2023Société/Politiqueune

Au-delà des politiques du visible : vers une politique de la désorientation femme

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Biographie : Justine Perron (elle) est doctorante à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa, et est associée au Centre interdisciplinaire de recherche sur la citoyenneté et les minorités (CIRCEM). Ses intérêts de recherche portent sur la formation et l’émancipation du sujet, particulièrement à partir des théories de la reconnaissance, des pensées féministes du soin et des phénoménologies queers.

Résumé : Les personnes queers sont marginalisées à cause de leur orientation sexuelle, de leur identité de genre et parfois en raison de leur apparence « hors-norme » (leur expression de genre). Certains individus queers se sont donc réappropriés cette esthétique stigmatisée afin d’en faire une marque de fierté. Cette pratique – inspirée de la réappropriation de l’insulte chez Butler – se traduit parfois par une « politique du visible », célébrant les identités visiblement marginalisées (ayant « l’air gay ») parce qu’elles défient les conceptions normatives du genre par leur seule présence dans l’espace social. Bien que cette stratégie subversive soit souhaitable à plusieurs égards, elle comporte également des limites, notamment la discréditation de certaines identités queers « passant » pour hétérosexuelles, comme les lesbiennes femmes. Face à cette problématique, cet article défend qu’une performativité corporelle axée sur le corps perçu (pratiques esthétiques) reste partielle, et qu’il faut plutôt imaginer une résistance à l’idéologie dominante incluant davantage les pratiques involontaires liées à la corporéité.

Nous proposons que l’espace de risque situé entre le corps perçu et le corps vécu des identités queers ayant un passing hétérosexuel détient un potentiel de désorientation prometteur pour la lutte femme. En effet, le passing (involontaire) de certaines femmes est généralement écarté des écrits sur la résistance queer, et est même considérée comme un obstacle à leur émancipation et à la contestation queer plus généralement. Pourtant, nous pensons que cette capacité peut s’avérer être un outil quotidien dans la lutte face à l’idéologie dominante, puisqu’elle peut désorienter les cercles normatifs et les inciter à regarder autrement, et qu’elle peut ainsi redéfinir les cadres d’intelligibilité structurant notre compréhension partagée du monde.

Mots-clés : Performativité – Passing – Queer femme – Désorientation – Résistance

Abstract: Queer people are marginalized because of their sexual orientation and gender identity, and sometimes because of their « unusual » appearance (gender expression). Some queer individuals have therefore reclaimed this stigmatized aesthetic as a mark of pride. This practice, inspired by Butler’s reappropriation of the insult, sometimes translates into a « politics of visibility » celebrating visibly marginalized identities (i.e., those that « look gay ») because their mere presence in social spaces defies normative conceptions of gender. While this subversive strategy is desirable in many ways, it also has its limitations, including the discrediting of queer identities who « pass » as heterosexual, like femme lesbians. Considering this issue, this article argues that a bodily performativity centered on the perceived body (aesthetic practices) remains incomplete, and that it is necessary to envision a resistance against ideology that includes more involuntary practices linked to corporeality.

We suggest that the gap between the perceived body and the lived body of passing queer identities holds a potential for disorientation that is promising for femme resistance. Indeed, some femme’s (involuntary) ability to pass is generally dismissed in queer writings on resistance, and is even seen as an obstacle to their own emancipation, as well as to queer liberation in general. Yet, we believe that this very capacity can be used as an everyday tool in the struggle against dominant ideology, as it can disorient normative circles and prompt them to look differently, and thus redefine frames of intelligibility that shape our comprehension of the world.

Keywords: Performativity – Passing – Femme – Disorientation – Resistance


Introduction

Le phénomène du passing – référant aux personnes qui apparaissent comme faisant partie d’une catégorie sociale différente de la leur – a généralement été envisagé comme une manière stratégique et réfléchie de se présenter dans le monde social, dans le but d’accéder à certains privilèges ou d’échapper à la violence. En effet, la plupart de la littérature produite sur cette capacité prend pour point de départ les individus marginalisés pouvant passer pour une catégorie sociale « supérieure », particulièrement les personnes noires passant pour blanches durant la période des lois Jim Crow (white passing), ou les femmes passant pour des hommes.

Envisager le passing en termes d’ascension sociale et de survie suppose que le sujet modifie son apparence volontairement, l’insérant dans un dilemme entre émancipation individuelle et trahison de classe – le sujet choisirait une forme de libération qui reconduit les normes oppressives envers sa communauté et qui l’obligerait à couper tout lien avec celle-ci. Certain.es affirment que la nécessité du passing s’est estompée avec l’acquisition des droits humains, la reconnaissance d’une panoplie d’identités et l’ambiguïté croissante des frontières identitaires (ex. la mixité raciale) (Daniel 1992, Russell et al. 1992). Toutefois, l’étude de Khanna et Johnson (2010) pointent plutôt vers un renversement du phénomène : alors que les individus passaient autrefois d’une catégorie sociale « dominée » à « dominante », le passing serait aujourd’hui effectué dans le but d’être associé davantage au groupe marginalisé[1]. En effet, Khanna et Johnson relèvent la tendance de personnes biraciales à accentuer certains traits physiques (ex. cheveux) afin d’être associées exclusivement à l’identité noire. Cette pratique trouve d’ailleurs écho dans la communauté queer, où certains individus font le choix conscient de « s’habiller gay » afin de dévoiler leur orientation sexuelle, qui est une catégorie identitaire souvent invisible (Clarke et Turner 2007). Par exemple, plusieurs lesbiennes rapportent avoir modifié leur apparence après leur coming out pour correspondre davantage au stéréotype de la lesbienne (butch) et ainsi être reconnaissables (Blair et Hoskin 2015).

Ici, l’inversion du passing devient une pratique individuelle d’affirmation identitaire, souvent en réponse à un historique répété de catégorisation erronée par Autrui (ex. présupposer l’hétérosexualité), à un sentiment d’imposture au sein du groupe marginalisé (ex. ne pas être assez noir.e) ou à un désir de se dissocier des systèmes oppressifs. Toutefois, certains individus ne souhaitent pas modifier leur apparence afin de « dévoiler » la catégorie sociale à laquelle ils appartiennent, et ceci n’implique pas de leur part une envie de dissimuler cette facette de leur identité. Au contraire, ces individus sont souvent dérangés par la (fausse) association établie entre leur apparence et leur orientation sexuelle. Comme le souligne McHugh: « When the visible does not identify an individual’s self, most people seek to impose an identity upon them — we force them to pass as something » (McHugh 2012 p. 24). Ainsi, alors que le passing est majoritairement décrit comme étant actif et conscient (partant de l’individu), McHugh avance qu’il peut être passif et involontaire (imposé par Autrui) ; et même lorsque le sujet ayant un passing involontaire se dévoile (a-énonce son identité invisible), la légitimité de cette révélation dépend ultimement de l’approbation d’Autrui. Ce qui dérange dans le passing relève d’une essentialisation identitaire : il faudrait que ce que le sujet projette concorde avec son « essence » – qui, bien entendu, n’existe pas (Butler 1999).

La capacité à « passer » est donc intrinsèquement liée aux questions du visible et de l’invisible, et peut générer des sentiments négatifs[2] chez les individus passing qui observent un décalage entre leur corps perçu (la manière dont ils se présentent dans le monde) et leur corps vécu (la manière dont ils habitent le monde). Comment le sujet ayant un passinginvolontaire peut-il s’émanciper des schèmes dominants sans céder à l’injonction à se rendre visible ? Par quels moyens est-il en mesure de participer à la contestation de l’idéologie dominante[3] (patriarcale, hétéronormée, cisnormative, néolibérale) ? Sara Ahmed nous met en garde contre une conception transgressive du passing qui dépeindrait cette capacité comme étant fondamentalement subversive des normes sociales (Ahmed 1999). Elle considère qu’envisager ainsi ce phénomène lui retire toute complexité et entraîne des angles morts importants dans sa compréhension : le passing est à la fois un mécanisme de reproduction de l’idéologie dominante – parce qu’il est, et nous tenons à le souligner, une position de privilège dans l’ordre social –, et un défi que cette même idéologie doit surmonter[4] (Ahmed 1999). Cette double fonction du passing fait que celui-ci ne se réduit ni à une volonté individuelle guidant le principe de transgression révolutionnaire, ni à un simple processus d’assujettissement.

Dans notre texte, nous tâcherons de dégager les implications du passing pour une résistance queer à l’idéologie, c’est-à-dire une lutte pour la contestation des normes sociales oppressives et des catégorisations binaires (hétéro/homo, homme/femme, etc.), et contre la récupération des identités queers par le système capitaliste et néolibéral. Nous pensons qu’il est important de s’attarder sur cette question puisque le passing hétérosexuel de certains individus queers semblent parfois irréconciliables avec des approches subversives de leur communauté. Certaines pratiques de résistance mainstreams[5] dans la collectivité queer s’inspirent de la théorie butlérienne de l’émancipation, dont l’application concrète se traduit parfois par une « politique du visible ». En effet, plusieurs ont observé une transposition de la réappropriation de l’insulte – un véhicule de résistance popularisé entre outre par l’œuvre de Butler (2017) – vers l’esthétique queer (Vannewkirk 2006, Walker 1993). Les personnes queers ont non seulement été marginalisées à cause de leur orientation sexuelle et de leur identité de genre, mais également en raison de leur manière parfois « hors-norme » de se présenter dans le monde social – c’est-à-dire leur expression de genre. Certain.es se sont donc réapproprié.es une esthétique socialement stigmatisée afin d’en faire une marque de fierté. Cette adaptation de la performativité butlérienne à la corporéité du sujet célèbre les individus visiblement marginalisés (ayant « l’air gay ») parce qu’ils défient les conceptions normatives du genre et de la sexualité par leur seule présence dans l’espace social. Nous sommes conscients que la visibilité de la marginalité entraîne beaucoup plus de violence publique et qu’il est donc nécessaire et important d’envisager l’esthétique hors-norme positivement pour défaire le stigmate. Bien que cette stratégie subversive soit souhaitable à plusieurs égards, elle comporte aussi des limites, notamment le discrédit de certains individus passant pour hétérosexuels. Il nous semble donc qu’une politique de la performativité axée sur le corps perçu – où ce dernier est envisagé en termes d’esthétique et d’individualité – reste partielle, et qu’il faudrait plutôt imaginer une résistance corporelle à l’idéologie incluant également les pratiques involontaires du sujet.

Notre réflexion théorique résonne avec les identités femme[6], c’est-à-dire des personnes queers qui adoptent une expression de genre féminine[7]. Ici, nous nous attarderons particulièrement sur le cas des femmes étant des femmes cisgenres lesbiennes[8]. Cette population exprime ouvertement son désir d’être davantage visibilisée dans la communauté lesbienne, et ce sans avoir à modifier son expression de genre (Pfeffer 2014, Blair et Hoskin 2015). De plus, on observe présentement un virage de l’esthétisme lesbien, moins axé qu’auparavant sur la figure masculine de la butch (Gunn, Hoskin et Blair 2021). Les expressions de genre féminines sont donc de plus en plus valorisées chez les queers, mais cette nouvelle légitimité reste principalement déterminée par leur caractère visiblement contestataire (Schwartz 2018), replaçant ainsi l’émancipation femme dans la sphère du perceptible. Cette emphase sur « l’identifiable » crée une distinction entre les high femmes (identités femmes visibles, reconnaissables, « authentiquement queer ») et les low femmes (féminité normative, passing hétérosexuel). Ces dernières ont fortement critiqué l’émergence des « politiques du visible femmes », et proposent plutôt d’accorder davantage d’importance à l’expérience vécue et à la vulnérabilité partagée des identités femmes pour défier les conventions. Toutefois, ce déplacement se réalise au détriment de la reconnaissance de l’expérience d’invisibilisation[9] décrite par les femmes, qui est déterminée en partie par leur capacité à passer.

Notre objectif consistera donc à penser une émancipation femme partant du corps vécu qui sera également en mesure de rendre compte du passing involontaire de certaines femmes, intimement relié au corps perçu. Pour y arriver, nous nous attarderons justement aux pratiques involontaires (ressenties) qui guident le mode de vie des femmes afin de déterminer leur intérêt pour une théorie de la résistance (généralement associée aux gestes volontaires, stratégiques). Ainsi, nous envisagerons le corps perçu dans son intersubjectivité – c’est-à-dire comme une surface de contact et de rencontre avec Autrui dans le monde social, échappant partiellement à notre contrôle – plutôt qu’en termes d’esthétique consciente[10]. Ici, nous souhaitons contester la dichotomie visible-intentionnel-subversif/invisible-involontaire-passif que la politique du visible impose, malgré elle, au corps du sujet en associant le corps vécu à l’involontaire (ex. aimer les femmes) et le corps perçu à des actes d’identification volontaires. Comme le souligne Butler, le corps n’est jamais pleinement conscient de ce qu’il accompli (Butler 2017) ; il est le point de rencontre entre l’intériorité et l’extériorité, le conscient et l’inconscient, les sentiments et la volonté. Ces catégories sont donc indissociables et co-constitutives. Ainsi, une pratique impliquant le corps perçu (ex. se maquiller) peut servir un objectif délibéré (je me maquille pour provoquer/plaire, pour transmettre un message politique), mais elle peut aussi, et à la fois, être tout simplement ressentie (j’ai envie de me maquiller, j’aime comment cela me fait sentir). Alors, le caractère contestataire d’un geste « subversif » dépend souvent d’un regard rétrospectif, des réactions qu’il génère, avant d’être le produit de notre intentionnalité propre[11]. C’est pourquoi nous proposons de mieux intégrer les facettes du corps perçu qui échappent à la volonté subversive à la théorisation de l’émancipation femme passing, puisque ces facettes sont partie intégrante de ce processus, et créatrices de sens dans le monde social.

Pour déterminer la forme que prendra ce type de résistance relative au passing, nous mobiliserons une compréhension spatio-temporelle de l’idéologie dominante ainsi que de sa possible « déviation » (Ahmed 2022). Nous proposerons que l’espace de risque, c’est-à-dire l’échec de la norme (Butler 1999), situé entre le corps perçu et le corps vécu, détient un potentiel politique prometteur pour une lutte femme quotidienne. Cette dissonance – cette désorientation que nous définirons plus tard – serait le « lieu » offrant à la femme la possibilité d’être à proximité d’une grande variété de sujets (conformes et marginalisés) et d’ainsi perturber l’espace idéologique. Ce décalage permet non seulement aux femmes de se questionner sur les normes sociales et d’adopter de nouvelles pratiques, mais il peut également déstabiliser leur entourage en sabotant les cadres d’intelligibilité qui structurent leur compréhension du monde.

 I. Repenser l’identité femme : de la fem(me)inité au « femmebodiement »

Dans cette section, nous présenterons l’évolution des écrits sur l’identité femme, qui se sont graduellement opposés à une conception axée sur la représentation et l’esthétique (qui est femme, qu’est-ce que femme signifie ?) pour s’intéresser davantage à l’incarnation femme (« femmebodiement », ce que femme fait) (Dahl 2017, McCann 2018, Schwartz 2020). Suivant ce virage théorique, nous pensons que l’émancipation femme liée à une politique du visible découle d’une compréhension volontariste erronée de la théorie butlérienne de la performativité, ainsi que de certains piliers de l’idéologie néolibérale et patriarcale (injonctions à l’indépendance, au contrôle et à l’individualité). Il nous semble donc que les alternatives proposées par la théorie femme récente – comprenant l’identité femme à partir de la vulnérabilité, des affects et du corps – soient des directions plus prometteuses pour penser l’émancipation femme passing.

I.1. High femme : réappropriation queer de la féminité

La théorisation de l’émancipation femme lesbienne des années 90 et début-2000 se préoccupait principalement de la resignification de la féminité afin de transformer sa connotation négative (soumise, passive) en une signification positive (subversive, active) dans le sens commun, et particulièrement dans l’imaginaire lesbien. En effet, un objectif connexe de la théorie femme à cette période était de se détacher de la figure de la butch, afin de démontrer que la femme pouvait être lesbienne par elle-même, sans l’aide d’un.e partenaire masculin.e pour visibiliser son identité, la rendre légitime et lui donner accès à un certain pouvoir d’agir : « We are tired of seeing femme tied to butch identity as its Other » (Brushwood et Camilleri 2002, p. 13). Les femmes souhaitaient également montrer qu’elles pouvaient subvertir le genre comme les butchs, les personnes trans et les personnes non-binaires, même si elles exprimaient une catégorie de genre dite normative – c’est-à-dire que leur expression de genre est socialement acceptée puisqu’elle s’inscrit dans la binarité homme/femme et qu’elle reproduit donc ces mêmes catégories (Walker 2012). Elles voulaient déterminer « how a femme aesthetic can represent queerness » (McCann 2018, p. 283). Ces préoccupations découlent de la position involontairement passing des femmes dans l’ordre social, de leur sentiment de devoir « prouver » leur orientation sexuelle et de devoir affirmer leur identité et leur agentivité après avoir trop souvent entendu des commentaires tels que « tu n’as pas l’air gay » ou « tu n’es pas vraiment lesbienne » (McCann 2018, Vannewkirk 2006, Blair et Hoskin 2015).

Puisque le sentiment d’inadéquation partagé par les femmes découle en partie de leur invisibilité, il est logique de penser qu’une (hyper)visibilisation de leur identité serait en mesure de pallier ce manque de reconnaissance. Pour y arriver, la femme devait se rendre reconnaissable, c’est-à-dire visiblement distincte de la femme hétérosexuelle avec qui elle est confondue, puisqu’en principe une « vraie » lesbienne ne pouvait participer à l’ordre patriarcal (Walker 2012). En effet, le préjugé voulant que la féminité soit performée en fonction du désir masculin participe à la non-reconnaissabilité des femmes. Selon ce principe, la lesbienne femme ne pourrait exister[12], et c’est pourquoi elle est présupposée hétérosexuelle (invisible) jusqu’à preuve du contraire (association à une masculinité butch). Ainsi, il semblerait que pour être perceptible, l’identité femme doit adopter une esthétique contrastant avec l’idéal féminin hétéronormatif : elle doit présenter une féminité qui repousse généralement les hommes (ostentatoire, interdite, dangereuse) et qui attire les queers (extraordinaire, subversive)[13].

Fem(mes) everywhere, of whatever sex, throw off the vestiges of those boring platitudes that pass for feminine virtue, morality and normality. Unite to defeat the “natural”, the “normal”, the mean, the dull and self-serious voices of unself-reflective power and joylessness all around us. Insist that everyone dress better, in any proliferation of gendered style (Duggan et McHugh 1996, p. 158-159. Nos italiques).

Les femmes auraient donc imaginé leur émancipation à partir d’une féminité particulière, celle de la femme effrontée qui défie les normes et les conventions entourant la féminité « propre » (archétype de la mère) en se réappropriant une féminité « sale » (archétype de la salope) qu’elles réinvestissent par la suite dans l’univers queer : « Femme might be described as “femininity gone wrong” – bitch, slut, nag, whore, cougar, dyke, or brazen hussy » (Brushwood et Camilleri 2002, p. 13). L’association à la figure de la « bad girl » visait à se libérer d’une conception essentialiste et fixe de la féminité pour faire place à une féminité queer ne pouvant être « domestiquée »[14] :

Femme is inherently “queer” […] as bent, unfixed, unhinged, and finally unhyphenated. Released from the structures of binary models of sexual orientation and gender and sex. Released from a singular definition of femme. Released from the “object position” where femme is all too often situated (Brushwood et Camilleri 2002, p. 12).

La fem(me)inité serait donc fondamentalement différente de la féminité straight parce que 1) les femmes seraient plus conscientes des normes patriarcales oppressives que les femmes hétérosexuelles (et donc, la fem(me)inité serait volontaire, intentionnelle et non-imposée), 2) contrairement aux hétérosexuelles, les femmes se réapproprieraient une féminité ostentatoire selon les codes hétéronormatifs (punk, grunge, hooker, bimbo) : « Fem(me) science questions the dignity and wisdom of anyone who would wear pink without irony, or a floral print without murderous or seditious designs » (Duggan et McHugh 1996, p. 157), 3) les femmes seraient davantage en contrôle de leur sexualité (actives ou activement passives), et 4) les femmes prendraient autant de place (loud, flamboyantes) que les hommes gays (stéréotypés) : « J’ai redécouvert la féminité avec mes amis pédés, mais ce n’était pas la féminité mièvre et inconsciente de la plupart des filles. Celle-ci était soulignée, surchargée de paillettes, kitsch, impertinente, pas subtile, une féminité de pute » (Ziga 2020, p. 82).

Cette distinction entre la fem(me)inité et la féminité normative entraine plusieurs contradictions et angles morts majeurs dans l’élaboration d’une émancipation femme : « To put the femme in motion, to make her a gender warrior, femme theory often installs a binary to uphold the distinction between the femme and her hegemonic other : the dichotomy between voluntarism and determinism » (Walker 2012, p. 800). D’abord, bien que la fem(me)inité se veut conciliable avec les prémisses et objectifs de la performativité butlérienne – critique de la naturalisation du sexe et du genre, l’impossibilité de saisir un sujet fixe, la déconstruction des catégories binaires –, il semble que le principe d’intentionnalité sur lequel elle s’appuie la rapproche davantage de la théorie de la performance d’Erving Goffman[15]. Goffman propose que le monde social est comparable à une scène où les individus jouent différents rôles (ex. homme, mère) dans le but d’influencer la manière dont ils sont perçus par les autres. Ainsi, une théorie de la performance avance que le sujet se donne en spectacle (impliquant un certain niveau de conscience), et qu’il peut changer de script en fonction de son audience (de l’interaction sociale). Puisque Butler utilise l’exemple du drag dans son explication initiale de la performativité (Butler 1999), plusieurs militant.es queers des années 90 ont établi un amalgame entre performance et performativité : « I have come to feel that femmes share more with Drag Queens […] than we do with straight women » (Albrecht-Samarasinha 1997, p. 141). Par exemple, Freeman suggère que plusieurs femmes ont décidé d’adopter une drag « temporelle » – c’est-à-dire de reprendre des styles féminins datés et de les parodier – afin de subvertir les normes genrées de leur époque (Freeman 2010). Là où une performance (comme le drag) invoque le choix du sujet de se présenter autrement et de défier certaines normes (se mettre en scène), la performativité, quant à elle, relève des actes inconscients du sujet qui peuvent autant réaffirmer la norme que la déconstruire. Alors, le potentiel subversif du sujet ne se trouve pas nécessairement dans sa volonté, mais plutôt dans ses gestes et discours quotidiens réalisant une imitation incrémentale de la norme. Nous pensons que cette explication de la performativité – qui avance que l’on ne « choisit » pas son identité ou son expression de genre comme un rôle – serait plus appropriée pour la construction d’une émancipation femme, car elle éviterait de s’appuyer sur une politique du visible contradictoire et exclusive, comme c’est le cas de la fem(me)inité.

Le rejet de la féminité normative au nom de la déconstruction du sujet fixe et de la binarité comporte des paradoxes nuisibles à certains sujets queers, particulièrement ceux qui passent pour hétérosexuels. En effet, même si la fem(me)inité affirme que l’identité femme est « unfixed » et qu’il existe plusieurs déclinaisons de cette expression de genre, il semble que seules ses variations visiblement contestataires – automatiquement considérées comme intentionnelles puisque qu’elles impliqueraient une révélation et une affirmation identitaire assumées – puissent être « réellement » queer (Hoskin 2020). On voit donc l’instauration de nouvelles normes d’intelligibilité dans le groupe minoritaire qui excluent les individus associés à une féminité « normative », comme les low femme : « I don pink and florals with a depraved lack of irony […] I come alarmingly close to looking like a “good girl”, whereas my reading had revealed not only that femmes are not good girls, but also that good girls are our antithesis, our nemesis » (Walker 2012, p. 797). La fem(me)inité doit donc s’appuyer sur une opposition esthétique – la dichotomie entre les identités vraies-visibles (high femme) et fausses-invisibles (low femme) – pour prendre sens dans la communauté lesbienne. Les high femmes peuvent affirmer qu’elles sont des lesbiennes « authentiques » puisqu’elles sont maintenant identifiables par la communauté, qu’elles ne se « cachent » plus derrière un endossement esthétique de la féminité normative. Ainsi, en réaffirmant la différence entre la féminité des femmes libres et visuellement contestataires (supérieures) et celle des femmes hétérosexuelles soumises et « normales » (inférieures), on ajoute à la préoccupation de reconnaissabilité des femmes (« suis-je assez lesbienne ? ») une nouvelle question : « suis-je assez femme ? » (McCann 2018, Schwartz 2018).

Cette conception de l’identité femme circonscrit également la fem(me)inité subversive à une catégorie près du féminisme libéral puisqu’elle met l’emphase sur le pouvoir d’agir individuel. Ce type de résistance a été critiqué par d’autres femmesqui y voyaient une reproduction des postulats patriarcaux[16] et (néo)libéraux du choix rationnel et de la réalisation de soi (authenticité, identité fixe), au détriment de certaines qualités traditionnellement associées à la féminité (Dahl 2010, Schwartz 2018). En mettant en avant l’existence d’une identité femme « Girl-By-Choice » (Duggan et McHugh 1996, p. 154), on se plie à l’exigence essentialiste voulant que le sujet accompli/authentique soit en mesure de faire concorder son apparence avec sa « réelle » identité, qu’il la porte « fièrement »[17]. Juger l’authenticité d’un individu et son niveau de subversion face aux normes sociales selon sa capacité à « avoir l’air gay » présuppose qu’il peut (doit) adapter la manière dont il se présente à des fins stratégiques et enferme l’émancipation dans une perspective hautement individualiste et centrée uniquement sur la volonté du sujet. « Si l’obsession de dévier de la ligne straight devait devenir “une ligne” dans la politique queer, ceci pourrait, en soi, avoir un effet de redressement » (Ahmed 2022, p. 257). Selon cette logique, nous avons le choix d’exprimer notre genre de manière « contestataire », même si cette représentation ne nous correspond pas réellement ou est irréalisable[18].

I.2. Vulnérabilités et mouvances femmes

La fem(me)inité se situerait à l’extérieur du patriarcat hétéronormatif, puisqu’elle serait en opposition directe avec lui. Toutefois, nous pensons que l’identité femme lesbienne et cisgenre n’est pas exclusivement subversive (tout comme l’identité passing) : elle résiste et elle participe à l’idéologie dominante (Scott 2021). Cette réalité s’illustre à travers l’évolution de la délimitation de la catégorie « femme », initialement réservée aux lesbiennes cisgenres féminines. Brushwood et Camilleri ont tout d’abord défendu que l’identité femme devait être détachée du sexe et du genre, puisque certains hommes embrassant la féminité pouvaient être femmes. La désaffiliation de la catégorie femme au système sexe-genre était souhaitable puisqu’elle défiait les normes genrées et appuyait les théories queers. Aujourd’hui, certain.es défendent que l’identité femme devrait également être séparée de l’orientation sexuelle : être femme ne serait qu’une expression de genre (Scott 2021). Cette proposition recoupe plusieurs objectifs distincts. Tout d’abord, elle pose une série de questions importantes : est-il dommageable que les femmes ne défient pas davantage les normes genrées dans leur individualité, qu’elles ne soient pas des « gender warriors » ? Peuvent-elles adopter une expression de genre normative tout en dénonçant ces mêmes catégories ? Les lesbiennes femmes ne subvertissent-elles pas la structure patriarco-hétéronormative autrement que par leur expression de genre ? Pour Ahmed, « Suggérer que l’on peut avoir une orientation sexuelle “non-straight” et être straight “à d’autres égards” a quelque chose de vrai » (Ahmed 2022, p. 254). Certain.es défendent que réfléchir l’identité femme à partir de l’expression de genre permettrait d’éviter l’opposition entre les lesbiennes et les hétérosexuelles afin de considérer leurs points de rencontre. Il serait alors possible de reconnaître que l’expérience femme s’accompagne des effets violents et négatifs du patriarcat (harcèlement sexuel, normes de beauté contraignantes[19], travail esthétique), qu’elle n’y est pas totalement extérieure ou étanche, même si elle est investie dans la sphère queer : « Femme appeared not as the radical break from, but a continuation within, a broader genre of femininity and in affective relation to its idealised form(s) » (Dahl 2017, p. 39).

Dahl argumente que le point de ralliement des femmes est justement cette vulnérabilité partagée, qui est produite par leur expression de genre. La vulnérabilité femme est considérée comme une « fissure » qui concerne autant les affects imprégnés dans les corps femmes – suite à des expériences récurrentes de honte, de peur, de violence – que « l’armure » leur permettant de composer avec la potentialité permanente d’une attaque patriarcale. Pour Dahl, la vulnérabilité femmen’est pas une situation fondamentale, c’est-à-dire une qualité négative intrinsèquement féminine de laquelle il faudrait être protégée (rappelant ici la vision qu’auraient certaines femmes de la féminité normative). Adoptant un cadre d’analyse ahmédien et butlérien, elle propose plutôt que la vulnérabilité est une orientation corporelle qui nous guide vers certains objets, chemins, espaces et corps. La spécificité de la vulnérabilité femme proviendrait de son exposition constante à l’assaut, mais également de la préservation de son ouverture sur le monde, persistant malgré les embuscades (Dahl 2017). L’orientation femme refuse d’abdiquer son désir de toucher et d’être touchée (par les émotions, par les autres ; son désir de proximité) afin de devenir un sujet libéral « who should be unified, closed, masked and disciplined » (Dahl 2017, p. 49). Pour Dahl, il ne faut pas penser le corps ou la peau femme comme une surface à perfectionner ; il faut plutôt comprendre le corps femme dans sa relation au monde, dans les traces qu’il laisse derrière lui, les chemins qu’il emprunte et les affects qu’il propage.

McCann considère aussi l’expérience femme à partir de la matérialité (corps et affects) plutôt que par la représentation et la symbolique (McCann 2018). Tout comme Dahl, elle envisage l’incarnation femme comme une orientation vers la féminité. McCann se demande : pourquoi cette orientation persiste chez les lesbiennes, malgré le fait qu’elle soit ponctuée par des moments douloureux d’exclusion au sein de leur propre communauté ? Pour répondre à cette question, elle avance que les préoccupations des femmes concernent davantage le sentiment d’appartenance à la communauté lesbienne (ressenti, involontaire) que le désir de visibilité (demandé, volontaire). McCann considère l’identité femme comme un assemblage[20], c’est-à-dire en termes de relation avec certains objets (mascara, robe) ou certaines personnes (queer, butch) qui sont des extensions (non-permanentes) du corps femme. Pour elle, être femme correspondrait donc davantage à une manière d’être dans le monde, un sentiment à exprimer, ou une orientation corporelle qui précède l’identité : « Considering femme as assemblage shifts the focus from power as something that comes from femme intentionality to something that emerges from femme affects » (McCann 2018, p. 289). Ce déplacement théorique permet de comprendre le sentiment d’inadéquation des femmes dans la communauté lesbienne comme étant un problème de connectivité – de difficulté à s’étendre à travers des objets, de pouvoir toucher certaines personnes –, et non d’invisibilité. Ce qui fait que l’identité femme persiste dans la communauté lesbienne n’est pas conscient (il n’est pas un exercice esthétique de subversion des normes) : l’identité femme persiste parce qu’elle se rapporte à « dressing how you feel » (McCann 2018, p. 288). Selon McCann, en portant attention à la dimension affective et relationnelle de l’identité femme, il devient possible de la comprendre dans sa mouvance, et ainsi s’éloigner des politiques identitaires fixes. Les affects et les assemblages sont instables, permettant la reconstruction constante du corps femme, de ses extensions et de son « identité ».

II. Pour une politique de la désorientation

Il reste maintenant à déterminer comment une résistance femme passant par le corps vécu peut prendre forme, et surtout, quelle est sa relation au corps perçu, qui reste une condition intersubjective à laquelle le sujet ne peut échapper. En effet, on ne peut dissocier deux facettes d’un même corps : elles sont co-constitutives du sujet et influencent la manière dont il expérimente son environnement. À partir de la phénoménologie queer d’Ahmed, nous argumenterons que l’espace de risque entre le corps perçu et le corps vécu s’apparente à un moment de désorientation pour le sujet femme. L’intérêt du concept de désorientation pour une théorie de l’émancipation se justifie par le fait qu’il explique à la fois comment le sujet résiste à l’idéologie et comment il s’y conforme. La désorientation clive le schéma-corporel du sujet, et cette fissure s’exprimera ensuite à travers ses pratiques quotidiennes : son orientation se verra déformée, et l’amènera à altérer celles des autres à proximité.

II.1. Où est le passing dans les théories de l’incarnation femme ?

Chez Dahl, la résistance femme est théorisée à partir de la vulnérabilité : les femmes révèlent les failles des systèmes d’oppression par la persistance de leur besoin de proximité provocateur : « Vulnerability is intimately tied to femmebodiement in a complex field of pleasure and danger, one in which femme touch is central and where cracks, rather than toughness and its removal, are what we must attend to » (Dahl 2017, p. 50). S’attarder sur ces failles révèle la violence patriarcale parfois insidieuse qui vise les individus embrassant la féminité, mais ceci ne nous permet pas de rendre compte de certaines spécificités relatives à l’identité femme, c’est-à-dire sa capacité à « passer ». Il est clair que les femmes subissent les contrecoups du patriarcat-hétéronormatif, mais elles rapportent également – et en premier lieu – souffrir du déni de reconnaissance qu’elles vivent au sein de leur propre communauté. Elles ressentent donc des affects négatifs différents (mais liés) à ceux découlant de la violence patriarcale mainstream. Bien que la théorie de Dahl soit tout à fait compatible avec nos objectifs, nous pensons qu’il faut prêter plus d’attention à cette expérience particulière d’invisibilité femme. Puisque Dahl critique fortement la subversion par la fem(me)inité (Dahl 2010), elle écarte la question du visible dans ses écrits sur la résistance. Nous pensons également qu’il est nécessaire de dépasser une politique du visible, mais nous considérons tout de même que le visible en tant qu’expérience sociale – c’est-à-dire dans sa dimension intersubjective qui influence nos relations avec les autres et notre relation à nous-même – détient un rôle incontournable dans la construction et l’émancipation du sujet femme.

Schwartz aborde directement le visible dans sa conception de l’émancipation femme. Comme Dahl, elle considère que la vulnérabilité est centrale à l’expérience femme. Toutefois, contrairement à Dahl – qui s’éloigne de l’idée de réappropriation d’une qualité « négative » associée à la féminité et qui propose plutôt de considérer le corps vécu comme site de résistance –, Schwartz travaille à resignifier positivement la vulnérabilité femme par « l’esthétique du doux »[21]. Selon elle, la visibilisation de la vulnérabilité ouvrirait la porte à la guérison et à l’inclusion d’une plus grande panoplie d’identité femmes[22] puisqu’en voyant positivement la vulnérabilité (perceptif et symbolique), on comprendrait comment on peut se « sentir » femme et non comment on peut « avoir l’air » femme. Certains dangers se retrouvent toutefois dans cette conception de la résistance. D’abord, Schwartz considère qu’il est « possible de conceptualiser l’identité femme comme quelque chose d’authentique ou d’essentiel à sa personne » (Schwartz 2020, p. 6. Notre traduction.) sans endosser la binarité. Bien que cette thèse soit défendable – avoir une expression de genre féminine n’équivaut pas automatiquement à l’acceptation des structures binaires –, il reste que le sujet est ici ramené à une essence fixe, ce qui doit être évité à notre avis. De plus, nous pensons que l’esthétique du doux risque malgré tout de reconduire de nouveaux critères normatifs liés au visible dans la sphère femme, car il se base sur une esthétique subversive[23]perceptible et volontaire, rejoignant alors la politique du visible que nous souhaitons dépasser.

II.2. Passing et désorientations (de la) low femme

Après avoir examiné comment la résistance femme s’articule hors du cadre de la fem(me)inité, nous avons constaté que les théories rejetant les politiques du visible ont tendance à écarter la problématique relevée par les femmes concernant leur exclusion dans les espaces queer, causée par leur identité passing. Pourtant, nous pensons que cette capacité involontaire à « passer » peut devenir un outil dans la résistance femme face à l’idéologie dominante, surtout lorsqu’elle est pensée comme une désorientation queer au sens ahmédien. En effet, nous pensons que l’expérience low femme détient un potentiel inexploré pour une politique de la désorientation : « La désorientation ne serait donc pas une politique de la volonté, mais un effet de la manière dont nous faisons la politique, qui, par contrecoup, est façonnée par la question primordiale que constitue simplement la manière dont nous vivons » (Ahmed 2022, p. 260).

Comme nous l’avons mentionné plus tôt, Ahmed considère que les sujets suivent certaines orientations. Ces orientations sont les chemins que les individus empruntent pour se mouvoir dans le monde social : elles délimitent quels objets sont à la portée du sujet, quels espaces lui sont ouverts, quels corps il rencontre, etc. Il existe des orientations normatives, celles que l’on emprunte le plus souvent et qui sont familières (ex. l’hétéronormativité). Ces orientations normatives sont en phase avec l’idéologie dominante, qui nous incite à les choisir. Les pratiques des sujets reproduisent alors les orientations de l’idéologie, car elles apparaissent plus praticables : « cet alignement n’est qu’un effet des répétitions des gestes passés » (Ahmed 2022, p. 234). Il est toutefois possible de dévier de ces orientations en empruntant d’autres chemins. Alors, par exemple, une personne qui suivra une orientation femme sera en contact avec des objets particuliers (strap-on), se dirigera vers de nouveaux espaces (bar lesbien) et croisera certains corps (d’autres femmes) qu’elle n’aurait peut-être pas rencontrés sur le chemin familier. Toutefois, cette déviation est rendue difficile par des moments de désorientation qui peuvent affecter profondément le sujet et son rapport au monde[24].

Alors que l’orientation est un chemin que l’on suit, une temporalité qui s’étend, la désorientation est sporadique : il s’agit d’un arrêt soudain, une interruption du sujet dans sa mobilité – par exemple, se faire traiter de gouine dans la rue – qui l’empêche de prendre autant de place qu’auparavant par le biais des objets et des autres : « Pour simplifier, la désorientation implique de devenir objet » (Ahmed 2022, p. 235), puisque le sujet se voit immobilisé ou déplacé par l’élan de quelqu’un ou quelque chose d’autre, qu’il perd son statut de sujet. Certains corps sont plus susceptibles de vivre de la désorientation que d’autres : Ahmed avance que l’idéologie dominante n’accorde pas le même espace à tous ses sujets. Alors, un corps marginalisé verra son élan se heurter à un espace fermé ou aux embûches se plaçant sur son chemin, l’incitant alors à « rester à sa place ». Au contraire, les sujets conformes qui « reflètent » l’idéologie – qui lui sont familiers, qui lui ressemblent – seront confrontés à moins d’obstacles, « car ils habitent des espaces qui prolongent leur forme » (Ahmed 2022, p. 199). La désorientation peut être un moment unique et violent dans la vie du sujet (ex. agression, annonce d’une maladie, deuil), mais elle peut aussi, pour les sujets marginalisés, être récurrente et se présenter sous la forme de micro-agressions ou de discriminations (à l’accès à l’emploi, au logement, etc.). Ces ruptures peuvent être causées par Autrui (les avances insistantes d’un homme), par la réorganisation de certains objets, par le réaménagement de certains corps (un rencard qui tourne en demande de plan à trois, confrontant la femme au sujet homme cisgenre) ou par la restriction de certains espaces.

Le schéma-corporel de la low femme peut se déchirer lorsqu’il se heurte à la perception et à la confusion de deux « Autrui » : le dominant et le dominé. La femme involontairement passing peut être « exclue » par deux regards s’attardant à différentes facettes d’un même objet, son corps. En effet, son corps perçu « reflétant l’idéologie » dérange dans les milieux queers, alors que son corps vécu « déviant » – lorsqu’il finit par être identifié, lorsqu’on constate son mode de vie – choque les cercles normatifs. Les moments de désorientation fréquemment rapportés par les femmes surviennent suite à une contradiction entre leur apparence – qui dicte l’orientation qu’elles devraient suivre –, et leurs pratiques/affects. Ainsi, pour ce sujet ayant un passing, la désorientation découle de son corps perçu : « le visage “importe”, car il acquiert une signification par la direction […] : il relève de la manière dont nous faisons face au visage, ou de la manière dont nous sommes vus » (Ahmed 2022, p. 252). Mais ce même corps perçu lui permet également de suivre certaines orientations normatives sans embûche ; il lui évite d’autres formes de désorientation. Le sujet queer qui passe pour hétérosexuel aura alors accès à deux mondes : il peut prendre certains détours, toucher de nouveaux objets et rencontrer plus de corps que les sujets conforme et marginalisé[25]. En effet, la capacité à passer (dictée par le corps perçu) vient avec une position de privilège permettant aux low femmes d’accéder à certains espaces restreints aux personnes queers. Parallèlement, leur marginalité relative aux pratiques sexuelles (associée au corps vécu) leur permet également d’intégrer certains safe spaceréservés à la communauté queer. Le corps perçu de la femme passing lui permet donc une certaine proximité avec les corps dominants, alors que son corps vécu la rapproche de certains corps marginalisés.

Cette situation spécifique des femmes ayant un passing involontaire peut mener à différentes formes de désorientation. Tout d’abord, elle implique une série de désorientations de la femme passing elle-même, qui varient en fonction du groupe avec lequel elle interagit. Nous avons déjà parlé du sentiment d’inadéquation des femmes dans la communauté lesbienne/queer : les rejets qu’elles rapportent, ce sentiment d’être « de trop » ou « pas assez », correspondent à un moment de désorientation ahmédien. La low femme peut aussi vivre des exclusions « non-intentionnelles » (passant inaperçues) lorsqu’elle côtoie les cercles normatifs : que ce soit parce qu’elle a accès à des discours haineux qui lui seraient censurés si son identité était reconnaissable (il peut être très déroutant d’avoir aussi facilement accès à la haine de quelqu’un), ou encore parce que la fille pour qui elle a le béguin n’avait pas compris qu’elle l’avait invitée en rencard. Ces différentes expériences peuvent avoir des effets contradictoires chez le sujet : elles peuvent l’inciter à « rester à sa place » (reproduire l’idéologie) ou lui permettre de développer une panoplie de nouvelles pratiques queers en réponse à ces déstabilisations. Il est important que ces pratiques soient diversifiées, puisque « le queer n’est pas disponible en tant que ligne que nous pourrions suivre » (Ahmed 2022, p. 263) : certain.es choisiront de « queeriser » leur apparence, d’autres désamorceront par l’humour, certain.es s’impliqueront dans des événements/associations queers[26], d’autres pourraient confronter leur interlocuteur.trice, etc. Il est important de reconnaître que la résistance queer face à l’idéologie (sa déconstruction des catégories normatives) est multiple – située à plusieurs niveaux – et que les pratiques moins visibles restent tout de même des ondes de choc. L’expression de genre normative des low femmes et leur capacité à « passer » engendrent de la méfiance puisqu’elles sont associées à la honte d’être gay et à un désir de se distancier de la communauté queer. Ce préjugé doit être déconstruit – surtout lorsqu’on constate que plusieurs femmes souhaitent en fait être davantage reconnaissables et proches des lesbiennes –, puisqu’il mène à une injonction au coming out identifiable (visible), irréalisable pour plusieurs, que ce soit pour des raisons de sécurité (milieu non-acceptant) ou encore financières (faute de moyens pour changer leur apparence) : « Si le placard peut sembler une trahison au queer (en gardant ce qui est queer chez soi), il est tout aussi possible d’être queer chez soi, ou même de queeriser le placard » (Ahmed 2022, p. 258).

Un autre type de désorientation peut être causé par la femme passing, suivant l’idée que « la désorientation pourrait prendre pour point de départ l’étrangeté des objets familiers » (Ahmed 2022, p. 238). En effet, nous pensons que la femmepeut provoquer une désorientation du groupe dominant lorsqu’elle se dévoile (volontairement ou non, par ses pratiques/discours/mode de vie), et ce même si son dévoilement n’est pas pris au sérieux, car elle énonce tout de même une possibilité qui était jusque-là inconcevable pour les sujets conformes suivant l’orientation normative. L’existence de la femme leur était impensable (et inidentifiable), car il est difficile de comprendre comment ce corps familier, cet objet usuel (d’autant plus que les personnes féminines sont souvent réduites au statut d’objet), peut être autre chose que ce qu’il devrait être :

La désorientation sexuelle évolue rapidement vers la désorientation sociale, en tant que désorientation de la façon dont les choses sont agencées. Les effets sont certainement troublants : ce qui est familier, ce qui se dérobe sous le voile de sa familiarité, devient plutôt étrange (Ahmed 2022, p. 238).

Cette révélation n’est certainement pas la garantie d’une « prise de conscience » du sujet conforme face à sa position de privilège, ou encore d’une acceptation de ce corps familier-devenu-étranger. Toutefois, cette rencontre inespérée avec un corps « out of place » implique une désorientation, un doute, qui laissera des traces chez le sujet conforme, qu’il le veuille ou non (Casselot 2018) : « le toucher de la chose lui transmet quelque chose » (Ahmed 2022, p. 242). L’individu privilégié réalisera qu’il aura marché le même chemin, aura touché les mêmes objets et aura fréquenté les mêmes espaces qu’un sujet-qui-n’aurait-pas-dû-être-là, avec lequel il devrait maintenir une distance. Pourtant, ils ont avancé bras dessus, bras dessous, sans que cela n’importune qui que ce soit, et surtout sans que cela ne l’importe lui : « c’est la proximité de ces corps qui produit un effet queer » (Ahmed 2022, p. 249). C’est le doute qui s’installera alors dans l’élan du sujet conforme, comme un nouvel affect qui le fera hésiter davantage lorsqu’il suivra « son » orientation : peut-être même que ces temps d’arrêt l’inviteront à considérer d’autres chemins, à voir les embuches qu’il parvient toujours à éviter (ou qu’il crée pour les autres), ou à regarder autrement.

Conclusion

Ahmed avance que « la question n’est pas tant de trouver une ligne queer, que de se demander quelle sera notre orientation vis-à-vis de moments de déviance queer » (Ahmed 2022, p. 263). Nous pensons que cet énoncé s’applique également dans le cas des sujets conformes. Le moment de désorientation qu’ils vivent face aux personnes ayant un passing[27] peut engendrer des réactions imprévisibles : Voudront-ils accueillir cette possibilité ou la rejeter ? Dans le meilleur des cas, cette expérience leur permettrait de « s’engager à ne pas présumer que les vies doivent suivre certaines lignes pour compter comme des vies » (Ahmed 2022, p. 261), et dans le pire des cas, elle peut les radicaliser davantage suite à une « déception » et les mener vers un acte de violence. Il reste tout de même que l’effet est perturbateur pour le.la privilégié.e : une fissure est apparue dans son schéma-corporel, et dans ce monde qui allait de soi.

Qu’est-ce que ceci signifie pour la résistance des femmes ayant un passing ? Insister sur le potentiel femme de désorientation du sujet conforme implique plusieurs choses. Tout d’abord, cette désorientation reste un « défi » que la femme représente pour le patriarcat-hétéronormatif, en déformant son idéal de la féminité (orientation) par son mode de vie « déviant » lesbien (échec de la norme). Cette provocation ne doit pas être comprise comme volontaire : elle ne fait que révéler les contradictions inhérentes à l’idéologie[28]. Ensuite, cet angle permet de souligner davantage les rôles des pratiques involontaires et quotidiennes du sujet dans la résistance queer : les femmes déstabilisent l’ordre social par les ondes de choc auxquelles elles exposent leur entourage, leur quartier, leurs collègues, etc. Ici, l’objectif n’est pas de présenter une résistance « grandiose » : ces gestes de résistance routiniers sont aussi banals que vivre sa vie différemment et exposer des gens à une réalité avec laquelle ils n’auraient peut-être pas été en contact autrement – certaines personnes ont tendance à penser qu’elles sont « tolérantes » jusqu’à ce qu’elles soient confrontées à leurs discours et comportements dans leur quotidien, dans « leur » réalité – et il ne faut pas les minimiser. Car, bien que ce soit l’apparence du sujet femmequi semble être l’agent déstabilisateur d’Autrui, c’est bien plutôt son mode de vie qui dérange ; le corps perçu est en fait ce qui désoriente la femme, puisque ses expériences de rejets et de méfiance l’amènent à envisager son expression de genre comme une source d’anxiété, un obstacle à son bonheur (ex. trouver une partenaire), une fissure dans son identité sexuelle. L’espace de risque entre le corps perçu (comme expérience intersubjective) et le corps vécu de la femme est plutôt ce qui lui permet d’entrer en contact avec les sujets conformes et leurs orientations, où se situe le potentiel de désorientation.

Nous avons présenté une forme plus individuelle de résistance queer à l’idéologie, puisque la politique de désorientation d’Ahmed insiste particulièrement sur le mode de vie et la quotidienneté. Toutefois, nous sommes conscients qu’il est nécessaire de développer, en parallèle, une lutte femme collective. Nous pensons que les pistes de réflexion offertes par Dahl concernant la vulnérabilité partagée des femmes sont une direction à explorer davantage, et qu’elle offre un point de ralliement entre la résistance queer, l’expérience femme et certaines éthiques du soin. Plus précisément, nous pensons que c’est à partir d’une perspective infrapolitique du soin – développée par Malatino (2019) – qu’il serait intéressant d’envisager une résistance femme collective. Cette approche défend la nécessité de pratiques quotidiennes de solidarité (dans des espaces empathiques et affectifs, traditionnellement associés au « privé »), parfois invisibles, pour la lutte politique.

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ZIGA Itziar. 2020. Devenir chienne, trad. Diane Moquet et Camille Masy, Cambourakis, Paris.

 

[1] Un individu dominant voulant adopter l’apparence d’un groupe dominé serait, par contraste, de l’appropriation culturelle ou une technique de pouvoir (Ahmed 1999). Il existe plusieurs enjeux entourant le passing et l’appropriation culturelle/identitaire : on peut notamment penser aux personnes blanches se faisant passer pour racisées afin d’être « éligibles » à certaines mesures de discrimination positive. Certaines personnes queer considèrent également que leur esthétique est appropriée par des personnes hétérosexuelles afin de gagner du capital culturel. Par exemple, des lesbiennes se sont plaintes que la mode « hipster » reprenaient des éléments du style distinctif lesbien (Silverman 2018). Toutefois, il est possible de distinguer ces deux phénomènes : l’appropriation culturelle comme technique de pouvoir concerne les individus dominants et détient une dimension d’exploitation (Rogers 2006), alors que le passing se réfère plutôt aux personnes marginalisées et comporterait parfois un aspect de survie ou de résistance.

[2] Faible estime de soi, sentiment d’imposteur, anxiété (McCann 2018, McHugh 2012).

[3] Dans le texte, nous utilisons l’expression « idéologie dominante » pour rendre compte du fait que tous les systèmes d’oppressions sont interreliés et inséparables, qu’ils se soutiennent tous. Toutefois, nous avons précisé entre parenthèses les oppressions qui seront plus spécifiquement traitées dans notre propos.

[4] Car il pose le problème (ex.) « qui est hétérosexuel si cette hétérosexuelle (lesbienne « straight passing ») est gaie ? ».

[5] Réappropriation de certains visuels/esthétiques « déviants », représentations médiatiques, parades.

[6] Lorsqu’écrit en italiques, nous faisons référence à l’expression de genre queer « femme » (prononcée « FÈ-ME »). Le mot en lettrage standard, « femme », concerne plutôt l’identité de genre (prononcé « FÂ-ME »).

[7] Il existe plusieurs définitions de l’identité femme (expression de genre féminine, désir sexuel envers la masculinité).

[8] L’expression de genre femme ne se limite toutefois pas à cette population (ex. un homme gay peut être femme). Aussi, il existe d’autres identités femmes passing qui ne seront pas abordées dans le cadre de notre recherche, notamment les femmes non-binaires ou trans passant pour cisgenre.

[9] L’invisibilisation dont nous parlons réfère à la non-reconnaissabilité, c’est-à-dire ne pas être en mesure de percevoir l’identité d’un individu (monde sensible). Ceci diffère de l’invisibilité sociale, qui réfère à l’effacement de certaines identités dans la vie collective, et qui ne requiert pas nécessairement la non-reconnaissabilité (ex. une personne noire peut être invisible socialement, mais son identité reste reconnaissable).

[10] L’esthétique se rapporte généralement à une organisation volontaire (réflexion artistique) des couleurs, images, sons, symboles, etc. Elle est majoritairement envisagée comme une science, une philosophie ou une politique portant sur l’art et la pratique artistique (Jimenez 1997).

[11] Par exemple, une lesbienne butch peut s’habiller de manière masculine sans intention subversive (c’est simplement une manière de se vêtir dans laquelle iel se sent bien). Ce qui rend son geste politique peut alors provenir 1) d’une personne la considérant « anormale » et qui « dénonce » son expression de genre, 2) d’une personne qui cherche à politiser son expression de genre lui attribuant une (fausse) intention contestataire (pouvant parfois impliquer une fétichisation de la marge), ou 3) la réalisation, après coup, que son expression de genre peut représenter une subversion des codes établis, menant ensuite à une réappropriation intentionnelle.

[12] Pour Butler, le champ perceptif est conditionné par « ce qui peut exister » (les cadres d’intelligibilité) dans le monde social (Butler 2005).

[13] Bien que cet esthétique puisse également attirer certains hommes, l’archétype patriarcal de la « salope » désigne une féminité disponible à ces derniers, mais avec laquelle ils ne devraient pas être associés publiquement (non respectable).

[14] Également, elle représente pour certain.es un exercice de réappropriation et de déstigmatisation du travail du sexe (Ziga 2020), ce qui est tout à fait louable à notre avis.

[15] Théorie également reconnue pour théoriser le phénomène du passing (faux-semblant) (Goffman 1975). Les écrits de Goffman ont grandement influencé l’association entre le passing et l’intentionnalité.

[16] Les tentatives d’affirmation de l’identité lesbienne ont souvent passées par une association à la masculinité (Martin 1996). La fem(me)inité réalise un exercice semblable en valorisant une agentivité typiquement masculine.

[17] Cette exigence provient partiellement de la « menace white passing », qui a motivé les dominants à mieux identifier les groupes marginalisés. Suite à cette panique morale, des scientifiques ont établi des critères permettant d’identifier les personnes ayant une sexualité « déviante » afin de protéger l’hétérosexualité de toute infiltration (Robinson 1994).

[18] Walker dénonce notamment la pression ressentie par les femmes vieillissantes devant la fem(me)inité, qui est définie selon des idéaux de beauté et de capacité liés à la jeunesse, enfermés dans une temporalité (Walker 2012).

[19] Idéaux de beauté qui sont d’ailleurs basés sur la blanchité, et qui rendent la catégorie femme plus difficilement accessible aux personnes racisées. Cet « idéal » est l’aspect dangereux qui réuni les femmes (Dahl 2017), et nous ne pouvons le reconnaître en situant la féminité queer comme étant « extérieure » à l’idéologie.

[20] Elle mobilise « assemblage » à partir d’une réutilisation du concept deleuzien par Jasbir Puar.

[21] « As an aesthetic, softness employs hyperfeminine or “girly” symbols (like bows, flowers, pastel colors, and baby animals) frequently organized in a visually soothing manner […] soft aesthetics are further identified by displays of physical and emotional vulnerability, meaning certain ways of revealing parts of one’s femme body […] soft aesthetics also look like displaying emotional reactions, like taking a photo while crying or embracing the self or another person » (Schwartz 2020, p. 3).

[22] Schwartz pense particulièrement aux personnes racisées.

[23] Subversive puisqu’elle valorise des qualités allant à l’encontre des valeurs patriarcales (force, rationalité, pouvoir) : elle effectuerait un « renversement » de l’ordre de valeurs.

[24] Et paradoxalement, la désorientation elle-même peut aussi créer la déviation : la désorientation peut servir à la fois de mécanisme de reproduction de l’idéologie (éviter la déviation) et de possibilité de déconstruction (provoquer la déviation) (Ahmed 2022).

[25] Ceci ne reste toutefois qu’une possibilité.

[26] Pour Ami Harbin, les expériences de désorientation des sujets queers les amènent à développer des « habiletés à continuer ensemble » (Harbin 2016).

[27] Par exemple, une lesbienne femme passing qui indiquera dans une conversation qu’elle a une conjointe causera potentiellement plus d’inconfort aux sujets conformes que dans le cas d’une butch, parce qu’ici ils s’attendent à cette possibilité (tombant dans des catégories leur étant connues, intelligibles) : ils sont moins surpris et plus préparés.

[28] Si l’idéologie se base sur l’apparence des sujets pour distribuer ses interpellations et les recruter, elle risque de se tromper et de faire échouer ses propres appels, ses propres normes.

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