Esthétique/TechniqueLes jeux vidéo: terrain philosophique?une

L’implication soma-esthétique dans les jeux vidéo

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Johann Chateau-Canguilhem est docteur en esthétique. Localisé au laboratoire MICA de l’Université Bordeaux Montaigne, son sujet de prédilection est la représentation fictionnelle du corps et son épreuve.

Introduction

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Il s’agit dans cet article de confronter les jeux vidéo à la discipline de Richard Shusterman, la soma-esthétique, une philosophie du corps qui définit des stratégies théories et pratiques pour permettre une plus grande conscience somatique.

Après deux décennies d’inquiétudes et de discours dénonciateurs[1], les jeux vidéo occupent de nos jours une place importante dans l’univers culturel contemporain. Forts de leurs succès commerciaux[2], couvertures médiatiques, expositions[3] et actualités éditoriales, les jeux vidéo bénéficient aujourd’hui d’une fragile mais incontestable reconnaissance institutionnelle, permettant d’envisager une lecture qui ne tient plus pour acquise les critiques superficielles. La qualité esthétique du jeu vidéo, un temps dévaluée d’après la notion d’un virtuel comme expérience de déréalisation et de « décorporisation » hérité de la science-fiction, ou limité à de simples citations des arts plastiques et cinématographiques, s’apprécie désormais selon les concepts de l’interactivité et de l’immersion.

C’est dans la volonté d’éprouver les nouages conceptuels de l’engagement corporel dans la pratique vidéoludique que s’enracine le choix de recourir au champ de la soma-esthétique. Nous consacrerons le premier temps à la définition de la soma-esthétique et ses implications sur la question du corps. Nous rapporterons ensuite l’objectivation de l’engagement du corps dans le cadre vidéoludique, notamment d’après les recherches de Mélanie Roustan. Une fois ces repérages préliminaires établis, nous atteignons l’objet de notre parcours, l’articulation de la pratique du jeu vidéo avec la soma-esthétique.

La soma-esthétique, étude critique et conscience de la somatique

Selon la définition de Richard Shusterman, la soma-esthétique consiste en :

l’étude critique et la culture méliorative de notre expérience et de notre usage du corps vivant (sôma) en tant que site d’appréciation sensorielle (aisthèsis) et de façonnement créateur de soi. « Soma » indique un corps qui vit, ressent, éprouve, et non un simple corps physique qui pourrait être sans vie ni sensations ; quant au vocable « esthétique », dans « soma-esthétique » il a la double tâche de souligner le rôle perceptif du soma et ses usages esthétiques tant dans la stylisation de soi que dans l’appréciation des qualités esthétiques d’autres soi et d’autres choses[4].

La soma-esthétique s’inscrit dans un premier temps comme une rupture avec la tradition philosophique qui voit dans le corps « le tombeau de l’âme » décrit par Aristote[5], ou une vision attributive de la corporéité, afin de laisser surgir, non pas une amélioration du corps centrée sur sa représentation, mais une conscience incarnée, produite par sa propre expérience. Ainsi, l’emploi de soma (σῶμα) est justifié pour distinguer le corps « vivant et sentant » du corps « simple matérialité inerte »[6]. Le terme d’aisthèsis renoue avec l’idée qu’Alexander Baumgarten avait de l’esthétique, à savoir une « théorie générale de la connaissance sensorielle, et pas seulement la théorie limitée de l’art et de la beauté qu’elle est devenue »[7], se distinguant ainsi des deux traditions esthétiques que sont le naturalisme (l’art comme émergence des besoins et des instincts humains naturels) et l’historicisme esthétique (l’art comme produit socio-historique d’une époque)[8]. C’est donc en tant qu’objectif esthétique nouveau, hérité du pragmatisme de William James, John Dewey[9] et Walter Benjamin, que se présente le champ de la soma-esthétique[10].

Il s’agit de proposer une méthode somatique permettant l’amélioration de l’expérience corporelle. La soma-esthétique s’apparente à une étude méliorative de l’expérience et de l’usage du corps, un art de vivre en tant que façonnement du souci de soi. La question de l’expérience reste primordiale, avec la prise-en-compte du mouvement, du non-mouvement (le zazen, posture de méditation assise du bouddhisme zen, que pratique Richard Shusterman), de l’exercice, du rythme (l’exemple de la respiration) ou encore du comportement. Si notre culture est déjà « trop consciente du corps, trop fixée sur l’apparence de notre corps »[11], il s’agit justement de se distinguer d’une « conscience corporelle monstrueusement développée »[12] par l’« expérience vécue [qui] œuvre dans le but d’améliorer la conscience que nous avons de nos états et de nos émotions corporels […] »[13]. La prise de conscience du corps est ainsi développée en plusieurs points, résumés ici par Bernard Andrieu :

La perception de la continuité des sentiments corporels évite la discontinuité maladive de l’inconscience ; le sentiment corporel vient qualifier l’état de notre humeur, l’équilibre entre nos organes.

Toute modification mentale est accompagnée ou suivie d’un changement corporel.

Il faut déshabituer le corps tant dans l’attitude mentale que dans la posture corporelle.

L’attention à l’effort (comme disposition corporelle), la centration (focusing) musculaire.

La perception émotionnelle.

La respiration focalisée.

L’introspection somaesthétique.

La prépeception.[14]

Afin d’envisager de façon plus globale sa discipline, Richard Shusterman annonce la nécessité de définir la soma-esthétique de façon à inclure les discours pragmatiques tels que la bio-politique de Michel Foucault ou le culturisme[15]. Il propose pour cela trois dimensions : la soma-esthétique analytique, décrivant la nature essentielle de la perception, des pratiques corporelles, et de leurs fonctions quant à la construction de la réalité[16], la soma-esthétique pragmatique, œuvrant au contraire à l’amélioration du somatique[17], et la soma-esthétique pratique, qui consiste à se distinguer du logos pour appliquer la discipline sur le corps[18].

L’expérience vidéoludique

Le rapprochement de cette conscience du corps et de l’expérience vidéoludique renvoie, à première vue, à une opposition entre le corps et sa simulation, auquel il convient de répondre. Les archétypes issus de la cyberculture rapportent la possibilité d’une évacuation du corps originel, réduit à une enveloppe de chair aussi fragile qu’obsolète, vers un avatar équivalent à un corps virtuel « angélique ». Il s’agirait de libérer la conscience des contraintes physiques et d’apprécier la considération du cyberspace en tant que support d’un « paradis » de plénitude désincarnée et de « puissance virtuelle ». David Le Breton rapporte en ce sens ses observations anthropologiques de l’imaginaire cyberculturelle. Il décrit « un monde gnostique de la haine du corps que préfigure une part de la culture virtuelle » [19] dans lequel il faudrait se débarrasser de ce « fardeau d’un corps désormais anachronique, fossile » cette « viande », afin d’accéder à une « humanité, glorieuse, purifiée et puritaine »[20], « amputée de la saveur du monde et du goût de vivre »[21].

De tels enjeux, qui rendent compte avec justesse de la cyberculture et la vision de la modification du corps à l’ère postindustrielle, conduisent logiquement à maintenir une distance critique à l’encontre du jeu vidéo, perçu comme un simulacre du réel, une mise en danger du rapport du joueur à la réalité. Pourtant, il est acquis que ces descriptions correspondent à une interprétation culturelle plutôt que l’observation de la pratique du jeu vidéo. Il semble dès lors fondé de revenir sur l’origine de tels énoncés afin de dépasser les mécanismes normatifs qui s’y jouent. Nous examinons à cette fin la notion de « virtuel », qui s’inscrit ici dans un sens plus quotidien, au-delà des approches philosophiques[22]. L’expression anglo-saxonne de Réalité Virtuelle (Virtual Reality), initialement émise autour de 1987 pour des besoins publicitaires[23], indique un « monde numérique » simulé par un système informatique. Cette formule perdura jusqu’à désigner l’ensemble des méthodes et des outils permettant de percevoir, expérimenter et modifier en temps réel des modèles virtuels[24]. Et c’est à l’origine pour nommer l’interaction avec ces objets numériques qu’est apparue autour de 1990 la notion de « corps virtuel », une simulation d’immersion physique facilitant la compréhension de l’environnement virtuel.

Selon l’artiste et théoricien Edmond Couchot, si « [l]a simulation extrait l’homme de son propre corps, elle l’en éloigne et l’en affranchit »[25], nous cherchons pourtant un contact sensible entre le corps et l’ordinateur : « le corps est têtu. On ne s’en débarrasse pas si facilement »[26]. Il apparaît en effet, au regard de l’actualité technologique (réalité augmentée[27], casques de Réalité Virtuelle Oculus Rift[28], capteurs de mouvements des WiiU, périphérique Kinect des Xbox[29], etc.) et en tenant compte du témoignage des joueurs, qu’il n’est désormais plus possible d’appréhender la disparition totale du corps, en ce sens d’un corps virtuel en concurrence avec celui réel. Si oubli du corps il y a, ce n’est pas dans sa désincorporation ou sa dissolution sensorielle, mais dans l’épreuve d’un sentiment de perte de contrôle et de déséquilibre, spécificités de l’expérience ludique que nous allons présentement aborder à travers la notion de gameplay.

Mécanisme central dans la conception du jeu vidéo, caractérisant les éléments d’une « épreuve » vidéoludique, gameplay désigne le rapport d’interdépendance entre le jeu (game), conditionné par les règles, et l’activité ludique (play), l’interactivité avec ces règles. Le jeu vidéo coïncide avec les deux composantes analysées par Roger Caillois que sont le ludus et le païda. Dans son ouvrage Les Jeux et les hommes, Roger Caillois divise le jeu en quatre rubriques principales : agôn (compétition, ruse), alea (chance), mimicry (simulacre, jeu de rôle) et ilinx (vertige, ivresse), classés en deux pôles antagonistes : ludus, tendance disciplinaire d’adresse et de patience, dirigée par les règles, les contraintes et la stratégie, et paida, « une certaine fantaisie incontrôlée », dominée par l’improvisation et l’émotion[30]. La différence entre ludus et paida correspond à celle entre game et play : le game du jeu vidéo équivaut aux règles, à l’adversité, tandis que le play rejoint l’activité ludique, l’illusion du joueur, sa liberté de mouvement dans la structure rigide du game. La réunion gameplay définit le souci d’efficacité ludique, l’équilibre entre la structure du jeu, ses règles (game/ludus), et la sensation de jeu, le « vertige » ludique (play/paida). Le gameplay permet d’engager le joueur dans la structure vidéoludique grâce au dépassement par l’expérience et l’habitude du jeu des règles contraignantes, avec des répercussions tant mentales que physiques (impressions de vertige, réflexes musculaires, éblouissements, stress, sensation de vide, sentiment de liberté, etc.).

C’est pour rendre compte de ce ressenti physique que Mélanie Roustan décrit la transformation par l’habitude du jeu vidéo en « prothèse perceptive » [31], expression employée d’après Jean-Pierre Warnier, selon laquelle le gameplay est « incorporé » au point que l’on en oublie l’usage de la commande, du temps et sa propre présence physique. Les formules prononcées par les joueurs que rapporte Jean-Baptiste Clais et Mélanie Roustan introduisent de façon éloquente la maîtrise du jeu comme aboutissement d’un processus d’incorporation : « [C] » est le corps qui lâche », « Faut pas penser pour y arriver, il faut rentrer dedans », ou, comme l’annonce le titre de l’article, « Les jeux vidéo, c’est physique ! »[32]. Les compétences physiques, cognitives et émotionnelles que requiert l’expérience vidéoludique reposent sur des processus d’incorporation. À force de répétition, et grâce à la simulation du réalisme (« efficacité de l’interface, plausibilités temporelle et sonore, graphisme convaincant »[33]), les manipulations s’exécutent au point de ne plus mobiliser la conscience réflexive, et les sensations s’étendent dans l’univers du jeu. Il y a extension du corps vécu, subjectif, mais éprouvé ; les ressentis tels que le vertige ou le sentiment de vide ne sont nullement les signes d’une « évaporation » du corps face au jeu ou d’une conscience perdue dans les mondes virtuels, mais bien les marques d’un engagement physique et cognitif. Ainsi, l’« oubli » de soi et de son environnement, souvent présenté comme la preuve d’une « dissolution » du joueur dans la virtualité du jeu, serait au contraire l’incorporation de l’interface, la « mise en jeu » du sujet[34].

L’expérience vidéoludique, aussi « physique » que « psychique »[35], en perpétuel mouvement entre le réel et le virtuel, impose un champ scientifique qui pourrait bien constituer une nouvelle technique du corps. C’est à partir de ces observations que s’ouvre la possibilité de recourir à la discipline de la soma-esthétique comme hypothèse de recherche.

Le jeu vidéo, outil du corps ?

            Il s’agit désormais de s’interroger : comment s’articulent la soma-esthétique et les jeux vidéo ? Il convient tout d’abord de préciser que Richard Shusterman permet incidemment une telle investigation alors qu’il commente le rôle des médias. Les images d’écran ne nous privent nullement de notre corps. La Réalité Virtuelle même, fut-elle celle décrite dans Neuromancien[36], nécessite nos yeux et notre cerveau pour être perçue et appréciée : « Tout affect est enraciné somatiquement »[37]. Ainsi, la primauté somatique nous permet de distinguer la transformation de la réalité qu’accomplissent la technologie de « notre médium le plus fondamental »[38], le corps vivant et agissant. La soma-esthétique concerne aussi des « expressions somatiques externes »[39], ce qui, avec le travail d’incorporation et d’engagement perceptif dans l’action « interne »[40] du jeu en tant que performance du corps rapporté par Mélanie Roustan, nous permet d’entrevoir la possibilité de penser une unité vidéoludique et somatique, un régime de pensée de l’expérience virtuelle entre simulation et expérience.

Pour aller au bout du raisonnement que propose cette approche préliminaire, nous allons l’illustrer d’exemples vidéoludiques. Depuis la sortie de la console Wii de Nintendo (2006) et ses accessoires sportifs tels que le Wii Balance Board, les raquettes de tennis ou encore les clubs de golf, nous voyons les jeux sportifs se généraliser. Par exemple, Wii Fit Plus[41], « jeu d’entraînement » qui permet, à l’aide du Wii Balance Board (accessoire en forme de pèse-personne électronique) et guidé par les indications à l’écran, d’exécuter des exercices de yoga ou d’aérobique. Un tel procédé n’est pas sans rappeler à la fois le ludus de Caillos, en ceci que le jeu se focalise sur le contrôle du corps, sans aucune initiative ou prise de risque du païda, et l’attention à l’effort que préconise Richard Shusterman. Faut-il voir dans ce jeu un support possible pour un soin et une connaissance de soi ? Un tel dispositif reste contesté d’un point de vue sportif et vidéoludique, la dépense énergétique des jeux actifs étant trop faible par rapport à une activité sportive[42], tandis que le play/païda est absent. Deepak Chopra’s Leela : body.mind.spirit.play[43] (conçu avec Deepak Chopra, médecin endocrinologue, Leela signifiant « jouer » en Sanskrit), plus orienté vers la méditation indienne, revendique pareillement une technique ludique de relaxation, mais semble s’apparenter à une série de mini-jeux exotiques d’équilibre et de concentration, sans pour autant s’apparenter à une tecknê qui permettrait une meilleurs conscience du corps, ni le rapprocher de la pratique méditative que préconise Richard Shusterman.

Le casque de Réalité Virtuelle apporte une piste différente. S’il nous fallait choisir un exemple, la simulation spatiale Elite Dangerous[44], joué en Réalité Virtuelle avec l’Oculus Rift, présente une interface (HUD) totalement intégrée à la cabine de pilotage du vaisseau, permettant d’expérimenter une Réalité Virtuelle « de salon » totalement immersive. Outre le fait qu’il faille bouger la tête pour scruter l’environnement du jeu, le joueur doit baisser sa tête pour observer le radar central, la tourner à gauche pour consulter les informations d’une cible, et à droite pour observer l’état général de son vaisseau. Au-delà du contexte ludique, un tel accessoire se voit aussi utilisé dans un cadre thérapeutique, immergeant le patient dans une situation de vertige, de stress ou de phobie, voir le stress post-traumatique[45]. Le vertige évoque les craintes à l’encontre du virtuel et son rapport au corps, et rappelle l’ilinx, dont Roger Caillois décrit la corruption par l’ivresse[46]. Ainsi, le joueur immergé sensoriellement, pourrait sembler en rupture avec la réalité de son corps, par une perte de conscience ou de sensibilité. Mais ne pourrions-nous pas imaginer au contraire la possibilité d’une pédagogie du corps qu’évoque Richard Shusterman, sous la forme d’un logiciel permettant d’adopter une nouvelle attitude mentale à l’encontre de notre corps ? L’actualité clinique ne semble pas présenter de cadre pédagogique ou mélioriste, qui, dans la perspective soma-esthétique, mériterait d’être posée.

Nous pouvons relever les jeux s’inscrivant dans le registre du « simulateur de marche », ou plus justement « jeux narratifs », afin d’amener un élément essentiel de l’expérience, l’aspect émotionnel du jeu vidéo. S’il s’agit généralement de traverser un environnement, ce qui pourrait théoriquement se rapprocher de la méditation de marche kinyin[47], le genre ne constitue nullement une simulation de randonnée. La caractéristique consiste à suivre un scénario linéaire et localisé, plus ou moins interactif et scripté (programmation qui permet de manipuler les fonctionnalités), afin de « vivre » un récit. Par exemple, nous incarnons dans Firewatch[48] un garde forestier en quête d’isolement et dont le seul contact est celui avec sa supérieure sarcastique par talkie-walkie. Gone Home[49] nous met dans le rôle d’une adolescente qui rentre chez ses parents et sa sœur après un long voyage, découvre la maison abandonnée et collecte différents indices judicieusement dissimulés afin de comprendre ce qui s’est passé durant son absence. Dear Esther, le jeu le plus expérimental de cette liste, place le joueur sur une ile déserte d’Écosse, sans autre objectif que de suivre le trajet quasiment imposé, qui permet d’accéder à une voix exposant l’histoire par bribes. Il existe quelques exemples limites du genre, tels que The Path[50], une relecture du conte du Petit chaperon rouge. Monde aléatoire d’une forêt « infinie » traversé par un unique chemin, The Path permet au joueur, après avoir choisit son avatar parmi six soeurs, de suivre la seule règle du jeu (ne pas dévier du chemin), ce qui aboutit à un Game over, ou de parcourir la forêt, au risque de faire des rencontres tragiques qui transforment le jeu en une série de scènes étranges et de défaillances graphiques et sonores (glitch). Une telle expérience nous amène à une interrogation sur l’étrangeté du jeu vidéo, qui voit se nouer la liberté à l’appréhension, l’infini à la mortalité, la naïveté à la cruauté, la poésie à la défaillance. Citons enfin Stanley Parable[51] qui parodie le genre du jeu narratif en mettant en scène un narrateur en off qui s’adapte non sans mal aux actions du joueur, rebelle au scénario établit. Si The Path et Gone Home possèdent des accents horrifiques, la caractéristique générale du genre est sa capacité à susciter l’émerveillement spécifiquement vidéoludique. Ainsi, de tels logiciels mettent en lumière l’épreuve singulière du jeu vidéo, qui ne se situe pas seulement dans l’efficacité des mécanismes du gameplay ou des prouesses technologiques, mais aussi dans sa poésie singulière. Au-delà des motifs publicitaires du jeu vidéo qui exposent le culte du progrès et du plaisir ludique simple et immédiat, nous pouvons voir dans de telles expressions du doute, de l’hésitation et de l’étrangeté, une interrogation de la perception et de la construction de la réalité perçue, autrement dit des éléments de discours d’une approche analytique de la soma-esthétique.

Cette brève approche conceptuelle donne à mesurer, par le croisement de la soma-esthétique et du jeu vidéo, la possibilité de penser une expérience simulée de l’épreuve et la perception de notre corps. Une telle possibilité n’est pas sans réveiller d’anciennes craintes à l’encontre des jeux vidéo, et nous pourrions aussi voir, en des termes soma-esthétique, une perturbation de notre rapport au corps et à l’environnement. Il pourrait s’agir au contraire de « nouveaux outils »[52] amenant à considérer le virtuel comme une prise de conscience et un nouveau mode de réalisation somatique, comme autant d’extensions et de remise en jeu du corps vivant et agissant.

 

Bibliographie

Bernard Andrieu, Devenir hybride, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 2008

Bernard Andrieu (dir.), Philosophie du corps, Paris, Vrin, 2010

David Le Breton, Anthropologie du corps et modernité, Paris, Presses Universitaires de France, 2015

Roger Caillois, Les jeux et les hommes, Paris, Gallimard, 2014

Edmond Couchot, La Technologie dans l’art, de la photographie à la réalité virtuelle, Nîmes, Editions Jacqueline Chambon, 1998

Alain Milon, La Réalité virtuelle : avec ou sans le corps ?, Paris, Éditions Autrement, 2005.

Mélanie Roustan (dir.), La Pratique du jeu vidéo : réalité ou virtualité ?, Paris, L’Harmattan, 2003

Richard Shusterman, La Fin de l’expérience esthétique, Pau, Presses universitaires de Pau, 1999, traduit par Jean-Pierre Cometti, Fabienne Gaspari et Anne Combarnous.

Richard Shusterman, Conscience du corps, Pour une soma-esthétique, Paris-Tel Aviv, Éditions de l’éclat, 2008, traduit par Nicolas Vieillescases.

Articles

Bernard Andieu, « Entretien avec Richard Shusterman », Corps 1/2009 (n° 6), p.19, URL : www.cairn.info/revue-corps-dilecta-2009-1-page-5.htm

N.T. Cable,  Lee Graves, N.D. Ridgers, « Comparison of energy expenditure in adolescents when playing new generation and sedentary computer games: cross sectional study », The British Medical Journal, 20 décembre 2007, URL : http://www.bmj.com/content/335/7633/1282.full

Léa Galanopoulo, « Guérir le vertige grâce à la réalité virtuelle », Le journal CNRS, 27 aout 2014, URL : https://lejournal.cnrs.fr/articles/guerir-le-vertige-grace-a-la-realite-virtuelle

Mélanie Roustan, « La pratique du jeu vidéo ; expériences de “réalité virtuelle” », Observatoire des Mondes Numériques en Sciences Humaines, 2004, URL : http://www.omnsh.org/ressources/452/la-pratique-du-jeu-video-experiences-de-realite-virtuelle

Richard Shusterman, « Conscience soma-esthétique, perception proprioceptive et action », traduction de Paul Chelma et Richard Shusterman, In : Communications 2010/1 (n° 86), Langages des sens, numéro dirigé par Marie-Luce Gélard et Olivier Sirost, sous la direction de Marie-Luce Gélard et Olivier Sirost, URL : http://www.cairn.info/revue-communications-2010-1-page-15.htm

Jeux vidéo

Dear Esther, The Chinese Room/ The Chinese Room, Microsoft Windows, 2012

Deepak Chopra’s Leela : body.mind.spirit.play, THQ/N-Fusion Interactive, Xbox 360, 2011

Elite Dangerous, Frontier Developments/Frontier Developments, Microsoft Windows, 2014

Firewatch, Campo Santo/Panic, Microsoft Windows, 2016

Gone Home, The Fullbright Company/The Fullbright Company, Microsoft Windows, 2013

The Path, Tale of Tales/Tale of Tales, Microsoft Windows, 2009

The Stanley Parable, Galactic Café/ Galactic Café, Microsoft Windows, 2013

Wii Fit U, Nintendo/Nintendo EAD, Wii U, 2013


[1] Cette crainte est notamment due au commerce de jeux violents pour les consoles de salon durant les années 1990 (notamment Mortal Kombat, Acclaim Entertaint/Midway Manufacturing Company, Super Nintendo, 1992, et DOOM, id Software/ id Software, Super Nintendo, 1993). La polémique fut entretenue par le rapprochement médiatique entre le loisir vidéoludique et la fusillade de Colombine. Voir Yann Leroux, Les Jeux vidéo, ça rend pas idiot !, Limoges, Fyp éditions, 2012, p.15-21.

[2] À titre d’exemple, nous pourrions comparer les chiffres de vente du jeu vidéo Fallout 4 (Bethesda Softworks/Bethesda Game Studios, 2015), qui détenait lors de la journée de lancement un potentiel de 750 millions de dollars, à ceux du film Star Wars, épisode VII : Le Réveil de la Force (Star Wars Episode VII : The Force Awakens, J. J. Adams, 2015) qui atteignit le milliard de dollars de recette après 12 jours d’exploitation, ce qui constitue un record historique de rapidité.

[3] Nous pourrions citer, entre autres, Museogames au Musée des arts et métiers de Paris en 2010, Game Story au Grand Palais de Paris en 2011, ou encore l’acquisition de quatorze jeux emblématiques de l’histoire vidéoludique par le MoMA de New York en 2012.

[4] Richard Shusterman, « Conscience soma-esthétique, perception proprioceptive et action », traduction de Paul Chelma et Richard Shusterman, In : Communications 2010/1 (n° 86), Langages des sens, numéro dirigé par Marie-Luce Gélard et Olivier Sirost, sous la direction de Marie-Luce Gélard et Olivier Sirost. p.15. URL : http://www.cairn.info/revue-communications-2010-1-page-15.htm, consulté le 1er mai 2016.

[5] Richard Shusterman précise que la position d’Aristote n’est pas unanime. en rappelant l’attention que Socrate porte au somatique, de la même façon que d’autres philosophes tels Aristippe, Zénon, Diogène, ainsi que des pratiques orientales comme l’Hatha Yoga, la méditation Zen, le T’ai Chi Chuan, ou encore le shugyo. Richard Shusterman, La Fin de l’expérience esthétique, Pau, Presses universitaires de Pau, 1999, traduit par Jean-Pierre Cometti, Fabienne Gaspari et Anne Combarnous, p.63- 64.

[6] Richard Shusterman, Conscience du corps, Pour une soma-esthétique, Paris-Tel Aviv, Éditions de l’éclat, 2008, traduit par Nicolas Vieillescases, p.7.

[7] Richard Shusterman, « Conscience soma-esthétique, perception proprioceptive et action », op. cit., p.2.

[8] Richard Shusterman, La Fin de l’expérience esthétique, op. cit., p. 8-10.

[9] Richard Shusterman rédigea la présentation de l’édition française de L’Art comme expérience de John Dewey, et lui consacre un chapitre de Conscience du corps : « La philosophie du corps-esprit de Dewey », de même que William James fait l’objet du chapitre précédent : « La philosophie somatique de James ».

[10] Op. cit., p.12.

[11] Richard Shusterman, Conscience du corps, op. cit., p.12.

[12] Ibid.

[13] Richard Shusterman, La Fin de l’expérience esthétique, op. cit., p.65.

[14] Bernard Andrieu (dir.), Philosophie du corps, Paris, Vrin, 2010, p.347.

[15] Ibid., p.70.

[16] Ibid.

[17] Ibid., p.71.

[18] Ibid., p.76.

[19] David Le Breton, Anthropologie du corps et modernité, Paris, Presses universitaires de France, 2015, p.327.

[20] Ibid.

[21] Ibid., p. 328.

[22] Rappelons les ouvrages de Pierre Lévy (Qu’est-ce que le virtuel ?, 1995), Gilles-Gaston Granger  (Le probable, le possible et le virtuel, 1995), Philippe Quéau  (Le virtuel, vertus et vertiges, 1993) et Gilles Deleuze (Différence et Répétition, 1968).

[23] L’invention de la « Virtual Reality » (VR) est communément attribuée à Jaron Lanier, fondateur, avec Jean-Jacques Grimaud, de VPL Research, entreprise populaire pour avoir conçu le gant virtuel DataGlove, prototype de microcontrôle tactile, et le EyePhone, prototype de casque de Réalité Virtuelle.

[24] Alain Milon propose de distinguer deux entendements possibles de l’expression « réalité virtuelle » en nommant Réalité Virtuelle ou Réalité Immergée celle qui fait référence à l’univers informatique, et réalité virtuelle et cyberréalité celle issue de la littérature fictionnelle. Pareillement, il s’avère nécessaire de distinguer le corps virtuel, immergé dans la Réalité Virtuelle, du cybercorps de la cyberculture. Alain Milon, La Réalité virtuelle : avec ou sans le corps ?, Paris, Éditions Autrement, 2005, p. 13.

[25] Edmond Couchot, La Technologie dans l’art, de la photographie à la réalité virtuelle, Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon, 1998, p. 149.

[26] Ibid.

[27] La réalité augmentée désigne la superposition informatique en temps réel d’un modèle virtuel 2D ou 3D sur une image filmée. Nous pouvons observer quelques applications avec les smartphones, webcams et consoles de jeux qui permettent d’interagir virtuellement avec l’image de notre environnement (apparition d’un casque 3D sur un visage filmé, indications qui apparaissent sur la vidéo de routes pour faciliter les déplacements, etc.), mais aussi dans un cadre médical, comme la projection d’une imagerie ultrasons en 3D sur le corps du patient.

[28] Commercialisé le 16 mars 2016, l’Oculus Rift est un périphérique informatique de Réalité Virtuelle constitué d’un casque/écran relié à un ordinateur. Le projet, né à l’initiative du jeune hobbiste Palmer Luckey en 2012, suscita un enthousiasme médiatique. Le 25 mars 2014, l’entreprise Facebook acquiert Oculus VR (entreprise de production de l’Oculus Rift) pour un montant estimé à 2 milliards de dollars. Plusieurs entreprises se lancèrent dans des projets équivalents, tels que Sony (Project Morpheus), Samsung (Gear VR) et Google (Cardboard, une version économique en carton sur lequel s’ajoute un smartphone standard).

[29] Le périphérique Kinect de Microsoft est équivalent au détecteur de mouvement de la WiiU de Nintendo.

[30] Roger Caillois, Les Jeux et les hommes — Le masque et le vertige, Paris, Gallimard, 1958, p.48.

[31] Mélanie Roustan, « La pratique du jeu vidéo ; expériences de “réalité virtuelle” », Observatoire des Mondes Numériques en Sciences Humaines, 2004, URL : http://www.omnsh.org/ressources/452/la-pratique-du-jeu-video-experiences-de-realite-virtuelle, consulté le 29 avril 2016.

[32] Jean-Baptiste Clais, Mélanie Roustan, « “Les jeux vidéo, c’est physique !”, Réalité virtuelle et engagement du corps dans la pratique vidéoludique », In : La Pratique du jeu vidéo : réalité ou virtualité ?, sous la direction de Mélanie Roustan, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 39-42.

[33] Ibid., p. 48

[34] Ibid.

[35] Ibid.

[36] En guise d’exemple d’un cyber-espace apprécié sensuellement, Richard Shusterman évoque le roman cyberpunk de William Gibson. Richard Shusterman, La Fin de l’expérience esthétique, op. cit., p.89.

[37] Ibid.

[38] Ibid., p.90.

[39] Bernard Andieu, « Entretien avec Richard Shusterman. », Corps 1/2009 (n° 6), p.19,

URL : www.cairn.info/revue-corps-dilecta-2009-1-page-5.htm, consulté le 05 mai 2016.

[40] Jean-Baptiste Clais, Mélanie Roustan, op. cit., p.50.

[41] Wii Fit U, Nintendo/Nintendo EAD, Wii U, 2013.

[42] Lee Graves, N. D. Ridgers, N. T. Cable, « Comparison of energy expenditure in adolescents when playing new generation and sedentary computer games: cross sectional study”, The British Medical Journal, 20 décembre 2007,  URL : http://www.bmj.com/content/335/7633/1282.full, consulté le 1er juillet 2016.

[43] Deepak Chopra’s Leela : body.mind.spirit.play, THQ/N-Fusion Interactive, Xbox 360, 2011.

[44] Elite Dangerous, Frontier Developments/Frontier Developments, Microsoft Windows, 2014.

[45] Léa Galanopoulo, « Guérir le vertige grâce à la réalité virtuelle », Le journal CNRS, 27 aout 2014, URL : https://lejournal.cnrs.fr/articles/guerir-le-vertige-grace-a-la-realite-virtuelle, consulté le 1er juillet 2016.

[46] Roger Caillois, Les jeux et les hommes, op. cit., p.115-119

[47] Bernard Andieu, « Entretien avec Richard Shusterman. », op. cit..

[48] Firewatch, Campo Santo/Panic, Microsoft Windows, 2016

[49] Gone Home, The Fullbright Company/The Fullbright Company, Microsoft Windows, 2013.

[50] The Path, Tale of Tales, Microsoft Windows, 2009.

[51] The Stanley Parable, Galactic Café/Galactic Café, Microsoft Windows, 2013

[52] Richard Shusterman, La Fin de l’expérience esthétique, op.cit., p.90.

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