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Compte-rendu critique – L’humanité à son insu

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Agrégé de philosophie, Simon Gissinger prépare actuellement une thèse de doctorat visant à confronter les pensées de Hegel et de Derrida (Université Bordeaux-Montaigne, centre SPH). Après un séjour de recherche à la Ruhr-Universität Bochum (Hegel-Archiv / Forschungszentrum für Klassische Deutsche Philosophie) en 2022, il est à présent chargé de cours aux universités de Rouen et de Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

Grégori JEAN, L’humanité à son insu. Phénoménologie, anthropologie, métaphysique, Wuppertal : Association internationale de phénoménologie, « Mémoires des annales de phénoménologie », vol. XIII, 2020.

L’ouvrage est disponible ici.


L’homme passe l’homme.

Pascal[1]

Au carrefour de la phénoménologie, de l’anthropologie et de la métaphysique, la thèse principale de ce livre est que la phénoménalité humaine se caractérise par son « anhumanité », c’est-à-dire qu’elle n’est pas vécue comme telle. Pour mener à bien sa démonstration, l’auteur[2] défend une conception profondément réaliste de la phénoménologie, ce qui le conduit notamment à proposer une interprétation dialectique audacieuse de son histoire. Mais cette réflexion se veut aussi une tentative pour penser à la lumière de la « catastrophe qui s’annonce » (295) et faire droit au « moment de l’anhumain » que constituerait une époque où « l’extinction rationnellement annoncée » (22) de l’homme exige de la pensée qu’elle s’interroge sur ce qu’elle est. Le « renversement de paradigme » (225) que l’auteur entend introduire dans notre compréhension de l’homme doit donc permettre de prendre la mesure de « ‘ce qu’il se passe’ » (17) et offre une perspective singulière sur son indifférence vis-à-vis de l’« apocalypse imminente » (19). À cet égard, les implications de la thèse de l’auteur sont remarquablement provocatrices : il s’agit en effet de demander si « les êtres humains, loin d’avoir toujours été ‘anthropocentriques’ », sont au fond « jamais parvenus à l’être » (32)[3]. En restituant à grands traits la démonstration et en déterminant par là le sens exact de la thèse de l’ouvrage, nous nous efforcerons de mettre à l’épreuve sa cohérence propre. Que l’homme ne puisse être « taxé d’‘anthropologisme’ », (31) c’est en effet une affirmation surprenante mais qui n’implique pourtant pas nécessairement de difficulté logique particulière – et c’est à la démonstration de cette proposition que sont consacrés les raisonnements les plus importants de l’ouvrage. Mais que l’humanité se définisse intrinsèquement par son rapport non-anthropologique au réel, autrement dit, que la première proposition ait une signification anthropologique immédiate et décisive, cela semble poser problème, car si la phénoménalité humaine est essentiellement « désanthropologisée », en effet, qu’est-ce qui justifiera, sans contradiction, de voir dans cette propriété ce qu’il y a d’humain en l’homme ? Comment l’homme serait-il « désanthropologisé » en tant qu’homme ? Comment l’homme ne serait-il pas l’homme ? Commentant avec beaucoup de clairvoyance ce qu’il nomme « le mythe d’une ‘phénoménologie de l’événement’ » (149), l’auteur cite une remarque de J. Benoist[4] qui, déplorant la mauvaise habitude qu’aurait prise la phénoménologie française de travailler « dans le registre de l’affection, de l’altération, de la passivité, de l’émoi, de l’extase, de la gloire et de l’effroi », lui reproche ainsi d’avoir tendance à évoluer, comme une alpiniste, « dans des conditions extrêmes » (158). Ainsi, l’auteur décrit lui-même une « dialectique de l’excédance » dans laquelle la phénoménologie se serait principiellement engouffrée comme sur un périlleux « chemin de crête » (141, 219), sur les versants duquel son histoire n’aurait pas su la retenir de glisser. De même, toute la difficulté du propos de l’auteur nous semble résider dans la mince limite par laquelle y sont séparés le paradoxe et la contradiction.

I. La phénoménologie comme réalisme (« Anthropologie d’un point de vue phénoménologique »)

Le premier chapitre de l’ouvrage vise à reconstituer la signification réaliste de la philosophie transcendantale en articulant la phénoménologie husserlienne avec la critique kantienne. Sur le fondement de remarques déjà formulées en introduction, il s’agit notamment de répondre aux critiques formulées par Quentin Meillassoux[5] et de montrer que l’a priori corrélationnel – c’est-à-dire l’idée que les structures essentielles des objets correspondent à leurs manières d’apparaître à une conscience –, loin de mettre la phénoménologie en défaut face au « moment de l’anhumain », entend précisément prendre au sérieux une telle exigence par la pensée d’une « saisie directe du réel en soi ou du ‘monde sans nous’ ». Contre une certaine tendance à réduire la phénoménologie à un « corrélationnisme restrictif » (29, 56) – lorsque nous le pensons, c’est bien par définition nous qui pensons le réel ; aussi ne se donne-t-il pas dans cette corrélation tel qu’il est en soi mais seulement tel qu’il est pour nous –, il s’agit de comprendre que l’intention profonde du geste phénoménologique coïncide avec un « réalisme absolu ». L’auteur pose ainsi les bases de la première partie de sa démonstration : la corrélation phénoménologique n’implique dans son principe aucune relativisation anthropologique et phénoméniste mais opère bien plutôt une « désanthropologisation » (31) eidétique du vécu. Il s’agit donc de montrer que l’idée phénoménologique selon laquelle les modes d’être des objets correspondent essentiellement à leurs manières de se donner à la conscience, loin d’impliquer que l’homme n’aurait jamais accès qu’à une vérité relative à son propre point de vue, signifie bien plutôt que l’apparaître des choses livre leur « en-soi » lui-même : c’est en ce sens que le point de vue humain se définirait par son caractère « anhumain » ou « métaphysique ». Pour ce faire, l’auteur réinterprète le geste transcendantal kantien avant de montrer que la phénoménologie husserlienne, loin d’entreprendre une rupture « enthousiaste » avec celui-ci, en radicalise au contraire l’esprit. Il explique ainsi pour commencer que la distinction kantienne du phénomène et de la chose en soi vise au fond à répondre à la menace du phénoménisme avec lequel on a trop souvent tendance à confondre la « révolution copernicienne », et qui affirme que « nous n’aurions accès qu’à des ‘phénomènes’ » (39), tandis que Kant serait pour sa part « phénoménologue » autant que « réaliste ». L’auteur en conclut que Kant « n’institue pas tant une duplicité de l’apparaissant (‘phénomènes’ ou ‘choses en soi’) qu’une duplicité de l’apparaître (apparaître de l’objet d’un côté et de la chose en soi de l’autre) » (35, 39). Certes, cette distinction coïncide avec une restriction de la phénoménalité humaine, autrement dit avec le caractère dérivé et non pas originaire de notre intuition (39). À travers elle, pourtant, Kant procéderait à une double redéfinition : celle du « problème anthropologique », d’une part – l’homme n’est plus tant compris comme un « certain type d’étant » que comme un « rapport » dérivé au réel –, celle du « problème métaphysique », d’autre part – qui n’est plus tant une science qu’une « expérience » originaire ou « non humaine du réel » (41). Ce faisant, la critique pose les bases de sa propre transgression par la phénoménologie, qui apparaît ainsi comme un approfondissement du geste transcendantal « condensant » les deux problèmes de la conception kantienne du phénomène :

celui, d’une part, de la distinction de l’objet et de son apparaître au sein même du champ phénoménal ; celui, d’autre part, de la distinction entre l’objet en tant qu’il apparaît dans ce champ phénoménal et l’objet en tant qu’il en est abstrait et rapporté à un autre mode possible de manifestation. (47)

Alors que la réponse que Kant adressait au phénoménisme en distinguant phénomène et chose en soi faisait planer sur la philosophie critique l’ombre d’une régression en direction de la distinction entre essence et apparence, la phénoménologie tire toutes les conséquences de cette nouvelle compréhension du phénomène et fait valoir que celui-ci n’est justement pas ce qui apparaît mais bien plutôt l’apparaître de la chose en soi ; que celle-ci, par conséquent, y apparaît nécessairement « comme ce qu’elle est en elle-même » ; autrement dit que la distinction du phénomène et de la chose en soi doit passer dans la phénoménalité elle-même (51) :

ce qui apparaît n’est pas « l’objet » mais la chose en soi, une chose en soi qui, dès lors, n’est plus ce qui se trouve pensé de l’objet abstraction faite de notre rapport à lui puis rapporté en pensée à un type d’intuition ou à un mode de phénoménalité qui ne serait justement pas le nôtre, mais ce qui se donne paradoxalement dans le phénomène comme ne se réduisant pas au phénomène, ce qui se montre à nous comme excédant ce qu’il est pour nous, l’excès du réel sur ce que nous en vivons et se manifestant comme tel dans le vécu lui-même. (47-48)

Cette transformation du problème kantien, qui n’oppose plus « des modes d’intuition » mais consiste à partir « de ce que les choses sont et de la structure du phénomène que leur être en soi requiert essentiellement » (57), fait l’objet d’analyses qui dévoilent en la phénoménologie une puissante réponse aux apories de la philosophie kantienne, demeurant néanmoins fidèle tant à son criticisme qu’à son réalisme. L’auteur restitue la signification concrète de cette transformation à partir de la théorie husserlienne de la perception par esquisse (49), dont les implications conceptuelles se trouvent par là magistralement éclairées. Ces considérations font apparaître de façon particulièrement convaincante la « passion » dont est fondamentalement animée la phénoménologie pour un « réel » compris dans sa dimension la plus paradoxale, à savoir celle « d’une identité et d’une différence entre ce que la chose est en elle-même et ce qui de la chose apparaît » (48). En affirmant que « la distinction entre l’objet et la chose en soi passe dans la phénoménalité elle-même », la phénoménologie approfondit le geste critique et dissipe définitivement la menace d’un en-soi dogmatiquement posé au-delà des apparences. Mais en soulignant « la dimension intrinsèquement excessive de l’intentionnalité », elle réfute aussi bien le phénoménisme : si la chose en soi se donne bien dans le phénomène, elle ne s’y donne que comme « l’au-delà » de ce qui y est actuellement donné et comme une transcendance qui lui est immanente (51-52). L’auteur a donc montré que le « brouillage phénoménologique de la frontière entre intuitus originarius et intuitus derivatus » n’est le fait d’aucune régression en-deçà du criticisme, qui élèverait abusivement notre conscience au rang d’un entendement intuitif, mais consiste à prendre au sérieux l’impossibilité eidétique pour toute conscience de « vivre sa phénoménalité comme dérivée » (56) : le propre de l’apparaître est en ce sens de n’être relatif à aucun point de vue et réside dans son « apodicticité » (49). Loin d’enchaîner le monde à notre vécu, la phénoménologie libère le réel « de cette obligation de répondre à la différence de tels points de vue » (62) et engage donc au fond une nouvelle position du « problème de l’homme », étant donné qu’elle manifeste l’essentielle ignorance ou l’« insu » constitutif dans lesquels son vécu place l’homme vis-à-vis de lui-même, dès lors que le réel auquel nous sommes exposés n’a « ni Dieu ni maître » et ne se donne en tant que tel comme « la pensée de personne » (63).

II. La phénoménologie et le « problème de l’homme » (« Transcendance et immanence de l’homme en phénoménologie »)

Dans le deuxième chapitre de l’ouvrage, l’auteur peut ainsi mettre en relief la signification décisive de la phénoménologie pour le « problème de l’homme ». Il est d’abord souligné que c’est le propre de la pensée moderne de la phénoménalité en général que de ne comporter aucun « coefficient anthropologique intrinsèque » : l’ego du cogito ou la subjectivité transcendantale ne découvre « dans l’immanence de ses propres vécus aucun critère intrinsèque » de son humanité (66). Dès lors,

se passant par principe de tout support « naturel » qui nous permettrait de les identifier, la relation entre la conscience et l’humanité de cette conscience, entre le vécu dans et par lequel nous touchons au réel et l’humanité de ce nous et du réel auquel nous nous rapportons, devient intégralement synthétique. (67)

Ou bien, par conséquent, le jugement par lequel nous nous reconnaissons comme des hommes sera synthétique a priori (en elle-même, la subjectivité ne serait pas humaine ; son humanité serait simplement une représentation à laquelle s’identifierait cette entité métaphysique), ou bien la synthèse du vécu et de son humanité ne sera opérée qu’a posteriori (ce qui revient à naturaliser le sujet transcendantal et à faire du « réalisme constitutif » de son vécu une contingence psychologique) (68). Dans les deux cas, néanmoins, le caractère synthétique du « jugement d’humanité » traduit la « prétention réaliste » du vécu « à atteindre le réel en lui-même », c’est-à-dire son caractère « métaphysique » – que le naturalisme de la synthèse a posteriori ravale certes après coup « au rang de pur et simple délire » (69). La question que pose l’auteur apparaît alors dans tout son caractère problématique :

ne serions-nous pas plus heureux, en métaphysique comme en anthropologie, si nous parvenions à contourner la thèse qui, dès l’aube de la philosophie moderne, lui sert de fondement – celle d’une dimension nécessairement synthétique du jugement d’humanité ? N’est-ce pas, en d’autres termes, l’analycité du lien entre notre vécu non anthropologiquement qualifié du réel et l’humanité de ce vécu qu’il nous faudrait établir […] ? Notre question directrice se formulerait donc ainsi : à quelles conditions un jugement analytique d’humanité serait-il possible sur le fondement d’une structure du vécu qui eidétiquement l’exclut et semble ce faisant nous condamner à ne nous savoir « humains » que synthétiquement ? (68-69)

L’intérêt de cette hypothèse serait d’éviter le double écueil du « paralogisme transcendantal » et du « paralogisme anthropologique ». Le « paralogisme transcendantal » opère un saut du négatif au positif que la philosophie moderne, arrachant « l’ordre du phénomène » à « l’ordre de la nature », menace toujours d’accomplir : mon vécu ne comportant aucun coefficient d’humanité, j’en déduis que je suis analytiquement et positivement autre chose qu’un homme (une subjectivité transcendantale hypostasiée, ou encore, dans la version « théologique » de ce paralogisme, un Dieu) (66-67). Le « paralogisme anthropologique » relève quant à lui davantage du jugement d’humanité compris de façon synthétique a posteriori : étant donné que je ne me vis pas comme un homme mais que je sais, en vertu d’une connaissance empirique, ce qu’est un homme, je m’identifie au contenu de cette connaissance et en infère que mon vécu est bien celui d’un homme, autrement dit que ce que je vis n’est pas le réel en soi mais bien le réel pour l’homme (74). Éviter le premier paralogisme, c’est tenir que nous ne saurions être autre chose que des hommes ; éviter le second, c’est faire droit à la « saisie métaphysique du réel » qui caractérise notre vécu « désanthropologis[é] » (77). La question posée place donc clairement la phénoménologie au croisement de la métaphysique et de l’anthropologie : aux yeux de l’auteur, la phénoménologie n’est d’ailleurs que

le projet philosophique d’appropriation du sens de cette question […] se réservant, en creux ou en négatif, la possibilité de formuler un jugement d’humanité analytique tel qu’il n’est pas absurde de considérer que c’est pourtant bien de l’homme que nous parlons phénoménologiquement, et non pas d’autre chose. (78)

Comme l’auteur le reconnaît toutefois prudemment, puisqu’elle cherche à « exhiber un lien » analytique « entre cette absence de marqueur anthropologique de notre rapport au réel et son appartenance à notre humanité », une telle question est à tout le moins « paradoxale » (78-79). Que le jugement d’humanité soit analytique signifierait en effet que le vécu soit avec son humanité dans une relation d’identité pure et simple. Mais puisque notre vécu se caractérise par son « anhumanité », cela reviendrait logiquement à dire que l’humanité serait identique à l’« anhumanité » de l’homme. L’enjeu principal de l’argumentation est dès lors selon nous de démêler une telle « contradiction » apparente (79). En poursuivant son analyse du « réalisme primitif » (60) qui constitue selon lui le point de départ de la phénoménologie – et rappelant l’ambition husserlienne de réconcilier « l’idéalisme transcendantal » et le « réalisme humain » (112-113) –, l’auteur parvient ainsi à la formulation centrale de sa thèse anthropologique : que le vécu humain soit « le lieu de la manifestation du réel lui-même », c’est-à-dire qu’il possède « dans sa structure eidétique » une dimension « proprement métaphysique », cela signifie que l’homme « s’ignore comme humain, d’une ignorance qui n’est pas une limitation mais une condition de son rapport à la réalité » (118). Cet « insu » anthropologique dont la « métaphysique du vécu » est essentiellement porteuse permet alors de répondre à la question posée plus haut sans présupposer autre chose que les termes mêmes de sa formulation :

à quelles conditions un jugement analytique d’humanité serait-il possible sur le fondement d’une structure du vécu qui eidétiquement l’exclut et semble ce faisant nous condamner à ne nous savoir « humains » que synthétiquement ? À cette question, nous pouvons désormais répondre : à condition que cette exclusion eidétique constitue justement le propre du vécu humain, et que nous ne nous éprouvions ainsi comme hommes qu’à cette condition de ne jamais nous vivre comme tels – qu’à la condition que la subjectivité transcendantale ne soit non seulement jamais autre chose que l’homme, mais qu’elle soit plus encore l’homme lui-même, qu’à la condition enfin que la métaphysique du vécu coïncide rigoureusement avec une phénoménologie de l’humanité. (120-121)

Puisque le vécu humain se caractériserait, sous la forme de l’« insu » anthropologique, par une telle exclusion de son humanité, c’est bien cette « unité analytique de la métaphysique du vécu et de la phénoménologie de la vie humaine » (122), autrement dit rien de moins que l’« identité intégrale » de l’anthropologie et de la métaphysique, dont l’auteur affirme avoir élucidé les fondements (61). Il est néanmoins évident que dans cette identité se loge la difficulté que nous soulignions plus haut : sur quel fondement le phénoménologue peut-il affirmer sans contradiction que c’est « le propre » du vécu humain de ne jamais se vivre comme tel ? Que signifie ici le prédicat « humain » ? Nous ne nous éprouvons comme hommes qu’à cette condition de ne jamais nous vivre comme tels, affirme l’auteur. Faut-il comprendre que nous ne faisons l’épreuve de nous-mêmes, en tant que nous éprouvons par là que nous sommes des hommes, qu’à condition de ne jamais nous vivre comme tels ? À moins de distinguer le vivre de l’éprouver, ce qui n’est pas manifestement l’intention de l’auteur, il y aurait ici contradiction. Ce qu’il faut donc sans doute admettre ici serait plutôt que nous ne nous éprouvons tels que, par ailleurs, nous pouvons savoir que c’est en tant qu’hommes que nous faisons cette épreuve – un savoir que cette épreuve elle-même ne livre pas – qu’à condition de ne pas nous vivre comme des hommes. Comme nous l’expliquerons plus bas, c’est cette direction que nous semblera prendre l’auteur lorsque, à la fin de l’ouvrage seulement, il indiquera comment résoudre cette difficulté, quitte à devoir se soumettre au « préjugé de la synthèse » et au « paralogisme anthropologique » auquel l’ensemble de sa démarche avait pour ambition d’échapper.

III. La phénoménologie sur l’arête (« Métaphysique de l’homme et dialectique de l’excédance »)

Le troisième chapitre s’attache à rendre raison des contradictions qui ont déterminé l’histoire de la phénoménologie en identifiant à leur source une « antinomie » relative au statut de l’homme. On a vu que la phénoménologie consistait à faire passer dans l’apparaître lui-même la distinction kantienne entre phénomène et chose en soi : « qu’il n’y ait pas à proprement parler de phénomène de la chose en soi […] n’est pas ce qui nous en sépare mais ce qui nous y ouvre » au contraire, affirmait ainsi l’auteur en s’appuyant sur le caractère essentiellement « horizontal » de la phénoménalité (49, 51, 129). Toute la difficulté réside maintenant dans la tendance qu’a montré la « phénoménologie historique » à ne pas avoir su se maintenir à la hauteur de ce paradoxe « d’une identité et d’une différence entre la chose en soi et son apparaître », c’est-à-dire de « l’indifférence de la phénoménalité à la duplicité kantienne de l’intuitus originarius et de l’intuitus derivatus » (128-129). Dans le mouvement même où elle neutralisait cette opposition, la phénoménologie opérait en fait une « intériorisation dans la corrélation elle-même » de l’opposition du fini et de l’infini qui l’exposait à une « oscillation constitutive » (141) que reflètent les vicissitudes de son développement historique et ses apories métaphysiques et anthropologiques :

D’un côté en effet, la dimension constituante de la finitude […] menace toujours de transformer l’excès de l’infini sur le fini en simple conscience finie de cette excédance et la réalité elle-même en une illusion transcendantale de ce qui excède le phénomène ; de l’autre, la prise au sérieux de cet excès comme tel semble impliquer le retour […] à la positivité ou à l’actualité de l’infini cartésien sur le fond duquel la finitude […] redevient une simple limitation et le phénomène lui-même une apparence en attente d’une réalité qui ne pourrait s’y imposer qu’en y faisant effraction. (141-142)

D’une part, ainsi, les « phénoménologies du monde » tendent à « déréaliser le réel » en réduisant l’infini et la chose au statut de simple « corrélat ‘horizontal’ d’une conscience finie » ou de l’« auto-dépassement » des phénomènes (145). Mais c’est oublier que la phénoménologie ne se saisit « du réel en tant qu’il apparaît » que, « justement, dans sa différence d’avec son phénomène » (147). La phénoménologie, autrement dit, est irréductiblement réaliste : elle ne peut se contenter d’identifier la chose en soi à son phénomène. En ce sens, il est logique que les phénoménologies du monde aient trouvé au sein de la phénoménologie elle-même des adversaires qui fassent valoir « l’excès de ce qui se donne sur toute ‘idée’ » (151). C’est ainsi que l’auteur analyse le rôle de la « phénoménologie de l’événement » de Jean-Luc Marion dans l’histoire de la phénoménologie, tout en soulignant les difficultés que renferme le concept de « phénomène saturé ». D’une part, celui-ci implique une compréhension traumatique du réel qui paraît difficilement conciliable avec sa prétention à rendre compte du phénomène dans son acception « tout à fait ordinaire » (154). D’autre part, le réalisme de la phénoménologie de l’événement n’a rien d’original mais n’est selon l’auteur qu’une façon de « reformuler la thèse de la corrélation » fondatrice de la phénoménologie (153, 158). Enfin, et plus gravement, elle n’y parviendrait qu’en tombant dans le travers opposé à l’idéalisme qu’elle voulait combattre,c’est-à-dire dans une conception cartésienne, c’est-à-dire dogmatique et non plus phénoménologique ou critique de l’infini. Les phénoménologies du monde et de l’événement ne sont ainsi que deux « manières de chuter » de part et d’autre du « chemin de crête ouvert par l’eidétique du vécu » (142), reconduisant tantôt la corrélation « à une finitude constituante pour un infini horizontal », tantôt à « un infini actuel saturant l’horizon et révélant cette finitude supposément constituante comme instituée contre cet excès même ». L’auteur a donc montré que si la phénoménologie s’était historiquement engagée sur des voies antithétiques, ces contradictions s’enracinent dans la profonde ambiguïté de son geste inaugural. Or comme le montre l’auteur, cette « dialectique de l’excédance » ou cette « antithétique » de la raison phénoménologique connaît une « répétition anthropologique » qui rend « tout à fait indécidable la question de savoir sur quel versant d’un tel apparaître fini ou infinidevrait être située l’humanité de l’apparaître lui-même » (161). L’auteur montre ainsi qu’à la dialectique des phénoménologies du monde et de l’événement répond l’opposition de deux « phénoménologies de la vie » dont les conceptions de la « différence anthropologique » sont irréductibles l’une à l’autre à l’« anthropologie excessive » d’Étienne Bimbenet[6] qui définit l’homme « par le mouvement par lequel il transcende la finitude de la vie en direction de la transcendance du monde et des choses », s’oppose ainsi l’« anthropologie privative » de Renaud Barbaras[7], où l’homme se caractérise « au contraire par sa capacité à limiter, dans le déploiement même de l’horizon potentiel du monde, son exposition proprement vitale à un infini positif qui sature et excède toute mondanéité phénoménale ». Dès lors qu’au sein de l’apparaître qui lui est pourtant essentiellement indifférent se trouve réintroduite la duplicité kantienne du fini et de l’infini, ces phénoménologies entreprennent respectivement d’identifier l’homme à la phase infinie ou finie de la « dynamique de l’apparaître » comprise comme une « dialectique […] du vital et de l’anthropologique » (162, 163). Mais puisque ces démarches présentent le paradoxe de « deux lectures phénoménologiques de la différence anthropologique rigoureusement opposées et pourtant aussi légitimes et convaincantes l’une que l’autre » (163), l’auteur en conclut que « toute tentative de déterminer l’humanité de l’apparaître à partir d’autre chose que de cet apparaître lui-même » rend finalement « inassignable la place de l’homme dans la phénoménalité » (171). Or cette dialectique n’a pas seulement un résultat négatif : bien plutôt, ce résultat est lui-même une détermination positive de l’homme. Dans leur oscillation nécessaire, en effet, les phénoménologies de la vie assignent à l’homme une place déterminée comme indéterminée : selon l’auteur, elles reviennent ainsi à ne faire de l’homme qu’un « lieu de passage » (172) ou de « moment » évanescent du déploiement de la phénoménalité. Le « préjugé de la synthèse » se montre ainsi porteur d’un « nihilisme anthropologique » incapable de résoudre le « problème de l’homme », ce qui révèle en négatif la pertinence d’une conception analytique d’un « jugement d’humanité » qui ne renoncerait en rien, malgré les paradoxes que cela implique, au réalisme propre à l’« eidétique du vécu » (181-182).

IV. L’homme anhumain (« La phénoménalité humaine »)

Dans son dernier chapitre, l’auteur peut enfin examiner les fondements positifs d’un « jugement analytique d’humanité », c’est-à-dire, en approfondissant les remarques que l’introduction et le premier chapitre consacraient au réalisme phénoménologique, définir le caractère essentiellement « apodictique » de l’apparaître humain de façon à identifier métaphysique et anthropologie. Le sens de cette démonstration avait déjà été esquissé : si la phénoménalité peut être comprise comme ce qui ne nous ménage pas simplement un « accès » au réel mais comme « le simple contact » avec ce que les choses sont (55), c’est que l’homme n’est lui-même qu’un « mode d’apparaître » dont le caractère « absolu » ne constitue pas un « postulat » mais « la matérialité même ». (Cette expression renvoie à la « phénoménologie matérielle » de Michel Henry que l’auteur reprend ici à son compte. La « matérialité » ou la « texture » dont il s’agit n’est donc pas un substrat passif extérieur à la pensée – comme la comprennent aussi bien le sens commun que la tradition philosophique –, mais elle n’est pas non plus la ὕλη thématisée par Husserl au §85 des Ideen I – bien plutôt, elle est « en opposition décisive » à cette « phénoménologie hylétique[8] ». En effet, si la « matière » dont il s’agit correspond bien aux « impressions » ou « esquisses » sensuelles « inhérentes à la subjectivité comme ses éléments réels[9] », en revanche, à l’inverse de ce que supposait Husserl, elle n’est pas subordonnée aux actes intentionnels mais constitue ce sur quoi se règlent ces « noèses constitutives » : comme le précise Henry, ce sont donc au contraire « les matières impressionnelles, selon le jeu de leur présentation, qui dictent aux noèses les modalités de leur propre accomplissement[10] », si bien que « la phénoménologie matérielle est la phénoménologie en un sens radical[11] »). L’apparaître humain est ainsi paradoxalement caractérisé par « la scotomisation de l’homme » (185, 200). L’auteur s’attache maintenant à souligner que cette compréhension de la phénoménalité implique un renversement de la « révolution copernicienne » : loin de comprendre les apparences à partir du type d’étant auquel elles apparaissent, la subjectivité en vient à être comprise comme un « effet-sujet » de « l’apparaître des objets » (selon une formule de Jocelyn Benoist[12] citée p. 223), c’est-à-dire un « ‘trait essentiel’ de la perception elle-même » (217). Si la subjectivité peut ainsi être pensée à partir de la structure eidétique du phénomène, c’est que les essences phénoménales « préfigure[nt] tous les enchaînements d’une conscience effective ou possible ». Son caractère subjectif n’interdit donc pas mais prescrit au contraire à la phénoménalité de se donner comme apodictique et de prétendre à l’universel, car elle coïncide avec une « eidétisation de la subjectivité » (218, 221). Le passage critique de ces analyses se situe au moment où l’auteur affirme ainsi que

Ce que nous sommes, ce n’est finalement rien d’autre que le réel, mais en tant qu’il n’apparaît en lui-même qu’à la condition que l’humanité soit analytiquement comprise dans cet apparaître et comme sa texture même – un apparaître dont tout ce que nous trouverons à dire du « sujet » ne sera jamais qu’un trait eidétique. (223)

Il ne s’agit ici plus seulement de ce que nous sommes en tant que « sujets » mais en tant qu’humains. L’auteur ne succombe-t-il donc pas à la même confusion qu’il dénonçait en introduction, en s’exprimant « comme si le moi, le sujet, la conscience, la pensée et le ‘rapport au monde’ pouvaient sans autre forme de procès être affublés de l’adjectif ‘humain’ » (30, 74) ? Si le propre de la phénoménalité est de se donner comme apodictique ou comme métaphysique, qu’est-ce qui permet encore de la caractériser comme « humaine » ? La réponse de l’auteur est simple : il suffit de renoncer à « la lamentable psychologisation de l’humanité » par laquelle la phénoménologie historique s’est rendue complice du « paralogisme anthropologique » dans l’effort même qu’elle déployait pour s’en libérer (222-223), et cesser de comprendre l’humanité autrement que comme les divers types de subjectivité impliqués dans la structure eidétique du réel. La signification véritable de la thèse de l’ouvrage est donc que la phénoménalité doit être dite « anhumaine » au sens naturaliste et psychologique de l’humanité, et « humanisée » à condition de donner maintenant une signification universelle et non psychologique à ce terme. Sur le fondement de l’interprétation réaliste de la phénoménologie défendue tout au long de l’ouvrage, autrement dit, loin d’être paradoxale, cette proposition ressemble en réalité beaucoup à une tautologie. En effet, dire que la phénoménalité humaine se caractérise par son « anhumanité » revient maintenant à dire que la phénoménalité humaine – en un sens « dépsychologisé » de l’humanité, si l’on peut dire – se caractérise par son caractère « anhumain » – en un sens « psychologisé » de l’humanité. La phénoménalité humaine se caractérise donc par son humanité – en un sens « dépsychologisé ». Mais l’auteur n’entend nullement s’en tenir là et cherche à donner un contenu, au-delà de sa dé-psychologisation, à cette caractérisation de « l’humanité ». Il lui faut « inlassablement répéter la question de savoir ce qui permet » positivement de « qualifier d’humain » le vécu apodictique (138). Si l’apparaître humain, « à titre de mode d’apparaître déterminé, se phénoménalise ainsi comme l’apparaître en général » (186), l’« humanité » pourra-t-elle encore recevoir un sens « déterminé » ? C’est donc à cette question que doivent répondre les derniers développements de l’ouvrage. On ne s’étonnera pas que la détermination du sens positif du prédicat « humain » soit recherchée dans un examen des « partages de l’apparaître », c’est-à-dire des rapports entre phénoménalités humaine et non-humaines. Pour parer à l’accusation d’« anthropomorphisme » que ne manquera pas de susciter le fait de nommer « humain » le caractère métaphysique (donc non-naturaliste et non-psychologique) du vécu (ce qui suggère que la dimension métaphysique de la phénoménalité serait le propre de l’espèce humaine), l’auteur se penche sur les analyses de la pensée animiste menées par Philippe Descola et par Eduardo Viveiros de Castro, ce qui lui permet de ne plus comprendre l’humanité comme renvoyant davantage à « ‘notre’ condition » qu’à « celle des ‘autres espèces’ » : l’humanité, en ce sens, est bien plutôt une « forme d’apparaître à laquelle participeraient tous les vivants » (238). Mais la même question resurgit alors : « pourquoi continuer de qualifier une telle forme d’humaine » (240) ? Comme c’était déjà le cas plus haut lorsqu’il s’agissait de son acception dé-psychologisée ou dé-naturalisée, en tant que forme « universellement partagée de l’apparaître », l’humanité n’a ici qu’un sens négatif : elle correspond au réel en tant qu’il est ce qu’il est et n’est donc pas propre à telle espèce plutôt qu’à telle autre. Dans ces conditions, en outre, continuer d’en parler comme de l’« humanité » paraît relever d’un anthropomorphisme seulement inversé, ne consistant plus à refuser aux autres espèces la participation à la forme humaine de l’apparaître mais à les y inclure toutes, au contraire – ce qui ne paraît pas moins violent. L’auteur rappelle qu’« il n’y a, phénoménologiquement, aucune ‘différence anthropologique’ assignable » et, comme nous l’avons vu, toute sa démonstration fait valoir le caractère intrinsèquement métaphysique, c’est-à-dire « désanthropologisé » du vécu (240). Mais comment ne pas voir, dès lors, que la thèse de l’« immanence de l’homme » et du jugement analytique d’humanité était d’emblée contradictoire, à moins en effet de réduire l’humanité à une détermination si négative qu’elle en devient tout à fait vide ou arbitraire ? Pourquoi affirmer que c’est l’homme et non pas le porc qui est la mesure de toutes choses, demandait Platon – et si le vécu ne se donne pas plus comme humain que comme porcin, pourquoi serait-ce la phénoménalité porcine qui devrait être dite humaine, et non pas la phénoménalité humaine qui devrait être dite porcine[13] ? Reconnaissant ici – un peu tard – un problème, l’auteur refuse donc de s’en tenir à une détermination purement phénoménologique et selon lui négative de l’humanité :

s’il est eidétiquement impossible de concevoir « l’humanité » comme une espèce naturelle parmi d’autres […], il l’est tout autant, en raison de ce que nous connaissons de ce qui apparaît, de ne pas doubler cette donne proprement phénoménologique d’un régime d’explication qui, ménageant une place à cette relativité de l’absolu, permettrait seul de déterminer non plus négativement mais cette fois positivement comme « humaine » la forme pourtant universellement partagée de l’apparaître. (241)

Autrement dit, la déduction du caractère positivement humain de l’apparaître ne se fera pas phénoménologiquement, c’est-à-dire sur le fondement du vécu, mais épistémiquement, c’est-à-dire sur le fondement de ce que nous savons. Mais n’est-ce pas à présent toute la démonstration qu’on prétendait donner du jugement analytique d’humanité qui est ainsi menacée ? L’auteur semble en effet concéder que le caractère « primitif » d’une « définition phénoménologique de l’humanité comme mode d’apparaître », si tant est que l’on souhaite éviter aussi bien l’anthropomorphisme que le caractère purement négatif et à vrai dire tout à fait vide du jugement d’humanité, implique de reconnaître le « caractère apparemment inévitable du paralogisme anthropologique » (241). Et c’est bien à une sorte de synthèse a posteriori que se livre en dernier lieu Grégori Jean pour justifier le caractère positif du jugement d’humanité. On a vu que la forme métaphysique de l’apparaître était ici essentiellement comprise comme celle d’un insu anthropologique : « la structure proprement humaine de l’apparaître en général » réside dans l’« ignorance vécue de sa propre humanité connue » (285). Le vécu serait ainsi caractérisé par ce « paradoxe » de ne pas se vivre tel qu’il est connu et de ne pas se connaître tel qu’il est vécu (118, 282). Qu’est-ce qui justifie alors de qualifier d’humaine cette forme métaphysique de l’apparaître ? Sur quel fondement l’auteur déclare-t-il que ce paradoxe serait spécifiquement humain ? La réponse est formulée à la dernière page de l’ouvrage : c’est tout simplement le fait qu’elles ne sont pas plus ignorantes qu’elles ne sont capables de connaissance qui explique qu’il n’y ait pas de sens à dire des autres espèces, par exemple des chauves-souris, qu’elles seraient frappées du « paradoxe de ne pouvoir se vivre telles qu’elles se connaissent par ailleurs et de ne pouvoir justement se connaître ‘objectivement’ ainsi que pour autant qu’elles ne se vivent pas comme telles » (288). Force est de constater que le fait que les chauve-souris ne soient ni savantes ni ignorantes n’est pas analytiquement compris dans la phénoménalité en tant que telle : il s’agit d’un état de choses qu’il convient de constater sinon de connaître, justement. Recourant à une synthèse a posteriori fondée sur le fait humain de la connaissance, l’auteur nous paraît ainsi renoncer à déduire de façon analytique la signification positive du jugement d’humanité, et sinon contredire l’une de ses ambitions principales, du moins lui donner un sens tout à fait problématique car exclusivement négatif[14]. Fondement ultime d’un tel jugement, la connaissance est en effet elle-même finalement identifiée à un « fait absolu » (294) et à un « mystère » (288) dont l’auteur ne paraît pas même envisager qu’on puisse en justifier phénoménologiquement ne serait-ce que l’existence, loin qu’elle soit analytiquement incluse dans la structure du vécu. On est enfin en droit de s’interroger sur la positivité de ce jugement d’humanité, car que m’apprend le fait de la connaissance à propos l’humanité, d’après l’auteur, sinon que je ne suis pas une chauve-souris ?

Si les résultats de cette enquête paraissent donc problématiques aussi bien en eux-mêmes qu’eu égard aux ambitions de l’auteur (en particulier pour ce qui est de réconcilier la phénoménologie avec l’anthropologie), les nombreux arguments qu’elle avance en défense de la signification essentiellement réaliste de la phénoménologie en font une importante réponse aux critiques formulées à l’encontre du « corrélationnisme » et forment la matrice d’une interprétation véritablement philosophique de l’histoire de la phénoménologie, qui permet d’en éclairer les contradictions de façon convaincante. L’auteur propose ici un raisonnement d’une complexité intrinsèque non négligeable et qu’il expose de plus en un dialogue souvent précis, soulignons-le, avec un nombre impressionnant de penseurs de premier plan, parmi lesquels on trouve Husserl, Blumenberg et Henry, mais aussi Merleau-Ponty, Sartre, Heidegger, Levinas, Foucault et bien d’autres. Sans doute de ce fait, mais aussi par le style parfois lourd de son exposition, l’ouvrage demeure difficile d’accès, malgré l’effort de l’auteur pour en reformuler fréquemment les idées centrales.

 

[1]     Nous nous permettons de renvoyer au travail de Pierre Lyraud : Figures de la finitude chez Pascal. La fin et le passage (Paris : Honoré Champion, « Lumières classiques », 2022). Cette formule pascalienne dont P. Lyraud fait le centre de ses réflexions nous paraît en effet rejoindre de nombreuses orientations de l’ouvrage de Grégori Jean.

[2]     Spécialiste de Michel Henry – dont la pensée inspire à ce livre de nombreux développements – l’auteur a publié Quotidienneté et ontologie. Recherches sur la différence phénoménologique (Louvain-Paris, Peeters, « Bibliothèque Philosophique de Louvain », 2011), Le quotidien en situations. Enquête sur les phénomènes-sociaux (Louvain, Presses Universitaires de Louvain, 2012), Force et temps. Essai sur le vitalisme phénoménologique de Michel Henry (Paris, Hermann, 2015) et Les puissances de l’apparaître. Étude sur Michel Henry, Renaud Barbaras, et la phénoménologie contemporaine (Beauvais, Mémoires des Annales de phénoménologie, 2021). Nous indiquerons dans ce qui suit les pages de L’humanité à son insu auxquelles nous faisons référence entre parenthèses dans le corps du texte, après chaque citation ou série de citations concernées. Toutes les expressions soulignées le sont par Grégori Jean.

[3]     Voir aussi les derniers mots de l’ouvrage : « La vérité est par conséquent que l’homme – non pas ‘le vivant’, non pas ‘le sujet’, mais l’homme comme teln’est nullement préparé à tenir à lui-même. Tel pourrait bien être, inscrit dans sa condition phénoménologique, le fondement de la catastrophe qui s’annonce » (295).

[4]     Jocelyn Benoist, L’idée de la phénoménologie, Paris, Beauchesne, « Le grenier à sel », 2001, p. 24.

[5]     Voir Quentin Meillassoux, Après la finitude. Essai sur la nécessité de la contingence, Paris, Seuil, « L’ordre philosophique », par exemple p. 16-24.

[6]     Dans ces pages, l’auteur se livre à une analyse systématique de la pensée d’Etienne Bimbenet dans L’animal que je ne suis plus (Paris, Gallimard, « Folio Essais », 2012), L’invention du réalisme (Paris, Cerf, « Passages », 2015) et Le complexe des trois singes. Essai sur l’animalité humaine (Paris, Seuil, « L’ordre philosophique », 2017).

[7]     De même, l’auteur procède ici à un parcours synoptique de la phénoménologie de Renaud Barbaras, à partir aussi bien de l’Introduction à une phénoménologie de la vie (Paris, Vrin, « Problèmes & Controverses », 2008) que de La vie lacunaire (Paris, Vrin, « Problèmes & Controverses », 2011) et Dynamique de la manifestation (Paris, Vrin, « Problèmes & Controverses », 2013).

[8]     Michel Henry, Phénoménologie matérielle, Paris : P.U.F., « Épiméthée », 1990, p. 13-14.

[9]     Ibid., p. 58.

[10]   Ibid., p. 27.

[11]   Ibid., p. 58.

[12]   Jocelyn Benoist, L’idée de phénoménologie, op. cit., p. 109.

[13] Je précise qu’il ne s’agit pas d’accuser directement l’auteur de relativisme. Cette comparaison avec Protagoras a d’abord pour fonction de demander ce qui justifie positivement de nommer « humaine » plutôt que « porcine » la phénoménalité humaine, dès lors que l’on admet qu’il n’y a aucune différence anthropologique phénoménologiquement assignable, comme l’affirme l’auteur, et que « humaine » signifie ainsi simplement « non humaine au sens empirique ou psychologique » (et donc « réel » ou « métaphysique »). Si l’on tient à parler d’« humanité », quel sera le sens positif de ce terme ? Faute d’une réponse claire à cette question (excepté à la toute fin de l’ouvrage), la thèse de l’ouvrage paraît menacée soit par une sorte de relativisme plus ou moins tacite (en effet, le passage cité plus bas, p. 241, est écrit au conditionnel sans toutefois que l’auteur n’en démente le contenu : sa position sur ce point est donc équivoque), soit par une sorte d’arbitraire (on ne comprend plus pourquoi parler d’« humanité » plutôt que de corrélation a priori, de réalité ou de caractère métaphysique du vécu). Cette question, néanmoins, touche seulement un aspect particulier de la démonstration : elle n’affecte pas la signification métaphysique et réaliste que l’auteur attribue à la phénoménologie.

[14]   Cela ne signifie pas que le résultat de l’ouvrage serait simplement négatif : il s’agit seulement de demander si le jugement analytique d’humanité, ainsi que le jugement synthétique auquel l’auteur paraît recourir en dernier lieu, peuvent finalement recevoir une signification positive. Ce travail n’en présente pas moins de nombreux acquis positifs, à commencer par l’identification de plusieurs paralogismes et de la logique qu’ils permettent de réintroduire dans l’histoire de la phénoménologie.

 

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