2023Histoire des idéesune

Critique du langage et analyse du discours dans les Manuscrits de 1844 de Marx.

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Juliette Farjat est professeure agrégée et docteure en philosophie. Elle a soutenu en 2022 à l’Université Paris Nanterre (laboratoire Sophiapol) une thèse intitulée Pratiques linguistiques et critiques de la société. Pour une philosophie sociale du langage et elle a co-rédigé le Dictionnaire Marx aux éditions Ellipses (2020). 

Matteo Polleri est docteur en philosophie et chercheur rattaché au Laboratoire Sophiapol de l’Université Paris Nanterre. Il a rédigé une thèse intitulée Critique de l’économie politique ou analytique des pouvoirs. Points d’hérésie entre Marx et Foucault, en cotutelle entre l’École normale supérieure de Pise et l’Université Paris Nanterre. Il a notamment publié : « Neomarxismo ieri e oggi », in Storia del pensiero politico, 2018, et « Critique of political economy or analytics of powers. Points of heresy between Marx and Foucault », in Historical Materialism, à paraître.

Résumé

Cet article tente de montrer qu’on peut trouver, dans les écrits de jeunesse de Karl Marx, une critique du langage ainsi qu’une analyse des discours dominants. La première conçoit le langage comme une faculté dont les êtres humains peuvent être dépossédés. La seconde relève d’une critique immanente du discours de l’économie politique. Nous proposons, sur ce second point, une lecture de certaines pages des Manuscrits de 1844 qui envisage son analyse du discours économique comme une critique dépassant le cadre théorique de la critique de l’idéologie que Marx et Engels développeront dans l’Idéologie allemande. Nous soutenons en effet que son analyse insiste sur les contraintes actives que peut exercer l’économie sur de potentielles autres formes d’expressions, plus que sur les formes de justification passives de la réalité sociale parfois associées à la critique marxiste de l’idéologie.

Mots-clés : Marx, Manuscrits de 1844, analyse du discours, critique de l’idéologie, critique de l’économie politique

Abstract

This article tries to show that we can find, in Karl Marx’s early writings, a critique of language as well as an analysis of dominant discourses. We claim that the first one conceives language as a faculty that human beings can be dispossessed of, whereas the second consists in an immanent critique of the discourse of political economy. On this second point, we propose a reading of some pages of the Economic and Philosophic Manuscripts of 1844 that considers his analysis of economic discourse as a critique that is different from the theoretical framework of the critique of ideology that Marx and Engels will later develop in the German Ideology. Indeed, his analysis insists on the constraints that economics can exert on other potential forms of expression, rather than on the passive forms of justification of social reality normally associated to the Marxist critique of ideology.

Keywords: Marx, Economic and Philosophic Manuscripts of 1844, Discourse Analysis, Critique of ideology, Critique of political economy


I. Introduction

Contrairement à ce qu’on pourrait croire, il existe, au sein des théories critiques du capitalisme – mais, pourrait-on dire, à leur marge – un nombre assez conséquent d’analyses philosophiques de la langue et de ses usages. Elles sont pourtant généralement considérées comme étant trop différentes les unes des autres, ou trop mineures pour qu’on prenne la peine de les confronter et de les considérer dans leurs rapports. On pense à Antonio Gramsci et à l’importance qu’il accorde au langage dans la construction de l’« hégémonie culturelle »[1], à Jürgen Habermas et à sa distinction entre l’ « agir communicationnel » et l’ « agir instrumental »[2], à Paolo Virno et à l’idée selon laquelle c’est la faculté langagière de la « multitude » qui serait désormais exploitée dans le « capitalisme cognitif »[3], ou encore à toutes les théorisations contemporaines du rapport entre langage et idéologie aussi bien en philosophie[4], qu’en sociolinguistique[5] ou en analyse du discours[6]. Toutes ces approches peuvent, nous semble-t-il, être regroupées en deux types de modèles d’analyse critique du langage dans le capitalisme. Le premier modèle relèverait de la critique de l’idéologie : le langage y serait considéré comme un ensemble de discours qui reflète la réalité sociale et contribue à sa préservation et à sa reproduction en en inhibant les aspirations transformatrices, comme chez Antonio Gramsci ou Michel Pêcheux. Le second modèle relèverait, quant à lui, d’une critique de l’aliénation : le langage serait cette fois pensé comme une faculté humaine qui, parce qu’elle est appropriée (par le capital) ou colonisée (par la rationalité instrumentale de l’économie) ne peut s’actualiser qu’à travers des pratiques qui tendent à se retourner contre leurs auteurs comme chez Paolo Virno ou Jürgen Habermas.

Cependant, aucune de ces perspectives ne cherche à rendre compte des liens qui pourraient unir ces deux groupes de phénomènes. Malgré l’influence croissante exercée par la mobilisation du langage dans la production sur les discours qui règnent au sein du monde social, et inversement[7], les analyses critiques du langage continuent à suivre alternativement l’un ou l’autre de ces modèles critiques. Or, il nous semble, en réalité, qu’on peut trouver chez Marx, et en particulier chez le jeune Marx, des intuitions intéressantes pour analyser conjointement ce que nous avons identifié comme deux modèles concurrents de critiques du langage dans la société capitaliste. Dans les Manuscrits de 1844, en effet, Marx combine une analyse du langage comme faculté générique susceptible d’être aliénée et une analyse critique du discours économique et de ses effets. Notre objectif sera donc de relire ce texte à travers ce prisme. Dans un premier temps, nous reconstruirons les concepts qui permettent à Marx de décrire une forme d’aliénation spécifique, sur laquelle les commentateurs ont rarement focalisé leur attention : l’aliénation langagière. Dans un second temps, nous verrons de quelle manière on peut mettre en lien la critique de cette forme d’aliénation avec la critique du discours des économistes. Pour ce faire, nous verrons que la critique marxienne, telle qu’elle est formulée dans les Manuscrits, ne peut se réduire à la perspective de la « critique de l’idéologie » qu’il développera par la suite avec Engels, car l’une des spécificités du discours économique est qu’il contribue activement à disqualifier et à rejeter d’autres formes d’expressions possibles. Enfin, nous tenterons de montrer comment les pratiques langagières exclues du discours de l’économie parviennent finalement à jouer un rôle stratégique dans le texte de Marx.

II. Le langage aliéné

Les discussions autour du sens philosophique des manuscrits parisiens de Marx ont été nombreuses, et encore plus nombreuses leurs interprétations, souvent polarisées et discordantes entre elles[8]. Nous pouvons toutefois synthétiser le contenu de ce texte en disant que l’objectif de Marx est de montrer l’étendue des potentialités de développement social qui sont niées par le capitalisme. Cette opération est accomplie grâce à un geste critique qui combine l’élaboration d’une certaine ontologie sociale – dérivée de la critique des formes socio-historiques du capitalisme – et la définition d’une anthropologie philosophique à caractère naturaliste, selon laquelle l’ « activité générique » – la multiplicité des virtualités créatives, passionnelles, sensibles, affectives et productives définissant les êtres humains – ne peut se développer dans sa « totalité » qu’à condition d’avoir supprimé « positivement » la propriété privée[9], définie comme l’ « expression matérielle sensible de la vie humaine aliénée »[10].

Le langage, en ce sens, est présenté comme l’un des exemples paradigmatiques des « forces essentielles » de l’être humain comme « être générique » (Gattungswesen). Ce concept permet en effet à Marx de définir l’humanité en tant qu’elle appartient à une même espèce. Les êtres qui la composent se caractérisent par le fait qu’ils existent « pour eux-mêmes », c’est-à-dire de façon consciente, et qu’ils se transforment continuellement à travers leurs activités vitales, c’est-à-dire par leurs interactions avec l’environnement naturel et par les rapports sociaux qu’ils entretiennent avec les autres vivants[11]. Et c’est pour cette raison que Marx en vient finalement à identifier le concept de « genre humain » à celui de « société »[12].

Le langage constitue bien, alors, une activité « générique » exemplaire. Premièrement, il s’agit d’une faculté proprement humaine, qui se développe et s’actualise à travers les interactions sociales qu’entretiennent les individus en même temps qu’elle les rend possible, et qui médiatise, à travers le processus de nomination, les rapports des êtres humains avec le monde extérieur. Deuxièmement, et pour cette raison même, cette activité générique constitue avant tout une activité sociale et socialisante. Elle est sociale dans la mesure où on ne parle jamais qu’avec d’autres : l’activité langagière est même sans doute l’une des rares activités qui ne peut absolument pas se passer de la présence d’autrui. Elle est socialisante dans la mesure où parler revient toujours à reconnaître et à actualiser la communauté que l’on forme avec les êtres qui partagent la même langue, et donc le même réseau de significations. C’est bien ce que réaffirme Marx en montrant que, par le langage, nous sommes sans cesse socialement actifs, y compris lorsque nous nous livrons à des activités « solitaires » :

Mais même si mon activité est scientifique, etc., et que je puisse rarement m’y livrer en communauté directe avec d’autres, je suis social parce que j’agis en tant qu’homme. Non seulement le matériel de mon activité – comme le langage lui-même grâce auquel le penseur exerce la sienne – m’est donné comme produit social, mais ma propre existence est activité sociale ; l’est en conséquence ce que je fais de moi, ce que je fais de moi pour la société et avec la conscience de moi en tant qu’être social.[13]

Ce texte fait, en réalité, quelque chose de plus que de témoigner de la nature « générique » de l’activité langagière. Il affirme également que si toute activité peut être considérée comme activité sociale générique, c’est dans la mesure où celui qui l’effectue a conscience de sa propre nature d’être social[14]. Or, d’où peut venir cette conscience de notre appartenance à un tel « genre » si ce n’est de notre capacité à la formuler et à l’actualiser au moyen du langage ? Comme Marx le dit lui-même, « l’élément de la pensée elle-même, l’élément de la manifestation vitale de la pensée » n’est autre que cet élément sensible et concret qu’est « le langage »[15]. De ce point de vue, donc, l’activité langagière ne serait pas simplement une activité générique parmi d’autres, elle serait bien plutôt l’une des pratiques sociales élémentaires qui fait de toutes les autres des activités humaines génériques.

Mais le langage est également défini par Marx de manière double. D’un côté, comme le « matériau » sur lequel et dans lequel les hommes interagissent, c’est-à-dire comme résultat historique de l’activité d’objectivation passée, comme cristallisation des activités verbales précédentes. De l’autre, comme la mise en œuvre au présent de cette activité même, rendue possible par une faculté garantissant les conditions opérationnelles de l’interaction. Le langage est ainsi à la fois produit et production. Il est le dépôt de l’action verbale passée et un exemple de l’activité productive qualifiant l’être générique : l’« organe commun sensible » qui rend possible cette même activité en contribuant à donner forme à la société. Le langage est donc à la fois la condition naturelle de la socialité de l’être générique et une des multiples modalités sous lesquelles ses facultés se déploient et s’objectivent dans l’histoire. Pour toutes ces raisons, si cette activité spécifique qu’est l’activité langagière se trouve aliénée, ce sont toutes les autres activités génériques de l’être humain qui en pâtissent : ses rapports au monde extérieur aussi bien qu’aux autres et à lui-même (en tant qu’ils sont médiatisés par le langage), son rapport à ses propres activités manuelles (dans la mesure où elles sont conscientes) aussi bien qu’intellectuelles (dans la mesure où leur matière première est la langue).

Il reste toutefois à clarifier en quoi consiste précisément cette aliénation de la faculté langagière. Pour le comprendre, repartons de ce passage des Notes sur Mill – texte de 1844, contemporain des Manuscrits :

Le seul langage compréhensible que nous puissions parler l’un à l’autre est celui de nos objets dans leurs rapports mutuels. Nous serions incapables de comprendre un langage humain : il resterait sans effet. Il serait compris et ressenti d’un côté comme prière et imploration, et donc comme une humiliation ; exprimé honteusement, avec un sentiment de mépris, il serait reçu par l’autre côté comme une impudence ou une folie et repoussé comme telle. Nous sommes à ce points étrangers à la nature humaine qu’un langage direct de cette nature nous apparaît comme une violation de la dignité humaine ; au contraire, le langage aliéné des valeurs matérielles nous paraît le seul digne de l’homme, la dignité justifiée, confiante en soi et consciente de soi[16].

L’idée principale que Marx développe dans ces notes est que les rapports d’échanges, loin de pouvoir être considérés comme des rapports « humains », ne sont orientés que par le rapport entre nos objets. Nous ne nous rapportons les uns aux autres que comme à des propriétaires d’objets ou d’argent[17]. Dans la forme que prend l’échange dans les sociétés marchandes, en effet, je ne m’intéresse pas aux caractéristiques spécifiques et individuelles d’autrui, mais simplement à l’objet qui est en sa possession, et inversement : « […] tu t’es réellement changé en moyen, en instrument, en producteur de ton propre objet, afin de t’emparer du mien »[18]. Si nos rapports d’échanges ne sont orientés que par le rapport entre nos objets plutôt que par le rapport qui nous unit en tant qu’individus, c’est parce que la production a pour seul objectif l’échange des objets produits : produire ne me sert ni à combler directement mes besoins, ni à combler les besoins d’autrui mais seulement à pouvoir échanger. Ainsi, l’échange, au lieu d’être un acte intentionnel qui succède à la production, est devenu son but final et nécessaire[19].

Dans ce contexte, Marx semble dire que, dans le cadre des sociétés marchandes, nos interactions linguistiques seraient déterminées par les objets de l’échange et que nous serions par conséquents dépossédés de ce qu’il appelle « le langage humain ». Pour rendre compte de cette idée, on peut se demander par contraste en quoi consisterait une interaction linguistique « humaine », et on peut faire l’hypothèse qu’il s’agirait d’une interaction qui aurait une origine et des conséquences « humaines ». Or, ce sont précisément de ces caractéristiques que seraient dépourvues les interactions dans le cadre de l’échange marchand : elles apparaissent d’une part, comme n’étant pas déterminées par les individus eux-mêmes et, d’autre part, comme ne les affectant pas. Les échanges linguistiques que décrit Marx ne sont en effet pas déterminés par les locuteurs en interaction. Ils sont bien plutôt déterminés par l’échange marchand, qui relève lui-même d’une nécessité (il est la seule chose que peuvent faire les producteurs de leurs produits). Parler n’est donc pas seulement un moyen pour faire autre chose que parler, mais une activité qui est entièrement orientée par la valorisation marchande. En outre, ces échanges ont également la particularité de ne pas affecter les individus qui parlent[20] : si un échange linguistique digne de ce nom devrait avoir pour effet de transformer les locuteurs en interaction (même à un niveau minimal), ici, l’interaction en tant que telle demeure extérieure à eux, et ne produit sur eux aucun changement. Les objets échangés sont les seuls à être affectés par l’échange[21], et non les échangistes. C’est pourquoi Marx explique que si ces échangistes avaient parlé « un langage humain », ce langage serait resté pour eux « sans effet ». On peut ainsi considérer que dans ce passage des Notes sur Mill, Marx conçoit le langage comme une faculté proprement humaine, ou comme une capacité générique dont les êtres humains se trouveraient privés. Plus précisément, cette faculté serait appropriée par les objets que ces êtres humains ont pourtant produits : ce sont eux qui déterminent son activation, et ce sont eux qui s’en trouvent affectés. Le langage est ainsi aliéné.

Comme pour d’autres passages des Manuscrits, c’est d’une idée développée par Hegel que Marx se sert ici. Dans la Phénoménologie de l’esprit, où le concept d’aliénation est introduit pour rendre compte du processus d’extériorisation par lequel l’esprit se réalise dans le monde[22], Hegel prend l’exemple du travail et du langage[23] :

Langage et travail sont des extériorisations dans lesquelles l’individu ne se conserve plus et ne se possède plus en lui-même ; mais il laisse aller l’intérieur tout à fait en dehors de soi, et l’abandonne à la merci de quelque chose d’Autre […]. L’intérieur dans le langage et dans l’action se fait un autre, et s’abandonne à la merci de l’élément de la transmutation qui, bouleversant la parole parlée et l’opération accomplie, en font quelque chose d’autre que ce qu’elles sont en soi et pour soi en tant qu’actions de cet individu déterminé.[24]

Autrement dit, le processus d’aliénation à l’œuvre dans la parole est celui par lequel l’individu, en parlant, exprime son intériorité singulière, lui conférant ainsi une objectivité, tout en l’abandonnant aux autres et donc en s’en dépossédant. D’une part, la parole proférée, en se détachant du sujet, échappe à sa maitrise et peut ainsi manifester aux yeux des autres autre chose que ce qu’elle est pour lui[25]. Mais, d’autre part, en vertu de la généralité du langage, la singularité disparaît nécessairement au moment même où elle cherche à s’exprimer[26]. Pour ces deux raisons, la parole apparaît chez Hegel comme le produit d’une activité qui s’autonomise de son producteur, lui échappe et peut se retourner contre lui, en opérant la négation de ce qu’il s’agissait, par la parole, d’affirmer.

Mais Marx ajoute deux éléments décisifs à cet argument. D’une part, ce ne sont pas seulement les paroles que nous proférons qui nous échappent, c’est la capacité même de parler, en tant que faculté humaine. D’autre part, cette dépossession n’est pas nécessaire et anhistorique : elle ne relève pas du processus de formation de la conscience en général, mais elle est socialement déterminée. Car si nous ne pouvons plus parler « notre » langage mais seulement « le langage aliéné des valeurs matérielles », c’est en raison des effets qu’ont les structures de la propriété et de l’échange marchand sur l’activité productive. Ces précisions importantes, Marx les introduit au moyen du concept d’« aliénation du travail ». Celui-ci permet, en effet, de désigner quatre types de processus : le processus par lequel les travailleurs sont dépossédés de leurs produits portés sur le marché par les capitalistes ; celui par lequel ils deviennent étrangers à leur propre activité, car elle n’est pour eux qu’un moyen nécessaire et contraint pour obtenir un salaire ; celui par lequel les travailleurs deviennent étrangers à la dimension « générique » de leur être, c’est-à-dire à leur propre nature d’être social ; et celui, enfin, par lequel les individus deviennent étrangers à la nature extérieure et intérieure[27]. Or, ce sont précisément ces quatre dimensions de l’aliénation qu’on retrouve dans la description marxienne de l’activité langagière aliénée. En parlant sous les conditions sociales déterminées par le « présupposé de la propriété privée », les individus se trouvent à la fois dépossédés de leurs paroles, de l’activité langagière elle-même, et donc aussi de leur capacité générique à parler ; car la parole, comme le travail, met tout autant en rapport les individus entre eux (c’est sa dimension communicative) que l’individu avec le monde (c’est sa dimension référentielle). Le caractère aliéné du langage, réunit les individus sur le mode de leur séparation, et les met aux prises avec un monde qui se manifeste à eux comme un monde étranger[28].

Quoiqu’implicitement, Marx semble donc intégrer une critique de l’aliénation langagière à sa critique de l’aliénation du et par le travail. Mais il ne se contente pas de souligner que notre faculté de parole est aliénée : il cherche également à montrer le genre d’effets que peuvent produire ses résultats, à savoir les discours – et en particulier le discours de l’économie.

III. Le discours de l’économie

Tout d’abord, il convient de noter que Marx qualifie parfois le discours de l’économie lui-même en termes de « langue aliénée », ce qui tend à brouiller les frontières entre les deux modèles de critique du langage que nous avons distingué en premier lieu : la critique de l’aliénation de la faculté langagière et la critique circonscrite du discours économique. Sans vouloir à tout prix donner aux analyses marxiennes une cohérence qu’elles n’ont peut-être pas, on peut néanmoins proposer une interprétation de ce brouillage. Si la faculté de parler est, au sein de la société capitaliste, aliénée, on peut raisonnablement en conclure que ses produits (les discours) seront eux-mêmes aliénés. En effet, si nous sommes dépossédés de notre capacité à parler et à interagir avec d’autres sujets, nos paroles porteront la marque de cette dépossession et ce faisant, la renforceront. Et cela d’autant plus dans le cas du discours qui véhicule un type de savoir qui a pour but de décrire le monde économique lui-même, tel qu’il existe et fonctionne à présent.

À la fin du premier cahier des Manuscrits, Marx ébauche les traits fondamentaux de sa méthode critique. Il s’agit de partir, explique-t-il, du « point de vue » de l’économie politique, ce qui signifie avant tout partir de sa « langue », de ses énoncés et de la manière dont ils décrivent le monde social. On ne peut en effet que suivre les propositions de l’économie, pour pouvoir en faire la critique :

Nous sommes partis des prémisses de l’économie politique. Nous avons accepté sa langue et ses lois. […] En partant de l’économie politique elle-même en utilisant ses propres termes, nous avons montré que l’ouvrier est ravalé au rang de marchandise, et de la marchandise la plus misérable, que la misère est en raison inverse de la puissance et de la grandeur de sa production […]. L’économie politique part du fait de la propriété privée. Elle ne nous l’explique pas. Elle exprime le processus matériel que décrit en réalité la propriété privée, en formules générales et abstraites qui ont ensuite pour elle valeur de lois.[29]

En suivant les propositions de l’économie, on découvre que les termes qu’elle emploie pour décrire la réalité correspondent à la forme que prennent les rapports des individus aux choses dans le capitalisme – forme sous laquelle nous ne serions plus capables de leur accorder d’autre signification que celle de leur valeur marchande. Pour expliquer ce phénomène, Marx oppose par exemple le propriétaire foncier, qui dotait sa propriété d’une multiplicité de significations diverses[30], au capitaliste qui la considère du seul point de vue de sa productivité : « dans le langage de l’économie, cela s’exprime ainsi : l’agriculture est seule productive »[31]. Il écrit ainsi que « la terre en tant que terre, la rente foncière en tant que rente foncière y ont perdu leur distinction de caste et sont devenues le capital et l’intérêt, qui ne disent rien ou plutôt qui ne parlent qu’argent »[32]. Ce ne sont donc pas seulement les individus qui projettent une seule et même signification sur les choses : ce sont les choses elles-mêmes qui apparaissent comme n’exprimant plus rien d’autres que « l’argent ». Un état de fait renforcé et confirmé dans et par le langage de l’économie, qui a tendance à réduire les choses et les sujets vivants à leur fonction économique, en parlant par exemple de « facteurs de production » pour désigner les travailleuses et les travailleurs. On retrouve ainsi les caractéristiques de la « langue bourgeoise » dont Marx souligne, dans L’Idéologie allemande, qu’elle identifie les « relations mercantiles et individuelles », et qu’elle ne fait usage des mots qu’en leur conférant un sens économique : elle peut donc apparaître comme le « reflet »[33], dans les discours, de notre situation d’aliénation à l’égard des autres individus et du monde.

Pourtant, et c’est là le point intéressant, dans les Manuscrits de 1844, Marx n’emploie pas encore le concept d’idéologie, et c’est précisément la raison pour laquelle son analyse critique semble avoir une portée plus déterminée que celles qu’il proposera par la suite. D’après Marx, le contenu du discours de l’économie politique – qui transforme, comme nous l’avons vu, les sujets aussi bien que les objets en facteurs économiques – confirme, par ce qu’il dit, ce que nous sommes déjà en vertu du fait que notre faculté langagière ne nous appartient plus réellement, à savoir des possesseurs de marchandises, plutôt que des sujets à proprement parler. Mais nous allons voir en outre que sa forme et sa structure définissent, par ce qu’elles rendent dicible, les objets de connaissance qui organisent son champ et les sujets d’énonciation qui peuvent légitimement s’exprimer à l’intérieur de celui-ci. C’est en ce sens que la manière dont Marx analyse le discours économique semble dépasser le cadre théorique et les thèses généralement rattachées au concept d’idéologie. Car il n’est pas seulement compris comme un genre de discours qui, par son contenu, légitime l’état de chose existant ou fait obstacle à sa transformation en produisant des « illusions socialement nécessaires ». Il est également analysé comme un mode d’énonciation qui contraint, limite et informe l’espace des paroles possibles. Un discours qui agit, d’une part, sur la capacité langagière elle-même en tant que faculté qui relève de la puissance plutôt que de l’acte[34] ; et qui, d’autre part, conditionne discursivement les possibilités d’émergence de certains objets de savoir.

Lorsqu’on observe ce que dit Marx du discours de l’économie, on s’aperçoit en effet que, par contraste avec la définition la plus connue de l’idéologie comme vision du monde naturalisée et prétendument universelle, ce discours ne cherche pas seulement à présenter la réalité sociale du point de vue des intérêts spécifiques de la classe qui l’énonce. Il contribue surtout à imposer une certaine un certain mode de description des phénomènes, et à délimiter ainsi leur champ de manifestation et de transformation possible. Il emploie un certain vocabulaire pour désigner des sujets, définir des lois et tracer des dynamiques : et ce faisant, il en exclut d’autres. Autrement dit, l’efficacité du discours économique ne s’éprouve pas seulement dans ce qu’il dit, mais aussi et surtout dans ce que, à partir de lui, il devient impossible de dire. Ainsi, la constitution d’un discours sur un certain objet ne peut se déterminer qu’en objectivant d’autres discours, qui sont à la fois exclus (comme altérité) et inclus (comme minorité) dans la structure d’énonciation dominante. Nous l’avons vu dans l’extrait cité plus haut : si jamais un « langage humain » pouvait être parlé dans le monde dominé par la propriété privée il ne pourrait qu’être reçu comme une altérité incompréhensible, « comme une folie et repoussé comme telle »[35]. La solidité discursive de l’économie présuppose donc une division préalable entre ce qui est interne à son champ d’énonciation et ce qui se situe à ses marges. En s’imposant, le discours économique introduit donc un partage entre ce qui peut être entendu et ce qui ne le peut pas – un partage qui va jusqu’à rejeter du côté de la « folie » ce qui n’en épouse pas la forme et le point de vue. C’est pourquoi « la seule langue compréhensible que nous parlons entre nous est celle de nos objets en relation entre eux »[36].

Ce discours, nous dit Marx, se caractérise par une tendance à faire usage de formules « générales et abstraites », qui ne laisse aucune place à la prise en compte des expériences sociales vécues, en particulier à celles des travailleurs-es. Ce qui relève de l’expérience est donc rejeté – de jure (selon les règles d’énonciation) et de facto (en fonction des buts particuliers des énonciateurs) – hors du champ de possibilité du discours, comme appartenant à ce qui ne pourrait pas même être qualifié de vrai ou de faux, car n’étant pas « dans le vrai », ou dans le réseau métaphorique propre à la discipline qu’est l’économie politique. L’exercice de cette contrainte est si fort que Marx en vient lui-même à rejeter la possibilité de faire usage d’un langage « humanitaire » ou « moral »[37] ; car il ne suffit pas, pour qu’une parole ait une dimension critique, qu’elle apparaisse comme extérieure au discours économique[38]. La puissance de contrôle et de sélection qui émerge de la structure de ce discours est telle qu’on ne peut se contenter d’opposer un autre langage à celui de l’économie pour le critiquer : il faut bien plutôt s’inscrire à l’intérieur de lui. L’exigence de faire la critique combinée de la réalité économique et des discours qui portent sur elle se heurte, par conséquent, à deux injonctions apparemment paradoxales. Pour décrire adéquatement la réalité économique aliénée, il faudrait faire usage d’un langage lui-même aliéné. Mais pour que cette description acquiert une dimension critique, il semble nécessaire de s’extraire d’un tel langage. C’est à cette double injonction que Marx tente alors implicitement de répondre dans les Manuscrits de 1844.

En 1844, la critique marxienne prend la forme d’un commentaire des propositions de l’économie politique. Commentaire qui est à la fois une répétition et une variation, puisqu’en commentant on reconstruit le contenu tout en faisant ressortir d’autres sens possibles du texte premier. Marx reprend ainsi, comme il le dit explicitement, le langage aliéné des économistes : il peut faire preuve du même cynisme que ces derniers, lorsqu’il dit par exemple que « l’ouvrier est devenu une marchandise »[39]. Cependant, et c’est la dimension critique de sa description, il tente également de faire percevoir la relativité d’un tel langage, au moyen de différentes stratégies stylistiques. Par la forme même de ses phrases, il cherche à déstabiliser l’effet de nécessité attaché à tout ce que l’économie présente comme relevant de faits indépassables. L’un des procédés les plus fréquemment utilisés dans les Manuscrits de 1844 est notamment celui qui revient à juxtaposer une formule négative, désignant ce qui n’est pas mais qui devrait être, à la formulation positive de ce qui est, en laissant ainsi entrevoir les possibilités (réelles aussi bien que discursives) que masque le discours économique qui s’en tient aux faits. Par exemple, le salaire revient à l’ouvrier « non pas pour qu’il existe en tant qu’homme, mais pour qu’il existe en tant qu’ouvrier ; non pas pour qu’il perpétue l’humanité, mais pour qu’il perpétue la classe esclave des ouvriers »[40] ; « dans son travail, celui-ci [le travailleur] ne s’affirme pas mais se nie » ; il « ne se sent pas à l’aise, mais malheureux » ; « son travail n’est donc pas volontaire, mais contraint »[41], etc. De même, Marx, par son écriture, semble chercher à indiquer que les mots auxquels on tend à donner un sens exclusivement et unilatéralement économique (« propriété », « valeur », « échanges ») ont possédé et, surtout, peuvent posséder d’autres sens qu’il n’est pas impossible de réveiller ou de réactualiser. Il mêle ainsi à l’économie d’autres types de langages – littéraires ou poétiques, philosophiques ou politiques, scientifiques ou utopiques – pour laisser transparaitre la possibilité d’un rapport diversifié et multilatéral à la réalité[42].

Marx s’efforce ainsi, dans son analyse du discours économique, de faire émerger les vides et les silences que ce discours présuppose pourtant, tout en cherchant à les maintenir à l’extérieur de son domaine d’application. C’est donc précisément du point de vue de ce que le discours économique exclut – l’expérience sociale des prolétaires – et qui ne peut être formulé dans son langage, que la critique marxienne est possible.

IV. Paroles prolétaires

Nous avons cherché à montrer que l’aliénation du langage, qui dépossède les êtres humains de leur propre activité générique, avait des effets sur la langue elle-même, au sens où elle nourrissait un genre de discours spécifique : le discours de l’économie politique. Ce discours est alors apparu dans sa dimension active et contraignante plutôt que dans son caractère passif de « reflet idéologique », parce qu’il se constitue en excluant d’autres prises de parole possibles, qui jouent un rôle implicite, mais déterminant, dans la démarche du jeune Marx.

Dans les Manuscrits de 1844, ce sont en effet ces autres possibilités de paroles que Marx semble convoquer, depuis l’intérieur même du discours de l’économie. Sa démarche consiste à les faire entendre, non pas directement ou en elles-mêmes, mais précisément en tant qu’elles sont empêchées, masquées, mais aussi présupposées par l’économie. C’est d’abord négativement que Marx donne un aperçu de toute l’étendue de ce que l’économie ne dit pas et donc, ne peut pas penser. Il affirme par exemple que celle-ci « ne considère le prolétaire […] que comme ouvrier » et non « en tant qu’homme »[43] ou que « le travail n’apparait, en économie politique, que sous la forme de l’activité en vue d’un gain ». Par ces formules restrictives, constantes dans les Manuscrits parisiens, Marx exhibe le processus par lequel l’économie constitue ses objets, en limitant leur signification à une seule de leurs caractéristiques, et en condamnant donc, a priori, la possibilité de prendre en compte le point de vue de ceux qui ressentent comme insupportable le fait de n’être que des « bêtes de travail » justement parce qu’ils sentent aussi qu’ils ne sont pas, ou pas seulement, cela.

Ce point de vue négatif Marx cherche à l’exprimer par une stratégie générale, qui consiste à manifester le contraste entre l’objet de l’économie politique, à savoir la « richesse », et les conditions subjectives concrètes dans lesquelles cette richesse est produite, à savoir la « misère »[44]. C’est dans cette perspective qu’il cite les auteurs socialistes qui parlent de la misère ouvrière, pour les mettre en perspective avec le discours économique. Jacques Rancière explique ainsi que, dans les Manuscrits, « l’exposé de l’expérience humaine telle qu’elle se donne » fournit déjà en soi une clef d’explication des structures sociales capitalistes et que, pour développer une critique de l’économie, il suffit par conséquent que la « parole » qui formule cette expérience « soit prise »[45]. Plus précisément, on pourrait alors dire que, pour traduire cette parole dans le langage de la critique, l’opération choisie par Marx consiste en un glissement sémantique. Il remplace ainsi le vocabulaire fonctionnaliste économique par un vocabulaire anthropologique : on passe de l’« ouvrier » à l’« homme », du « travail » à l’« activité générique », du « produit » à l’« objet » ou, encore, du « capital » à l’« être étranger »[46]. Et si ce glissement a été mis en question, sur le plan de l’anthropologie philosophique[47], à cause de ses implications « humanistes », on voit bien que, lorsqu’on le considère au niveau de l’analyse critique du discours, il cherche seulement à révéler « le langage profond qui se tient sous l’énoncé économique »[48], celui dans lequel peut se dire l’expérience sociale[49].

Ajoutons que si la possibilité d’une langue non-aliénée, qui dépasse le cadre du discours de l’économie, peut être envisagée et s’exprimer dans la critique marxienne, c’est aussi parce que certaines formes de luttes préfigurent en un sens l’avènement d’un langage libéré des contraintes épistémiques de celui-ci. Luttes qui prennent la forme de pratiques discursives qui demeurent doublement étrangères au discours de l’économie politique analysé par Marx. D’une part, parce qu’elles ne peuvent pas apparaître comme telles, ne faisant pas partie de ses objets de connaissance possible ; d’autre part, parce qu’elles ont un mode d’expression incompatible avec ses règles d’énonciation, tout en étant pourtant inscrite à l’intérieur de son champ. Un passage des Manuscrits de 1844, consacrée à la description des associations ouvrières et des modes de vie qu’elles engendrent, illustre bien cette idée :

Lorsque les ouvriers communistes se réunissent, c’est d’abord la doctrine, la propagande, etc., qui est leur but. Mais en même temps ils s’approprient par là un besoin nouveau, le besoin de la société, et ce qui semble être le moyen est devenu le but. On peut observer les plus brillants résultats de ce mouvement pratique, lorsque l’on voit réunis des ouvriers socialistes français. Fumer, boire, manger, etc., ne sont plus là comme des prétextes à réunion ou des moyens d’union. L’assemblée, l’association, la conversation qui à son tour a la société pour but leur suffisent, la fraternité humaine n’est pas chez eux une phrase vide, mais une vérité, et la noblesse de l’humanité brille sur ces figures endurcies par le travail.[50]

En conclusion, il faut souligner que le raisonnement de Marx ne se réduit pas, ici, à l’idée d’une réappropriation de la faculté langagière aliénée : il renvoie surtout à un usage différent de celle-ci, dans lequel la parole n’est pas orientée par autre chose qu’elle-même, mais fonctionne, au contraire, à la fois comme pratique de subjectivation politique et comme expression des capacités génériques de socialisation de l’espèce. Si le constat d’une aliénation du langage semble en effet présupposer, au premier abord, un dualisme entre des mécanismes aliénants et un langage prétendument authentique sur lequel ils s’exerceraient, entre parole « fausse » et parole « vraie », l’analyse des Manuscrits que nous avons menée permet cependant de défendre une approche plus nuancée. Car le langage y apparaît moins comme une activité dont la dimension « humaine » serait abstraitement ou idéalement prédéfinie, que comme une faculté qui ne s’actualise qu’à travers des pratiques contextuelles, qu’on ne peut qu’évaluer les unes par rapport aux autres – des prises de parole prolétaires qui ne sont pas « vraies » essentiellement, mais qui s’avèrent « plus vraies » que d’autres dans un contexte social déterminé : celui de la lutte des classes dans la société dominée par la propriété privée des moyens de production. D’après cet extrait, en effet, la dimension « humaine » du langage ne résiderait pas tant dans le fait que les ouvriers communistes seraient enfin les « maîtres » ou les « propriétaires » de leur langue, mais dans le fait qu’ils parviendraient à avoir des échanges linguistiques multidimensionnels, indépendants du seul cadre de l’échange marchand. La scène décrite par Marx suggère que, dans une association politique qui vise l’abolition du « présupposée de la propriété privée » et qui essaie par conséquent de mettre en pratique dans le présent une société différente, le lien social ne résiderait plus exclusivement dans les rapports de travail et dans les échanges de marchandises, et les interactions linguistiques ne seraient donc plus, ni absorbées par ces échanges, ni orientées par eux. C’est alors en ce sens que, dans l’organisation des ouvriers communistes, la « conversation » est à la fois instrument de la propagande et condition de sociabilité, outils de la lutte politique et fin en soi. Et c’est ainsi qu’on comprend que la critique marxienne de l’aliénation langagière et du discours de l’économie ne se fait pas simplement au nom d’une langue soi-disant pure et émancipée, mais au moyen de la pratique langagière telle qu’elle effectivement mise à l’œuvre dans certains contextes.

Après avoir montré que, loin d’être indépendants et hétérogènes, l’aliénation langagière et la constitution du discours de l’économie étaient des phénomènes imbriqués et articulés, qui doivent donc être analysés conjointement, nous avons mis en lumière le lien qui noue, pour le jeune Marx, le discours de la critique aux pratiques langagières résistantes qui se développent à l’intérieur des rapports sociaux capitalistes. Un lien que Marx et ses héritiers creuseront ensuite au moyen de l’« enquête ouvrière »[51], et qui invite à orienter le regard philosophique vers ces paroles qui, quoique de manière souterraine et silencieuse, ne cessent de traverser le présent.

 

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[1] Antonio GRAMSCI, Cahiers de prison, I, Paris, Gallimard, 1996.

[2] Jürgen HABERMAS, Théorie de l’agir communicationnel, I, Paris, Fayard, 1987.

[3] Paolo VIRNO, Grammaire de la multitude. Pour une analyse des formes de vie contemporaines, Paris, Éditions de l’Éclat, 2002.

[4] Theodor ADORNO, Le jargon de l’authenticité. De l’idéologie allemande, Paris, Payot, 2009. Jean-Pierre FAYE, La critique du langage et son économie, Paris, Galilée, 1975.

[5] Josiane BOUTET, Le pouvoir des mots, Paris, La Dispute, 2016. Alain BIHR, La novlangue néolibérale : la rhétorique du fétichisme capitaliste, Paris, Syllepses, 2007.

[6] Michel PÊCHEUX, Les vérités de La Palice. Linguistique, sémantique, philosophie, Paris, Maspero, 1975.

[7] Voir par exemple Christian MARAZZI, La place des chaussettes. Le tournant linguistique de l’économie et ses conséquences politiques, Paris, Éditions de l’Éclat, 1997.

[8] Il faut à ce propos mentionner l’opposition entre les lectures du jeune Marx dites « humanistes », développées à la suite de Marcuse (cf. Herbert MARCUSE, Raison et révolution. Hegel et la naissance de la théorie sociale, Minuit, Paris, 1968) et les lectures dites « antihumanistes », inaugurées notamment par Althusser (cf. Louis ALTHUSSER, « Sur le jeune Marx », in Louis ALTHUSSER, Pour Marx, Paris, La Découverte, 2005). Cette polarisation a été plus récemment remise en question en vertu de recherches à la fois philologiques et théoriques. Cf. Roberto Fineschi, Il nuovo Marx. Filologia e interpretazione dopo la nuova edizione storico-critica, Roma, Carocci, 2008. Franck FISCHBACH, La production des hommes. Marx avec Spinoza, Paris, Vrin, 2005. Pour une histoire des interprétations des Manuscrits de 1844, voir par exemple Marcello Musto, « I Manoscritti economico- filosofici del 1844 di Karl Marx. Vicissitudini della pubblicazione e interpretazione critica », in Studi storici, n. 3, 2008, p. 763-792.

[9] Pour une lecture de ces manuscrits marxiens qui insiste sur ces aspects, voir Emmanuel RENAULT (dir.), Lire les « Manuscrits de 1844 », Paris, PUF, 2008. Mais aussi : Frédéric MONFERRAND, « Ontologie sociale et critique du capitalisme des Manuscrits de 1844 à Multitude », in, « Cahiers du GRM », no 9, 2016.

[10] Karl MARX, Manuscrits de 1844, trad. E. Bottigelli, Paris, Éditions Sociales, 1972, p. 88.

[11] « L’activité vitale consciente distingue directement l’homme de l’activité vitale animale » Ibid., p. 63.

[12] Voir la lettre de Marx à Feuerbach du 11 août 1844 : « le concept de genre humain ramené du ciel de l’abstraction à la réalité terrestre […] qu’est-ce sinon le concept de société ? ». Karl MARX, « Lettre du 11/08/1844 à Feuerbach », in, Karl MARX et Friedrich ENGELS, Correspondance, t. I : 1785-1812, trad. J. Carrère, Paris, Gallimard, 1990, p. 323.

[13] Karl MARX, Manuscrits de 1844, p. 89.

[14] Marx définit en effet le genre humain, pas seulement par son activité mais par son activité vitale consciente : « C’est précisément par-là dit-il, et par là seulement, qu’il est un être générique », Ibid., p. 63.

[15] Ibid., p. 97.

[16] Karl MARX, « Notes de lecture », in Œuvres, « Économie », t. II, trad. M. Rubel et alii, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1968, p. 32.

[17] « En caractérisant l’argent comme le médiateur de l’échange, Mill a dit une chose essentielle. Ce qui, de prime abord, caractérise l’argent, ce n’est pas le fait que la propriété s’aliène en lui. Ce qui y est aliéné, c’est l’activité médiatrice, c’est le mouvement médiateur, c’est l’acte humain, social, par quoi les produits de l’homme se complètent réciproquement ». Ibid., p. 17.

[18] Ibid., p. 32-33.

[19] L’idée de Marx est donc que ce n’est pas le fait d’échanger qui enlève tout caractère humain à nos rapports mais le fait que notre activité productive ne soit orientée que par cet échange, et donc en dernière instance par les objets à échanger eux-mêmes.

[20] Pour une interprétation de l’aliénation comme perte de la capacité à être affecté, voir Franck FISCHBACH, Sans objet, Capitalisme, subjectivité, aliénation, Paris, Vrin, 2009.

[21] Car l’échange opère leur validation en tant que marchandises.

[22] « La force de l’esprit est seulement aussi grande que son extériorisation, sa profondeur, profonde seulement dans la mesure selon laquelle elle ose s’épancher et se perdre en se déployant » Georg Wilhelm Friedrich HEGEL, « Préface », in La phénoménologie de l’esprit, t. I, trad. J. Hyppolite, Paris, Aubier, 1941, p. 11.

[23] Sur les débats autour de la question de savoir si le concept d’aliénation est ou non déjà un concept critique dans ces passages de la Phénoménologie de l’esprit (6B), voir Stéphane HABER, « Le terme ‘‘aliénation’’ (Entfremdung) et ses dérivés au début de la section B du chapitre 6 de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel », in Philosophique, no 8, 2005, p. 5-36.

[24] Georg Wilhelm Friedrich HEGEL, La phénoménologie de l’esprit, t. I, p. 259.

[25] « Non seulement les œuvres, résultat des actions, perdent par cette extériorité provenant de l’ingérence étrangère, le caractère d’être quelque chose de stable à l’égard des autres individualités, mais encore quand elles se rapportent à l’intérieur qu’elles contiennent, comme un extérieur séparé et indifférent elles peuvent, par le fait de l’individu même, être comme intérieur, autre chose que ce qu’elles manifestent ; – soit que l’individu les fasse intentionnellement pour la manifestation quelque chose d’autre que ce qu’elles sont en vérité, – soit qu’il soit lui-même trop incompétent pour se donner le côté extérieur proprement voulu par lui, et pour lui donner une fixité et une permanence telles que son œuvre ne puisse être pervertie par les autres ». Ibid., p. 259.

[26] Si « le langage contient le Moi dans sa pureté », si « seul il énonce le Moi, le Moi lui-même », ce « moi » est aussi bien « ce Moi-ci » que le « Moi universel », et « sa manifestation est aussi immédiatement l’aliénation et la disparition de ce Moi-ci ». Georg Wilhelm Friedrich HEGEL, La phénoménologie de l’esprit, t. II, trad. J. Hyppolite, Paris, Aubier, 1941, p. 69.

[27] Le travail, en mettant les hommes en rapport avec la nature et avec les autres hommes, actualise un certain nombre de facultés spécifiquement humaines, qui se trouvent elles aussi appropriées par le capital : les individus sont ainsi dépossédés aussi bien de leurs capacités individuelles que de leur rapport aux autres et à la nature.

[28] Franck Fischbach décrit ainsi l’aliénation comme « perte du monde », ou comme le fait de « ne plus avoir de monde en soi ». Franck FISCHBACH, Sans objet. Capitalisme, subjectivité, aliénation.

[29] Karl MARX, Manuscrits de 1844, p. 55-56 (nous soulignons).

[30] Il y voyait « la noblesse de naissance de sa propriété, les souvenirs féodaux, les réminiscences, la poésie du souvenir, sa nature enthousiaste, son importance politique, etc. ». Ibid., p. 75.

[31] Ibid.

[32] Ibid., p. 74.

[33] L’idée que la structure idéologique de la société serait une sorte de « reflet » de sa structure économique peut être considérée comme l’un des principaux clichés du marxisme dit « vulgaire ». Sur le concept d’idéologie, son histoire et ses différentes versions, voir par exemple Nestor CAPDEVILA, Le concept d’idéologie, Paris, PUF, 2004. Pour une complexification de l’interprétation vulgaire de la critique de l’idéologie élaborée par Marx et Engels dans les manuscrits recueillis sous le titre d’Idéologie allemande, voir Sarah KOFMAN, Camera obscura. De l’idéologie, Paris, Galilée, 1973 ; et plus récemment : Franck FISCHBACH, « L’idéologie chez Marx : de la “vie étriquée” aux représentations “imaginaires” », in Actuel Marx, n. 43, 2008/1, p. 12-28.

[34] Paolo Virno développe, par exemple, une philosophie du langage qui reprend les intuitions jeune-marxiennes, en soutenant notamment l’idée selon laquelle le langage humain est une puissance naturelle exprimant une faculté générique de l’espèce, voir Paolo VIRNO, Quando il verbo si fa carne. Linguaggio e natura umana, Torino, Bollati Boringhieri, 2003.

[35] Karl MARX, « Notes de lecture », p. 32.

[36] Ibid.

[37] Karl MARX, Manuscrits de 1844, p. 104-105.

[38] Il écrit ainsi que « M. Michel Chevalier reproche à Ricardo de faire abstraction de la morale. Mais Ricardo laisser l’économie parler son propre langage. Si celui-ci n’est pas moral, Ricardo n’y peut rien ». Ibid., p. 104.

[39] Ibid, p. 6.

[40] Ibid., p. 10 (nous soulignons).

[41] Ibid., p. 60 (nous soulignons).

[42] Cette stratégie stylistique se représente par exemple dans le premier tome du Capital. Dans cette œuvre, en effet, Marx juxtapose et entremêle systématiquement des citations de Ricardo et de Shakespeare, d’Aristote et de Dante, de Darwin et des inspecteurs d’usine anglais, de Balzac et des manuels de technologie industrielle.

[43] Voir aussi : « l’économie politique ne connaît l’ouvrier que comme bête de travail, comme un animal réduit aux besoins vitaux les plus stricts ». Karl MARX, Manuscrits de 1844, p. 14.

[44] « La croissance de la richesse […] va de pair avec la croissance de la misère et de l’esclavage ». Ibid., p. 47.

[45] Jacques RANCIÈRE, « Le concept de critique et la critique de l’économie politique des Manuscrits de 1844 au Capital », in Jacques RANCIÈRE, Lire le Capital, t. III, Paris, Maspero, 1973, p. 10.

[46] Ibid., p. 21.

[47] On pense par exemple à la critique adressée par Louis Althusser et ses élèves aux présupposés anthropologiques de Marx en 1844, dont il se serait à son avis débarrassé avec la « coupure épistémologique » marquée par les Thèses sur Feuerbach et l’Idéologie allemande en 1845. Cf. Louis ALTHUSSER, « Sur le jeune Marx », in, Louis ALTHUSSER, Pour Marx, Paris, Maspero, 1968, p. 47-83.

[48] Jacques Rancière, « Le concept de critique et la critique de l’économie politique des Manuscrits de 1844 au Capital », p. 23.

[49] C’est une opération critique similaire que Jean-François Lyotard identifie dans le rapport critique qu’entretient Marx avec l’économie politique dans Le Capital. D’après lui, Marx insèrerait au sein du discours économique un point de vue qui demeurait jusqu’alors extérieur et incompatible avec lui. Voir sur ce point Stéphane Legrand, selon lequel « le discours matérialiste de Marx perturbe l’idéologie propre à l’économie classique en inscrivant en elle (pas à côté, pas en dessous ou au-dessus : en elle) le concept de ses limites en tant que point aveugle non réinscriptible dans sa logique interne, et partant lui échappe aux ‘règles du jeu’ du genre de discours cognitif ». C’est ainsi, alors, que « la puissance critique du texte de Marx tient à ce qu’il fait jouer à l’intérieur de l’idiome du genre cognitif un autre idiome, dont les règles de formation des phrases relèvent d’une logique différente – et par là qu’il localise, fait parler et fait sentir leur différend ». Stéphane LEGRAND, « Le sujet du Capital », in Franck FISCHBACH (dir.) Marx. Relire Le Capital, Paris, PUF, 2009, p. 169-185.

[50] Karl MARX, Manuscrits de 1844, p. 107-108.

[51] Voir Karl MARX, « Enquête ouvrière », trad. M. Rubel et L. Evrard, in, Travailler, no 12, 2004/2, p. 21-28, ainsi que le dossier « Political Inquiry: history and possibilities », The South Atlantic Quarterly, 118/2, 2019.

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