Conscientisation de l’acte dans « Life Is Strange » de Dontnod.
Tristan Bera Ph.D, Université de Montréal
Introduction
Les histoires sont une partie intégrante de l’univers des jeux vidéo. Comme l’a souligné Jesper Juul dans son article «Game Telling Stories», « la plupart des jeux ont une histoire écrite sur l’emballage, dans le manuel, ou dans des séquences introductives, plaçant le joueur jouant dans le contexte d’une histoire plus grande »[1]. Pour certains jeux cependant, l’histoire ne s’arrête pas aux quelques lignes préfiguratives de l’action à accomplir mais propose une expérience narrative et intellectuelle qui dépasse, largement parfois, certaines oeuvres littéraires ou cinématographiques. Les jeux de rôle (abrégés en RPG pour Role Play Games) sont cette catégorie de jeux qui possède des mondes spécifiques dans lesquels des histoires, souvent complexes, se déroulent. Amy Green, dans sa conférence TED, annonce dès son introduction que les meilleurs jeux vidéo racontent « d’impressionnantes histoires qui partagent de grandes idées et nous donnent non seulement des possibilités sur le présent mais également des aperçus sur ce qui pourrait arriver dans le futur » [2]. À travers de son expérience de joueuse, elle met en avant le caractère profondément intellectuel de certains jeux comme la succulente série des Bioshock développée par 2K Games et les questions qu’ils posent aux joueurs. Mais les jeux ne se limitent pas qu’à un partage d’histoire; ils proposent également des structures alternatives qui placent le joueur face à ses propres réflexions. Dans « Moral Decision Making in Fallout » Marcus Schulzke écrit que «[La] valeur [des jeux] est de créer des simulations fascinantes qui forcent les joueurs à tester leurs propres valeurs en utilisant des sanctions dans le jeu qui répondent aux choix du joueur »[3]. C’est autour de ces notions de valeurs personnelles et de décisions que le jeu Life Is Strange attire l’attention. La narration et l’expérience qu’il propose placent le joueur face à des choix qui influencent la conduite de l’histoire. Au travers de ces influences, les questions du jugement et de la portée des actes lors de leur exécution sont posées.
Bien entendu, Life Is Strange n’est pas le premier jeu à mettre en avant ce questionnement : l’excellent Fahrenheit proposait déjà en 2005 un univers dans lequel le joueur devait constamment choisir entre différentes actions qui influençaient la trame narrative en profondeur jusqu’au dénouement final qui, dans ce cas, était déterminé par les choix précédents; les Silent Hill, quant à eux, proposaient des épilogues différents selon les actions accomplies par le joueur. Plus proche de nous, le jeu Bioshock Infinite plonge le joueur dans une réflexion autour de la notion d’univers parallèles déterminés par d’infimes nuances qui transforment la société, faisant prendre conscience au joueur de l’équilibre précaire qui forme la réalité. Mais dans ce dernier, le joueur n’a aucun choix; il doit sauter de monde en monde pour avancer dans l’intrigue unique qui constitue la narration. Ainsi, le joueur se retrouve confronté à une frustration personnelle particulière : mis face aux mondes multiples et à leurs ramifications sans fins, la conclusion du jeu écrase le joueur par son caractère irrémédiable. La mort de Booker Dewitt est irrévocable. Le joueur n’a donc aucun choix. Le seul personnage qui possède ce luxe est Elizabeth : c’est elle qui guide le jeu. C’est elle qui a le choix.[4] Dans le cas de Life Is Strange, le joueur ne subit pas les variables du monde. Il les crée. Il est alors rapidement mis en relation avec les conséquences de ses choix, rendant le questionnement sur l’importance des actes beaucoup plus intense et personnel. Mais la portée de ce jeu ne s’arrête pas là. La force de Life Is Strange est d’ajouter aux choix proposés une dimension personnelle forte exprimée par la présence constante du regret. En effet, tout au long du jeu, le joueur est confronté à deux éléments représentatifs de ce concept : la voix intérieure de Max qui remet perpétuellement en question les choix tout juste pris du joueur, créant une emphase permanente sur les choix, et la menace d’une tornade gigantesque qui apparaît dès les premières minutes du jeu et mène toute la recherche de Max. Métaphore du regret, la tornade revient comme un spectre durant tout le jeu, rappelant constamment à Max et au joueur la menace qui pèse sur Arcadia Bay et sur l’individu. C’est autour de la vision spécifique de l’action comme moteur du regret exprimé que le jeu se forme et se développe.
Sous cette optique, l’intérêt de Life Is Strange émerge au travers de l’élément premier du jeu : la protagoniste, Maxine (elle préfère Max), se retrouve sans que rien ne l’annonce capable de pouvoir remonter le temps sur des distances plus ou moins importantes, lui offrant la possibilité de pouvoir changer le cours des actions[5]. Au travers de ce principe, le joueur peut ainsi choisir l’action qu’il considère la plus adaptée à ses propres attentes, selon les conséquences immédiates que son choix génère. Cependant, comme énoncé peu avant, ce pouvoir nouvellement acquis fait naître en Max des regrets constants vis à vis de ces choix. Le joueur est donc en perpétuel questionnement : puisque, selon la protagoniste, chaque choix est le prétexte au regret de ce qui ne fut pas fait, comment se définit l’action correcte, autant pour elle que pour le joueur ? Le jeu dévoile alors toute sa portée car il devient un terrain d’exploration du regret de l’acte personnel et une expression de l’impossibilité de pouvoir lui échapper.
Conscientisation de l’acte dans « Life Is Strange » de Dontnod.
Dans Life Is Strange, le concept de mort n’existe pas (les situations critiques sont évincées par le pouvoir de Max). Aussi nous concentrerons-nous sur l’aspect uniquement moral de l’acte. L’acte moral chez Spinoza repose sur la conformité avec la nature de l’être. «En tant qu’une chose a de la conformité avec notre nature, elle nous est nécessairement bonne» (Spinoza, L’Éthique, Proposition XXXI). À ceci il rajoute, dans la proposition XXXV, que:
tout homme, par la loi de sa nature, désirant ce qui lui est bon, et s’efforçant d’écarter ce qu’il croit mauvais pour lui, et d’un autre côté, tout ce que nous jugeons bon ou mauvais d’après la décision de la raison étant bon ou mauvais, ce n’est donc qu’en tant que les hommes règlent leur vie d’après la raison qu’ils accomplissent nécessairement les choses qui sont bonnes pour la nature humaine, et partant bonnes pour chaque homme en particulier.
Par cela, Spinoza lie la morale de l’acte avec la raison qui se trouve en chaque homme pour faire de l’acte déterminé en vu d’une fin bonne pour soi un acte moralement bon. L’aspect moral de l’acte est selon lui inscrit dans l’acte même lorsque ce dernier est en conformité avec la nature de l’homme. Ainsi, au travers de ses actes, l’homme crée un espace conforme pour tous les hommes qui prend la forme de la société en ce que cet espace est le lieu dans lequel les actes de chacun bénéficient à tous. La moralité de l’acte est donc le fondement du comportement de l’individu car c’est au travers de ses actes qu’il peut être inclus dans la société des humains et ainsi avoir «une facilité plus grande à se procurer les objets de [ses] besoins […] et éviter les périls qui [le menace] de toutes parts» (Spinoza, L’Éthique, Proposition XXXV, Scholie). Cependant, l’humain, en ce qu’il est influencé par ses passions, peut également agir non pas en conformité avec le monde mais selon ses propres désirs personnels. C’est autour de cette notion que Life Is Strange devient un terrain d’expérimentations car la capacité du joueur à pouvoir tester les réactions de Max et des individus avec lesquels elle est en contact permet de définir, au travers de leurs réactions, la portée réelle immédiate d’une décision. Par exemple : Max est avec son ami Chloé dans le restaurant où travaille la mère de cette dernière. Lorsque les deux jeunes femmes sont sur le point de sortir le téléphone de notre héroïne sonne. Deux chois s’offrent alors : décrocher pour aider Kate, une amie en déprime et laisser Chloé recevoir les critiques de sa mère, ou bien quitter le restaurant sur le champ, sauvant Chloé de la réprimande mais laissant l’appel et la personne déprimée sans réponse. Dans un cas comme dans l’autre, une personne se sentira aimée tandis que l’autre souffrira de l’absence de réaction de Max.
Cependant, là où le jeu nous permet de définir la portée de l’acte accompli est dans la réaction de Chloé. Si Max quitte le restaurant avec son amie, cette dernière sera heureuse et continuera de complimenter la protagoniste. Dans le cas contraire, Max subit les foudres de Chloé, cette dernière l’accusant de la dénigrer au profit d’une nouvelle camarade.
Ainsi, au travers de l’action choisie et des réactions immédiates, le choix d’aider Chloé semble le plus judicieux car c’est au travers de cette action que la société qui se forme autour de Max semble la plus stable. Le pouvoir de Max permet de créer un point de comparaison dans l’alternative et de définir celui des deux choix qui a la plus grande influence bénéfique. Cependant, cette solution trouve sa contrepartie dans la conséquence à long terme.
En effet, plus loin dans le jeu, Kate tente de se suicider. Grâce au pouvoir de Max, l’acte semble pouvoir être évité mais uniquement selon certaines conditions dont la réponse à l’appel fait partie. Quoi faire alors ? À l’intérieur d’un jeu vidéo, le choix et les conséquences de l’action choisie, puisqu’elle se tient dans un espace irréel, n’ont que peu d’importance. Le joueur peut choisir l’une ou l’autre des possibilités afin de comprendre les conséquences que son acte aura dans la suite de l’histoire. Mais dans une situation réelle, comment savoir quelle serait l’attitude à avoir afin de générer la meilleure société possible ?
Selon le principe utilitariste qui recommande la « maximisation du bonheur du plus grand nombre »[6], toute action doit être considérée selon que la douleur ou le plaisir sont ressentis selon les critères suivants : «l’intensité, la durée, la certitude ou l’incertitude, la proximité ou l’éloignement, la fécondité, la pureté et la portée» qui les caractérisent[7]. Bentham favorise ces éléments en lien avec la nécessité de la bonne entente entre les individus en ce que les interactions au sein de la population sont déterminées par le degré de bonheur que chacun ressent à faire partie d’un tout. Lorsque le joueur se retrouve face aux choix qui lui sont proposés, la réflexion autour de la portée de ces choix selon ces critères crée des influences qui s’opposent. L’influence la plus grande, celle qui, selon le joueur, apportera le bonheur le plus grand, sera celle qui remportera la victoire et qui sera choisie. Cependant, Life Is Strange apporte un éclairage supplémentaire à la notion même de décision et donc d’action car il place le joueur face à une nouvelle situation : le fait de pouvoir revenir dans le temps afin de changer d’avis ajoute à l’acte même de décision l’influence du savoir a posteriori. À cela s’ajoute également un autre système d’interactions qui ne repose pas sur les notions évoquées précédemment mais sur un enchevêtrement de forces[8] et de réactions à ces forces. Connaître tous les développements de l’histoire ne serait-ce que d’une seule personne est impossible à accomplir car elle serait détachée de l’ensemble qui la contient et la rend possible[9] À cela s’ajoute le fait qu’il est également impossible de suivre un protocole d’expérimentation qui ferait se reproduire une situation donnée un nombre indéfini de fois afin de saisir l’importance de chaque variable sur la suite des événements dans le but de dresser un schéma probabiliste des conséquences, comme Fouillée l’énonce dans Liberté et Déterminisme : «Il est impossible d’instituer une expérience telle qu’on puisse calculer exactement toutes les causes connues et inconnues, calcul qui permettrait seul d’affirmer un parfait équilibre suivi d’une action déterminée»[10] Une telle entreprise demanderait un temps infini pour chaque événement et ne serait qu’un reflet déformé de la réalité de l’acte entrepris à chaque moment, car l’acte effectué par l’individu n’est pas la simple conséquence des forces en jeu mais également quelque chose de plus que Bergson définit ainsi: « Il est difficile d’affirmer l’absolue détermination de l’acte par ses motifs, et celle de nos états de conscience les uns par les autres. Sous ces apparences trompeuses une psychologie plus attentive nous révèle parfois des effets qui précèdent leurs causes, et des phénomènes d’attraction psychique qui échappent aux lois connues de l’association des idées. »[11] Selon cette idée, la réaction de l’individu à une situation spécifique ne peut pas être déterminée en cela même que les réactions de l’humain ne répondent pas toujours à une logique rigoureuse; des processus mentaux peuvent avoir lieu en l’individu sans que les événements physiques en soient les initiateurs exclusifs.[12] S’ajoute à cela que l’existence de chacun ne contient jamais deux situations complètement analogues, rendant impossible toute possibilité de comparaison.
Au vu de tous ces éléments, il est bien entendu clair que tenter de déterminer un schéma de causes et de conséquences exactes dans la vie réelle est impossible. C’est à cause de cela que les jeux vidéo sont des laboratoires d’expérimentations particulièrement utiles, car en eux les variables demeurent les mêmes, les situations peuvent être répétées et des conséquences peuvent être découvertes et utilisées afin de pouvoir savoir comment agir afin d’obtenir le but recherché. C’est là que Life Is Strange dévoile toute la portée de son intérêt, car le jeu nous donne l’impression que le joueur peut agir en lui de telle manière à regretter le moins possible, comme un espace onirique offrant une possibilité d’atteindre l’action parfaite. Mais cette possibilité est elle-même une illusion. En effet, tout au long du jeu, Max se rend compte qu’elle ne peut échapper au regret : le regret d’être partie d’Arcadia Bay et le regret de ne pas avoir donné de nouvelles sont dévoilées rapidement et forment la base du jeu; le regret ressenti par Max, né des actions que le joueur accompli ou ne pense pas à faire au fur et à mesure de l’avancée dans l’histoire[13] est omniprésent. Cependant, toutes ces situations, qui peuvent être évitées, n’égalent en rien les moments dramatiques principaux durant lesquels Max et le joueur sont confrontés à des choix moraux conflictuels : à la fin du deuxième épisode[14], Max revient dans le passé de son enfance et change un petit détail qui permet de sauver la vie du père de Chloé, mort dans un accident de voiture, et élément principal que Chloé impute à son existence décousue. Mais à cause de cela, c’est Chloé qui a un accident de voiture, la laissant tétraplégique et plaçant le joueur face au choix draconien d’euthanasier la jeune infirme ou de refuser d’accéder à sa requête. À travers cet événement, la charge morale qui pèse sur Max est immense car elle prend conscience que la seule possibilité de sauver son amie est d’accepter la mort du père de cette dernière.
Ainsi, au travers de ce passage, le jeu pose la question du «et si…» qui conduit le regret. En revenant dans le passé pour en transformer un élément, Max plonge dans ce monde hypothétique et découvre le revers de cette expérience de pensée devenue réelle. En donnant forme à l’idée du «et si…», Max plonge dans un monde différent, un monde qu’elle pensait être meilleur car plus en adéquation avec les désirs de Chloé mais qui se révèle être encore bien pire pour cette dernière. Plus que cela, et parce qu’elle est l’instigatrice de ce temps nouveau, Max devient celle qui a créé la condition de son amie. Le regret revient, plus fort que jamais : le regret d’avoir créé la condition de son amie, le regret de devoir revenir dans le passé pour, en quelque sorte, tuer le père de Chloé et rétablir l’ordre initial, le regret d’avoir accédé ou non à la demande d’euthanasie de Chloé sont là et appesantissent encore plus l’esprit de Max.
Mais ce n’est pas tout. Durant le fil du jeu, à chaque fois que Max utilise trop son pouvoir, des saignements de nez, voir même un évanouissement, se produisent. La plupart du temps, ces éléments sont utilisés comme des moteurs d’ellipses temporelles mais, lors de l’épisode cinq, l’inconscience de Max entraîne le joueur dans une expérience de pensée particulièrement oppressante durant laquelle la protagoniste parcourt un univers onirique déconstruit peuplé de ses ombres[15] et d’une version incisive et vulgaire d’elle-même qui la place face à ses propres démons. Ce double lui dit qu’elle a utilisé son pouvoir afin de se faire aimer des autres et non parce qu’elle voulait agir pour les autres, à quoi Max répond que vouloir se faire aimer, si cela est accompli par des actes bons, ne peut être une mauvaise chose. Cette réponse est une expression de la volonté de ne pas vouloir se sentir coupable d’avoir agir comme elle l’a fait. Cependant, cette réponse n’apporte qu’un rire du double. Ce dernier lui dévoile alors le fait que ces actes ne lui ont pas permis d’être aimée elle mais une autre Max, une version différente que les autres ont créé en réaction à des attitudes qui n’étaient pas naturelles mais feintes, dirigées, trafiquées. La Max qu’ils aiment et qui existe en eux n’est pas la protagoniste. Elle est différente.
Le joueur ainsi questionné au travers de Max a alors accès à une réflexion sur sa propre personne et sur celle des autres : si mes actes me définissent, que ferais-je si j’avais un pouvoir identique à celui de Max ? Passerais-je mon temps à explorer les variables jusqu’à trouver celle qui me correspond le mieux, ou continuerais-je d’agir de la même manière qu’auparavant ? Et avec sa portée limitée, ce pouvoir me permettrait-il d’accéder à ce que je veux vraiment ? Puisque les conséquences d’une action se dévoilent au fur et à mesure de la conduite du temps, le regret ne serait-il pas toujours là, simplement différé dans le temps et plus fort à cause de la multitude des choix explorés et de celui pris ?
Comme énoncé au début de cette étude, la tornade est la forme naturalisée du regret. Représentation du conflit qui existe entre l’en-soi[16] et le pour-soi[17] sartrien, la tornade est la volonté ultime du pour-soi qui se manifeste et qui tente de détruire toutes les limites qui se posent entre l’être et l’accomplissement de ses choix. Max le dit elle-même à la fin du jeu : la tornade est née d’elle; tous les regrets qu’elle a tenté d’éviter grâce à son pouvoir ont engendré cette catastrophe. Cette catastrophe est la métaphore de la pensée de l’individu sur sa propre existence qui menace de détruire tout ce qui constitue le monde à l’origine de son regret. Aussi, lorsque toutes les tentatives entreprises pour rendre le monde aussi parfait que l’on souhaiterait qu’il soit ont échoué, la dernière possibilité est de détruire le monde pour que le regret cesse d’être. Lorsqu’à la fin du jeu Chloé met Max face à la dernière alternative, de choisir entre sa mort et la destruction de la ville, la protagoniste autant que le joueur se retrouve face au regret dans toute sa réalité : le regret que l’on garde en soi, qui nous ronge, de se dire que l’on aurait pu agir mais que l’on a choisi de ne rien faire pour protéger le bien commun est représenté par le choix de revenir dans le temps et de laisser Chloé mourir, ou le regret né de la décision de vouloir que le monde soit comme on voudrait qu’il soit, matérialisé par la destruction de la ville.
Ces deux choix sont l’apothéose du jeu et de la réflexion sur l’acte : doit-on agir en lien avec ses sentiments propres, agir pour soi et changer ce que l’on peut changer selon ses perspectives personnelles, ou bien doit-on agir pour le bien commun, même si cela signifie perdre une amitié irremplaçable, garder secret son pouvoir et ne jamais plus faire usage de ce dernier ? Dans ce dernier choix s’exprime toute la question de l’acte personnel opposé à l’acte général, ainsi que de l’acceptation de soi que Lipovetsky nomme le Narcissisme. Dans son essai L’Ère du Vide, Lipovetsky décrit la société moderne comme un espace où l’individu est tout entier centré sur lui-même : « dans un système organisé selon le principe de l’isolation ‘douce’, les idéaux et valeurs publiques ne peuvent que décliner, seule demeure la quête de l’ego et de son intérêt propre »[18]. En choisissant Chloé, le joueur manifeste dans le jeu son désintéressement de la société pour ses émotions et sa propre personne, seules vérités réelles, au détriment des habitants d’Arcadia Bay. Si le joueur choisit la ville, alors la société devient le coeur de la conclusion. Ce qu’est et ce que ressent Max deviennent secondaires sur la vie des autres. L’acte de l’individu devient non pas une expression pour soi mais une expression pour les autres. Le bien commun s’affirme.
Au travers de cette réflexion le joueur se retrouve face non pas à un choix entre une amie et une ville mais entre l’acceptation et le déni du regret qui représentent l’acceptation du changement ou la complaisance dans le passé, expression de la volonté de devenir adulte ou de rester enfant.
Car l’acte de transformation du passé par Max n’est rien d’autre qu’un refus d’accepter la réalité, d’accepter la limitation de soi qui caractérise l’humain. L’enfant est celui qui refuse que ce qu’il n’apprécie pas puisse être vrai et qui, par cela, se réfugie dans un monde idéal dans lequel les images nées de lui sont la seule réalité[19]. De l’autre côté de cette image se trouve l’adulte, l’être qui, parce qu’il a conscience qu’il n’est pas seul maître du monde qui l’entoure, accepte que le monde ne suive pas la route qu’il aurait voulu pour lui car il se sait partie d’un tout qui le dépasse et dont il n’est qu’un constituant. L’acte d’être adulte n’est pas celui du contrôle mais celui de l’acceptation d’une certaine part de non-liberté dans les actions et conséquences, d’une nécessité qui, même si elle crée en soi ce que Nietzsche décrit sous le terme de «mauvaise humeur à propos d’un acte […] [qui] est une douleur qui ne peut s’alléger par le reproche, la vengeance, etc… Car accuser toute sa nature, son esse, de cet acte n’est qu’un nouveau degré de la même déraison qui prétend nous rendre responsable de chacun de nos actes pris séparément»[20], n’est en aucune façon l’expression d’une faiblesse mais d’une réalité du monde qui doit être acceptée car elle est la composante première de nos actions. Au travers de ce dernier moment, le jeu apporte bien plus au joueur que tous les actes précédents durant lesquels le pouvoir de Max était à l’oeuvre; il donne au travers de Chloé sa dernière leçon, celle de la responsabilité partagée, de l’interaction entre toutes les composantes qui constituent le moment présent : celle de l’importance du renoncement de l’acte, de l’acte de renoncement. Être adulte est faire preuve de cette abnégation de ses désirs et de la reconnaissance de ses limites, de dire « non » non pas parce qu’on ne le veut pas mais parce que, au-delà de ses propres attentes et désirs, c’est cela qui doit être fait.
Ainsi, dans cette dernière scène, c’est l’apprentissage du regret qui nous est transmis : apprendre que le regret n’est pas un élément qui doit être fui mais qui doit être accepté car c’est au travers de lui que s’exprime l’inscription de l’individu dans le monde, que les choix sont réellement des choix parce qu’ils sont pris dans l’ignorance de leurs entières conséquences et qu’au travers d’eux des réalités différentes de celles attendues peuvent émerger. Cette réalité du regret est d’ailleurs une des composantes des critiques qui apparurent lors de la découverte de la fin du jeu : inscrits dans un système dans lequel les décisions prises formaient la trame du jeu, les joueurs virent ce dernier choix comme une faiblesse. Cependant, la raison est toute autre : mis face à deux choix qui impliquent tous deux la naissance du regret, la fin place le joueur dans une situation où il doit décider. En laissant ce choix au joueur, le jeu oblige ce dernier à réfléchir, à s’impliquer, à ne pas subir ses décisions passées mais à prendre la décision d’utiliser le pouvoir de Max ou de ne pas le faire. C’est alors qu’une inversion se produit : pour la première fois dans le jeu, le joueur va pouvoir utiliser le pouvoir de Max pour créer et assumer un regret personnel, ou bien choisir de ne pas le faire et, par cela, assumer les actes créés par ledit pouvoir. Le dilemme construit par ces deux choix devient un nouvel obstacle pour Max et sa dernière leçon : choisir d’agir pour souffrir ou de ne pas agir pour continuer sur cette voie.
Ces deux visions sont représentées par les deux épilogues qui, chacun à leur manière, expriment les conséquences de ce dernier acte : l’abnégation de soi et la préservation de l’autre deviennent des actes actifs qui, certes, aboutissent à la douleur de la protagoniste, mais dont la conclusion se déroule dans un monde serein, ordonné, dans lequel elle est entourée et soutenue, alors que continuer dans le monde transformé, influencé, devient un acte passif qui conduit à la ruine de la société dans laquelle seules Chloé et Max demeurent. Le regret devient alors une action de création en ce qu’il est l’aboutissement d’un acte choisi et conscientisé à travers lequel l’individu s’est exprimé, non pas seulement pour lui mais également pour la communauté, faisant de lui un adulte, un être qui accepte son état d’élément particulier mais non essentiel du monde dont il fait partie.
Conclusion
Ainsi, au travers du jeu et révélées par le dernier choix, le joueur se retrouve confronté à une représentation de l’acte et à une réflexion sur lui : que puis-je faire, que pourrais-je faire si la possibilité m’était donnée de pouvoir observer les conclusions de mes actes et de revenir dans le passé pour agir en connaissance de ces dernières ? Agissant comme un lieu d’expérimentation, le jeu permet de concevoir au travers d’un cadre idéalisé les limites de l’acte et les développements de ce dernier afin d’élaborer une réflexion sur le regret et sur ce que signifie accepter ou refuser ce dernier. Par l’intermédiaire de Max et de son histoire, le joueur est confronté à son propre devenir et sa propre évolution, à son intériorité en expression face aux vicissitudes de l’existence et des réactions du moi, pour faire du regret non pas une tare à éviter mais un élément de la vie, manifestation de l’être inscrit dans la société et le monde.
[1] Juul, Jesper, “Games Telling Stories”, in Game Studies, volume 1, issue 1 : http ://gamestudies.org/0101/juul-gts/.
[2] Video games and big ideas : http ://tedxinnovations.ted.com/2015/03/04/spotlight-tedx-talk-video-games-can-be-serious-art-why-dont-we-give-them-more-credit/ traduction de l’auteur.
[3] Schulzke, Marc, « Moral Decision Making in Fallout », in Game Studies, volume 9, issue 2 : http ://gamestudies.org/0902/articles/schulzke, traduction de l’auteur.
[4] Le début du jeu exprime d’ailleurs une idée intéressante sur ce point, avec cette phrase, réminiscence de ce qui se produira plus tard : «Est-ce que vous craignez Dieu, monsieur Dewitt», ce à quoi Dewitt répond : «Non, mais je te crains toi». S’ajoute à cela toute l’iconographie de Columbia autour d’Elizabeth, la désignant comme l’élue, celle qui guide, renforçant l’idée d’un être divin, celle qui peut réellement choisir.
[5] La plupart du temps, ce pouvoir est limité à quelques minutes, mais va parfois jusqu’à plusieurs années.
[6] Dardot, Pierre, et Laval, Christian, La nouvelle raison du monde, Paris, édition la découverte, 2009, p. 111.
[7] Bentham, Jeremy, An Introduction to the Principles of Moral and Legislation, 1780, introduction, Kitchener Batoche Books, 2000, p.32
[8] Nous appelons « forces » à la fois les causes et les conséquences qui génèrent les actes selon le principe de la physique et selon la pensée de Nietzsche que la connaissance des forces à un moment précis permettrait à l’intelligence capable de les comprendre de «prédire l’avenir de chacun des êtres jusqu’aux temps les plus éloignés et marquer toutes les traces dans lesquelles cette roue passera encore.» Nietzsche, Friedrich, Humain, trop humain, Paris, édition Gallimard, 1998, p.57, traduit par Robert Rovini.
[9] Nous considérons cette affirmation selon les propos de Eric Delassus qui, dans son analyse Qu’est-ce que le moi? (Delassus, Éric, Qu’est-ce que le moi?, http://cogitations.free.fr/wp-content/qu_est_ce_que_le_moi.pdf), écrit que: «Le moi n’est donc qu’une illusion tant qu’il se perçoit comme une entité à part entière séparée et indépendante, mais par la conscience et la raison il peut dépasser son caractère illusoire, se comprendre comme une manifestation superficielle de tout un ensemble de causes, comme le résultat d’un jeu de forces dont il ignore immédiatement l’existence, mais dont il peut en s’interrogeant sur lui-même soupçonner l’existence».
[10] Fouillée, Alfred, La Liberté et le Déterminisme, bibliothèque de philosophie contemporaine, Paris, Librairie Germer Baillière, 1872, p.91.
[11] Bergson, Henri, Essai sur les Données Immédiates de la Conscience, Paris, Presses Universitaires de France, 1970, 144e édition, p.72.
[12] À ce propos, et afin de ne pas alourdir le texte, consulter l’étude à l’adresse suivante (http://cogsci.uwaterloo.ca/Articles/quantum.pdf) sur les mécanismes cérébraux et la naissance des pensées.
[13] Comme de donner de l’eau à une plante, de nourrir le lapin de Kate ou de choisir de se moquer d’un personnage ou non.
[14] Le jeu en compte cinq.
[15] Les ombres selon la théorie jungienne sont définies ainsi : « L’ombre est la personnification de tout ce que le sujet refuse de reconnaitre et d’admettre en lui. Se mêlent en elle les tendances refoulées du fait de sa conscience morale, des choix qu’il a faits pour sa vie ou d’accéder à des circonstances de son existence, et les forces vitales les plus précieuses qui n’ont pas pu ou pas eu l’occasion d’accéder à la conscience », in Leblanc, Elysabeth, La psychanalyse jungienne, Paris, édition Bernet-Danilot, avril 2002, p.34.
[16] L’en-soi est la fondation de toute chose extérieure à la conscience, ce qui est entièrement soumis à la contingence et qui forme le monde extérieur au soi.
[17] Le pour-soi est l’intériorité de l’humain, ce qui forme l’être spécifique et unique, avec ses propres choix et volontés.
[18] Lipovetsky, Gilles, l’Ère du Vide, Paris, édition Gallimard, 2003, p.61.
[19] Le conte du pays imaginaire Neverland de Barrie est la représentation de cette réalité.
[20] Ponton, Olivier, Nietzsche, Philosophie de la Liberté, Berlin, New-York, Walter de Gruyter, 2007, p.151.