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La mort en différé. Déplacement forcé et violence de masse en Colombie (1/2)

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La mort en différé.

Déplacement forcé et violence de masse en Colombie

 

Matthieu de Nanteuil

Professeur de sociologie, membre du Centre de recherches Démocratie, Institutions, Subjectivité (CriDIS) et de la Chaire « Démocratie, Cultures, Engagement », Université catholique de Louvain.  Membre du Groupe de recherche en Théories politiques contemporaines (TEOPOCO), Université Nationale de Colombie.

Andrés Felipe Mora Cortés

Docteur en sciences politiques et sociales de l’Université catholique de Louvain. Il est actuellement professeur au département de Science Politique à l´Université pontificale Javeriana à Bogotá.

[learn_more caption= »Résumé/Abstract »] L’examen des types de violence qui ont marqué la dernière décennie en Colombie fait apparaître à la fois une diminution du nombre d’homicides et un accroissement des populations déplacées sur l’ensemble du territoire. Comment comprendre ce qui ressemble à un paradoxe ? Au-delà de la propagande politique, qui entend faire valoir la « normalisation de la situation colombienne », cet article interroge la signification sociologique de cette évolution. Après avoir reconstruit un concept critique de violence, il examine les stratégies économiques et les formes d’invisibilité sociale qui accompagnent cette violence de masse, avant d’analyser le type de gouvernementalité et les modes de subjectivation qui y sont à l’œuvre. Il conclut sur la figure du « banni » qui, contrairement à « l’exclu », ne se situe pas à l’extérieur de la communauté politique mais est un exilé dans son propre pays. Ce n’est plus la figure de l’homicide – ou de la mort immédiate – qui le caractérise, mais celle d’une « mort sans morts », d’une lente disparition de la scène même sur laquelle il est né – cette scène censée le constituer en sujet politique « moderne », à la fois autonome et rationnel. Se défaire de cette pratique d’assujettissement suppose non seulement d’accorder des droits spécifiques aux populations déplacées, mais de travailler à l’émergence de scènes alternatives de citoyenneté, d’espaces publics populaires constitués au-delà des frontières (voisinages, territoires, action publique). Un horizon possible pour le processus de paix en cours ? Abstract The analysis of the violence in the last decade in Colombia shows a reduction in the homicide rate but an increase of displaced persons. How to understand this apparent paradox? Beyond the political propaganda that the situation in Colombia is in a process of “normalization”, this article examines the sociological meaning of this evolution. After introducing a critical concept of violence, the article analyses the economic strategies and the forms of social invisibility that are linked to this type of mass violence. The article then presents the type of governmentality and the types of subjectivation that arise from this situation. We conclude with a definition of the figure of “the banished” who, in contrast to “the excluded”, is not outside of his or her political community, but is exiled in his or her own country. The concept of homicide -or immediate death- does not characterize this situation, but rather that of “death without the dead”: the displaced persons disappear from the scene where they born –the scene that promised to constitute them as “modern political subjects”, autonomous and rational. Overcoming this situation means not only to ensure the rights of the displaced persons, but also to promote the emergence of new scenes of citizenship, of public-popular spaces beyond instituted borders (neighborhood, territories, public action). A possible horizon for the current peace-building process ?

 

 

Il peut être tentant, lorsque l’on s’intéresse aux questions de la violence, de faire de la recherche un « dispositif d’enregistrement » des situations dramatiques que vit une population. Sur le plan épistémologique, le rôle de la recherche évolue alors entre deux polarités : une position descriptive, qui entend faire état le plus objectivement possible des données concernant l’étendue d’une forme spécifique de violence, ici le déplacement forcé ; une position normative à visée dénonciatrice, qui entend exhiber l’ampleur des faits pour mieux tirer la sonnette d’alarme auprès des décideurs internationaux. En réalité, ces deux polarités sont étroitement complémentaires : impossible d’attirer l’attention des décideurs en l’absence de données relativement stables ; face à la gravité des faits observées, il est difficile de ne pas vouloir contribuer à y mettre fin par tous les moyens disponibles, à commencer ceux du « whistle blowing ».

Pourtant, ce n’est à aucune de ces deux positions épistémologiques que cette contribution voudrait s’identifier, mais plutôt à une position « compréhensive-structurale ». À travers l’analyse du déplacement forcé, il s’agit d’examiner le type de violence qui préside à l’émergence d’une nouvelle « gouvernementalité » de la société colombienne, celle qui entend pénétrer toujours plus avant dans l’économie-monde tout en mettant un terme définitif au conflit armé qui ensanglante le pays depuis plus d’un demi-siècle. « Compréhensive », car il s’agit de comprendre comment, sur la longue période, s’ordonne un ensemble complexe de violences, dont la violence physique n’est que l’une des modalités particulières. « Structurale » car il s’agit de prendre appui sur une telle compréhension pour dégager la logique d’une structure : celle qui prévaut en Colombie, mais aussi celle qui semble caractériser le mode de gouvernance de l’économie-monde. De façon synthétique, ce mode de gouvernance passe par la diffusion de normes libérales de stabilisation de l’ordre politique mondial, visant la neutralisation des affrontements entre Etats-Nation et l’approfondissement de la division internationale du travail, au sein d’une économie de marché de dimension planétaire qui privilégie la mobilité des capitaux sur la stabilité et le « bien-être » des populations[1].

Dans cette perspective, notre contribution repose sur deux hypothèses de travail, qu’il convient d’expliciter :

  1. À supposer que le processus de paix actuellement en cours puisse se concrétiser, celui-ci ne doit pas être confondu avec la cessation de l’ensemble des violences sur le territoire colombien[2]. Le passage d’une forme de violence à une autre (de l’élimination physique à des violences qui ne passent pas par cette forme cardinale) est même ce qui, selon Michel Foucault, caractérise la « gouvernementalité libérale ». Celle-ci entend mettre fin au spectacle de la mort en direct tout en s’accompagnant de normes d’exclusion dans la société (en particulier vis-à-vis des invisibles de la modernité : prisonniers, malades mentaux, homosexuels, etc.)[3]. Il serait imprudent de porter un jugement a priori sur la matrice politique qui structure le processus de paix. De nombreux débats ont lieu, qui permettent d’identifier trois interprétations distinctes : « nouvelle règle du jeu de l’action politique », « condition de renforcement de l’investissement », « reflet de l’agenda social des mouvements populaires »[4]. Dans une société profondément altérée par des décennies de conflit armé, il est néanmoins peu probable que le processus de paix se traduise par une soudaine disparation des violences. Notre première hypothèse est que ce processus doit être appréhendé comme un opérateur de conversion, visant à restituer à l’Etat de droit « le monopole de la violence physique légitime » – une violence dont l’usage est encadré par des règles de droit[5] –, sans parvenir à interrompre la diffusion d’autres types de violence dans la société.
  2. Or ce passage est entamé en Colombie depuis plusieurs années. Notre contribution part du constat selon lequel on observe, au cours de la dernière décennie, une diminution du nombre d’homicides et une augmentation réciproque du volume du déplacement forcé sur l’ensemble du territoire colombien[6]. En d’autres termes, la situation actuelle est d’ores et déjà le reflet d’une stratégie spécifique de conversion des violences, dont le processus de paix serait l’un des principaux marqueurs institutionnels. Celui-ci apparaît alors comme un « cadre » (frame) permettant de faire en sorte que cette évolution soit régulée par le droit international et rende impossible le retour aux vagues d’homicides qui ont marqué l’histoire colombienne. Mais on voit aussitôt à quel point l’identification de la paix à la seule cessation des hostilités militaires semble réductrice : que serait « un pays en paix » qui continuerait à voir d’importantes fractions de sa population civile déplacées par la force ? Notre seconde hypothèse a donc trait à la signification du déplacement forcé dans l’évolution de la « gouvernementalité » de la société colombienne : faute d’être traité à la racine, le déplacement forcé peut être compris comme l’indice d’une gouvernementalité fondée sur la violence, y compris dans un contexte où la mise à mort serait constamment différée. Dans les termes évoqués plus haut, cela signifierait que la « conversion » serait un processus largement inabouti ou encore qu’une part de ces violences seraient elle-même « inconvertible »[7]. Réciproquement, la façon dont le processus de paix parviendra ou non à régler cette question donnera de précieux indices sur l’orientation politique qui en sous-tend la dynamique, au-delà du fait qu’un tel règlement résultera de l’accord entre des acteurs politiques que tout oppose[8].

C’est dans ce contexte que nous proposons une réflexion, en trois temps. Dans un premier temps, nous chercherons à reconstruire un concept critique de violence, au-delà de la seule violence physique, mais sans confondre pour autant violence et socialité. Après avoir montré comment le déplacement forcé relève à la fois du registre de la violence de masse et de celui de la violence symbolique, nous nous appuierons sur les apports respectifs de Zygmunt Bauman et Étienne Balibar pour montrer comment cette violence renvoie au fond d’ambivalence de l’économie politique caractéristique de la modernité libérale.

Après avoir souligné les principales caractéristiques du déplacement forcé (un phénomène d’une ampleur inédite, qui expose les personnes à une vulnérabilité extrême), nous chercherons, dans un deuxième temps, à dégager la rationalité économique de ce phénomène mais aussi les stratégies d’invisibilisation sociale qui l’accompagne.

Dans un troisième et dernier temps, nous essaierons de réfléchir au type de gouvernementalité qui le caractérise, mais aussi aux modes de subjectivation qu’il entraîne. Parler d’une « violence inconvertible » ne renvoie nullement d’une position ontologique, mais à l’idée qu’une telle violence résiste à une opération de conversion impulsée par la simple cessation des hostilités militaires. Au-delà de l’expression foucaldienne (« faire vivre et laisser mourir », caractéristique de la biopolitique), il nous paraît important de rappeler que cette inconvertibilité plonge ses racines dans les divisions qui traversent la société elle-même. Suivant à nouveau Balibar sur ce point, on dira que l’accroissement du déplacement forcé repose sur l’exacerbation des frontières internes dans un contexte de dissolution des frontières externes. Est dès lors en question le mode de subjectivation propre à ce type de violence : loin d’être inexistant, celui-ci renvoie à l’expérience subjective d’un retournement de la communauté politique en son contraire, laquelle semble incapable de fournir à ses membres les conditions culturelles ou institutionnelles leur permettant d’accéder durablement à une vie digne. Le déplacé peut alors être appréhendé à travers la figure du « banni », lequel ne se situe pas à l’extérieur de la communauté politique mais est un exclu de l’intérieur, un exilé dans son propre pays. Ce n’est plus la figure de la mort en direct qui le caractérise, mais celle d’une « mort sans morts », d’une lente disparition de la scène sur laquelle le sujet politique était, jusqu’ici, censé forger sa propre définition de lui-même.

I. Entre « violence de masse » et « violence symbolique » : pour un concept critique de violence

De façon générale, les travaux de sciences sociales sur la violence abondent, en Colombie comme ailleurs[9]. Nous nous concentrerons ici sur le problème du rapport que le concept de violence entretient avec celui de violence physique ou, plus exactement, avec cette forme cardinale de la violence physique qu’est la mise à mort.  Si la définition de Weber est intéressante (« l’Etat de droit comme monopole de la violence physique légitime »), c’est en raison de son ambiguïté même. Cette définition sous-entend qu’il existe d’autres formes de violence que la violence physique… tout en rappelant le caractère spécifique de cette violence, en particulier au regard de l’enjeu que constitue son contrôle par l’Etat de droit. On peut, sur cette base, distinguer deux polarités analytiques.

Deux polarités analytiques

La première est constituée par le concept de « violence de masse », théorisé par l’historien Jacques Sémelin[10]. Selon cet auteur, les violences de masse désignent des « phénomènes de destructivité humaine collective dont les causes sont principalement politiques, sociales, culturelles ou religieuses. (…) Cette notion ne recouvre pas les combats armés inhérents aux guerres mais plutôt l’ensemble des violences qui affectent directement les populations civiles, en temps de paix comme en temps de guerre »[11].  Il s’agit de faire apparaître l’ampleur de la destructivité au-delà du périmètre de la guerre : cet au-delà porte tant sur les victimes que l’on dénombre (qui ne se réduisent pas aux acteurs armés) que sur la périodicité observée (qui ne se cantonne pas à une temporalité stricte, marquée par les balises de « l’entrée en guerre » et de la « cessation des combats »). Comme le rappelle Sémelin, les violences de masse sont de plus de plus constatées « en temps de paix ». Elles désignent la mise à mort d’un nombre très élevé de civils, avec les destructivités matérielles et symboliques qui leur sont associées.

Ce concept de violence a donc une évidente portée critique : il s’agit d’extraire la violence de sa dépendance à l’égard de la guerre, c’est-à-dire d’un mode de structuration de la vie sociale et de l’imaginaire collectif qui a saturé l’histoire du XXe siècle européen, mais n’a pas permis de rendre compte des racines structurelles de la violence dans la société. Le concept de violence de masse permet, en revanche, de mettre en exergue la façon dont des sociétés basculent dans une violence de grande ampleur, soulignant du même coup l’enracinement de cette violence dans la société. Le lien entre violence et violence physique n’en est que plus resserré.

A l’autre bout du spectre des violences, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron ont, dans les années 1970, forgé le concept de « violence symbolique »[12]. Ce terme a fait couler beaucoup d’encre et nous n’allons pas reprendre ici les débats qui le concernent. Nous nous contentons de souligner sa contribution à la réflexion qui nous occupe. Cette contribution est double.

Elle tient d’abord à l’orientation critique qui sous-tend le concept de violence symbolique. Dans sa constitution même, ce terme a été forgé pour déconstruire l’illusion méritocratique sur laquelle se fonde le discours républicain – lequel, au nom de l’égalité devant les critères de la compétition scolaire, met en place des dispositifs de sélection qui jouent très largement en faveur des classes aisées, déjà largement dotées en « capitaux symboliques ». Le terme de violence est utilisé pour montrer à quel point la neutralité apparente des critères de sélection se fait au détriment des classes populaires, qui se trouvent stigmatisées par un système sensé leur être favorable. C’est non seulement l’absence de réalisations sociales, mais le retournement de la promesse émancipatoire en son contraire qui constitue le propre de la violence symbolique, en particulier dans la France républicaine des années 1970.

Elle tient ensuite au fait que le terme est avancé à une époque de relative « paix sociale », qui est en même temps une époque de reflux de l’activité guerrière sur le théâtre européen, bien que celui-ci demeure à l’arrière-plan des représentations collectives de la Guerre froide. La violence est non seulement à comprendre comme une brutalité exercée, en temps de paix, sur les laissés-pour-compte de la croissance, mais aussi et surtout comme une violence qui, en apparence au moins, n’a rien de physique, au sens où elle porte atteinte non à l’intégrité physique des protagonistes mais à leur trajectoire sociale. Cette fois, le lien entre violence et violence physique semble définitivement rompu. Le doute persiste néanmoins concernant le périmètre analytique propre à l’analyse. En effet, lorsqu’il est utilisé à temps et à contretemps pour dénoncer les brutalités qui accompagnent des transformations des sociétés industrielles dans le capitalisme mondialisé, le terme de violence symbolique en vient à perdre sa particularité. Si toute relation sociale est décrite comme violente, la violence se confond avec la socialité elle-même… Pour éviter un tel risque, il nous semble important de nous concentrer sur un aspect-charnière du concept de violence symbolique : l’idée que la violence est constituée par « l’illusion » constitutive du modèle méritocratique issu des Lumières, violence qui, en retour, matérialiserait le caractère illusoire d’un tel projet[13]. C’est l’attraction même pour le modèle égalitaire-républicain qui fonde le concept de violence symbolique. En d’autres termes, il s’agit d’un concept intimement lié à celui de « progrès », c’est-à-dire à la représentation de l’histoire comme pacification des mœurs et démocratisation des conditions d’existence.

« Béance » dans la modernité ?

Violence de masse ou violence symbolique ? A bien y regarder, le déplacement forcé est un peu les deux à la fois, sans se réduire, ni à l’une, ni à l’autre. En raison de son ampleur, c’est à l’évidence une violence de masse, qui conduit à des séquelles durables dans le tissu social, mais aussi dans l’organisation spatiale, la relation à la nature, etc. Soulignons à ce propos que l’absence de mort violente n’implique nullement l’absence de relation à toute donnée matérielle. La matérialité du tissu social est, au contraire, profondément affectée par le déplacement forcé. « Les ménages qui abandonnent leurs propriétés dans les zones rurales et interrompent brutalement leurs possibilités de subsistance, qui modifient drastiquement leur environnement socio-spatial et socio-culturel et qui se confrontent à une réalité urbaine hostile et méconnue, résument [assez bien] la crise générée par le conflit [armé]  et pointent le défi d’une catastrophe sociale comme conséquence du dépeuplement des campagnes et de la terrible diminution de la production agricole et de la pêche, le chômage, la compétition pour des logements précaires, la négation de l’éducation et la santé comme droits fondamentaux, l’incertitude collective qui vient de la continuité de la guerre et de l’absence de garanties pour les civils[14]. » Il reste qu’un tel phénomène ne relève pas directement du concept de violence de masse forgé par Sémelin, lequel se caractérise avant tout par l’ampleur du nombre de morts, civils ou militaires.

Quant au concept de violence symbolique, sa relation au déplacement forcé est plus complexe. A première vue, il paraît étonnant de rapprocher ce phénomène de celui visé par Bourdieu et Passeron dans l’analyse du système d’enseignement.  Mais ce rapprochement est moins étrange dès lors qu’on articule le déplacement forcé à son contexte. Le concept de violence symbolique décrit un retournement silencieux, une contradiction située au cœur de la trajectoire progressiste de la modernité. Or le déplacement forcé progresse de façon ininterrompue en Colombie depuis plusieurs décennies, alors que ce pays a tourné la page des années les plus sombres en matière d’homicides – même si ceux-ci demeurent à un niveau important[15]. C’est donc bien au sein d’un pays marqué par un reflux de certaines formes cardinales de la violence physique qu’il faut comprendre ce phénomène comme relevant d’une violence symbolique. Ce caractère tient au fait que le phénomène en question est incapable, malgré son ampleur, de modifier le sentiment national et international d’une diminution des violences. Or c’est précisément une telle illusion que Bourdieu et Passeron avaient cherché à déconstruire, laquelle tenait pour l’essentiel à l’attraction du public pour le modèle méritocratique. En Colombie, le type de violence symbolique attaché au déplacement forcé tient davantage à la séduction qu’opère, sur l’ensemble du système médiatique, l’idée d’une diminution du nombre de morts, assimilée à une diminution de la violence elle-même.

Dans un ouvrage récent, Michel Wieviorka, constate qu’il n’y a « aucune raison que la violence régresse. Au contraire, elle peut apparaître et s’étendre au sein d’innombrables espaces, aussi bien du côté de la raison, ce qui en fait alors un instrument mobilisé par des acteurs pour qui elle constitue une ressource, un moyen de parvenir à des fins, que du côté des identités et de la religion, dont elle vient accompagner les demandes ou les aspirations, parfois sans limites. Elle peut de surcroît trouver son chemin dans la béance qui, précisément, rend chaque jour plus difficile l’articulation des registres dichotomiques constitutifs de la modernité, de quelque façon qu’on les désigne : l’esprit et le corps, la raison et les passions, l’action et l’être, l’instrumentalité et les identités, l’universel et le particulier »[16]. Cette perspective permet de se démarquer d’une représentation trop hâtive du phénomène. Mais peut-on en préciser les termes ?

Si l’on veut saisir en quoi le déplacement forcé relève à la fois du concept de violence de masse et de celui de violence symbolique, il faut en réalité comprendre comment la promesse émancipatoire du progrès – dans le cas colombien, la lecture de l’évolution du conflit armé en termes de diminution des violences – se retourne contre les populations elles-mêmes. Au plan conceptuel, un concept critique de violence émerge alors, non seulement lorsque l’on passe de la violence comme état à la violence comme processus, mais lorsque ce processus est appréhendé dans son ambivalence constitutive. Cela ne signifie pas qu’il n’existe pas de violence froide, mais qu’il importe de comprendre comment cette violence est elle-même supportée par des acteurs et/ou des institutions qui ont en charge – ou disent avoir en charge – l’amélioration du sort des populations.

Certes, les idéologies qui ont donné naissance aux deux totalitarismes du XXe siècle tenaient également cette amélioration pour fondement de leur propagande. Mais par sa violence intrinsèque, le système totalitaire était parvenu à faire voler en éclat une telle ambivalence. La violence totalitaire pouvait alors être décrite comme une violence patente, indubitable, même si elle dépassait largement la volonté de tel ou tel acteur et se caractérisait comme une « violence systémique »[17]. Une telle ambivalence est au contraire maintenue, voire approfondie, dans la période post-totalitaire actuelle[18]. Ici, la violence ne se cantonne ni à un simple état de fait – aussi important soit-il –, ni à une explication causaliste d’un phénomène dont il s’agirait d’identifier des « causes objectives et subjectives »[19]. La « béance » dont parlait Wieviorka plus haut traduit bien ce dont il est question – béance au sein du projet moderne lui-même. De fait, on ne peut comprendre la violence du déplacement forcé sans comprendre qu’elle contraste précisément avec le sentiment d’amélioration de la situation, voir avec l’idée même de progrès.

De Bauman à Balibar : l’ambivalence tragique de l’économie politique

Mais de quelle modernité parle-t-on ? Parler d’inflexion libérale de la modernité permet d’apporter plusieurs précisions. Cela permet d’abord de ne pas identifier l’ensemble du projet moderne avec la violence et de réaffirmer, avec Charles Taylor, que l’identité moderne demeure plurielle[20]. À l’heure où les alternatives démocratiques au libéralisme connaissent un recul durable (Etat-social, négociation collective, formes de démocratie non représentative, etc.) et où, simultanément, les tensions intra- et internationales s’exacerbent, cela permet également de rappeler que la tradition libérale n’a pas réglé le problème de la violence en général, même si elle a profondément modifié les coordonnées dans lesquelles cette question est susceptible d’être formulée. Cela permet enfin de maintenir une lecture complexe de cette tradition politico-philosophique, tout en posant la question de son rôle dans la survenance ou la reproduction de violences de grande ampleur.

Nous avons déjà eu l’occasion de proposer une définition du libéralisme économique et politique comme « superposition de strates, enchevêtrement de niveaux et de logiques »[21]. Unique dans l’histoire de la modernité, cette tradition articule au moins quatre niveaux : socio-économique (la prééminence de l’individu dans les rapports sociaux, faisant du  marché libre l’institution centrale de coordination des actions,), juridique (la norme de propriété individuelle comme fondement des droits fondamentaux), politique (le primat du gouvernement représentatif pour organiser la pluralité des opinions), épistémologique (le langage argumenté,  visant à accéder à la vérité des faits). À ces différents éléments s’ajoute une théorie de l’action, marquée par la domination de la norme d’utilité dans la rationalité des choix. Pour faire bref, nous dirons que, dans sa diversité même, la tradition libérale se caractérise par une dynamique d’efficacité dans la production des biens et services (sphère économique) comme dans l’administration de la puissance publique (sphère politique), dynamique permise par la suprématie du calcul d’utilité dans l’anticipation et l’évaluation des choix. Par souci de clarté, nous proposerons ici une définition restrictive du libéralisme en cantonnant celui-ci à ce dernier niveau, sachant que la relation qui s’établit avec les autres aspects mériterait de plus amples développements[22].

Ces dernières années, deux auteurs ont avancé des propositions théoriques importantes permettant de travailler à l’élaboration d’un concept critique de violence au regard d’une telle tradition. Dans un ouvrage majeur – Modernité et Holocauste[23], mais aussi dans d’autres relatifs à l’éthique dans une société « post-moderne » ou « liquide »[24], Zygmunt Bauman a mis en avant cette ambivalence constitutive de la modernité. La bureaucratisation de la violence, ou sa prise en charge par la division capitaliste du travail, est une condition de sa massification. Mais l’inverse est aussi vrai : au sein de l’Etat comme du marché, la division du travail est porteuse d’une violence propre. Celle-ci consiste à « désensibiliser » la relation à l’autre (fonctionnaire ou usager, salarié ou client), en faisant de lui un simple « rouage » dans le système administratif ou productif. Acteur sans visage, celui-ci n’est plus en mesure d’opposer à la logique du système une expérience subjective, un vécu, une éthique[25]. Une limite anthropologique est alors levée, qui permet au système de poursuivre les finalités qui lui sont assignées quel que soit le prix à payer en termes de vie humaine – ce que Bauman appelle le « coût humain de la mondialisation »[26]. Les violences prennent des expressions multiples : elles peuvent, lorsqu’elles ne rencontrent plus de limites internes, aller jusqu’à la mise à mort. Ceci aura d’autant plus de chances d’avoir lieu que les limites externes (régimes politiques, institutions, lois, etc.) auront elles-mêmes été dévoyées par une idéologie autoritaire ou totalitaire. Tel fut évidemment le cas pour le nazisme ou le stalinisme et, plus généralement, pour les régimes « de parti unique ». Pour Bauman néanmoins, la violence ne passe pas nécessairement par une situation de fragilité institutionnelle. Elle peut pleinement s’exercer au sein des démocraties de marché, en raison de la façon dont la division du travail – bureaucratique ou capitaliste – parvient à interdire l’exercice d’une conscience critique de la rationalisation et à lever toute limite au développement d’une logique systémique. En diluant les repères, le marché attise les peurs sécuritaires : l’efficacité dont il se prévaut rend impossible la formation d’une éthique de la vie en commun[27].

De son côté, Étienne Balibar suggère de considérer que la violence fonctionne comme le corrélat de la politique. Dans une conférence récente, il précise que la question centrale de la politique, c’est la question de la contamination des fins de la politique par ses moyens. […] Dans le procès réel de la politique et de son histoire, cependant, la violence fait partie des conditions, elle fait partie des moyens, et par conséquent elle fait partie des fins, parce que les fins sont immanentes aux moyens, ou le deviennent. […] Les « fins » de la politique sont toujours nobles, sinon pures ; elles promettent la justice et la concorde, qui par principe s’opposent à la violence, tandis que les moyens, eux, impliquent la possibilité de son usage, ou même sa nécessité, s’il est vrai que justice et concorde n’existent pas spontanément, mais impliquent de remettre en question des pouvoirs et des intérêts. Or le fait est que les moyens deviennent à leur tour des fins, voire qu’ils se substituent effectivement aux fins s’il s’avère que celles-ci n’existent que conditionnellement, ou provisoirement, relativement aux moyens et aussi longtemps seulement que ceux-ci opèrent. Mais surtout – c’est la leçon incontournable de Gandhi, lui-même rien moins qu’un politique « idéaliste » – les moyens transforment les fins auxquelles ils sont appliqués, en même temps qu’ils conditionnent et en quelque sorte « fabriquent » leurs sujets ou porteurs. C’est pourquoi, je le répète, la violence n’est pas l’autre de la politique, sauf à imaginer une politique sans pouvoirs, sans rapports de force, sans inégalités, sans mésentente, sans intérêts, c’est-à-dire une politique sans politique[28].

Si la violence constitue la « matière » de la politique – ce avec et contre quoi elle agit –, c’est précisément en raison du type de rationalité promue par l’action politique concrète, qui entend administrer efficacement les moyens en vue d’une fin au risque, comme le dit Balibar, de faire en sorte que les fins soient « contaminées par les moyens », évaluées en fonction des moyens qu’elles mobilisent et qui les façonnent. Dans son travail sur l’extrême violence, cet auteur ne nomme pas la tradition libérale comme telle. Mais son examen critique du capitalisme chez Marx comme sa réflexion sur les sources de la conscience de soi chez John Locke permettent d’y revenir[29]. Il y a une efficacité du libéralisme qui est simultanément à l’origine de sa puissance d’attraction dans la modernité et la marque d’une violence dont il creuse le sillon. Là encore, cette ambivalence même est une condition de son développement : en instituant « une ligne de partage entre le visible et l’invisible », elle permet de maintenir la violence « derrière les voiles d’ignorance que viennent occasionnellement déchirer des événements symptomatiques »[30]. A l’inverse de Bauman, l’enjeu relève moins d’un problème de « conscience morale » dans un « monde liquide », que d’un travail de la violence sur elle-même, permettant de distinguer « violence », « contre-violence » et « antiviolence »[31]. Cette dernière désigne une lutte pratique – et non seulement théorique – contre toutes les violences, mais qui refuse d’emprunter la voie de la « contre-violence », c’est-à-dire d’une violence qui serait considérée comme légitime parce qu’elle s’opposerait à une violence « antérieure » ou « fondatrice ». L’« antiviolence » est l’autre nom de la « civilité ». Dès lors « la politique ne peut plus être pensée simplement ni comme relève de la violence […] ni comme transformation de ses conditions déterminées […]. Elle n’est plus un moyen, un instrument pour autre chose, elle n’est pas non plus une fin en soi. Elle est l’enjeu incertain d’une confrontation avec l’élément d’irréductible altérité qu’elle porte en elle »[32].

Nous reviendrons plus bas sur la façon dont cette logique de la violence s’appuie sur une théorie de la frontière, c’est-à-dire sur la construction de marqueurs qui, à l’heure du « village global », ne cessent de reconstruire l’autre sous la figure d’une différence inassimilable. Balibar est, comme Bauman, sensible au rôle spécifique joué par la division capitaliste ou bureaucratique du travail.  Mais cette notion n’est, à ses yeux, que l’une des matérialisations possibles de l’idée de frontière, autour de laquelle s’organisent des « passages » (cf. Tassin, ici-même) mais aussi des « ruptures ». Dès lors, la violence ne prend plus seulement la forme systémique dégagée par Bauman. À côté de formes « hyper-objectives » (la généralisation d’une logique marchande qui traite les personnes comme des choses), elle peut se développer sous des formes « hyper-subjectives » (la clôture sur soi, qui est à l’origine de replis nationalistes ou de fermetures communautaires)[33]. De part et d’autre de la frontière, l’autre n’est pas nécessairement occulté : il est à la fois nié et surinvesti comme autre. Et, dans les deux cas, appréhendé sous la forme d’une altérité sans rapport avec la communauté de référence. Sa destruction devient donc possible, quand elle n’est pas effective.

L’intérêt des analyses proposées par ces deux auteurs, malgré les différences qui les lient, est qu’elles permettent de déplacer la focale concernant le concept de violence. Issu d’un rapport ambivalent à la « modernité » (Bauman) ou à la « conception moderne » de la « politique » (Balibar), ce concept ne décrit ni un état, ni un enchaînement de causes, mais une façon de s’inscrire dans un contexte – contexte qui, en retour, actualise cette violence, la « performe » en quelque sorte. Au centre de ce contexte se trouve à la fois (a) un système productif visant à mettre en circulation des biens et des services de la façon la plus efficace possible en confiant au marché le soin de les convertir en richesse (autrement dit, une économie de marché) et (b) une  pratique de gouvernement visant à combiner efficacement des moyens et des fins, c’est-à-dire à administrer les prérogatives de la puissance publique dans les limites fixées par l’Etat de droit (autrement dit, une politique libérale). Tel que nous cherchons à l’appréhender, un concept critique de violence apparaît dès lors que la violence constitue le fond d’ambivalence de l’économie politique caractéristique du libéralisme, sans que cela n’exclut d’autres types de violence ni d’autres traditions politiques[34]. Lorsqu’une telle ambivalence aboutit à des destructivités massives – matérielles autant que symboliques – elle revêt un caractère proprement tragique. Ajoutons que de telles destructivités ne se traduisent pas nécessairement par la mise à mort, mais produisent des situations de vulnérabilité extrême, des situations dans lesquelles la reproduction de la vie ou l’accès à une vie digne ne sont pas garanties. Si les acteurs n’ont qu’un contrôle limité de cette économie politique, on ajoutera qu’il s’agit d’une « violence structurelle ». Telle est, en Colombie, la fonction qu’occupe le déplacement forcé, parmi d’autres types de violence pratiqués.

 


 

[1] Voir Balibar Étienne et Immanuel Wallerstein, Race, nation, classe. Les identités ambiguës, Paris, La Découverte, 1998. Le terme d’« économie-monde » est emprunté à Immanuel Wallerstein. Cet auteur écrit notamment : « L’économie-monde capitaliste [peut être] considérée comme une unité historique, à la fois unique et en développement. […] L’accumulation illimitée du capital est la caractéristique du système en même temps que sa raison d’être. Avec le temps, cette accumulation illimitée pousse à la marchandisation de tout ce qui existe, à l’augmentation absolue de la production mondiale et à une division sociale du travail complexe et sophistiquée ». Et plus loin, le même auteur écrit : « Le capitalisme implique la marchandisation, mais seulement jusqu’à un certain point. […] À long terme, ce processus séculaire implique la mort assurée pour le système » (ibid., p. 145 et 151). Cette forme d’autolimitation du processus capitaliste peut être comprise à travers l’existence de forces endogènes qui finissent par détruire les ressources mêmes dont le capitalisme a besoin pour organiser le processus d’exploitation. Wallerstein souligne que, poussée à l’extrême, la marchandisation du foyer domestique finit par saper les conditions de bases de la force de travail –  les conditions de reproduction des modes de vie populaires, lesquels supposent un ancrage territorial et domestique élémentaire. Dans le contexte de l’économie-monde, dont la Colombie fait désormais pleinement partie, la violence armée joue un rôle assez proche de celui que Wallerstein assigne à la marchandisation : à court terme, elle complète voire radicalise le rapport de forces capitaliste auquel la guerre est adossée ; à moyen/long terme, elle menace la force de travail elle-même (ouvrière, mais surtout rurale) et risque ainsi de menacer l’économie nationale dans son ensemble.

[2] Entamés formellement à Oslo le 18 octobre 2012, les pourparlers de paix entre le gouvernement de Juan-Manuel Santos et les FARC se déroulent désormais à la Havane. Ils ont pour objectif la mise sur pied d’un Accord général de cessation du conflit armé et de construction d’une paix stable et durable sur l’ensemble du territoire colombien. Cinq points sont à l’ordre du jour des négociateurs : la politique de développement agraire intégral ; la participation politique ; la fin du conflit ; le problème des drogues illicites ; la place des victimes. La phase qui suivra la signature éventuelle d’un tel Accord portera sur ses conditions de sa mise en œuvre. Pour une présentation synthétique de ces questions, voir Sáens M. H., « Sometimiento, negociación y construcción de paz. Reacciones frente al anuncio de un nuevo proceso », Palabras al margen, n° 9, 2013, http://palabrasalmargen.com/index.php/articulos/nacional/item/sometimiento-negociacion-y-construccion-de-paz-reacciones-frente-al-anuncio-de-un-nuevo-proceso?category_id=173 ; et Saens M. H., “Estrategias de guerra y construcción de paz”, Palabras al margen, n° 12, 2013, http://palabrasalmargen.com/index.php/articulos/nacional/item/estrategias-de-guerra-y-construccion-de-la-paz?category_id=173.

[3] Voir Foucault Michel, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975 ; et Foucault Michel, L’Herméneutique du sujet, Paris, Gallimard, 2001.

[4] Mantilla Alejandro, « La paz en Colombia. Tres comprensiones », Palabras al margen, n°1, 2012, http://palabrasalmargen.com/index.php/articulos/nacional/item/la-paz-en-colombia-tres-comprensiones?category_id=181

[5] Weber Max, Économie et Société, Paris, Plon, 1971.

[6] Voir les graphes présentés dans la deuxième partie.

[7] Balibar Étienne, Violence et civilité, Paris, Galilée, 2010.

[8] De ce point de vue, l’enjeu du processus de paix n’est pas simplement de fournir un « cadre » à la conversion des violences, mais de savoir si ce cadre sera susceptible de sortir d’un monde de gouvernement fondé sur le déplacement massif de populations, autrement dit sur un scénario spécifique de violence de masse.

[9] Pour une synthèse, récente voir notamment : Ruiz Gutiérrez A., La violencia del derecho y la vida nuda, Medellín, Ed. Universidad de Antioquia, 2013 ; Wieviorka M., La violence, Paris, Fayard/Pluriel, 2010 ; Crettiez X., Las formas de la violencia, Buenos Aires, Waldhuter editores, 2009.

[10] Voir Semelin Jacques, « Notre projet », document de référence pour l’Encyclopédie en ligne sur les violences de masse, non publié, non daté, porté à notre connaissance en 2009, également accessible sur : http://www.massviolence.org/fr/Notre-approche-scientifique. Voir Semelin Jacques, Purifier et détruire. Usages politiques des massacres et génocides, Paris, Le Seuil, 2005.

[11] Semelin Jacques, « Notre projet », op. cit., p. 4.

[12] Bourdieu Pierre et Jean-Claude Passeron, La Reproduction. Eléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Minuit, 1970.

[13] Cette illusion, sur laquelle repose le concept de violence symbolique, est également constitutive d’une « désymbolisation du social » : en interdisant aux acteurs de prendre conscience des conditions d’effectivité de cette violence, elle ne leur permet pas de symboliser ce qui leur fait défaut. A l’inverse, la rupture avec le cycle de violence symbolique suppose de resymboliser ce manque et, ainsi, de surmonter l’illusion qui le nourrit.

[14] CODHES, Boletín de la Consultoría para los Derechos Humanos y el Desplazamiento. Crisis humanitaria y catástrofe social, no 26, Bogotá, 1999, p. 1.

[15] Sur le sujet, voir notamment : Human Rights Watch, Paramilitaries’ Heirs. The New Face of Violence in Colombia, ed. HRW, New York, 2010. Consultable sur : www.copaz.org ou sur : http://www.uclouvain.be/370122.html.

[16] Wieviorka M., La violence, op. cit., p. 13, souligné par nous.

[17] Arendt Hannah, Les origines du totalitarisme. Tome 3. Le système totalitaire, Paris, Le Seuil/Points, 1972.

[18] Un tel retournement est visible dans des registres très différents : absence de protection des populations menacées d’extermination, en dépit de la présence sur place des forces de sécurité de l’ONU (Rwanda, Bosnie-Herzégovine), stratégies hyper-sécuritaires de la part d’Etats de droit qui, au nom de du droit de se protéger, dérogent explicitement au droit international (l’Etat d’Israël, dans le cas du conflit israélo-palestinien), non-protection de populations civiles par un Etat qui tire sa légitimité de son caractère démocratique (Colombie), etc.

[19] Múnera Leopoldo, « La Colombie : négociation et construction de la paix », conférence donnée à l’Université catholique de Louvain, 22 mars, non publié. À ce propos, Múnera distingue « l’approche causaliste » et « l’approche configurationnelle » de la violence. La première « présuppose qu’étant donné la disparition progressive des facteurs déterminant la violence et le conflit armé, ces deux phénomènes vont disparaître progressivement, au fur et à mesure qu’on régularise la vie sociale. Par conséquent, la paix serait un simple effet de l’élimination des causes objectives et subjectives ». La seconde soutient au contraire que « le conflit armé et la violence, en général, ne sont pas seulement l’effet d’une multiplicité de causes, mais forment en même temps une réalité sociale, politique et économique, qui coexiste avec l’ordre institutionnel et étatique, en y introduisant des mutations fondamentales » (ibid., souligné par nous).

[20] Taylor Charles, Les Sources du moi. La formation de l’identité moderne, Paris, Seuil, 1998. Pour ce qui nous occupe ici, une telle réduction serait une erreur factuelle et normative, tant la modernité a partie liée avec la résistance à la violence, notamment sous la forme de la non-violence. Voir Sémelin Jacques, La Non-violence expliquée à mes filles, Paris, Seuil, 2000.

[21] De Nanteuil Matthieu, « Penser la violence après le totalitarisme », in de Nanteuil Matthieu et Leopoldo Múnera (dir.), La vulnérabilité du monde. Démocraties et violences à l’heure de la globalisation, Louvain-la-Neuve, PUL, 2013, p. 15-28, p. 24.

[22] Parmi les travaux les plus importants sur le libéralisme, on notera les suivants : Spitz Jean-Fabien, John Locke et les fondements de la liberté moderne, Paris, PUF, 2001 ; Audard Catherine, Qu’est-ce que le libéralisme ? Ethique, politique, société, Paris, Gallimard, 2009 ; Jaume Lucien, Les Origines philosophiques du libéralisme, Paris, Flammarion, 2010.

[23] Bauman Zygmunt, Modernité et Holocauste, Paris, Complexe, 2008.

[24] Bauman Zygmunt, La Vie en miettes. Expérience post-moderne et moralité, Arles, Ed. du Rouergue, 2003 ; Bauman Zygmunt, « Modernidad y ambivalencia », in Beriain, J. (eds), Las consecuencias perversas de la modernidad, Barcelona, Anthropos, 2007, p. 73-119.

[25] Dans le langage de Bauman, ceci passe par la « substitution de la responsabilité technique à la responsabilité morale ». Même s’il conteste certains aspects de Arendt Hannah, Eichmann à Jérusalem. Essai sur la banalité du mal, Paris : Gallimard, 1966, Bauman est, sur ce point, en accord avec l’auteur des Origines du totalitarisme. Tome 3. Le système totalitaire (Arendt Hannah, Paris, Le Seuil/Points, 1972).

[26] Bauman Zygmunt, Le Coût humain de la mondialisation, Paris, Fayard, 2010.

[27] Bauman Zygmunt, Le Présent liquide. Peurs sociales et obsessions sécuritaires, Paris, Seuil, 2007.

[28] Balibar Étienne, « Violence, Politique, Civilité », Conférence inaugurale, Colloque International : Violence, Politique, Exil/Désexil dans le monde d’aujourd’hui, Istanbul (Turquie), Institut Français d’Istanbul, Université Galatasaray, Collège International de Philosophie (Paris), 7-10 Mai 2014. Non publié.

[29] Balibar Étienne, La Philosophie de Marx, Paris, La Découverte, 2001 ; Balibar Étienne, « Le Traité lockien de l’identité », in Locke John, Identité et différence. L’invention de la conscience, Paris, Seuil, 1998, p. 9-101.

[30] Balibar Étienne, « Sur la ‘brutalisation’ de l’Europe », in de Nanteuil Matthieu et Múnera Leopoldo (dir.), La vulnérabilité du monde. Démocraties et violences à l’heure de la globalisation, Louvain-la-Neuve, PUL, 2013, p. 193-205, p. 195.

[31] Cette expression de « travail de la violence sur elle-même » nous fut suggérée par la lecture du livre Balibar Étienne, Violence et civilité, Paris, Galilée, 2010. On le trouve formulée telle qu’elle chez Wieviorka (La violence, op. cit., p. 308), bien que celui-ci l’utilise dans un sens différent, celui d’une plasticité des formes de violence censées caractériser la subjectivité des protagonistes.

[32] Ibid., p. 38.

[33] Cf. ibid.

[34] La notion d’« ambivalence » est centrale chez ces deux auteurs, même si elle prend chez chacun des acceptions variées. Voir : Bauman Zygmunt, « Modernidad y ambivalencia », in Beriain J. (eds), Las consecuencias perversas de la modernidad, Barcelona, Anthropos, 2007, p. 73-119 ; Balibar Étienne, Violence et civilité, op. cit.

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