocats au cinéma, Paris, PUF, 2011.

[5] Cf. Antoine Garapon, Bien juger. Essai sur le rituel judiciaire, Paris, Odile Jacob, 2001, p.153-159.

[6] Carol J. Clover, « Judging Audiences : The Case of the Trial Movie », in C.Gledhill, L.Williams (dir.), Reinventing Film Studies, Oxford, Oxford University Press, 2000.

[7] Richard K. Sherwin, When Law Goes Pop. The Vanishing Line Between Law and Popular Culture, University of Chicago Press, 2002.

[8] Barbara Villez, Séries télé : visions de la justice, Paris, PUF, 2005 ; M. Asimow (dir.), Lawyers in your Living Room! Law on Television, American Bar Association, 2009.

[9] Barbara Villez, Ibid., p.162.

[10] John Rawls, Libéralisme politique, tr. C. Audard, Paris, PUF, 1995. Rappelons que Rawls considère les délibérations au sein d’une institution judiciaire, et notamment devant la Cour Suprême, comme un exemple  de l’idéal de raison publique.

[11] Cf. Michael Asimow, Shannon Mader, Law and Popular Culture, New York, Peter Lang Publishing, 2004; P.Bergman, M.Asimow, Reel Justice. The Courtroom goes to the Movies, Kansas City, Andrews McMeel Publishing, 2006.

[12] O.W. Holmes, « The Path of the Law », Havard Law Review, X, 1897, p.457-478.

[13] Cf. Karl L. Llewellyn, Jurisprudence : Realism in Theory and Practice, Transactions Publishers, 2008; Jerome Frank, Law and the Modern Mind, Transaction Publishers, 2009.

[14] Brian Leiter,  Naturalizing Jurisprudence, Oxford University Press, 2007, p.21-25. Le réalisme juridique américain a, selon cette lecture, une composante behavioriste qui le distingue des versions scandinaves du réalisme juridique comme celles de Alf Ross, A. Hägenström ou K.Olivecrona.

[15] Cf. H.L. Hart, Le concept de droit, tr. M. Van de Kerchove, Bruxelles, Facultés universitaires Saint Louis, 1976, p.155-168.

[16] Sur l’espace judiciaire : cf. Antoine Garapon, op.cit., p.23-50.

[17] Johan Huizinga, Homo Ludens, tr. C. Serasia, Paris, Gallimard, 1951, p.143.

[18] Max Weber, Rudolf Stammler et le matérialisme historique, tr. M.Coutu, D. Leydet,  Presses de l’Université Laval, p.136-144.

[19] Alf Ross, Law and Justice, University of California Press, 1958, p.60-63.

[20] H.L. Hart, Le concept de droit, op.cit., p.22; p.52; p.78-80; p.129-130; p.174-179

[21] Ibid., p.129.

[22] Cf. Richard Holton, « Positivism and the Internal Point of View », Law and Philosophy, 17, 1998, p.597-625.

[23] H.L.Hart, Le concept de droit, op.cit., p.138.

[24] Cf. F. Ost, M. van de Kerchove, Le droit ou les paradoxes du jeu, Paris, PUF, 1992 ; F. Ost, M. van de Kerchove (dir.), Le jeu : un paradigme pour le droit, Paris, LGDJ, 1992 ; F.Ost, « Pour une théorie ludique du droit », Droit et société, 20-21, 1992, p.93-103.

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