2023Histoire des idéesune

À la limite. Voltaire entre kantisme et prékantisme.

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Abderhaman Messaoudi est doctorant en philosophie à l’Université Paris 8 Vincennes – Saint-Denis (Unité de Recherche 1577 : « Les mondes allemands : histoire des idées et des représentations »). Publications récentes : « Kant, Voltaire et le rire », Revue Voltaire n° 21, 2023, p. 355-370 ; « La notion de projection chez Kant. Le cas des Rêves d’un voyeur d’esprits expliqués par des rêves de la métaphysique (1766) » dans Kévin Bideaux, John Sannaee, Júlia Monte Ordoño, Ayda Golrokhi et Lydienne Mathieu (dir.), Projet, Projeter, Projection, Université Paris 8 Vincennes – Saint-Denis, 2023 (https://hal.science/hal-03964552 ; https://dumas.ccsd.cnrs.fr/LMA-HIR/hal-03964552v1) ; « 1979 « L’imagerie de l’identité : le couple France-Allemagne », Edmond Marc Lipiansky » [notice dans le cadre de l’Enquête annuelle sur la réception de Candide], Cahiers Voltaire, n° 21, 2022, p. 220-225 ; « Bonheur, progrès et luxe chez Kant vus à travers le prisme voltairien », The Lincoln Humanities Journal, volume 9 (special issue : Happiness: Practice, Process, and Product, éd. par Abbes Maazaoui), Fall 2021 [mise en ligne le 09.07.2022] : https://lincolnhumanitiesjournal.wordpress.com/ ; « Le respect kantien à l’épreuve du cas Voltaire », Revue philosophique de la France et de l’étranger, vol. 145, n° 4, octobre-décembre 2020, p. 443-460.

Résumé

Dans cet article se trouve questionnée la figure d’un Voltaire précurseur de Kant à travers l’exploration de la problématique des limites chez les deux penseurs et la mise au jour de quelques pistes. Cette voie permet de mettre en lumière à la fois des rencontres fécondes et des divergences profondes entre les deux pensées ainsi contrastées et il apparaît qu’une meilleure appréhension des points de rencontre et de divergence passe par des spécifications plus affinées du projet critique et de sa mise en œuvre transcendantale. Dans un même geste critique entendu comme geste de distinction entre le connaissable et l’inconnaissable, Voltaire et Kant soulignent tous deux les bornes d’une connaissance humaine incapable d’outrepasser les données de l’expérience ; tous deux spécifient la connaissance physique comme connaissance des phénomènes, postulant dès lors une chose en soi inaccessible. Bien plus, pour tous deux également, la limitation du savoir n’est pas seulement négatrice, elle s’en veut une délimitation ou circonspection établie sur des principes et donc en ce sens un criticisme dépassant le scepticisme. Mais c’est notamment en ce point critique (dans une superposition du sens courant et du sens technique kantien) que les chemins de Kant et de Voltaire divergent, l’un s’orientant vers une gnoséologie doctrinale fondée sur l’a priori (vers un criticisme proprement transcendantal) et l’autre tendant vers une épistémologie historique (annonçant celle des Encyclopédistes). Cependant les moments significatifs de rencontre légitiment une mise en dialogue de deux pensées à la fois étrangères l’une à l’autre et particulièrement proches.

Mots-clés

Kant, Voltaire, prékantien, gnoséologie, limites, antinomie, empirisme

Abstract

The article questions the figure of Voltaire as a precursor of Kant. Hence, it explores the problem of the limits posed by the two thinkers in the field of physical knowledge. This path brings to light both fruitful encounters and deep divergences between two thoughts to set up in dialogue. A better understanding of the points of encounter and divergence requires more precise specification of the critical project and the Kantian transcendentalism. Voltaire and Kant both underline the limits of a human knowledge; both specify physical knowledge as knowledge of phenomena, postulating the thing in itself. Moreover, for both of them, the limitation of knowledge is not only negative; it is a delimitation or circumspection established on principles (a criticism as opposed to scepticism). Nevertheless, Kant and Voltaire diverge here; Kant focuses on gnoseology and a priori to build his transcendental criticism. Voltaire aims to a historical epistemology. However, the dialogue is possible between Kant and Voltaire, stranger to one another but at the same time very close.

Key words

Kant, Voltaire, pre-kantian, gnoseology, limits, antinomy, empiricism


I. Introduction

Après avoir porté notre attention sur Kant « juge de Voltaire » ou encore héritier des Lumières françaises et par là postvoltairien[1], nous nous proposons d’interroger plus spécifiquement la figure d’un Voltaire « précurseur de Kant »[2], qui, sur tel ou tel point, le « prépare »[3] (l’« annonce », l’« anticipe », le « préfigure »), voire l’influence, en somme celle d’un Voltaire « pré-kantien »[4]. Elle hante en effet les études dix-huitiémistes et voltairistes, cependant que la discussion, encore plus ancienne dans la culture philosophique (domaine kantien notamment), y est restée vivace et n’a pas été dissoute par la thèse de Jean Ferrari[5]. Si la question de la dimension philosophique de l’œuvre de Voltaire tout autant que celle de sa stature philosophique se profilent inévitablement à l’horizon au risque de le boucher (risque alimenté par le soupçon de vouloir faire de Kant un simple disciple de Voltaire), il s’agira pourtant ici moins de légitimer le prétendu philosophe frivole par la gravité du penseur allemand que d’aider à clarifier les discours, à en déterminer plus précisément la portée et la signification assignables. Comment d’abord expliquer cette impression fréquente d’avoir affaire à un Voltaire « prékantien » ? C’est dans le cadre de l’intertextualité que seront cherchées des indications allant en ce sens chez les deux auteurs[6]. L’on ne saurait en effet se contenter par exemple de renvoyer simplement à l’image connue d’un Voltaire adversaire du dogmatisme métaphysique et, en ce sens, précurseur de Kant. Si l’approche intertextuelle est à certains égards requise, elle reste cependant à elle seule insuffisante[7] pour traiter en profondeur la question induite par le rapprochement entre Voltaire et Kant : en quel(s) sens le premier peut être dit prékantien, autrement dit, jusqu’à quel point et en quoi devance-t-il Kant ? Sans préjuger (à ce stade) de la teneur réelle de l’influence voltairienne[8], nous privilégierons dès lors la voie comparatiste, laquelle implique d’aborder frontalement la question des proximités et des différences, sous-jacente à celle du prékantisme voltairien. En contrastant les démarches philosophiques respectives des deux auteurs, le parcours proposé pourrait contribuer aussi bien à mieux saisir les possibilités de résonance d’une pensée à l’autre que de cerner le caractère irréductible du kantisme. Au-delà, il s’agit de mieux situer Voltaire et Kant dans l’histoire des idées et dans celle de la philosophie puisque par la même occasion seront interrogés leur héritage commun, leur appartenance éventuelle à une même lignée intellectuelle ou à un même mouvement de pensée, ou encore le jeu de continuités et de ruptures qui les lie entre d’une part partage d’interrogations et de problèmes similaires et d’autre part, positions philosophiques divergentes. Pour une meilleure mise en perspective, l’attention sera portée non seulement à l’œuvre critique (essentiellement à la Critique de la raison pure[9]), mais aussi à la phase précritique de Kant. La formule « Voltaire prékantien » incite en effet à situer Voltaire par rapport au Kant critique mais aussi au Kant d’avant Kant et à le mesurer à chacune de ces aunes. Dans les quelques remarques qui suivent, la réflexion sera restreinte à celle de la délimitation de la raison, et de surcroît face à une nature (vue comme ensemble de phénomènes) considérée sans les spécificités du vivant (c’est-à-dire envisagée avant tout dans sa réalité matérielle et physique, en dehors des problématiques soulevées par une partie des sciences naturelles telles que les « sciences de la vie » ; cependant, la question posée débouche inévitablement sur celle du suprasensible, envisagée dès lors en prolongement et en contraste). De ce point de vue, faire retour sur le rôle accordé à l’expérience dans l’optique criticiste, puis sur la distinction kantienne entre la critique et la censure (celle-ci représentant le niveau inférieur), permettra de mettre en lumière, si ce n’est des moments de rencontre privilégiés, du moins des points de contact significatifs entre nos deux penseurs. Cependant, des divergences profondes les séparent, en ce qui touche par exemple le statut de l’a priori et le degré de l’activité cognitive : le rappeler dans un dernier temps devrait aider à mieux appréhender l’espace de confrontation entre les deux philosophes.

II. Une interrogation partagée sur les limites de la connaissance

C’est en particulier en abordant la question des limites de la connaissance que les commentateurs de Voltaire en viennent à en faire un précurseur de Kant, qu’ils partent des Lettres philosophiques, de Micromégas, ou de la correspondance voltairienne[10]. Mais ils le suggèrent comme en passant et sans des références précises à l’œuvre de l’écrivain allemand. Or la confronter celle-ci à celle de Voltaire permettrait de donner davantage consistance ne serait-ce d’abord qu’à cette impression de proximité et d’en souligner la traduction notable sur le plan textuel ou thématique : les deux auteurs font un usage massif de mêmes formules et expriment apparemment des préoccupations similaires. Ils parlent de « bornes de l’esprit humain » ou « de la raison humaine »[11], d’« abîme »[12], d’« ignorance » face aux « secrets de la nature »[13], lesquels portent notamment sur l’âme ou l’esprit[14]. Ils traitent de « notre inévitable ignorance à l’égard des choses en soi »[15] (des choses en elles-mêmes), autrement dit à l’égard des « substances » envisagées en opposition aux « phénomènes », voire aux « apparences ». Pour l’un comme pour l’autre, la substance relève de l’« inconnu »[16] ; certaines « propriétés » ou « qualités » de la matière nous échappent[17]. « Des choses, en tant qu’objets de nos sens situés hors de nous », Kant dit dans les Prolégomènes : « de ce qu’elles peuvent bien être en soi, nous ne savons rien, nous ne connaissons que leurs phénomènes »[18]. C’est bien ce que paraît illustrer tel dialogue dans Micromégas avec l’exemple de la pierre dont on « voi[t] quelques attributs » sans connaître « le fond de la chose », Voltaire précisant ailleurs : « nous ne connaissons la matière que par quelques phénomènes »[19]. Les deux penseurs recourent alors certes à des expressions traditionnelles, dont certaines remontent à l’Antiquité, et que l’on retrouve topiquement dans les discours d’inspiration sceptique ou dans les textes renvoyant le savoir humain à son humilité. Le terme « phénomène » (du grec φαινόμενον) s’avère lui-même omniprésent dans le lexique tant philosophique que scientifique de l’époque. Plus fondamentalement, le souci d’une nécessaire délimitation de la raison pas plus qu’il ne constitue une originalité voltairienne ne s’avère assurément propre à Kant (« les grands rationalistes de toutes les époques ont été en cela ses précurseurs »[20]). Il est en particulier associé à la philosophie des Lumières dans son ensemble. Cette préoccupation n’en demeure pas moins un aspect primordial, et expressément revendiqué comme tel, du criticisme kantien ; elle participe de sa définition[21]. Qu’elle soit partagée par Voltaire mérite à ce titre d’être relevé tout comme il convient de signaler l’inscription de la figure voltairienne dans la tradition rationaliste du criticisme. C’est du point de vue de cette appartenance à une même lignée intellectuelle passant par les Lumières et culminant dans le kantisme que doit dès lors être ici envisagée la question du rapport entre Kant et Voltaire. Cette perspective est d’autant plus pertinente que les Lumières constituent une étape stratégique dans la voie menant au kantisme : elles sont situées au plus près de celui-ci, ne serait-ce que chronologiquement[22]. Certains traits ou tendances peuvent d’ailleurs se retrouver, sous des formes et à des degrés divers, dans l’ensemble des Lumières européennes[23]. Or de ces Lumières, Voltaire constitue l’emblème et la figure de proue. Cela confirme l’intérêt d’y recourir pour interroger la démarche philosophique de l’ermite de Königsberg qui, au dire de certains, n’est pas sans rappeler celle de son aîné, le maître de Ferney. C’est en tout cas en lien avec le contexte plus vaste des Lumières que doivent se comprendre les rapprochements qui suivent. Si celles-ci renouent avec la tradition sceptique de l’Antiquité, elles se référaient par ailleurs fortement à Newton et à Locke[24]. Collaborateur à Cirey (1734-1749) de Mme du Châtelet, traductrice des Principia, Voltaire a été d’ailleurs l’auteur d’Éléments de la philosophie de Newton (1738) et d’une Métaphysique de Newton (1740) intégrée à ces Éléments en 1741[25]. Il avait déjà évoqué le savant anglais dans ses Lettres philosophiques (1734). Celles-ci incluent aussi une « lettre sur Locke ». Elles manifestent typiquement une orientation empiriste hostile aux vaines spéculations métaphysiques en un temps où la question des limites de la connaissance se présentait comme une question éminemment lockéenne, voire newtonienne[26]. Le parallèle entre Kant et Voltaire paraît dès lors tout indiqué à l’heure de la réévaluation des rapports entre « Kant et les Empirismes » ou encore entre Kant et Newton[27]. Cependant, autant il y a lieu de rappeler le partage de tout cet héritage classique par Voltaire et Kant, autant il importe de signaler qu’il est ressaisi de manière différenciée.

C’est ainsi que dans une lignée lockéenne[28], Voltaire fait de la matière comme substance un support de « qualités » (« attributs » ou « propriétés »). Mais Kant repérerait ici un cas de substantiation d’un simple phénomène et ne touchant pas la substance en soi : « un phénomène qui est substrat pour d’autres phénomènes n’est pas pour autant par là une substance, ou n’est une substance que comparativement »[29]. Ainsi, si on appelle la matière substance du fait qu’elle subsiste (ou persiste, beharrt), on en fait alors un phénomène substantié, ou phaenomenon substantiatium (sujet dernier des sens externes, elle est prise comme substance sans l’être en soi)[30]. Cependant, comme Locke et contrairement à Voltaire, il fait fond (certes à sa manière propre) sur une distinction entre propriétés (ou qualités) intrinsèques (nommées encore qualités primaires chez Locke) inconnaissables et propriétés relationnelles (ou encore qualités tertiaires et secondaires, chez Locke)[31]. La substance comme chose en soi est ainsi caractérisée chez Kant par la possession de propriétés intrinsèques, la matière (phénomène) par celle de propriétés relationnelles (gravitation et impénétrabilité). Kant affirme dans la Critique la dimension d’intériorité des « substances en général », une intériorité libre de toutes relations externes[32]. En revanche, « la matière est substantia phaenomenon » : on ne saurait lui découvrir qu’une intériorité relative et en rien absolue[33]. Kant ajoute : « la substance dans l’espace, nous ne la connaissons que par des forces qui agissent en lui, soit pour y pousser d’autres (attraction), soit pour les empêcher d’y pénétrer (répulsion et impénétrabilité) »[34]. Cette théorie kantienne est progressivement mise en place depuis au moins la Nova Dilucidatio(1755)[35]. Sous tout cet éclairage, le passage mentionné des Rêves s’avère traduire en fait un écart déjà significatif avec Voltaire[36]. Serait tout aussi instructive, l’analyse contrastée du traitement de la question de l’âme, qui fait de même signe vers notre incapacité plus générale à répondre aux questions ultimes.

Cependant, Kant et Voltaire ne se contentent pas tous deux de faire état d’ignorance selon des modalités propres. Ils se rejoignent, du moins jusqu’à un certain point, dans la manière de faire ressortir l’impuissance du pouvoir de connaître. Ils le font une fois de plus par le biais d’un héritage classique partagé et plongeant ses racines dans la philosophie antique. Ainsi en est-il lorsqu’ils recourent au motif antinomique, originairement sceptique. Chez les Anciens, il revêt la forme de l’isosthénie, laquelle consiste à opposer à chaque raison une raison contraire de force équivalente. La reprise de ce procédé est signalée par Kant sur le plan formel : il place la thèse et l’antithèse de chacune de ses fameuses antinomies respectives en des pages en vis-à-vis[37]. Dans les Dialogues entre Lucrèce et Posidonius (1756)[38], deux figures antiques, Voltaire manifeste de manière tout aussi remarquable une recherche d’équilibre dans la présentation dialogique des arguments matérialistes de l’un mesurés aux arguments déistes de l’autre. La référence à l’isosthénie se justifie en ce que celle-ci conduit traditionnellement à la suspension du jugement. Kant y fait allusion en parlant de « méthode sceptique », méthode qu’il reprend à son compte[39]. C’est que pour lui les questions métaphysiques et théologiques restent en leur fond indécidables, en tout cas dans leur formulation traditionnelle. Les opinions qu’il avance parfois (convictions du moment ou non, ainsi en faveur du fatalisme, de la mortalité de l’âme, de l’existence de Dieu, susceptibles alors de donner une tournure particulière, selon les stades de son évolution aux modalités de sa rencontre avec un Kant lui-même en devenir[40]), ne sauraient le masquer : elles le sont également pour Voltaire. Ainsi en est-il pour les questions concernant les bornes de l’univers[41] ou la création du monde[42], l’existence de Dieu (reliée ou non à celle d’un être nécessaire)[43] et la liberté pour s’en tenir à celles auxquelles touche le chapitre sur les antinomies chez Kant. Celles-ci portent plus précisément sur le caractère infini ou fini du monde dans l’espace et le temps, le caractère simple ou composé de la substance, l’existence ou non de la liberté dans le monde, l’existence ou non d’un être nécessaire comme cause du monde (que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur de celui-ci)[44]. On pourrait certes s’étendre sur les convergences ou apparentements possibles. Ainsi, le dialogue de sourds entre Freind (déiste) et Birton (athée) dans l’Histoire de Jenni suggérerait une validité de leur discours respectif sur un plan propre et parallèle à celui de l’autre, de la même façon que chez Kant la thèse et l’antithèse de la quatrième antinomie « peuvent être vraies toutes deux »[45]. Il demeure que le motif antinomique chez Voltaire ne saurait s’identifier avec une « antinomie » au sens d’un « conflit entre des lois » de la raison (pure) comme chez Kant[46]. Celui-ci fait s’affronter des thèses opposées apparaissant cependant chacune irréfutable au même titre[47]. À rebours, Voltaire pointe des « difficultés », voire des impossibilités dans les thèses qu’il examine. Ainsi, « les arguments contre la création se réduisent à montrer qu’il nous est impossible de la concevoir, c’est-à-dire d’en concevoir la manière, mais non pas qu’elle soit impossible en soi », « le système de la matière éternelle a de très grandes difficultés comme tous les systèmes. Celui de la matière formée de rien n’est pas moins incompréhensible »[48]. De même, « il faut convenir qu’on ne peut guère répondre que par une éloquence vague aux objections contre la liberté : triste sujet sur lequel le plus sage craint même d’oser penser »[49]. Si en vertu de cet état d’irrésolution métaphysique, l’on pourrait parler d’« antinomies »[50] chez Voltaire, c’est toutefois bien en un sens non kantien.

Les deux philosophes en appellent encore aux limites imposées par l’expérience. C’est au motif que celle-ci n’a pas de prise sur elles que dans les Rêves sont évacuées « les questions sur la nature de l’esprit, la liberté et la prédestination, la vie future, etc. »[51]. Cela fait écho à l’une des notes, ajoutée dès 1756, au Poème sur le désastre de Lisbonne : « nulle expérience ne peut nous apprendre ni ce qui était avant notre existence, ni ce qui est après ; ni ce qui anime notre existence présente »[52]. Kant formalisera dans la première Critique cette interdiction de dépasser les limites de l’expérience possible[53]. Pour Voltaire, « nous ne pouvons avoir de sensations ni d’idées que par les objets extérieurs »[54]. Aussi condamne-t-il l’usage de « termes » comme « ceux de trinité […] et tant d’autres semblables » comme « étant absolument vides de sens, puisqu’ils n’ont dans la nature aucun être réel représentatif »[55]. Kant en paraît bien proche, du moins sur un certain plan[56]. On lit dans la Critique que « des pensées sans contenu sont vides [leer] » ou encore que « des concepts, sans une intuition leur correspondant de quelque manière, […] ne peuvent fournir une connaissance »[57]. Sachant que l’intuition humaine, nécessairement sensible, « ne trouve occurrence que dans la mesure où l’objet nous est donné »[58], celui-ci doit effectivement exister dans la nature (dans la réalité empirique). Certes, l’objet de l’intuition peut être donné uniquement dans l’intuition pure et ainsi ne pas exister réellement dans la nature, par exemple en mathématiques. Cependant, les constructions mathématiques n’ont aucune réalité objective, ne présentent que des objets formels[59]. Kant le souligne : sans objet correspondant possible (fourni in fine par l’intuition empirique), un concept « n’a aucun sens et est complètement vide de contenu » ; « les concepts de la mathématique dans leurs intuitions pures […] ne signifieraient rien du tout si nous ne pouvions présenter toujours leur signification dans des phénomènes (dans des objets empiriques) »[60]. Cependant, les formules restrictives (« ne… que ») plus haut le suggèrent bien, l’entreprise portée par Kant et Voltaire, loin d’être purement et simplement négatrice, est aussi synonyme d’une circonscription(positive) du pouvoir de connaître. Le mode de restriction accordant le primat à l’expérience s’avère être partagé. « Nous ne savons rien au monde que par l’expérience », explicite Voltaire[61]. Et Kant de renchérir : « Que toute notre connaissance commence avec l’expérience, il n’y a là vraiment aucun doute »[62]. Il s’agit certes de deux professions de foi empiristes très classiques au XVIIIe siècle. Elles n’en permettent pas moins d’expliquer certaines similarités ou certaines lignes directrices convergentes entre nos deux penseurs. Il importe d’autant plus de signaler ce socle théorique commun que les interprètes ont tendance à sous-estimer l’héritage empiriste chez Kant. Or celui-ci l’assume de manière éclatante[63]. Cet héritage est en revanche plus clairement reconnu par les spécialistes pour Voltaire dont la complexité des rapports à l’empirisme semble en revanche davantage minorée. Revaloriser celle-ci à partir des travaux d’Éliane Martin-Haag contribuera à éclairer le rapprochement entre Kant et Voltaire s’agissant de la manière dont ils dépassent plus précisément un certain scepticisme dans le cadre du passage de la censure à la critique[64].

III. De la censure à la critique via ou non le transcendantal : l’a priori critère fondamental de distinction

De Newton, mais aussi de Descartes, Voltaire tire principalement les principes suivants : tout émane éternellement de Dieu, l’ordre de la nature est immuable, une cause doit avoir autant ou plus de réalité que son effet, toute cause n’a pas nécessairement un effet (proposition s’appuyant elle-même sur l’existence du vide et le caractère absolument indivisible, inaltérable, fixe et immuable des atomes)[65]. Il en use comme autant de critères rationnels lui permettant de juger de la validité des philosophes passés et contemporains, autrement dit, il les utilise dans le cadre d’une histoire critique ou généalogique avant la lettre. D’où par exemple sa critique de Needham et de sa théorie de la génération spontanée : la matière ne peut produire une vie et une intelligence dont elle est dépourvue (« des êtres intelligents ne peuvent avoir été formés par un être brut, aveugle, insensible »), en vertu du principe cartésien selon lequel le moins ne peut engendrer le plus[66]. D’où encore le reproche d’incohérence adressé à Newton. Malgré son atomisme (« Newton croyait aux atomes insécables, indestructibles »), il s’est fait accroire que l’eau pouvait se changer en terre (mais en ce cas « ses éléments se seraient divisés et perdus »)[67]. Ainsi, non content de constater les échecs de l’entendement, Voltaire propose avec ses principes ou éléments une manière (plus précise) de délimiter un usage légitime de la raison. Autrement dit, il paraît bien atteindre à la critique telle que décrite par Kant : elle permet de définir de manière scientifique (à l’aide de principescertains) des limites (ou frontières, Grenzen) à l’intérieur desquelles l’usage de la raison est légitime[68]. La proximité avec le kantisme vaut ici d’être soulignée. Voltaire serait en effet de ce point de vue plus kantien (plus proche du Kant critique) que le Kant des Rêves, pourtant alors déjà en train de clore sa période pré-critique[69]. En effet, par opposition à la critique, la censure, associée au scepticisme et à la simple négation, impose des bornes (Schranken) à l’entendement en ne considérant que ses échecs. Or, les Rêves en restent à une censure, Kant déclarant n’avoir « pas déterminé exactement ici cette frontière [Grenze] »[70]. D’autre part, comme Alexis Philonenko le souligne : si Kant n’a pas institué une censure mais une critique, c’est pour avoir « démontré que la raison ne pouvait pas dépasser l’expérience »[71]. Ainsi en est-il en particulier avec le motif antinomique dans la Dialectique : il fait ressortir l’égarement induit par le recours à des concepts sans intuition comme dans la philosophie dogmatique ou encore la stérilité d’une connaissance qui fait fi de la sensibilité[72]. Or, par ce biais également, Kant rejoint Voltaire comme suggéré déjà plus haut (dans le cadre de la mise en valeur du motif regardant l’impuissance de connaître ou de celui ayant trait au rôle décisif de l’expérience). Certes, mais qu’en est-il encore si on fait intervenir un autre critère ? Il s’agit du suivant : pour dépasser le stade de la censure, la fixation des limites doit résulter de l’autolimitation de la raison, sous peine d’en rester au niveau des bornesmétaphysiques[73]. Sous cette perspective, Voltaire paraîtrait à première vue se rapprocher de Kant en reconnaissant la réalité d’un être (un « sujet » qui « n’en existe pas moins, puisqu’il a des propriétés essentielles dont il ne peut être dépouillé »[74] pour Voltaire, « une chose en soi » qu’on doit admettre pour Kant « sinon, il s’ensuivrait l’absurde proposition selon laquelle un phénomène serait sans rien qui s’y phénoménalise »[75]), et fût-il foncièrement « inconnu », au « fond »[76] (Voltaire) ou « pour fondement »[77] (Kant) d’un corps ou d’un « phénomène » donné. Il s’agit d’un point incontournable pour le passage de la censure à la critique[78]. Ce dépassement, quoique décisif (« l’opération de limitation devient l’acte même de la raison » souligne Philonenko[79]), demeure toutefois subtil, puisqu’il procède simplement de ce que « notre entendement […] appelle noumènes les choses en soi »[80]. Le terme de « noumènes », qui serait dissonant chez Voltaire, le signale cependant : pour mesurer au mieux la portée, voire, la pertinence des parallèles proposés, ceux-ci doivent être considérés sur fond d’univers (et de style) de pensée profondément étrangers. Il en est ainsi ne serait-ce que parce que l’Aufklärung engage un champ de problèmes fort différent de celui des Lumières françaises. Chacun de leurs acteurs majeurs, Kant, d’un côté, Voltaire, de l’autre se positionne de surcroît de manière complexe (parfois conflictuelle) à l’intérieur, voire vis-à-vis du courant qu’il est censé représenter. Toutes ces conditions éclairent au-delà des rapprochements possibles entre eux, des divergences de position si radicales qu’elle se répercute dans la nature philosophique de leur œuvre respective ou encore dans l’unité doctrinale que l’on est en droit d’attendre ou non de celle-ci.

Schulmetaphysik de pasteurs et de professeurs, hautement spéculative, la philosophie allemande se développe surtout dans les universités et dans les églises. D’où sa réputation de lourdeur et de pesanteur toute scolaire[81]. D’inspiration leibnizienne revendiquée sinon marquée, elle est rationaliste au sens précis où elle s’en réfère à l’a priori. De forte obédience wolffienne, elle s’en remet surtout à la méthode synthético-déductive ; elle s’appuie sur le principe d’identité et celui de raison suffisante. Massivement antireligieux et matérialiste, le courant français des Lumières s’épanouit davantage dans les salons. Pour se rendre accessible et attrayant, il puise dans tout l’éventail des genres littéraires (y compris fictionnels). Il dénonce sinon les systèmes du moins l’esprit de système dans ses formes dogmatiques à prétention totalisante et dédaigneuse des données empiriques (physiques, moraux, psychologiques, politiques). S’adonnant de préférence à l’exploration de ces derniers, il affiche son mépris pour la métaphysique et se montre plus réceptif à l’empirisme anglo-saxon et à sa méthode d’analyse expérimentale. Dans ce cadre, Voltaire exprime effectivement son hostilité aux constructions abstraites et rigides ; il privilégie le doute et part de la description et de l’analyse des faits réels. Il hérite en ce sens non seulement des sceptiques antiques, mais aussi de Bayle (« assez sage, assez grand pour être sans système »[82]), de Newton (tout aussi « ennemi des systèmes »[83]) et de Locke. Celui-ci « s’aide partout du flambeau de la physique, il ose quelquefois parler affirmativement, mais il ose aussi douter ; au lieu de définir tout d’un coup ce que nous ne connaissons pas, il examine par degrés ce que nous voulons connaître »[84]. Le scepticisme voltairien et son penchant pour le concret expliquent pour une bonne part sa répugnance pour les genres philosophiques associés à une démarche dogmatique comme le traité au profit de formes littéraires comme le conte ou les dialogues. Ceux-ci favorisent une polyphonie, qui, à l’instar d’une ironie omniprésente et du jeu fictionnel vont jusqu’à rendre incertaine et labile la voix même du narrateur, sans parler de celle de l’auteur. Celui-ci se montre d’ailleurs peu enclin à la formalisation ou la fondation philosophiques de ses thèses. Fréquemment, il assène ou laisse deviner celles-ci davantage qu’il ne consent à fournir de théorie articulée. Opérant fréquemment ses distinctions conceptuelles comme en passant, il a été significativement rebuté par la rigidité formelle et la terminologie scolastique du système wolffien. Pour lui, prime la clarté esthétique, la puissance d’impact et de diffusion de ses idées dans un souci constant de « séduction littéraire »[85]. D’où son recours aux formes brèves et sa méfiance à l’égard de genres massifs ou d’un didactisme peu attrayant (Voltaire n’a publié un Dictionnaire philosophique et un Traité sur la tolérance qu’en se livrant à des détournements de genres et de pratiques). À l’esprit sceptique et analytique voltairien s’opposent l’exigence kantienne de fondation métaphysique, de certitude et d’une certaine systématicité[86]. À l’encontre d’un Voltaire privilégiant le fait et en conséquence la démarche historienne, Kant s’exprime davantage en termes de droit. Adepte du ton professoral, il valorise d’abord « la clarté discursive (logique) par l’intermédiaire de concepts », la « démarche dogmatique » (« rigoureusement démonstrative ») ainsi que le langage de l’école[87]. C’est ainsi qu’à l’opposé de Kant, Voltaire ne prétend pas fonder ses principes sous condition de systématicité. Éliane Martin-Haag écrit à propos de certains des éléments mentionnés plus haut : « aucune métaphysique systématique ne peut venir étayer ces trois principes »[88]. Voltaire aurait plutôt recours à l’examen historique, voire à une démarche généalogique[89]. En ce sens, le dépassement du scepticisme ne se ferait pas chez Voltaire vers un criticisme et une gnoséologie, mais plutôt vers une généalogie des savoirs ou vers une épistémologie historique : Voltaire passe alors du refus de l’histoire naturelle au problème d’une philosophie de l’histoire (en un sens assurément non hégélien). Celle-ci renvoie à une conception de l’histoire comme lieu d’un avènement progressif (quoique précaire) de la raison. Celui-ci se constate aux progrès des lumières théoriques et des mœurs politiques et sociales. Moins théoricien de la connaissance humaine (de ses facultés) qu’épistémologue, Voltaire annoncerait davantage l’épistémologie des encyclopédistes qu’un discours sur les conditions de possibilité du savoir fondé sur un sujet connaissant. Ce sont a contrario les principes contenus dans la raison pure et notamment leur établissement qui intéressent un Kant davantage soucieux d’une description principielle des structures a prioriques de la connaissance dans une théorie (qui lui est exclusive) de l’expérience[90]. À considérer d’ailleurs ce rôle de l’a priori, d’autant plus éloignées du Voltaire disciple de Locke sont l’« idée et [la] division d’une science particulière [désignée] sous le nom de critique de la raison pure »[91], et par conséquent celle de la connaissance ou de la philosophie transcendantale (est « transcendantale toute connaissance qui s’occupe en général moins d’objets que de notre mode de connaissance des objets, en tant que celui-ci doit être possible a priori. Un système de tels concepts s’appellerait philosophie transcendantale »[92]). Dans sa lettre à Christian Garve du 7 août 1783, Kant évoque à ce titre « une science toute nouvelle et jusqu’à présent inexplorée », Locke comme Leibniz ayant tout au plus « touché à ce pouvoir » d’une « raison jugeant a priori » (et « toujours au sein d’un mixture avec d’autres facultés de connaître »[93]). La sensibilité elle-même est envisagée, à l’encontre des empiristes et de Voltaire, comme devant « contenir des représentations a priori qui constituent les conditions sous lesquelles les objets nous sont donnés »[94] (identifiées, en continuité avec la dissertation de 1770, dans les intuitions pures que sont l’espace et le temps comme formes de la sensibilité).

Ce parti pris empiriste, refusé par Kant, explique que Voltaire mette exclusivement l’accent sur le caractère passif de la cognition : « vous ne créez aucune idée, aucune image » ; « nous ne nous donnons rien »[95]. Il évoque « l’expérience appuyée du raisonnement » comme « seule source de nos connaissances »[96]. Kant se positionne différemment :

Notre connaissance provient de deux sources fondamentales de l’esprit, dont la première est [le pouvoir de] recevoir les représentations (la réceptivité des impressions), la seconde le pouvoir [das Vermögen] de connaître par l’intermédiaire de ces représentations un objet (spontanéité des concepts) ; par la première nous est donné un objet, par la seconde, celui-ci est pensé en relation avec cette représentation (comme simple détermination de l’esprit)[97].

Écartant tout un pan complémentaire de l’approche kantienne, Voltaire ignore l’« activité de l’entendement », identifié lui-même à « la spontanéité de notre connaissance »[98]. Or, si « des pensées sans contenu sont vides, des intuitions sans concepts sont aveugles. C’est pourquoi, il est tout aussi nécessaire de rendre sensibles ses concepts (c’est-à-dire de leur adjoindre l’objet dans l’intuition) que de se rendre intelligibles ses intuitions (c’est-à-dire de les subsumer sous des concepts) »[99]. Aussi, « les principes a priori selon lesquels seuls l’expérience est possible sont les formes des objets, l’espace et le temps » mais encore « les catégories qui renferment l’unité synthétique de la conscience a priori, pour autant que des représentations empiriques puissent être subsumées sous elle »[100]. Finalement, « bien que toute notre connaissance s’amorce avec l’expérience, pour autant, elle ne provient pas toute de l’expérience »[101]. Ce dépassement de l’empirisme vers le rationalisme (adjoignant une dimension a priori à la connaissance) touche à une quæstio juris, cruciale pour la philosophie transcendantale[102].

Si Kant s’exprime ici et ailleurs en termes de droit, c’est que son entreprise en est une de légitimation, de déduction (Deduktion) au sens juridique[103], aussi bien face aux insuffisances de l’empirisme qu’à celles du rationalisme dogmatique. L’un est incapable de fonder la possibilité même de l’expérience, l’autre quelconque véritable savoir a priori. Cette situation amène Kant à s’intéresser aux jugements a priori et dans ce cadre à traiter « de la différence des jugements analytiques et des jugements synthétiques »[104]. Les premiers simplement explicatifs sont toujours a priori (le prédicat étant contenu dans le sujet). Les seconds accroissent la connaissance ; qu’ils puissent parfois être a priori n’est pas évident. D’où l’originalité radicale du « projet » kantien exprimé par « la formule d’un problème unique » : « Comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ? »[105]. Autrement dit, « comment une mathématique pure est-elle possible ? », « comment une physique pure est-elle possible ? », et surtout comment une métaphysique est-elle possible ?[106]. La question des connaissances a priori, « qui interviennent de manière tout à fait indépendante de toute expérience »[107] pose effectivement celle de la métaphysique. Kant clarifie son entreprise critique comme suit :

J’entends par là non pas une critique des livres et des systèmes, mais celle du pouvoir de la raison en général, eu égard à toutes les connaissances auxquelles elle peut aspirer, indépendamment de toute expérience, et par conséquent le verdict [die Entscheidung] quant à la possibilité ou de l’impossibilité d’une métaphysique en général, et la détermination aussi bien des sources que de l’étendue et des limites de celle-ci, mais tout cela à partir de principes.[108]

A contrario, Voltaire s’oriente vers la défense d’une physique d’inspiration newtonienne et les éditions successives des Éléments suggèrent une distance de plus en plus marquée envers toute spéculation. À la différence encore d’un Voltaire qui affecte son mépris pour elle, Kant assume son amour pour la métaphysique[109]. Il s’agit d’un amour certes contrarié, son échec historique (sous sa forme dogmatique) étant devenu patent. Bien plus, Kant s’est rendu compte que cette faillite était constitutive de la métaphysique, la raison étant vouée alors à l’embarras, voire à des contradictions[110]. L’antinomie de la raison pure renvoie paradigmatiquement à cette image intolérable d’une raison déchirée, – un « scandale » pour Kant ; Voltaire prend acte pour sa part d’une raison comme d’un entendement impuissants[111]. Contrairement à celui-ci en tout cas, et de son propre aveu, « ce n’est pas l’enquête sur l’existence de Dieu, sur l’immortalité de l’âme, etc. qui fut[s]on point de départ, mais l’antinomie de la raison pure. […] C’est cela qui [l]’éveilla d’abord de [s]on sommeil [Schlummer] dogmatique et [l]e conduisit à la critique de la raison pure elle-même afin de lever le scandale de la contradiction apparente de la raison avec elle-même »[112]. Atteste encore le souci de sauver la raison de ses contradictions une Réflexion des années 1776 à 1778. « Je recherchais on ne peut plus sérieusement à démontrer des propositions et leur contraire, non pas pour ériger une doctrine sceptique [Zweifellehre], mais parce que je soupçonnais une illusion de l’esprit, pour découvrir en quoi elle s’enracinait. L’année 69 m’a donné une grande lumière »[113]. Cette clarté perçue est sans doute celle procurée par la découverte de l’idéalisme des formes cognitives (a priori), découverte que le recours au motif antinomique aurait dès lors utilement motivée. Autrement dit, celui-ci fournirait un argument en faveur de l’idéalisme kantien. Quoi qu’il en soit, cet usage répond bien à une visée positive (dissiper une « illusion » supposée de l’esprit), dans un refus de s’en tenir au doute (Zweifel) sceptique. Dans la Critique elle-même, au chapitre sur « l’antinomie de la raison pure », Kant évoque précisément une « méthode sceptique […] tout à fait distincte du scepticisme » et déclare effectivement « tirer de cette antinomie un véritable profit […] critique et doctrinal : à savoir démontrer indirectement par là l’idéalité transcendantale des phénomènes »[114]. Il y présente en conséquence « l’idéalisme transcendantal comme clef pour résoudre la dialectique cosmologique »[115], recelée par l’antinomie. Selon cette position doctrinale en effet, tous les phénomènes sont de simples représentations et non des choses en soi[116]. Cette perspective offre une issue aux contradictions apparentes des antinomies, et pour autant qu’elle seule le permette[117], elle s’impose comme nécessaire (autrement dit, l’idéalisme transcendantal se trouve confirmé). Au-delà du sauvetage de la raison et de son unité, Kant a plus spécifiquement en vue celui de la métaphysique (et même la refondation de cette dernière[118]). De ce point de vue, l’idéalisme transcendantal permet de préserver le suprasensible des empiétements insidieux du sensible (encouragés par la raison spéculative) tout comme de penser justement sans contradictionl’inconditionné. En somme, il s’agit de ménager une place à un usage élargi de la raison pure, destiné(e) à s’accomplir dans le champ pratique[119]. C’est pourquoi, la première Critique contient en germe la deuxième. La nette problématisation des catégories quant à leur « usage suprasensible » dans la Critique de la raison pratique l’atteste[120].Kant, dans l’Analytique des principes, leur concédait tout au plus une « signification transcendantale », dans le contexte d’une condamnation massive de leur « usage transcendantal »[121] ; celle-ci se trouvait toutefois atténuée par les mises au point portées par Kant sur son exemplaire de la Critique[122].

Comme on le voit, joue un rôle essentiel la « distinction critique entre les deux types de représentation (la représentation sensible et la représentation intellectuelle) »[123]. Elle amène à situer le non phénoménal (la chose en soi, la substance) dans l’ordre de l’intelligible, du noumène, du transcendantal[124]. À ce titre, l’on saurait d’autant moins confondre la position kantienne, notamment dans le cadre de l’idéalisme transcendantal, qui implique l’ignorance de la nature des choses en elles-mêmes, et une posture plus lockéenne, qui consiste simplement à dire que nous ne connaissons pas la nature intrinsèque du corps et de l’âme, compris éventuellement comme substances[125], ou comme supports derniers des qualités phénoménales. Pour Kant, les réalités matérielles comme psychiques, toutes deux phénoménales, ont un substrat suprasensible inconnu, et qui n’est défini ni comme matériel, ni comme immatériel :

L’objet transcendantal qui est au fondement des phénomènes extérieurs, de même que celui qui est au fondement de l’intuition interne, n’est en soi-même ni de la matière, ni un être pensant, mais un fondement, à nous inconnu, des phénomènes qui nous procurent le concept empirique aussi bien de la première sorte que de la seconde[126].

Par rapport à la période précritique, les termes changent mais demeure un écart immense avec une posture lockéenne qui consiste à dire que nous ignorons l’essence de la matière elle-même ou l’essence de l’âme elle-même, mais que nous en connaissons que des accidents. Comme suggéré déjà plus haut, Voltaire se range plutôt dans la lignée de Locke. Il s’en réclame d’ailleurs explicitement pour laisser entendre que nous connaissons des propriétés de la matière, mais non sa nature intrinsèque (« intime ») en tant que support matériel de ces « qualités »[127]. Le sens à donner à la réalité posée au fondement ou au fond d’un phénomène donné n’est ainsi pas le même chez Kant et Voltaire : elle ressortit bien à l’ordre de la pensée chez le premier. Pour mesurer au plus juste l’écart entre eux, il convient plus généralement d’insister sur la dimension spécifique de subjectivité appelée par le recours à l’a priori chez Kant (lequel n’a affaire qu’à la raison elle-même et à sa pensée pure[128]). Elle se traduit par l’explication de l’objectivité de la connaissance par des principes subjectifs, l’établissement d’une table des catégories en suivant le fil directeur du jugement, le fait de rapporter la métaphysique à une tendance naturelle de la raison, tendance naturelle d’où procèdent d’ailleurs des raisonnements dialectiques… L’antinomie kantienne renvoie dans ce cadre à un type précis de ces derniers, celui qui engage le « concept transcendantal de la totalité absolue de la série des conditions pour un phénomène donné en général »[129].

Que Voltaire puisse préparer, voire devancer Kant dans certaines prises de position philosophiques, c’est ce que suggère déjà fortement leur attitude commune face au pouvoir humain de connaître : tous deux en soulignent les limites lorsqu’il prétend s’affranchir de l’expérience ; tous deux spécifient la connaissance physique comme connaissance des phénomènes, postulant dès lors une chose en soi inaccessible. Pour tous deux également, la délimitation du savoir n’est pas seulement négatrice, elle s’en veut une circonspection garantie par l’expérience et appuyée sur des principes (permettant de juger tout discours qui prétend à la connaissance). En ce sens, Voltaire peut être dit prékantien. Il ne l’est toutefois pas au point de manifester comme Kant un souci de systématicité et un attachement au langage de l’école ; de surcroît, Kant s’éloigne radicalement de Voltaire dans la mise en œuvre transcendantale de son projet critique fondée sur l’a priori. Cette approche transcendantale ne peut que rejaillir sur la manière de penser l’expérience (d’où l’insistance kantienne sur l’activité cognitive) ou l’antinomie (celle-ci pouvant être alors liée à la question doctrinale de l’idéalité des phénomènes). Au-delà de la mise en relief du caractère irréductible du kantisme dans son aspect transcendantal, la confrontation s’avère une source féconde d’enseignements. Elle fournit l’occasion de souligner, contre une interprétation trop rationaliste de Kant, l’héritage empiriste positivement incorporé au criticisme et, contre les interprétations néo-kantiennes, le souci kantien premier de refondation de la métaphysique dogmatique. Comme l’a priori[130], l’empirismea cependant posé « problème » à un Kant bataillant sur deux fronts tout en jouant des alliances. Pour repenser entièrement les liens jusqu’ici négligés de la philosophie transcendantale à ce courant pluriel, au-delà du seul rapport à Hume, le cas voltairien ne saurait être négligé. Réciproquement, contribuer à rendre à sa complexité la réception de Voltaire par Kant gagnerait sans doute à la prise en compte de la pensée kantienne de l’empirisme. Cet « interlocuteur aussi constant que menaçant », affronté par Kant comme « une des puissances majeures de la métaphysique moderne »[131] ne laisse-t-il pas d’autant mieux se profiler en filigrane la figure voltairienne en lui conférant un poids autre ?

 

[1] Abderhaman Messaoudi, « Kant juge de Voltaire », Revue philosophique de la France et de l’étranger 141/3, 2016, pp. 307-324 et « Voltaire et Kant : vers d’autres Lumières », Cahiers Voltaire 10, 2011, pp. 137-153. Du même auteur, voir aussi « Kant, Voltaire et le rire », Revue Voltaire 21, 2023, pp. 355-370 et « Le respect kantien à l’épreuve du cas Voltaire », Revue philosophique de la France et de l’étranger 145/4, 2020, pp. 443-460 (qui prolongent le « Kant juge de Voltaire »). Voir aussi Rodrigo Brandão, « Job, Voltaire et Kant », dans Voltaire philosophe, Sébastien Charles et Stéphane Pujol (éd.), Ferney-Voltaire, Centre international d’études du XVIIIe siècle, 2017, pp. 151-160 ; Jean-Yves Goffi, « Lectures voltairienne et kantienne de l’inoculation », dans La Contamination, Véronique Adam et Lise Revol-Marzouk (éd.), Paris, Classiques Garnier, 2012, pp. 209-223 ; Monique Castillo, « Lumières françaises, Lumières allemandes : les rapports entre philosophie et religion selon Voltaire et Kant », dans Orthodoxie et Hétérodoxie, Marie-Hélène Quéval (éd.), Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2010, pp. 187-198 ; Gérard Malkassian, Candide : un débat philosophique, Paris, Ellipses, 2005, section « Kant, critique de l’optimisme », pp. 63-68 ; Alexis Philonenko, La Théorie kantienne de l’histoire, Paris, Vrin, 1986, pp. 29-33 ; Corrado Rosso, « Kant, Voltaire optimisme et tremblement de terre », dans Voltaire und Deutschland, Peter Brockmeier et alii (éd.), Stuttgart, J.B. Metzler, 1979, pp. 373-383. Voir aussi infra les notes 4, 5 et 8.

[2] Charles Porset, « Philosophie (de Voltaire) », dans Dictionnaire Voltaire, Jacques Lemaire et alii (dir.), Bruxelles, Espaces de Libertés et Paris, Hachette Livre, 1994, p. 164.

[3] René Pomeau, La Religion de Voltaire, Paris, Nizet, 1956, p. 399 (voir aussi p. 279).

[4] Alain Sager, « L’Histoire de Jenni : un conte pré-kantien, stimulant et réussi », Cahiers Voltaire 15, 2016, pp. 159-165.

[5] Pour Jean Ferrari, « il serait abusif de parler d’une véritable influence » (Les Sources françaises de la philosophie de Kant, Paris, Klincksieck, 1979, p. 109). Il s’inscrit en faux contre François Picavet (1851-1921 ; ibid.), mais aussi Alexis Philonenko (p. 109, n. 20). Celui-là se réclame de prédécesseurs et trouve des échos chez Mai Lequan (La philosophie morale de Kant, Paris, Seuil, 2001, pp. 127-128, n. a). Au sein même des études voltairistes, le traitement des relations de Kant à Voltaire au-delà de la simple suggestion de rapprochement, voire l’élévation de celle-ci à la dignité d’un « haut de page » (A. Sager, art. cit., p. 159) requiert le plus souvent l’intervention de philosophes de formation.

[6] « L’intertextualité est la perception, par le lecteur, de rapports entre une œuvre et d’autres, qui l’ont précédée ou suivie. Ces autres œuvres constituent l’intertexte de la première » (Michaël Riffaterre, « La trace de l’intertexte », La Pensée 215, 1980, p. 4).

[7] Le flou guette si « je puis également traquer dans n’importe quelle œuvre les échos partiels, localisés et fugitifs de n’importe quelle autre, antérieure ou postérieure. » (Gérard Genette, Palimpsestes, Paris, Seuil, 1982, p. 19).

[8] La recherche actuelle inviterait à une nouvelle mise au point à ce sujet. Cette influence voltairienne s’exercerait dans des domaines (philosophie morale, anthropologie, métaphysique, esthétique) variés, pour des points importants (finalité, postulats de la raison pratique, goût, civilité et civilisation, limites de la connaissance), et souvent à des moments clés de l’œuvre ou du parcours philosophique kantiens. Elle emprunterait alors des modalités diverses : on peut repérer chez Kant telle réappropriation critique (Mai Lequan, op. cit., pp. 126-130), tel dialogue indirect (Sébastien Charles, « « D’un prétendu droit de plagier par humanité » : Voltaire inspirateur de Constant », Revue Voltaire 9, 2009, pp. 265-269), ou encore tel trouble philosophique diffus (Abderhaman Messaoudi, articles cités ; Roland Mortier, « Kant lecteur et juge de Voltaire », dans Ici et ailleurs, Hisayasu Nakagawa et alii éd., Tokyo, Le Comité Coordinateur des Mélanges Jacques Proust, 1996, pp. 341-346)… Quoique déjà reconnues comme importantes, les sources et les lectures voltairiennes de Kant pourraient également dans cette perspective être réévaluées.

[9] Critik der reinen Vernunft, Riga, Johann Friedrich Hartknoch, 1781 (https://www.deutschestextarchiv.de/book/show/kant_rvernunft_1781) et 1788 (https://books.google.fr/books?id=qZEPAAAAQAAJ&redir_esc=y), éditions notées respectivement A et B (lettres suivies de la pagination).

[10] Jean-Raoul Carré, Consistance de Voltaire, Paris, Boivin, 1938, chap. II (« Portée et limites de la connaissance humaine »), p. 41 (Voltaire loue Locke « d’avoir en toute matière préparé les voies à la position du problème critique ») ; Pierre-Georges Castex, Voltaire, Paris, Centre de Documentation Universitaire, 1961, p. 7 (« pour employer la formule qui sera plus tard celle de Kant, il esquisse une Critique de la Connaissance, une Critique de la Raison ») ; Charles Porset, « Voltaire et le Père Tournemine à propos de la matière pensante », dans Du Baroque aux Lumières, Mortemart, Rougerie, 1986, p. 113 (Voltaire « nous propose avant la lettre, une sorte de kantisme sans sujet transcendantal »).

[11] Voltaire, « Bornes de l’esprit humain », Dictionnaire philosophique (1764 et rééd., désormais DP), dans les Œuvres complètes de Voltaire (dorénavant OCV, suivi du numéro de tome concerné), Genève, Institut et Musée Voltaire puis Banbury et Oxford, Voltaire Foundation, 1968-2022, vol. 35, pp. 429-430 ; Kant, Vers la paix perpétuelle (1795), AK VIII 362 (Schranken der menschlichen Vernunft).

[12] Terme fréquent chez Voltaire (Traité de métaphysique, publié à titre posthume en 1785, OCV 14, pp. 424, 467 ; Micromégas, 1751 ; composé vers 1738-1739, OCV 20C, p. 93 ; « Âme », Questions sur l’Encyclopédie [dorénavant QE], OCV 38, p. 231 ; Le Philosophe ignorant, 1766, OCV 62, p. 51) mais aussi chez Kant, ainsi dans la Critique de la faculté de juger (1790), AK V 175 (Kluft), 258 (Abgrund), 265 (Abgrund), 452 (Schlund).

[13] Rêves d’un visionnaire (1766), AK II 328 (den Geheimnissen der Natur) et, pour « ignorance » (Nichtwissen ou Unwissenheit) : AK II 328, 351, 352, 367. CfLe Philosophe ignorant, p. 39 (« secret de la nature »), opuscule à l’intitulé et aux entrées (dénommées « doutes ») explicites : « LI. Ignorance », « LII. Autres ignorances », « LIII. Plus grande ignorance », « LIV. Ignorance ridicule », « LV. Pis qu’ignorance » (pp. 100-105).

[14] Sujet essentiel des Rêves ; voir aussi B428, sur telle problématique de l’âme hors de portée de la connaissance humaine. Cf. Voltaire, dans « De l’homme » (recension), Journal de politique et de littérature, 5 mai 1777 : OCV 80C, p. 41 (« secrets »).

[15] BXXIX. Voir aussi A635/B663 portant « les choses elles-mêmes (substances) », die Dinge selbst (Substanzen).

[16] Kant, Réflexion 4054 (1769-1770), AK XVII 399. Pour Voltaire, la substance est « ce dessous » voué à être « inconnu à jamais » (Le Philosophe ignorant, Doute VIII intitulé « Substance », p. 38) ou « éternellement caché » (« Âme », QE, p. 221).

[17] Rêves, AK II 321, à propos des « éléments de la matière, dont on ne connaît que les effets [littéralement : forces, Kräfte] de leur présence extérieure, et dont on ne sait pas du tout ce qui peut relever de leurs propriétés [ou « qualités » : Eigenschaften] internes ». Cf. « Matière » (fin 1771), QE, OCV 42B, p. 194 (« qualités »).

[18] Kant, Prolégomènes, §13, Remarque II ; AK IV 289 (le mot « corps » apparaît : Körper, Körpers).

[19] Micromégas, p. 100 (« tu ne sais donc point ce que c’est que la matière ») ; « Âme », QE, p. 221.

[20] Emil Lask, La logique de la philosophie et la doctrine des catégories, trad. Jean-François Courtine et alii, Paris, Vrin, 2002 [1911/1913], p. 55.

[21] Annonce de la prochaine conclusion d’un traité de paix perpétuelle en philosophie, 1796, AK VIII 416 (« l’examen du pouvoir de la raison humaine » prime dans la philosophie critique).

[22] « La question des bornes de l’entendement humain au XVIIIe siècle et la genèse du criticisme kantien, particulièrement par rapport au problème de l’infini » en viennent ainsi à être liées chez Giorgio Tonelli (Revue de Métaphysique et de Morale 4, 1959, pp. 396-427).

[23] Voir Ernst Cassirer, La Philosophie des Lumières, trad. Pierre Quillet, Fayard, 1966 [1932].

[24] Ibid., passim.

[25] Voir Mme du Châtelet, Exposition abrégée du système du monde et l’explication des principaux phénomènes astronomiques tirée des Principes de Newton, en deux volumes (l’un comprenant la traduction, commencée en 1745, des Philosophiae naturalis Principia Mathematica de Newton et l’autre son commentaire : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1040149v et https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1040150h) publiés de manière posthume en 1759, par Voltaire et le mathématicien Clairaut ; Voltaire, Éléments de la philosophie de Newton [3e éd., 1741], OCV 15 (Première Partie : « Métaphysique », pp. 195-252). Voir aussi Véronique Le Ru, Voltaire newtonien, Paris, Vuibert/Adapt, 2005.

[26] Succédant à la lettre 12 (« Sur le chancelier Bacon », autre figure tutélaire du temps), la lettre 13 est consacrée à Locke, les lettres 14 à 17 à Newton : voir OCV 6B (pp. 94-176, pour les lettres 12 à 17 ; lettre 13, pp. 106-119). Pour la version première puis parallèle (dite « lettre sur l’âme », 1738 ; rédigée en 1732) de la lettre 13, voir OCV 6C (ainsi que OCV 6B pour certains ajouts : « V. Continuation du même sujet [et] VI. Que les philosophes ne peuvent jamais nuire », pp. 391-421).

[27] Antoine Grandjean (dir.), Kant et les Empirismes, Paris, Classiques Garnier, 2017 (voir notamment, d’Antoine Grandjean, « La politique empiriste de la raison. Anarchisme ou despotisme », pp. 15-38, ainsi que sa préface, pp. 9-12). Du même, voir Métaphysiques de l’expérience, Paris, Vrin, 2022. Fabien Capeillères va jusqu’à promouvoir un Kant philosophe newtonien (Paris, Cerf, 2004).

[28] Locke, An Essay Concerning Human Understanding (dorénavant Essay), Londres, Elizabeth Holt pour Thomas Basset/Edward Mory, fin 1689, Livre II, chapitre xxiii, § 2, incipit.

[29] Réflexion 5312, AK XVIII 150. Cf. A349 (sous condition, « je peux dire de toute chose en général qu’elle est substance […] »).

[30] Leçons sur la métaphysique, AK XXVIII 759 (Kant emploie la locution latine après Leibniz, et Baumgarten). Cf. A183-184/B227 : « le permanent » (das Beharrliche) dans les phénomènes est « la substance (phaenomenon) ».

[31] Voir Essay, Livre II, chapitre xxiii, § 37 (exemple de l’or). Ainsi s’expliquerait tel ralliement kantien à Locke dans les Prolégomènes (loc. cit.).

[32] A274/B330.

[33] A277/B333.

[34] A265/B321.

[35] Voir Rae Langton, Kantian Humility, Oxford, Clarendon Press, 1998, chapitre 5 (sur la Nova Dilucidatio notamment). Voir aussi le chapitre 3 (sur la substance et la substance phénoménale) et le chapitre 7 (comparaison avec Locke) ; sur Locke, voir encore Philippe Hamou, Dans la chambre obscure de l’esprit, Paris, Ithaque, 2018. La Nova Dilucidatio évoque « l’attraction de Newton, ou gravitation universelle » (AK I 415) mais non explicitement la force de répulsion ou le phaenomenon substantiatum.

[36] Voir plus haut, note 17.

[37] A426-461/B454-489, mode de présentation annoncé en AXXII.

[38] OCV 45B, pp. 383-401.

[39] A424/B452.

[40] Voltaire dans son moment newtonien n’est pas le même que le Voltaire tardif, notamment dans sa conception de Dieu. On peut aussi se demander dans quelle mesure sa conception de la liberté tend à se rapprocher du nécessitarisme d’Anthony Collin. Cependant, tout cela n’exclut pas un scepticisme métaphysique foncier.

[41] « Infini », section « De l’univers infini », p. 414 (notamment le deuxième alinéa) ; Il faut prendre un parti, 1772, OCV 74B, p. 18 (« On dispute encore si l’espace infini est un être réel ou non. »).

[42] La question centrale des Dialogues entre Lucrèce et Posidonius (le monde s’est-il formé de soi-même ou procède-t-il d’un Dieu ordonnateur ?) amène dès lors Alain Sager « à évoquer ici la quatrième antinomie kantienne » (Apprendre à philosopher avec Voltaire, Paris, Ellipses, 2012, « Texte commenté : une antinomie voltairienne », pp. 119-125, ici p. 123). Se référer aussi, en lien avec la question des bornes spatio-temporelles de l’univers à A426-433/B454-461 (sur le « premier conflit des idées transcendantales »).

[43] Traité de métaphysique, p. 439. Voltaire conclut malgré tout à l’existence de Dieu, mais sans réellement croire qu’on puisse la prouver : « God cannot be proved, nor denied, by the mere force of our reason. », « Cambridge notebook » [vers 1726-1727, voire au-delà], Voltaire’s Notebooks, t. I soit OCV 81, p. 88.

[44] La quatrième antinomie ne se confond ainsi pas avec la problématique des preuves de l’existence de Dieu, dont traite le chapitre sur l’idéal de la raison pure (A567-642/B595-670) mais peut la concerner.

[45] Histoire de Jenni (1775), OCV 76, pp. 93-119 et A562/B590. Voir Alain Sager, art. cit.

[46] A407/B434 (nous soulignons).

[47] A421/ B448-449.

[48] Traité de métaphysique, p. 432 ; « Matière », DP, OCV 36, p. 343.

[49] Éléments de la philosophie de Newton, pp. 637-638 (addition de 1748).

[50] Éliane Martin-Haag, « Diderot et Voltaire lecteurs de Montaigne : du jugement suspendu à la raison libre », Revue de métaphysique et de morale 3, 1997, p. 376, à propos de l’article « Dieu, Dieux » (posthume, 1780), OCV 34, pp. 225-230. Voir aussi supra, note 42.

[51] AK II 369.

[52] Voltaire, Poème sur le désastre de Lisbonne (1756), OCV 45 A, p. 357, n. (i).

[53] BXIX (et passim).

[54] « Sur les Pensées de M. Pascal », vingt-cinquième des Lettres philosophiques, remarque XXXV, OCV 6B, p. 295.

[55] DP, art. « Antitrinitaires » (1767), OCV 35, p. 354.

[56] Sur le plan cognitif (auquel on se tient d’abord) et dans le cadre de l’incorporation positive de l’empirisme. Kant y adjoint un plan de la pensée (voir infra).

[57] A51/B75, A50/B74.

[58] A19/B33.

[59] Voir Déduction transcendantale, § 22 (paragraphe intitulé précisément : « La catégorie n’a pas d’autre usage pour la connaissance des choses que son application à des objets d’expérience »), B146-148, surtout B147.

[60] A239/B298 ; A240/B299.

[61] Le Philosophe ignorant, Doute VII (soit « L’expérience »), p. 37.

[62] Premières lignes, insistantes à ce sujet, de l’introduction en 1787 (voir d’ailleurs tout le premier alinéa, B1) comme en 1781 (A1).

[63] Voir note 56.

[64] Voir Éliane Martin-Haag, Voltaire, Paris, Vrin, 2002 (cependant, Kant n’y est aucunement mentionné, même si certaines formules pourraient éveiller des échos).

[65] Voir ainsi les Éléments de la philosophie de Newton, mais aussi le DP et, pour l’idée d’émanation éternelle, Le Philosophe ignorant, p. 53.

[66] L’A, B, C, dix-sept dialogues [entre les personnages A, B et C] traduits de l’anglais de monsieur Huet, fin 1768, OCV 65A, Dix-Septième entretien, p. 337 (Needham étant évoqué p. 346).

[67] « Atomes » (fin 1770), QE, OCV 39, p. 201.

[68] Voir A758-769/B786-797 (« De l’impossibilité d’apaiser par le scepticisme la raison pure en désaccord avec elle-même »).

[69] Les Rêves « constituent en quelque sorte la conclusion de la période pré-critique et annoncent le passage au criticisme », Alexis Philonenko, L’œuvre de Kant, Paris, Vrin, 1969-1972, t. I (La philosophie critique), p. 50.

[70] AK II 368.

[71] La philosophie critique, p. 334 (Alexis Philonenko souligne l’ensemble, on pourrait cependant insister sur le mot « démontré »).

[72] Point très connu, rappelé par Alain Renaut dans son édition de la Critique de la raison pure, Paris, Aubier, 1997 (dorénavant CPU pour cette édition même), n. 132 (annotant Kant, ibid., p. 480 : A507/B535), pp. 715-716.

[73] Alexis Philonenko, La philosophie critique, pp. 129-131. C’est en effet la raison (Vernunft) qui limite un entendement (Verstand) incapable par lui-même de s’élever au questionnement critique, même si Kant ne respecte pas toujours rigoureusement cette distinction.

[74] « Corps », DP, p. 646 (nous soulignons).

[75] BXXVI-XXVII. Pour « se phénoménaliser », voir Alain Renaut, CPU, n. 18, pp. 691-692.

[76] « Corps », DP, p. 646.

[77] Prolégomènes, § 32, AK IV 314 (ou « au fond », zum Grunde), AK IV 315 (unbekannten, « inconnu »).

[78] Il est à tout le moins littéralement remarquable (c’est « ce qu’il faut bien remarquer », BXXVI).

[79] L’œuvre de Kant, t. I, p. 130.

[80] A256/B312. Les termes « phénomènes » et « noumènes » sont puisés chez les Anciens (Prolégomènes, § 32, AK IV 314), Kant les adaptant à sa philosophie.

[81] L’existence d’une Popularphilosophie contrevenant à cette image l’atteste cependant : les tableaux ici brossés peuvent être nuancés, voire donner lieu à contestation, à tout le moins inviter à une complexification. Nous nous contentons néanmoins d’isoler certaines tendances nationales dans un geste à valeur ici opératoire.

[82] Poème sur le désastre de Lisbonne, p. 346.

[83] Éléments, pp. 225-226.

[84] « Lettre sur Locke », pp. 111-112.

[85] Voir Sylvain Menant, Voltaire et son lecteur. Essai sur la séduction littéraire, Genève, Droz, 2021.

[86] La méthode critique vise la certitude (Logique, AK IX 84) contrairement à Voltaire qui mise plutôt sur la vraisemblance.

[87] AXVII-XIX, BXXXV (avec une référence à Wolff en BXXXVI) ; A344, note.

[88] Voltaire, p. 86.

[89] Ibid., pp. 82, 181.

[90] Hermann Cohen, La Théorie kantienne de l’expérience, Paris, Le Cerf, 2001 (Kants Theorie der Erfahrung, 1871, 1885, 1918 ; ici, trad. fr. de la 3e éd. par Éric Dufour et Julien Servois). « Sur quel fondement repose le rapport de ce qu’on appelle en nous des représentations à l’objet ? », s’interroge Kant dans sa lettre à Marcus Herz du 21 février 1772 (AK X 130).

[91] Titre donnée en 1787 à la section VII (A1016/B24-30) de l’introduction dans la première Critique.

[92] B25.

[93] AK X 340.

[94] A15/B29-30.

[95] « Imagination » (1771), QE et « Instinct » (1774), QE, OCV 42A, p. 368 et p. 447. Cf. Locke, Essay, Livre II, chapitre I, § 25.

[96] Traité de métaphysique, p. 444.

[97] A50/B74.

[98] B1 (Verstandesthätigkeit), A51/B75.

[99] Ibid. (nous soulignons).

[100] Les Progrès de la métaphysique en Allemagne depuis le temps de Leibniz et de Wolff (rédaction probablement entamée en avril 1793), AK XX 274-275.

[101] B1.

[102] Les Progrès de la métaphysique, AK XX 275.

[103] A84/B116.

[104] Titre d’une section (A6-10/B10-14) de l’introduction.

[105] Au début de la section VI (« Problème général de la raison pure », B19-24) de l’introduction de 1788.

[106] B20-21. À ces questions répondent respectivement l’Esthétique, l’Analytique et, jointe à la Méthodologie, la Dialectique.

[107] B3.

[108] AXII.

[109] Rêves, AK II 367 ; A850/B878.

[110] AVIII.

[111] Le Philosophe ignorant, pp. 43 (« ma faible raison »), 51 (« la faiblesse de notre entendement »), 52 (« mon faible entendement »).

[112] Lettre du 21 septembre 1798 à Christian Garve, AK XII 257.

[113] AK XVIII 69.

[114] A424/B451 et A506/B534.

[115] Titre d’une section : A490-497/B518-525.

[116] A369.

[117] Les Progrès de la métaphysique, AK 290.

[118] Ibid., AK XX, 272. Cf. BXXXVI.

[119] BXXI, BXXIV-XXV.

[120] AK V, 5.

[121] A 246/B 303.

[122] Voir l’introduction de Jean-Pierre Fussler à son édition de Critique de la raison pratique, Paris, GF Flammarion, 2003, ici section C. Liberté et causalité, pp. 74-84.

[123] BXVIII.

[124] Il ne rentre pas dans notre propos d’entrer dans la distinction approfondie de ces termes.

[125] L’hypothèse lockéenne de la matière pensante (prise au sérieux par Voltaire) complique la question ; la qualité de substance peut être déniée à l’âme.

[126] A379-380.

[127] Le Philosophe ignorant, p. 70.

[128] AXIV.

[129] A340/B398.

[130] Jean Grondin, Kant et le problème de la philosophie : l’a priori, Paris, Vrin, 1989.

[131] Antoine Grandjean, à propos de l’empirisme, dans Kant et les Empirismes, préface, p. 11 et quatrième de couverture, où se trouve également évoqué « un constant débat [de Kant] avec le « problème empirisme » ». De même, selon Roland Mortier (art. cit., p. 344), « il y a, pour Kant, une sorte de « problème Voltaire » ».

Nous avons bénéficié de multiples références, pistes et suggestions transmises par Implications philosophiques. Si une suite a finalement pu être donnée ici à la présente contribution sous la forme d’une publication, elle n’en a pas moins été une première fois profondément remaniée après des avis communiqués par la revue Philosophiques. Du point de vue de la réception philosophique, il est intéressant de noter que sur l’ensemble des évaluateurs de ces deux publications, un seul a douté de la pertinence d’une mise en rapport de Kant à Voltaire et aucun n’a opposé de refus de principe à une étude portant sur cette figure (l’évaluateur réfractaire à l’idée suspectée d’un Kant disciple de Voltaire suggérant plutôt d’orienter son intérêt vers le Voltaire sceptique ou empiriste à la manière de Locke, – ce qui au demeurant était susceptible comme ici de reconduire à Kant). Notre texte avait également tiré auparavant profit des remarques et suggestions du comité de lecture des Cahiers Voltaire, notamment de la relecture attentive de Stéphanie Géhanne Gavoty. Nous remercions toutes les personnes impliquées.

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