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Recension – Homos Deus de Harari

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Homo Deus d’Harari et les exigences de la pensée philosophique

Le best-seller mondial Homo Deus passe pour un livre de science, d’histoire ou de prospective. Et si c’était avant tout l’un des plus importants ouvrages de philosophie contemporaine ?

 

Vincent Citot est agrégé et docteur en philosophie ; il enseigne aujourd’hui à l’Université Paris IV, et est également co-fondateur, directeur, et rédacteur en chef de la revue Le Philosophoire (éditions Vrin).

 

La recension proposée ici n’est pas classique ; il s’agit plus véritablement d’une analyse critique, ouvrant à un propos plus large.

 

La production intellectuelle est divisée en différents champs disciplinaires, et c’est bien ainsi. Un livre de biologie n’est pas un livre d’archéologie qui n’est pas un livre de démographie ; et tous ces travaux scientifiques ne sont pas des ouvrages de morale, de politique, de littérature ou de philosophie. Il existe certes des œuvres transdisciplinaires, comme l’est par exemple le Sapiens d’Harari[1]. Ce best-seller mondial traite de paléontologie, d’histoire, de biologie, d’anthropologie, d’économie, etc. Comme l’ouvrage coordonne des découvertes qui ne sont pas de l’auteur, on le classe souvent dans la catégorie « vulgarisation scientifique ». Il nous semble que c’est plutôt un travail de synthèse scientifique car il ne se réduit pas à la mise à disposition de savoirs techniques présentés sous une forme simplifiée. C’est une coordination savante de savoirs savants nourrie par des hypothèses historiographiques et des engagements théoriques qui sont propres à l’auteur. Un vulgarisateur ne fait pas une œuvre aussi personnelle.

L’ouvrage qui nous retient ici – Homo Deus[2] – est encore plus embarrassant pour qui voudrait le classer dans une rubrique disciplinaire. Or cette volonté est légitime car pour bien juger d’un livre, il faut savoir ce qu’il prétend être – ou plus exactement ce qu’il est indépendamment de la revendication explicite de l’auteur, car on peut se tromper soi-même sur la portée de son œuvre. Si Homo Deus se présentait comme un roman de science-fiction imaginant un avenir possible pour l’humanité, il n’y aurait pas lieu de l’évaluer à l’aune de critères scientifiques ; inversement, si on le considère comme une œuvre de prospective savante, on est gêné par la multitude d’affirmations non scientifiques qu’il contient (non scientifique ne voulant pas dire anti-scientifique ou para-scientifique, mais extérieur au champ de la science). Qu’est-il donc ? Il cherche à penser l’évolution passée et future de l’humanité dans un même mouvement d’ensemble, qu’il divise en trois étapes : « P. I- Homo Sapiens conquiert le monde » ; « P. II- Homo Sapiens donne sens au monde » ; « P. III- Homo Sapiens perd le contrôle ». C’est donc une fresque de l’aventure humaine et de sa destinée, montrant l’homme dominer progressivement la planète et sa propre humanité, avant de retomber dans une dépendance d’un nouveau genre, consécutive à l’émergence d’une technoscience toute-puissante. Nous nous intéressons ici moins aux thèses d’Homo Deus qu’à son positionnement intellectuel. La question de l’identité disciplinaire de ce vaste panorama peut sembler secondaire et marginale, mais nous verrons qu’elle n’est pas négligeable.

 

I. Pourquoi Homo Deus n’est-il pas rangé au rayon philosophie ?

 

Commençons pas relever un paradoxe. Au rayon « Philosophie » des librairies, on trouve beaucoup de livres qui ne posent aucun problème philosophique mais s’attachent à expliciter la pensée de tel ou tel. Ce sont des exégèses, des explications, des résumés ou des commentaires. Parfois, il s’agit de travaux d’historiens (en histoire des idées philosophiques)[3]. Si l’on se déplace au rayon « Histoire » (et parfois au rayon « Sciences »), on tombe sur Homo Deus, dont la majeure partie ne traite pas d’histoire mais de problèmes tels que la définition de l’intelligence, de la conscience et de la vie ; la possibilité du libre-arbitre et de l’existence de l’âme ; la question de la force des illusions religieuses, des dangers de la technoscience, des finalités que se donne l’humanité et de la responsabilité de tous et de chacun par rapport à l’avenir de celle-ci. Pourquoi l’ouvrage ne figure-t-il pas au rayon « Philosophie » et pourquoi les travaux d’histoire des idées philosophiques ne sont-ils pas rangés, inversement, au rayon « Histoire » ? Pour une raison discutable qui tient moins au contenu des livres qu’à la formation initiale des auteurs et au réseau disciplinaire dans les mailles duquel ils sont pris. Quand un auteur de formation philosophique parle d’un philosophe, on considère qu’il fait de la philosophie, même quand il cherche simplement à restituer fidèlement une pensée qui n’est pas la sienne[4]. Harari, de son côté, est historien de formation et de profession. Mais il est clair que son Homo Deus n’est pas principalement un livre d’histoire. Pas non plus un livre de « science » : il brasse un grand nombre de disciplines savantes dans le but de faire réfléchir son lecteur à des enjeux philosophico-politico-moraux, et non uniquement pour l’instruire.

 

II. Harari est-il un « essayiste » ?

 

Le plus simple serait de considérer Harari comme un « essayiste » – on range dans cette catégorie beaucoup d’auteurs qu’on ne sait pas classer mais dont pense qu’ils sont à égale distance de la littérature et des travaux de recherche stricto sensu. Tous les grands livres de philosophie rédigés par des auteurs non philosophes de formation ou de profession sont vus comme des « essais ». La plupart des philosophes professionnels[5] considèrent alors qu’ils n’ont pas à se préoccuper de ces productions extérieures à leur champ disciplinaire. L’essai leur apparaît souvent comme une sorte de pensée dégradée, une philosophie de circonstance, une production littéraire pour le tout-venant, le grand public ; bref, quelque chose de « pas sérieux » sur quoi un vrai philosophe ne saurait s’attarder. Celui-ci a même intérêt à dénigrer « l’essayisme » pour se valoriser au sein de son réseau de pairs. Se référer et se confronter aux « essais », c’est s’exposer à des représailles symboliques. Surtout s’il s’agit de succès de librairie. L’essayiste est alors qualifié de « médiatique » et cela suffit pour le disqualifier – situation fâcheuse car, selon nous, les « essayistes » contemporains posent souvent d’authentiques questions philosophiques ; celles-là même que les professionnels de la philosophie ont tendance à abandonner pour se consacrer à leurs travaux d’érudition[6]. Homo Deus, qui se vend à des millions d’exemplaires à travers le monde, n’intéresse guère (ou trop peu) les spécialistes de philosophie. C’est, pour une majorité d’entre eux, un « essai », de la « vulgarisation » ou de la prospective-fiction dont l’intérêt est avant tout de divertir le lectorat en brassant un peu de science sur un mode littéraire. L’ouvrage ne se trouve pas au rayon philosophie, n’est pas (peu) recensé dans les revues de philosophie, ne fait pas (peu) l’objet de débats au sein de la communauté des philosophes institués. Bref, tout porte à croire qu’il n’intéresse pas ces derniers.

 

III. Les tâches de la pensée philosophique

 

Notre thèse est double : Homo Deus est un livre de philosophie et il devrait, par sa qualité, être au cœur des débats philosophiques contemporains. Le rejeter hors du champ philosophique devrait aboutir, si l’on était conséquent, à ôter des rayons consacrés à cette discipline 90% des livres qui s’y trouvent actuellement. Qu’est-ce que la philosophie ? Vaste question qu’on ne traitera pas ici[7]. Mais il est clair pour tout le monde que se demander, comme Harari dans Homo Deus, ce qu’est un être humain, où va l’humanité et ce qu’elle pourrait / devrait faire d’elle-même, relève en grande partie de la philosophie. Bien loin d’être uniquement un ouvrage de savant, Homo Deus pose quantité de problèmes moraux et politiques. En fait, toute l’entreprise s’apparente à une coordination de savoirs et de valeurs, de faits et de finalités, de réalités et de possibilités. N’est-ce pas l’une des vocations essentielles de la philosophie (notamment dans sa différence avec les sciences) de mettre en œuvre une telle coordination ? Harari met parfaitement en évidence les choix politiques, éthiques et juridiques qui vont être les nôtres face au pouvoir croissant des biotechnologies et des technologies de l’information. Son propos n’est pas celui d’un savant ni d’un moraliste, mais d’un philosophe pensant ensemble les faits et les normes, les réalités contemporaines et leur avenir dans sa double dimension de futur anticipé et de futur désiré. Par ailleurs, une des tâches historiques de la philosophie est de coordonner les savoirs entre eux en vue d’une synthèse originale intellectuellement stimulante. C’est ce que fait Harari qui rassemble une immense somme de connaissances en biologie, neurologie, éthologie, psychologie, psychologie sociale, sociologie, histoire, économie, etc. – indiquant en bibliographie les sources utilisées tirées d’ouvrages et de revues spécialisés. Enfin, une autre tâche traditionnelle de la philosophie est d’enfanter de nouveaux champs du savoir et d’anticiper les futurs développements scientifiques pour considérer leurs enjeux (cognitifs, moraux, politiques) et prendre position. Nous sommes là au cœur de la démarche d’Harari.

 

IV. Homo Deus serait-il un modèle à suivre ?

 

Pour toutes ces raisons, nous avons affaire à un livre de philosophie. Reste à évaluer sa qualité. Selon nous, elle est telle que les philosophes contemporains auraient un intérêt intellectuel (malheureusement pas professionnel) à lire Homo Deus et les ouvrages qui peuvent lui être apparentés. Cela leur permettrait de renforcer leur culture scientifique – condition importante, selon nous, pour philosopher au niveau requis (pas la seule, bien entendu) – et les inciterait aussi à retrouver quelque chose de l’esprit de synthèse qu’ils ont largement perdu au profit de l’esprit analytique hyperspécialisé – alors qu’une intelligence complète doit évidemment manier les deux. Harari ravive une triple ambition qu’une certaine philosophie contemporaine n’aurait jamais dû abandonner : assimiler une authentique culture savante, embrasser de vastes problématiques et saisir au vif notre responsabilité en tant qu’acteurs historiques[8]. Homo Deus est ainsi une belle occasion de voir reformulée d’une façon originale quantité de vieilles questions philosophiques : comment penser le vivant et la singularité de l’homme ? Celui-ci est-il libre ? Quelles sont les conditions dans lesquelles le régime démocratique est viable ? Faut-il préférer le bonheur et/ou le plaisir à l’autonomie individuelle ? Et bien d’autres interrogations d’importance concernant l’essence du phénomène religieux et sa différence avec la recherche spirituelle, la possibilité d’une dissociation conscience-intelligence, le caractère métaphysique des « droits de l’homme » et de la sacralisation de la nature humaine, les illusions relatives à l’unicité de l’individu conscient, les limites de la réflexivité pensante, le sens de l’histoire, la menace totalitaire, le sens de la vie, etc.

 

V. Un exemple : économie de la connaissance et idéaux égalitaires

 

Voici un exemple typique d’idées stimulantes associant informations savantes et enjeux philosophico-moralo-politiques : « l’économie mondiale, dit Harari en posant une thèse générale qu’il développe par la suite, ne se fonde plus sur les matières premières mais sur le savoir. Auparavant, les principales sources de richesse étaient les actifs matériels, comme les mines d’or, les champs de blé et les puits de pétrole. De nos jours, le savoir est la principale source de richesse. Et si l’on peut conquérir des champs de pétrole par les armes, on ne saurait acquérir le savoir ainsi. La connaissance étant devenue la ressource économique la plus importante, la rentabilité de la guerre a décliné, et les guerres sont de plus en plus cantonnées aux parties du monde – comme le Moyen-Orient et l’Afrique centrale – qui reposent encore sur des économies à l’ancienne, à base matérielle »[9]. Les grands créateurs de richesse, défend Harari,[10] sont les inventeurs, les scientifiques, les ingénieurs, les mathématiciens, les informaticiens, c’est-à-dire tous ceux qui, directement ou indirectement, façonnent le monde contemporain et orientent les modes de consommation. Qu’est-ce qui obsède les hommes aujourd’hui ? La santé, la sécurité, le bien-être, la longévité (voire l’immortalité), la puissance, la vitesse, l’ivresse… Pour la poursuite de ces fins, la médecine, la neurobiologie, l’intelligence artificielle, la robotique, les nanotechnologies et la conception d’algorithmes sont plus utiles que la sueur du prolétaire et la force du nombre. D’où, selon l’auteur, une augmentation à prévoir des inégalités. Jusqu’à présent, les élites avaient besoin des masses populaires pour le travail agricole, industriel et les services ; ce qui permettait aux travailleurs d’être entendus dans leurs revendications – la dépendance procurant du pouvoir à l’égard de celui dont on dépend. A l’avenir, prévoit Harari, le prolétariat risque de se retrouver sans moyen de pression face à des élites (intellectuelles) ayant moins besoin de lui, qu’il soit remplacé par des robots ou que les biens et services puissent être produits sans main d’œuvre. S’il suffit d’une connexion internet pour avoir accès au savoir universel, à quoi bon les imprimeurs, relieurs, distributeurs, voire les bibliothécaires ? La liste des professions menacées de disparaître est impressionnante. Or si, jusqu’à présent, les travailleurs pouvaient se reconvertir d’un secteur à l’autre – les paysans en mineurs et les ouvriers du bâtiment en guichetiers –, il pourrait n’en être pas ainsi à l’avenir, s’il est vrai qu’un employé de la poste ne peut devenir aussi aisément ingénieur ou physicien.

Si l’économie de la connaissance rend les guerres moins rentables (selon le raisonnement cité plus haut), il se pourrait qu’elle augmente les tensions sociales et mette à mal les idéaux égalitaires. Des hommes « supérieurs » d’un côté (d’autant plus supérieurs qu’ils auront été « augmentés » par des procédés « cyborgs » de greffe électronique) et des masses populaires de l’autre, voilà un avenir possible pour une société abandonnant parallèlement « la religion des droits de l’homme », de l’égalité et de la fraternité. On voit bien les enjeux philosophiques et axiologiques des données économiques, anthropologiques et technologiques fournies par l’auteur ; donc, réciproquement, l’importance de connaître ces données pour prendre position et éventuellement agir en toute responsabilité.

 

***

 

Une fois montrés les intérêts philosophique, scientifique, moral et politique de l’ouvrage, et le profit qu’on aurait à le lire, on pourrait s’attarder sur ses approximations terminologiques, ses erreurs, voire ses contradictions. Les spécialistes des différentes disciplines peuvent souligner l’incomplétude de la bibliographie et le caractère insuffisant de telle ou telle affirmation. On pourrait contester à la fois le plan d’ensemble et certains détails – comment en serait-il autrement étant donnée l’immense ambition de l’œuvre ?[11] Il nous semblait toutefois plus urgent de montrer en quoi l’ouvrage pouvait utilement stimuler les philosophes et les penseurs en général. Dans un monde hanté par « le retour du religieux » où la culture scientifique reste indigente chez nombre d’intellectuels et de décideurs et où l’avenir est sacrifié aux impératifs du court terme, la mise en évidence des imperfections d’Harari n’était pas « la première priorité » – pour reprendre la formule pléonastique d’une certaine élite politique.

[1] Y. N. Harari, Sapiens (2011), Paris, A. Michel, 2015.

[2] Y. N. Harari, Homo Deus (2015), Paris, A. Michel, 2017.

[3] Il existe aussi d’authentiques ouvrages de philosophie dans le rayon concerné, bien entendu.

[4] En un sens, le classement dans le rayon « Philosophie » n’est pas aberrant car il est vrai qu’un philosophe traite toujours de son auteur en fonction de méthodes et de perspectives dérivées de sa formation. Même quand il fait de l’histoire (des idées philosophiques), il a tendance à y mêler un peu de philosophie ; il en ressort une œuvre bâtarde mi-historique mi-philosophique. Nous examinons les conséquences de ce procédé discutable dans V. Citot (dir.), Problèmes épistémologiques en histoire de la philosophie, Montréal, Liber, 2017.

[5] Nous en sommes. Mais porter un regard critique sur l’ethos de son monde professionnel n’est pas interdit.

[6] Nous pensons ici avant tout à la situation en France, mais le constat vaut à l’international. C’est une conséquence de la professionnalisation des philosophes – phénomène désormais mondial.

[7] Sur la définition de cette discipline et la spécificité du problème de type philosophique, voir V. Citot, Puissance et impuissance de la réflexion, Argenteuil, Le Cercle Herméneutique, P. III.

[8] Voir notre « Essai d’évaluation de la production philosophique contemporaine », Le Philosophoire, 47, 2017.

[9] Y. N. Harari, Homo Deus, op. cit., p. 26.

[10] A tort ou à raison, peu importe : nous cherchons à comprendre comment il procède plutôt qu’à expertiser son propos.

[11] Et à moins d’être soi-même un savant universel, il faut avouer qu’on apprend plus qu’on ne trouve à redire.

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