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Compte-rendu critique – Expériences vécues du genre et de la race

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Camille Chamois est chercheur post-doctorant au Fonds de la Recherche Scientifique (FNRS), rattaché à l’Université Libre de Bruxelles (ULB). Ses travaux concernent l’histoire de la philosophie française contemporaine (Deleuze, Foucault, Derrida, Dufrenne, Lyotard), notamment en lien avec le développement des sciences humaines et sociales. Il est l’auteur de travaux consacrés à la philosophie de Gilles Deleuze (Un autre monde possible. Gilles Deleuze face aux perspectivismes contemporains, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2022) et à l’anthropologie contemporaine (La galerie des glaces. Figures du perspectivisme dans l’anthropologie contemporaine, Bruxelles, Zones Sensibles, 2022).

Marie Garrau et Mickaëlle Provost (dir.), Expériences vécues du genre et de la race. Pour une phénoménologie critique, Paris, Éditions de la Sorbonne, collection « Philosophies pratiques », 2022, 228 p.

L’ouvrage est disponible ici.


Introduction : Les conditions socio-historiques de l’expérience

Dans sa Phénoménologie psychologique, Erwin Straus constate que les filles et les garçons n’ont pas la même manière de lancer une balle : les filles n’utilisent que leur bras et pas la rotation du buste ni le mouvement des jambes ; leur lancer n’a alors ni force ni précision[1]. Comme la différence est perceptible chez de très jeunes enfants, Straus en conclut qu’il s’agit d’« une différence biologique, et non pas une différence acquise », qu’il attribue donc à « l’attitude féminine »[2]. Dans la relecture magistrale qu’elle propose de ce passage, Iris Marion Young critique le caractère particulièrement problématique d’une telle analyse, tant sur le plan descriptif que sur le plan explicatif. Au niveau descriptif, Straus laisse totalement de côté le sentiment de « ne pas se sentir capable de », qui émerge au moment du lancer et lui donne toute sa coloration affective ; au niveau explicatif, il n’envisage pas que la situation socio-historique puisse conditionner un tel sentiment (et donc le type de lancer qui s’ensuit) et se condamne à de fausses explications ad hoc[3]. Ces deux versants dessinent en miroir les contours de ce que les autrices nomment une « phénoménologie critique » conséquente dont l’objectif est ainsi double. Sur le versant « phénoménologique », d’une part, il s’agit de décrire l’expérience dans toute sa complexité – tant pour en préciser les contours exacts lorsque la description s’avère insuffisante ou inadéquate (comme c’est le cas dans le lancer de balle décrit par Straus) que pour rappeler qu’il s’agit bien d’une expérience réellement vécue lorsque certaines dimensions en viennent à être niées (Young souligne ainsi que le « sentiment plus ou moins fort d’incapacité, de frustration ou de gêne »[4] a tendance à être purement et simplement éludé de la description). D’autre part, sur le versant « critique », il s’agit d’identifier les conditions qui rendent une telle expérience possible : ces conditions regroupent toutes sortes de « manières de percevoir, de sentir, de se mouvoir » qui, à leur tour, sont « conditionnées, sinon déterminées, par le contexte social et historique dans lequel nous évoluons et par la position que nous occupons dans ce contexte »[5]. La dimension « critique » d’une telle phénoménologie conduit donc à une attention particulière aux conditions sociohistoriques des expériences vécues – attention qu’on peut éventuellement qualifier de « constructiviste » mais qui est surtout « antinaturaliste » au sens où il ne s’agit pas tant de disqualifier les données psychologiques ou biologiques disponibles que d’éviter d’appauvrir l’explication en ayant recours à des principes abusivement naturalisés (comme « l’attitude féminine » mobilisée par Straus pour expliquer le rapport des femmes à l’espace latéral).

L’ouvrage collectif dirigé par Marie Garrau et Mickaëlle Provost prolonge et approfondit une telle phénoménologie critique en se focalisant sur les « expériences vécues du genre et de la race ». Le volume contient huit contributions à proprement parler, ainsi qu’un entretien avec Johanna Oksala. Une bibliographie thématique présente enfin les principales références dans le champ de la phénoménologie classique, de la phénoménologie critique, de la phénoménologie féministe et queer, et de la phénoménologie du racisme. Dans l’introduction de l’ouvrage (« L’oppression au prisme de la phénoménologie (et retour). À propos du projet de phénoménologie critique », p. 5-38), Marie Garrau et Mickaëlle Provost exposent de façon particulièrement éclairante la « conviction » méthodologique qui guide l’ensemble des contributions de l’ouvrage :

Cette conviction est que la phénoménologie en tant que tradition de pensée et en tant que méthode comporte des ressources théoriques majeures pour nous aider à penser et à combattre les oppressions dans leur dimension ordinaire et notamment les oppressions de genre et de race sur lesquelles les contributeur·rice·s de l’ouvrage se concentrent ici (p. 5).

Pour ce faire, les articles réinvestissent les travaux de certain·e·s phénoménologues classiques (Simone de Beauvoir, Maurice Merleau-Ponty et Jean-Paul Sartre notamment) ; approfondissent certaines pistes de lecture développées depuis ces premiers travaux, et souvent dans leur sillage (chez Frantz Fanon ou Iris Marion Young, notamment, mais aussi Judith Butler ou Sandra Lee Bartky) ; et réinvestissent des enjeux théoriques exposés plus récemment (par Sara Ahmed, Linda Martín Alcoff, Alia Al-Saji et d’autres). Dans ces trois cas, l’ambition consiste à préciser les contours d’une « phénoménologie de la conscience opprimée »[6]. Les différents articles insistent alors généralement sur les dimensions « corporelles » de l’expérience de l’oppression ; en soulignent les conditions socio-historiques – insistant ainsi sur le caractère socialement et historiquement « construit » de telles expériences ; et indiquent certaines possibilités de transformation desdites conditions et, incidemment, des phénomènes d’oppression qu’elles induisent[7].

1. Comprendre les « indigènes »

Dans le premier chapitre de l’ouvrage, « Merleau-Ponty et les mondes non européens. Les politiques (post)coloniales du perspectivisme », (p. 41-64), Matthieu Renault analyse de façon critique la concordance entre les positions phénoménologique et géopolitique de Merleau-Ponty. C’est le concept de « perspectivisme » qui sert alors de porte d’entrée. Le « perspectivisme perceptif », tel qu’il est analysé par Étienne Bimbenet par exemple (cité p. 41), désigne l’idée selon laquelle les sujets percevant sont déjà situés dans un monde intersubjectif auquel chacun d’eux ne peut accéder qu’en se tournant vers la dimension impersonnelle de son expérience[8]. L’auteur rappelle alors les grandes lignes de l’argumentation merleau-pontienne, avant de transposer cette problématique du domaine intersubjectif au domaine interculturel : de la même manière qu’on n’accède au monde perceptif qu’à travers la variation des expériences subjectives qui en sont faites, on n’accède au monde social qu’à travers la variation des expériences socio-historiques qui en sont faites. La problématique devient alors : comment produire une compréhension épistémiquement juste de l’expérience d’individus situés dans d’autres contextes socio-historiques – et, ce faisant, de l’être social lui-même ? L’essentiel de l’article vise alors à noter les intérêts et surtout les limites de la position merleau-pontienne. Du côté des « intérêts », Matthieu Renault rappelle que, dans « Sur L’Indochine », Merleau-Ponty reprend à Tran Duc Thao l’idée selon laquelle le colonisateur doit adopter sur la colonisation le point de vue du colonisé : Merleau-Ponty reproche ainsi à François Mauriac d’être incapable de « se voir, même un instant, par les yeux d’autrui »[9]. Ce faisant, le perspectivisme devient un principe irréductiblement épistémique, éthique et politique. Mais de façon plus ambiguë, dans « L’Orient et la philosophie », Merleau-Ponty prolonge la thèse hégélienne selon laquelle l’Inde et la Chine sont pour l’essentiel dépourvues de réflexivité analytique, et donc de philosophie ; le phénoménologue français ajoute simplement qu’à défaut de valeur conceptuelle, les doctrines orientales n’en sont pas moins de bons objets d’étude ethno-historiques, représentant « une variante des rapports de l’homme avec l’être qui nous éclairerait sur nous-mêmes »[10]. En mettant ainsi au jour différentes « variantes » des mêmes idéalités (les formes de parenté, les manières de table, etc.), l’ethnologue aboutirait à un « universalisme latéral », au sens où les institutions occidentales n’apparaissent alors que comme une version parmi d’autres de ces idéalités. Du côté des « limites » nettes, Merleau-Ponty en vient à idéaliser « l’expérience ethnologique » (et sa version mineure, le « voyage du philosophe ») en en faisant des expériences de rencontre de l’altérité et de décolonisation expresse du sujet. L’auteur rappelle alors très clairement que les voyages dont parle Merleau-Ponty sont intrinsèquement liés à l’Empire colonial ; que « l’expérience de l’autre » qu’ils impliquent n’ont rien d’une expérience de « l’altérité » mais doivent au contraire être situés dans une histoire des réseaux touristiques coloniaux[11] ; et qu’en ce sens, « loin d’avoir participé à une meilleure connaissance des “indigènes”, les voyages coloniaux de Merleau-Ponty [ont] contribué à entériner leur méconnaissance, en entravant sa capacité à faire sien le point de vue de l’autre » (p. 63).

2. Apprendre à voir les différences raciales

Dans les années 1990, Cyril Lemieux invitait les chercheur·euse·s en sciences sociales à faire de la structuration sociale de la perception un moyen d’approfondir, voire de renouveler, les analyses des phénomènes de domination[12]. C’est ce à quoi s’attèle Magali Bessone dans le deuxième chapitre de l’ouvrage, « Voir et faire voir les races : l’apport d’une phénoménologie politique à une philosophie critique des races » (p. 65-82). L’article cherche en effet à remettre en question l’apparente évidence d’une différence visible entre races (que cette évidence relève du sens commun ou d’une classification scientifique) en avançant une théorie socioconstructiviste de la perception visuelle. Selon l’autrice, percevoir la « couleur » de peau d’une personne est en réalité le résultat de la synthèse, historiquement située, d’une série de traits physiques (largeur ou longueur du nez, forme des paupières, etc.) et culturels (coiffure, vêtements, etc.) constitués comme signifiants (p. 69). En ce sens, « la vision elle-même est construite » (p. 66) en un double sens : d’une part, par des dispositions incorporées sur le long cours, qui s’expliquent par la situation historique ; et d’autre part, par des jeux d’interactions contextuelles qui orientent l’attention des agents. L’articulation entre ces deux dimensions (dispositionnelles et contextuelles) constitue le cœur du chapitre : Magali Bessone avance l’idée qu’une des modalités centrales de structuration de la perception consiste à « se regarder par les yeux d’un autre[13] », selon l’expression de W. E. B. Du Bois. Cette thèse est argumentée à partir de l’analyse d’une scène célèbre de Peau noire, masques blancs où Frantz Fanon décrit son assignation raciale à partir de la déclaration d’un enfant. L’autrice définit alors les processus de réification, d’essentialisation et d’aliénation impliqués. Suivant George Yancy, elle ajoute par ailleurs qu’une telle déclaration ne prend sens que dans un contexte d’apprentissage où l’enfant vérifie contextuellement auprès de sa mère que ses catégories sémantico-visuelles sont correctes, et contribue par là même à les stabiliser en tant que dispositions perceptives[14]. Cette insistance sur le problème de l’« apprentissage perceptif » conduit l’autrice à se focaliser sur une série d’« efforts pédagogiques [déployés] pour construire une sensibilité visuelle tout particulièrement apte à distinguer » tel ou tel groupe[15]. L’argument sociopolitique sous-jacent est qu’il existe des « processus délibérés de mise en saillance de certains traits [perceptifs] » dont le but est de « servir un projet politique particulier » (dont le processus de racialisation est un exemple paradigmatique), qui ne peuvent être combattus que par un processus contraire de « décolonisation du regard » (p. 74 et 78-79). La phénoménologie merleau-pontienne, au moins telle qu’elle est mobilisée par Frantz Fanon, apparaît ainsi comme une ressource descriptive adaptée à ce projet au sens où la perception est décrite par Merleau-Ponty comme « inscrit[e] dans une histoire et un monde social » (p. 68).

3. Vie académique et sentiment d’inexistence

Dans « Sur la liberté de “philosopher”. Petites réflexions de mère célibataire » (p. 83-101), Marion Bernard décrit les conditions sociales de la production universitaire entendue comme une expérience de pensée incarnée. Elle qualifie ainsi la pensée philosophique, dans sa version plus spécifiquement phénoménologique, d’art du « survol » qui permet de décrire la situation présente « d’en haut » plutôt que d’y être totalement engagé·e. La répétition régulière de ce genre de pratique discursive a alors la particularité, note l’autrice, de produire des dispositions spécifiques. D’une part, elle oriente ce qu’on est conduit à voir ou à reconnaître (par exemple, la fréquentation du texte de Sartre orienterait ce qu’on est conduit à juger intéressant dans un square ou un jardin public). D’autre part, elle surdétermine ce que l’autrice nomme le « sentiment d’être soi » : selon Marion Bernard, la pratique académique se caractérise en effet par une expérience de « l’intensité de la concentration de la recherche “pure” et “libre” » (p. 97). La thèse défendue dans l’article est alors que ce type d’expérience est suffisamment subjectivant pour orienter le sentiment qu’on a d’« être soi » d’« être là » ou d’« être libre » : on se sent soi et libre lorsqu’on a la capacité de survoler la situation présente ; on se sent au contraire aliéné·e et étouffé·e lorsqu’on y est totalement impliqué·e. C’est ce qui conduit l’autrice à qualifier la pratique philosophique de « drogue de la pensée intensive, productive, publique, – celle qui donne lieu à une reconnaissance sociale et financière incomparable » (p. 97), au moins au sens où, comparativement, elle rend les conversations et les conseils prodigués au quotidien relativement ternes. Plus largement, elle souligne que l’incapacité à produire une telle pensée de survol produit chez celui ou celle qui s’y est habitué·e un réel « sentiment d’inexistence » (p. 86). À partir de cette description particulièrement éclairante de (l’impossibilité de) l’expérience du survol (au sens ici général d’une expérience de la compréhension analytique de ce qu’on est en train de vivre), l’autrice ouvre deux pistes d’analyse des conditions de cette expérience. D’une part, elle souligne les conditions de possibilité d’une telle pratique de la scholè. Pour pouvoir se livre à une démarche de réflexion théorique profonde, il est nécessaire de pouvoir remplir deux types de conditions : il faut en effet pouvoir remplir une série de conditions socio-historiques générales (qui relèvent de la division du travail intellectuel ou de la division du travail reproductif : posséder un métier qui laisse du temps à la réflexion, etc.) ; mais il faut également être en mesure de produire une série de microtechniques de réflexivité (« Je prends quelques notes, la journée, sur des Post-it », (p. 87)) qui constituent autant de micro-survols de la situation pour celui ou celle qui ne peut (ou ne veut) par ailleurs pas s’en détacher totalement. D’autre part, elle met également en évidence les conditions psycho-affectives qui sous-tendent sa pratique discursive. Après la naissance de son enfant, et sans poste universitaire stable, l’autrice se retrouve régulièrement dans des squares parisiens, à interagir avec les « nounous » du quartier. Et tout en décrivant leur interaction, elle ajoute :

Tout en parlant, je serre le livre caché dans mon sac, celui que j’emporte partout comme un talisman sans avoir jamais le temps de l’ouvrir. Et je ne peux m’empêcher de vouloir m’échapper. Quand j’étais intellectuelle, est-ce que je ne me tournais pourtant pas avec une rage enthousiaste vers les voix qu’on appelle “subalternes” (pas la mienne !) ? Sauf que cette fois, c’est différent : je n’ai plus l’espace et je n’entends plus ma propre voix (p. 95).

Ce faisant, l’autrice décrit de façon particulièrement claire les conditions et les conséquences éthico-existentielles qui distinguent une pensée « réellement située » de l’expérience d’une « pensée intensive, productive, publique » (p. 97-98) dont elle souligne les effets de grisement individuel.

4. L’aliénation narcissique dans les rapports de genre

Dans le chapitre « La socialisation de l’intime. La transformation du concept d’aliénation dans Le Deuxième sexe de Beauvoir et Saint Genet de Sartre » (p. 105-128), Alexandre Féron présente les réflexions de deux auteur·ice·s en insistant sur l’importance qu’illes accordent au caractère socialement constitué de la subjectivité[16]. C’est alors la dimension spécifiquement existentielle de la phénoménologie, et notamment l’analyse du « pour-autrui », qui fournit à la critique ses principales dimensions. Alexandre Féron identifie quatre dimensions de l’aliénation chez Beauvoir (pour des raisons de place, nous nous focaliserons uniquement sur cette référence), auxquelles correspondent quatre modalités d’oppression spécifiquement féminines. L’aliénation anthropologique, d’abord, désigne la tendance de l’être humain à s’extérioriser dans la production ou le travail : cette aliénation est positive ; les femmes sont plutôt entravées dans l’actualisation d’une telle tendance lorsque l’organisation socio-économique ne reconnait pas la valeur de leurs productions. L’aliénation biologique, ensuite, désigne le rapport qu’entretient le sujet à la matérialité de son corps : si tous les sujets sont intrinsèquement aliénés en ce sens, les expériences paradigmatiques des menstruations et de la grossesse laissent supposer que « chez les filles, l’expérience de transformation de soi serait plus intense et produirait des discontinuités importantes dans le déroulement de l’existence (lesquelles seraient vécues, non pas comme sociales, mais comme biologiques) » (p. 114). L’aliénation intersubjective désigne les dimensions de soi que le regard d’autrui nous révèle : si cette aliénation touche également tous les sujets, la valorisation socio-historique du corps féminin comme objet de regard sexualisé conduit les femmes à se vivre comme « vues » plutôt que comme « voyantes ». Enfin, l’aliénation narcissique consiste à se reconnaître davantage dans l’image qu’autrui nous renvoie que dans les sensations qu’on éprouve (l’aliénation narcissique suppose donc l’aliénation intersubjective). L’auteur souligne alors que cette situation oscille chez Beauvoir entre trois interprétations différentes. Une interprétation socio-psychologique focalisée sur la socialisation secondaire qui explique le narcissisme par l’impossibilité des agentes de s’extérioriser via la production d’œuvres objectives ; une interprétation socio-psychologique focalisée sur la socialisation primaire qui voit dans le narcissisme une « structure de personnalité qu’une éducation patriarcale aurait préalablement “insufflée” aux jeunes filles » (p. 119) avant toute insertion dans la vie socioprofessionnelle ; et une interprétation anthropologique, inspirée du « stade du miroir » de Lacan, qui fait du narcissisme une structure essentielle de la subjectivité dont le contenu est simplement déterminé par des normes de genre. L’intérêt d’une analyse existentielle pour la phénoménologie critique est ainsi de fournir une série de schèmes relationnels (essentiellement dérivés des processus d’objectivation et d’aliénation) pour circonscrire l’expérience de genre (en l’occurrence).

5. Expérience genrée et tournant génital du féminisme

Dans « Penser le corps vécu des femmes : féminisme et génitalité » (p. 129-151), Camille Froidevaux-Metterie dessine les contours du « tournant génital du féminisme », caractérisé selon elle par l’émergence contemporaine de préoccupations liées au statut du corps des femmes :

Obtention d’une baisse de la TVA appliquée aux produits de protection hygiénique, campagne sur l’endométriose, modélisation du clitoris en 3D et représentation dans les manuels scolaires, polémique sur les modes de contraception, dénonciation des violences gynécologiques et obstétricales, explosion des révélations liées au harcèlement et aux violences sexuelles, demande d’ouverture de la PMA à toutes les femmes, organisation de groupes de parole sur la sexualité et le plaisir féminin, publication en rafale d’ouvrages consacrées aux organes génitaux et à leur fonctionnement, toutes ces initiatives se sont développées indépendamment les unes des autres, reliées cependant par un même fil rouge, celui de la génitalité féminine (p. 141).

Pour rendre compte de cette situation historique, l’autrice trace alors une double généalogie. D’une part, elle rappelle l’absence de description du corps, et qui plus est du corps féminin, dans la plupart des phénoménologies standards (Heidegger, Husserl, et Merleau-Ponty en l’occurrence[17]). D’autre part, elle souligne, chez Simone de Beauvoir et Iris Marion Young notamment, les « implications aliénantes de la corporéité féminine » (p. 137). Elle montre alors que les premiers travaux se sont surtout focalisés sur la question de la conjugalité et de la maternité (et donc, corolairement, sur la question de la maîtrise de la procréation), avant de s’élargir pour prendre en compte la division sexuée du travail, l’hétérosexualité normative ou les hiérarchies genrées de pouvoir. Deux exemples illustrent alors l’apport de la méthode phénoménologique. D’abord, l’expérience des menstruations est décrite comme une expérience particulièrement honteuse au sein d’une « culture somatophobique » (p. 143). Le sentiment de honte émerge alors soit dans des processus d’interaction en coprésence, soit en rapport avec « le public intériorisé » (p. 144). Suivant alors Sandra Lee Barkty, l’autrice affirme que le sentiment de honte constitue un véritable « être-au-monde » spécifiquement genré (« la honte serait pour les femmes un mode d’être-au-monde résultant de multiples processus de socialisation par lesquelles elles se voient signifier leur infériorité et leur imperfection »[18] (p. 144)). Ensuite, le cas de l’orgasme féminin est abordé à l’aune de sa secondarisation dans le « script sexuel » standard de la société hétéronormée (emprunte d’idéaux romantiques littéraires comme de mises en scènes pornographiques)[19]. L’autrice s’appuie alors sur une enquête portant sur la simulation de l’orgasme en Scandinavie et son analyse par Hildur Kalman[20], pour montrer que « la jouissance féminine est […] synonyme de réussite de la performance masculine » (p. 147).

6. Les arts de la résistance

Dans Politique de la piété, Saba Mahmood rend compte d’une enquête ethnographique qu’elle réalise au Caire, entre 1995 et 1997, auprès de femmes engagées dans ce qu’on a nommé le « mouvement des mosquées ». Dans ce contexte, Mahmood déclare :

Transgresser les normes de genre peut ne pas être lié à la transformation de la “conscience” ou au changement des systèmes de signification de genre. Cette transgression peut très bien exiger un réapprentissage de la sensibilité, de l’affect, du désir et des sentiments, des registres de la corporéité qui échappent souvent à la logique de la représentation et de l’énonciation symbolique [21].

On peut lire l’article de Mickaëlle Provost (« Penser les résistances au prisme de la phénoménologie : Merleau-Ponty, Fanon et la possibilité d’une phénoménologie critique », p. 155-178) comme une manière de donner un contenu conceptuel adéquat à la déclaration de Mahmood. Et ce, sur les deux dimensions complémentaires contenues dans la citation. D’une part, sur le versant phénoménologique, l’autrice cherche à décrire tout « un ensemble de changements corporels, affectifs et sensibles qui se produisent chez les individus engagé·e·s (même indirectement) dans la lutte » (p. 166). À partir d’une lecture de Frantz Fanon, l’article évoque ainsi la signification politique attribuée au voile, la « circulation des regards entre colonisées et colonisateurs » (p. 167), la mobilité au sein de la ville et l’écoute radiophonique comme des lieux de « changement des sensibilités et de l’expérience perceptive » (p. 169). D’autre part, sur le versant critique, Mickaëlle Provost montre que de telles transformations affectives peuvent légitimement être qualifiées d’« arts de la résistance », selon l’expression de James Scott : il faut entendre par là des actions de contestation de l’ordre politique qui ne passent cependant pas par le niveau public déclaré (généralement pour éviter une répression assurée) mais œuvrent plutôt de manière souterraine et discrète[22]. La synthèse de ces deux axes d’analyse conduit l’autrice à discuter les cadres de ce qu’elle nomme une « phénoménologie de la liberté », qui correspond ici à une description de l’expérience de la résistance. Pour ce faire, elle oppose deux schémas : un schéma sartrien, qui définit l’entrée dans un processus de résistance comme la conséquence d’une « prise de conscience » initiale (du caractère intolérable de la situation), couplée au « choix » de la transformer ; et un schéma merleau-pontien, qui cherche à dériver les conditions d’évaluation d’une situation comme intolérable (et donc de l’entrée en résistance) de possibilités de transformation effectivement offertes par la situation elle-même – c’est-à-dire perçues à même le contexte socio-historique. En somme, l’autrice oppose un paradigme de la « conversion de soi » (p. 163) à un paradigme du « changement de perspective » (p. 165), et prend fait et cause pour le second, plus à même de rendre compte des « arts de la résistance » précédemment cités.

7. La performativité insurrectionnelle des slogans

L’article de Mona Gérardin-Laverge (« Les slogans féministes : transformation sociale et pratique politique de soi » (p. 179-200)) décrit l’expérience, non pas tant de l’oppression, que de la lutte contre l’oppression. L’argument initial est qu’il ne suffit pas de pointer le caractère « construit » ou « culturel » de l’oppression (la dimension antinaturaliste de la critique) pour que celle-ci disparaisse ; il faut alors engager tout un travail collectif de transformation de l’expérience vécue, travail dont l’expérience peut elle-même faire l’objet d’une description[23]. L’article se focalise alors sur une des formes de ce travail collectif, à savoir le déploiement de slogans féministes dans la vie sociopolitique française de ces dernières années : il s’agit à la fois de slogans visuels (comme les collages contre les féminicides organisés depuis 2019 sur des feuilles A4) ou oraux (énoncés par exemple lors de diverses manifestations publiques). Mona Gérardin-Laverge lit ces pratiques comme une réelle tentative de transformation de son expérience vécue dans la mesure où « la prise de parole publique que constitue le slogan transforme celleux qui étaient les objets du discours en sujets parlants » (p. 192). Ainsi, au lieu de penser ces discours à travers le paradigme exclusif de l’expression (au sens où les slogans exprimeraient des affects qui leur préexisteraient), l’autrice affirme qu’il est plus heuristique de les envisager comme des pratiques (collectives) de transformation de soi : « loin d’être d’abord à destination “des autres” et d’exprimer un positionnement déjà existant, [les slogans] sont à l’usage de leurs locuteur·rice·s et contribuent à produire la lutte et la transformation sociale qu’ils décrivent » (p. 191). L’article montre alors que sous les formulations a priori objectives ou constatives se joue tout un travail pour « conscientiser » et « habiter » les formulations en question : c’est le cas lorsque les formules cherchent à requalifier certaines zones de l’expérience (« Ce n’est pas un “drame personnel”, c’est un féminicide », « Aimer ≠ tuer ») ; mais c’est également le cas lorsque les formulent tentent de constituer un collectif de lutte qu’elles présentent justement comme déjà-là (« Il nous exploite / Il nous divise / Il nous opprime / À bas, à bas, le patriarcat »). Dans tous les cas, le processus de transformation se joue sous l’énoncé, au cœur de l’énonciation elle-même, l’énonciateur·ice tâchant de s’aligner sur le sujet de l’énoncé. C’est pour désigner ce genre d’expérience que l’autrice parle de « performativité insurrectionnelle », à la croisée, donc, de la théorie phénoménologique, de la pragmatique linguistique austinienne et du modèle des pratiques de soi hérité de Foucault.

Conclusion : apprendre à voir (à travers les yeux d’autrui)

Dans un entretien réalisé par Mickaëlle Provost et Marie Garrau (« Déconstruire le réel : la phénoménologie critique comme antinaturalisme », p. 201-208), Johanna Oksala précise les contours du type de phénoménologie qu’elle pratique. Selon elle, le but de la phénoménologie critique (ou de la « post-phénoménologie ») est de développer une « enquête historico-transcendantale » (p. 203) afin de mettre au jour les différents schémas qui structurent nos manières de penser, de percevoir et d’agir. En suivant cette lecture, on est conduit à affirmer que l’analyse des expériences vécues du genre et de la race est le résultat d’une démarche d’ontologisation et de culturalisation (ou d’historicisation) du transcendantal, démarche qui caractérise selon Johanna Oksala la philosophie continentale post-kantienne en général, et la philosophie foucaldienne en particulier. C’est la même définition de l’entreprise qu’avancent Marie Garrau et Mickaëlle Provost lorsqu’elles affirment que le but de la phénoménologie critique est de :

redéfinir les structures de l’expérience comme des structures quasi transcendantales et [de] prendre acte de leur dimension sociale et historique. Les manières de percevoir, de sentir, et de se mouvoir sont conditionnées, sinon déterminées, par le contexte social et historique dans lequel nous évoluons et par la position que nous occupons dans ce contexte (p. 31).

En guise de conclusion, nous voudrions développer quelques remarques concernant cette idée de conditionnement ou de détermination sociale des manières de percevoir. Conformément à l’optique historico-transcendantale évoquée, la plupart des articles de l’ouvrage affirment explicitement que « la vision elle-même est construite » (p. 66), et que l’enjeu théorique consiste à analyser le « processus de construction de la perception [et] du regard » (p. 22), afin de repérer des « régimes de perception » historiquement situés et politiquement oppressants (p. 167). Or, telle que nous la comprenons, une telle analyse n’est pas réellement mise en œuvre dans l’ouvrage, dans la mesure où il ne s’agit pas tant d’analyser le « processus de construction de la perception » que de souligner le caractère rétroactivement construit de la perception. En somme, les articles se focalisent plus sur la perception socialisée que sur la socialisation de la perception elle-même. À notre connaissance, il s’agit là d’un biais tout à fait caractéristique des théories socio-constructivistes de la perception développées aux XIXe et XXe siècle : c’est par exemple le cas dans l’anthropologie de Bourdieu, qui décrit systématiquement l’expérience comme structurée par des « schèmes de perception » culturellement construits ; cependant, on ne trouve jamais chez Bourdieu d’analyse précise de ce que signifient les notions de « schème », de « perception » ni de « construction »[24]. Ainsi, pour le dire avec les termes de Muriel Darmon, on sait qu’il existe des dispositions perceptives socialement construites mais on ignore tout de la manière dont on « attrape » de telles dispositions[25].

À titre d’hypothèse, il nous semble que deux raisons permettent d’expliquer ce flou quant aux modalités de construction de la perception. La première raison est justement la mobilisation d’un métalangage kantien pour penser la perception : ce métalangage conduit généralement à penser la culture à travers la métaphore de la « grille » ou du « voile »[26] qui filtre l’information sensorielle pour n’en retenir que des patterns culturellement constitués. Or, cette approche holiste de la culture amène à penser l’enculturation de la perception comme la simple adoption de la grille ou du voile en question et non comme la constitution progressive de schèmes idéo-moteurs ou la réactualisation permanente de prédictions perceptives. C’est ainsi probablement le maintien d’un modèle idéaliste de la perception qui conduit à secondariser l’analyse de sa socialisation.

La seconde raison est paradoxalement la référence fréquente à Merleau-Ponty dans l’ouvrage. Le phénoménologue français est en effet crédité d’une analyse fine de la perception en tant qu’elle est « inscrit[e] dans une histoire et un monde social » (p. 68). Cette attribution n’a rien de spécifique, et de grands noms de la philosophie comme de l’anthropologie internationales la relaient régulièrement[27]. Mais trouve-t-on réellement chez Merleau-Ponty une théorie fine de la construction sociale de la perception ? Le débat relève certainement de l’étude internaliste de l’œuvre du phénoménologue[28] ; cependant, hormis quelques remarques sur le caractère historiquement situé de la perspective linéaire à la Renaissance (dans Le Visible et l’invisible), il nous semble que Merleau-Ponty fournit relativement peu d’outils analytiques susceptibles d’étayer une phénoménologie critique de la construction perceptive. Or, l’enjeu est tout sauf secondaire car, comme le montrent parfaitement les différentes contributions de l’ouvrage, la dimension critique de la phénoménologie repose précisément sur sa capacité à identifier toute une série de microprocessus d’« apprentissage » ou de « réapprentissage de la sensibilité » (p. 175), plus ou moins stabilisés sous la forme institutionnalisée d’« efforts pédagogiques » (p. 78), qui, d’une part, constituent les réels véhicules de l’oppression vécue et, d’autre part, doivent devenir la cible d’une réelle politique d’émancipation. En ce sens, il est tout à fait décisif de se doter d’une analyse fine des processus d’« apprentissage perceptif », c’est-à-dire (1) des dimensions de la perception (détection du signal, couplage sensorimoteur, codage prédictif…) qui sont effectivement susceptibles de structuration sociale, (2) des dynamiques (travail de l’empan visuel, libéralisation de la prise de décision perceptive…) qui concourent effectivement à une telle structuration et (3) des dispositifs sociohistoriques qui mettent en place ladite structuration de la perception (attention dirigée des parents sur les enfants, acquisition de codes esthétiques…)[29]. La plupart des articles plaident pour une approche ouverte et pluridisciplinaire de la phénoménologie, notamment couplée à d’autres disciplines de sciences humaines : or, pour rendre compte des phénomènes d’apprentissage perceptif, une articulation entre phénoménologie et psychologie cognitive (ou psychologie culturelle) semble particulièrement féconde. Sandra Waxman a par exemple montré que l’utilisation de syntagmes genrés et raciaux participe à créer des catégories de « genre » et de « race » chez les très jeunes enfants : une fois acquises, de telles catégories fonctionnent alors comme des supports d’inductions qui créent des biais attentionnels et orientent concrètement ce que regardent les enfants[30]. En articulant les comptes-rendus subjectifs de l’expérience (méthode phénoménologique) et l’étude objective des processus qui conditionnent cette expérience (méthode psychologique), on se rapproche autant que possible de l’identification des conditions expérientielles de l’oppression[31]. Pour mener à bien un projet critique qui s’appuie sur l’expérience vécue des agents, il nous semble donc nécessaire d’articuler la description phénoménologique aux disciplines susceptibles de rendre compte du phénomène d’apprentissage perceptif en tant que tel. Cette articulation n’a bien sûr rien d’évident, la plupart des travaux en psychologie n’endossant aucune position critique affirmée, au profit quasi-exclusif d’une neutralité axiologique de principe[32]. Cependant, selon nous, un tel constat ne devrait pas décourager celui ou celle qui ambitionne de voir émerger un programme de « psychologie (ou de science cognitive) critique » dont l’ambition serait de « comprendre par quelles pratiques concrètes peut passer la déconstruction intime de l’oppression »[33].

 

[1] « La fillette de cinq ans n’utilise pas du tout l’espace latéral. Elle ne tend pas son bras sur le côté ; elle ne vrille pas le buste ; elle ne bouge pas ses jambes, qui restent côte à côte. La seule chose qu’elle fait pour préparer le lancer est de lever son bras droit devant elle à l’horizontal et de plier l’avant-bras derrière en pronation. […] La balle est libérée sans force, ni vitesse ou ciblage précis ». E. Straus, « La posture érigée », (trad. A. Lenglet et C. Roquet), in Quant à la danse, n° 1, Sète, Images En Manœuvre/Le Mas de la Danse, 2004, p. 36.

[2] Ibid.

[3] Par contraste avec l’explication par « l’attitude féminine » invoquée par Straus, Young évoque le type de profession privilégié des femmes, les vêtements qu’elles portent, etc., comme des conditions partielles du comportement. « Certes, nous portons des pantalons plus régulièrement qu’avant, et par conséquent nous sommes moins contraintes par nos vêtements lorsque nous nous assoyons, mais les femmes continuent quand même à s’asseoir avec les jambes assez serrées et les bras croisés sur leur corps ». I. M. Young, « Lancer comme une fille. Une phénoménologie de la mobilité, de la spatialité et du comportement corporel féminins », (trad. par D. A. Landes, M.-A. Casselot et C. Mercier), Symposium, vol. 21, n° 2, 2017, p. 26.

[4] Ibid., p. 29.

[5] Ibid., p. 31.

[6] Sur l’expression de Sandra Lee Barkty (citée p. 30), voir : S. L. Bartky, Feminity and Domination. Studies in the Phenomenology of Oppression, New York, Routledge, 1990.

[7] Les autrices rappellent alors que la phénoménologie critique s’articule tantôt à la théorie marxiste, tantôt à la philosophie foucaldienne, tantôt encore à la théorie bourdieusienne (p. 32-33).

[8] Voir par exemple : É. Bimbenet, « Merleau-Ponty et la querelle des contenus conceptuels de la perception », Rue Descartes, vol. 70, n° 4, 2010, p. 4-23.

 

[9] M. Merleau-Ponty, « Sur l’Indochine », in Signes, Paris, Gallimard, (1956) 2001, p. 520 ; cité p. 56.

[10] M. Merleau-Ponty, « L’Orient et la philosophie », op. cit., p. 226 ; cité p. 46.

[11] Colette Zytnicki dresse ainsi un portrait de plusieurs touristes type dans le monde colonial (en l’occurrence, en Algérie), dont celui du « voyageur », essentiellement composé d’« écrivains » et de « journalistes ». C. Zytnicki, L’Algérie, terre de tourisme. Histoire d’un loisir colonial, Paris, Éditions Venémiaire, 2017, p. 25.

[12] C. Lemieux, « C. Bessy, F. Chateauraynaud, Experts et faussaires. Pour une sociologie de la perception », Politix, vol. 8, n° 31, 1995, p. 231.

[13] W. E. B. Du Bois, Les âmes du peuple noir, trad. Magali Bessone, Paris, La Découverte, 2007, p. 11.

[14] Voir : G. Yancy, Look, a White! Philosophical Essays on Whiteness, Philadelphie, Temple University Press, 2012.

[15] En l’occurrence, Magali Bessone fait référence aux brochures distribuées aux États-Unis et en France afin, d’une part, de distinguer les Japonais des Chinois et, d’autre part, de reconnaître les Juifs.

[16] « L’être humain est de part en part traversé et conditionné par son inscription sociale, de sorte que ce qui se donne comme le plus spontané, le plus propre, le plus privé ou intime (rapport au corps, comportements, sexualité, rêves, complexes, fantasmes, imaginaire, identité personnelle) porte toujours déjà la marque de l’intrusion d’autrui et se trouve, de ce fait, toujours déjà socialisé » (p. 106).

[17] Le cas de Merleau-Ponty est cependant plus complexe. Selon Camille Froidevaux-Metterie, Merleau-Ponty ne s’intéresse qu’aux « dysfonctionnements » de l’expérience féminine, « la frigidité comme refus de la condition de femme ou l’anorexie comme refus d’autrui et de l’avenir » (p. 134). On pourrait élargir le constat aux premiers travaux de Gilles Deleuze (tout à fait contemporains des grands ouvrages de Merleau-Ponty) où il cherche à développer une « philosophie d’autrui sexuée » : ces textes sont étonnants de misogynie et surtout d’absence de préoccupation pour les conditions socio-historiques de l’expérience vécue. Il s’agit en somme d’une phénoménologie non-critique qui permet, par contraste, de cerner toute la richesse des analyses développées dans le présent ouvrage. Pour la référence au texte de Deleuze : G. Deleuze, « Description de la femme. Pour une philosophie d’autrui sexuée » (1945), dans Lettres et autres textes, Paris, Éditions de Minuit, 2015, p. 253-265.

[18] « L’analyse d’Iris Marion Young résonne ici avec celle de Sandra Lee Bartkty pour qui la honte est gender-related (et non pas gender-specific), c’est-à-dire que les femmes sont plus enclines à l’éprouver et qu’elles l’éprouvent selon des modalités différentes de celles des hommes » (p. 143-144). Pour la référence, voir : S. L. Bartky, Feminity and Domination, op. cit., p. 84.

[19] L. Monteil, « Scripts sexuels », in J. Rennes (dir.), Encyclopédie critique du genre, Paris, La Découverte, 2016, p. 584-595 ; cité p. 148.

[20] Voir respectivement : S. Alakoski et A. Mogensen, Fejkad Orgasm, Stockholm, Ordfront Förlag, 2008 ; H. Kalman, « Faking Orgasms and the Idea of Successful Sexuality », Janus Head, vol. 13, n° 1, 2015, p. 97-118 ; cités p. 147.

[21] S. Mahmood, Politique de la piété. Le féminisme à l’épreuve du renouveau islamique, Paris, La Découverte, 2009, p. 276 ; cité p. 175.

[22] J. C. Scott, La domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, Paris, Éditions Amsterdam, (1990) 2019.

[23] Le diagnostic est développé de façon très claire dans un autre article de l’autrice : « Si l’oppression nous structure intimement, il ne peut s’agir seulement de nous “désaliéner” mais de construire des manières nouvelles et inédites de vivre, en s’appuyant sur l’hétérogénéité déjà existante des expériences et des vécus du genre ». M. Gérardin-Laverge, « “C’est en slogant qu’on devient féministe”. Hétérogénéité du genre et performativité insurrectionnelle », Semen [Online], 44 | 2018. DOI : https://doi.org/10.4000/semen.10779

[24] Sur cet argument en général, voir : N. Quinn et C. Strauss (éd.), A cognitive theory of cultural meaning, Cambridge, Cambridge University Press, 1997, p. 44-4r

[25] M. Darmon, « Analyser empiriquement un inobservable : comment “attrape-t-on” une disposition ? », dans S. Depoilly et S. Kakpo (éd.), La différenciation sociale des enfants. Enquêter sur et dans les familles, Vincennes, Presses Universitaires de Vincennes, 2019, p. 107-137.

[26] Voir, parmi une littérature abondante : « En mobilisant des symboles, l’homme se construit un monde nouveau : entre lui et la nature se dresse le voile de la culture, et il ne peut voir le monde qu’à travers ce medium ». M. D. Sahlins, Culture and practical reason, Chicago London, The University of Chicago Press, 1978, p. 105. Pour une utilisation différente de cette notion : G. Yancy (dir.), Black Men from Behind the Veil: Ontological Interrogations, Lanham, Rowman & Littlefield, 2022.

[27] Merleau-Ponty « a reconnu que la perception était toujours attachée à un monde culturel ». T. Csordas, « Somatic Modes of Attention », Cultural Anthropology, vol. 8, no 2, 1993, p. 137.

[28] Voir à cet égard : M. S. A. Ferraz, « Perception et culture chez Merleau-Ponty », Philosophiques, vol. 35, n° 2, 2008, p. 297-316.

[29] Pour un compte-rendu des deux premières dimensions : P. J. Kellman et C. M. Massey, « Perceptual Learning, Cognition, and Expertise », Psychology of Learning and Motivation, vol. 58, 2013, p. 117-165. L’analyse de de la dimension historique (plutôt qu’ontogénétique) des schèmes de perception renvoie, pour sa part, à une histoire des sensibilités qui est justement en pleine recomposition. Pour un exemple contemporain : A. Corbin & H. Mazurel, Histoire des sensibilités, Paris, La vie des idées / PUF, 2022, p. 24 et suivantes.

[30] S. R. Waxman, « Names will never hurt me? Naming and the development of racial and gender categories in preschool-aged children », European Journal of Social Psychology, vol. 40, no 4, 2010, p. 593-610.

[31] Le même genre de remarque peut être appliqué aux diverses expériences décrites dans l’ouvrage comme des dispositifs typiques d’aliénation qui consistent à « se voir à travers les yeux d’un autre ». Si on veut éviter d’entendre cette expression de manière uniquement métaphorique, il est décisif de décrire les dispositifs qui conduisent à « adopter le point de vue d’autrui », y compris hors des interactions de coprésence (selon le paradigme du male gaze par exemple). Dans cette voie, une articulation avec le modèle de l’« auto-objectivation » développé par Barbara Fredrickson et Tomi-Ann Roberts en psychologie sociale, pourrait apporter des éclairages convaincants sur la base d’études empiriques nombreuses. B. L. Fredrickson et T.-A. Roberts, « Objectification Theory: Toward Understanding Women’s Lived Experiences and Mental Health Risks », Psychology of Women Quarterly, vol. 21, no 2, 1997, p. 173-206.

[32] Il existe cependant quelques exceptions, comme le travail d’Erica Burman qui propose une théorie critique de la psychologie du développement : E. Burman, Deconstructing Developmental Psychology, Routledge, London, 2016.

[33] M. Gérardin-Laverge, « “C’est en slogant qu’on devient féministe”. Hétérogénéité du genre et performativité insurrectionnelle », op. cit.

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