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Culture et Politique au Japon

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En embrassant une perspective de Ōura Nobuyuki [1]

Kajiya Kenji est professeur agrégé d’études de représentation au Département d’études interdisciplinaires à l’Université de Tokyo. Il est également Directeur des Archives de l’histoire orale  de l’art japonais.

Introduction

Art et pouvoir se heurtent souvent dans le Japon moderne. La liberté d’expression garantie par la Constitution a fréquemment été limitée par la loi pénale, et en particulier par des dispositions réprimant l’obscénité[2].

Mais l’affaire du Musée d’art moderne de Toyama (1986-2000) est différente. Le musée avait vendu à une personne anonyme une série de compositions de Ōura Nobuyuki intitulée En embrassant une perspective, qui utilisait les photographies de l’empereur Shōwa (Hirohito). Après un déluge de critiques et de protestations venu de groupes d’extrême-droite, le Musée de Toyama détruisit également tous les catalogues des expositions qui comportaient des reproductions de la série. L’affaire du musée de Toyama est une action en justice devant un tribunal civil pour exiger que l’œuvre de Ōura et ses reproductions soient de nouveau accessibles au public. Dans cette affaire, la liberté d’expression entre en conflit non pas avec une catégorie de crimes proscrits par la loi, mais plutôt avec le statut social privilégié de l’empereur, qui dispose de peu de pouvoir politique réel mais d’une influence culturelle et sociale non négligeable.

Dans cet article, je décrirai tout d’abord comment est survenu ce qu’il est convenu d’appeler l’incident de Ōura, et en quoi celui-ci recouvrait les problèmes liés aux conventions sociales et culturelles japonaises de la fin du xxe siècle, ce dernier ayant ressurgi une nouvelle fois à Okinawa en 2009. J’explorerai ensuite l’œuvre de Ōura sous ses aspects interculturels et ses fonctions d’autoportrait dans le but de définir comment il annonçait, non seulement à travers son contenu mais aussi de façon performative, le discours critique qui devait connaître son plein essor dans les années 1990.

Incident et procès, 1986-2000

L’exposition de groupe à laquelle participait Ōura Nobuyuki au Musée préfectoral d’art moderne de Toyama était intitulée Art à Toyama ‘86, une exposition biannuelle réunissant trente artistes qui étaient nés, avaient grandi ou étudié dans la préfecture de Toyama. Né dans la ville de Toyama en 1949, Ōura commença à peindre en 1968 alors qu’il faisait des études d’économie à l’Université de Kokugakuin à Tokyo. Pendant son séjour à New York entre 1975 et 1985, il imagina de réaliser un autoportrait avec les images de l’empereur et revint temporairement au Japon pour réaliser en plusieurs étapes, entre 1982 et 1985, le tirage de En embrassant une perspective, une série de quatorze images.

Au début de l’année 1985, Ōura fut contacté par le musée pour participer à l’exposition Art à Toyama ‘86 qui ouvrit ses portes le 15 mars 1986. Il y présentait dix tirages issus de En embrassant une perspective. Juste avant et pendant l’exposition, un journal local publia des articles sur l’exposition, accompagnés de reproductions du travail de Ōura[3]. Le 19 mars, quatre de ses tirages parmi les dix exposés furent achetés par le musée auquel l’artiste fit don des six autres. L’exposition continua et se termina sans incident le 13 avril.

Deux mois après la clôture de l’exposition, cependant, son travail fut brusquement critiqué lors de l’assemblée préfectorale, sous le grief de moquerie envers l’empereur. Le 4 juin, Ishizawa Yoshifumi, un membre de l’assemblée préfectorale appartenant au Parti libéral démocrate, déclara devant l’assemblée du Comité pour les affaires politiques et l’éducation :

L’autre jour, je suis allé voir l’exposition Art à Toyama ‘86 qui se tenait au Musée d’art moderne de la préfecture. On pouvait y voir En embrassant une perspective de Ōura Nobuyuki, qui mélange les photographies de sa majesté l’empereur avec des femmes nues et des représentations de viscères humains. Tout à fait incompréhensible, et cela me procura un sentiment désagréable. […] Je ne peux pas m’empêcher de penser que ce travail a été choisi pour son « excentricité ». Il aurait dû y avoir une prise en compte plus attentive du rôle de l’empereur en tant que symbole du peuple[4].

Les critiques contre le travail de Ōura ne vinrent pas seulement du membre conservateur de l’assemblée. Fujisawa Takeshi, qui appartenait au Parti social-démocrate, alors le parti d’opposition le plus important, critiqua également Ōura au sein du même comité : « Il semble, dit-il, que certaines gens prennent plaisir sous couvert d’art à montrer de telles œuvres juste après la célébration des soixante ans de règne de l’empereur. […] Nous faisons preuve de bon sens où que nous allions et dans tous nos débats. Cette exposition, qui manque de sens commun, n’est pas convenable. […] Si l’empereur venait à visiter l’exposition, laisseriez vous ces œuvres en place juste parce qu’il s’agit d’art ?[5] »

Après que plusieurs journaux eurent publié les discussions au sein du comité, un prêtre shinto et des membres de groupes d’extrême-droite tels que Daitōjuku et Raimeijuku commencèrent à manifester contre le musée, le gouvernement préfectoral, l’assemblée préfectorale et l’artiste. Le 21 juillet, cinquante-deux « sound trucks » (gros fourgons noirs bien connus, aux fenêtres aveugles, habituellement utilisés par les groupes d’extrême-droite, et équipés de puissants haut-parleurs pour claironner leur propagande dans l’espace public), accompagnés de 220 protestataires issus de plus de trente groupes, se réunirent aux abords de l’assemblée pour manifester contre le gouvernement préfectoral et exiger la destruction du travail de Oura et la démission du Directeur du musée, Ogawa Masataka. Le musée, qui avait déjà décidé de ne pas laisser le public accéder aux œuvres de Ōura ni au catalogue de l’exposition qui contenait les reproductions, renvoya à Ōura les six tirages dont il avait fait cadeau en septembre. La bibliothèque préfectorale de Toyama décida de la même manière de ne pas mettre son exemplaire du catalogue à la disposition du grand public.

Les citoyens et les groupes qui soutenaient l’artiste demandèrent de manière répétée au musée et à la bibliothèque de redonner l’accès à l’œuvre de Ōura et au catalogue, sur la base de la politique de recherche publique du musée et de l’ordonnance de la préfecture sur la liberté d’expression. Le musée rejeta ces demandes au prétexte de « difficultés administratives » et de « la protection de la vie privée [de l’empereur] ». En mars 1988, l’Association japonaise des bibliothèques (l’organisation nationale des bibliothécaires du Japon) critiqua la décision de la bibliothèque préfectorale de refuser au public l’accès au catalogue. En septembre 1988, Ishiguro Kazuo, un autre membre de l’assemblée et du Parti social-démocrate, demanda avec insistance à l’assemblée que le travail de Ōura soit rendu public et exigea de nombreuses fois en 1989 devant le Comité pour l’éducation et les affaires de police que le catalogue soit mis à la disposition du public. Du fait des critiques de l’Association des bibliothèques, des appels répétés du membre de l’assemblée et des réclamations persistantes de citoyens, la bibliothèque préfectorale finit par rendre le catalogue accessible au public en mars 1990, bien qu’un prêtre nationaliste shintō ait déchiré les pages représentant l’œuvre de Ōura le premier jour de sa présentation. La bibliothèque renonça alors à l’acquisition du catalogue et déclina les offres émanant de nombreux citoyens de faire don de leurs propres exemplaires. Finalement, en avril 1993, le musée vendit secrètement les quatre tirages restant de l’œuvre de Ōura à un acheteur anonyme et détruisit par le feu les 470 exemplaires du catalogue en sa possession.

En septembre 1994, Ōura et ses soutiens engagèrent une action en justice contre la préfecture, exigeant le rachat de l’œuvre de l’artiste et la réimpression du catalogue. Lors du premier procès, la cour décida que le rejet par le défendeur des demandes du plaignant de l’accès à l’œuvre et au catalogue était illégal en insistant sur le fait que les raisons du rejet données par le défendeur – difficultés administratives et protection de la vie privée – n’étaient pas recevables. Dans le même temps, la cour décida que la vente de l’œuvre et la destruction du catalogue n’étaient pas illégales, rejetant de ce fait la demande du plaignant du rachat et de la réimpression de l’œuvre et du catalogue, soulignant que la vente et la destruction ne présentaient pas de problème parce qu’elles ne tombaient pas sous le coup de ce que la loi prévoit exclusivement pour « les mesures administratives » qui restreignent le droit de savoir.

En février 2000, lors du second procès, la cour rejeta toutes les demandes du plaignant, en dépit du fait que certaines d’entre elles avaient été reconnues valables lors du premier procès. Elle souligna que le rejet par le défendeur des demandes du plaignant était accordé, en raison du fait que le musée pouvait ne pas être en mesure d’offrir les conditions adéquates pour présenter les œuvres et le catalogue en raison de la tempête de protestations et des affaires pénales, dont celle de la destruction du catalogue de la bibliothèque préfectorale par un prêtre shintō et la tentative d’agression contre le gouverneur de Toyama, en août 1992, par un membre du groupe d’extrême-droite Daitōjuku, armé d’un bâton, dans son bureau de la préfecture. L’appel du plaignant fut finalement rejeté par la cour suprême en octobre 2000. Depuis lors, aucun musée public au Japon n’a exposé ou possédé En embrassant une perspective.

En revenant sur la manière dont l’incident s’est développé, on peut percevoir la complexité des problèmes en cause. Les membres de l’assemblée, qu’ils soient conservateurs ou progressistes, ont fait passer leur vénération pour l’empereur avant le droit à la liberté d’expression. Leurs remarques ont sans conteste exercé une pression sur le musée et la bibliothèque, renforçant en conséquence les manifestations des groupes d’extrême-droite. Être attaqué personnellement par des groupes d’extrême-droite représentait un réel danger. En dehors de l’affaire de Toyama, deux journalistes d’Asahi [ndt Asahi Shimbun est l’un des grands quotidiens nationaux japonais] furent tués à coups de pistolet, en mai 1987, dans un bureau à Nishinomiya, par un membre du groupe d’extrême-droite Sekihōtai. En janvier 1990, le maire de Nagasaki, Motojima Hitoshi, était assassiné par un membre du groupe d’extrême-droite Seikijuku après qu’il eut affirmé qu’Hirohito devait assumer ses responsabilités pour ses actes commis pendant la Deuxième Guerre mondiale. La figure de l’empereur, implicite derrière les membres de l’assemblée et les groupes d’extrême-droite, contraignit les pouvoirs publics à limiter la liberté d’expression et le droit de savoir. Ils étaient soutenus en cela par l’attitude doctrinale de la cour, qui fit passer le respect des procédures administratives au-dessus de la protection des valeurs fondamentales de la démocratie.

Il est à noter que personne ne prit la responsabilité de restreindre les droits fondamentaux. Il s’agit d’une répétition de ce que le théoricien politique japonais Maruyama Masao appelait « le système d’irresponsabilité », le système du temps de guerre où les gens niaient leur responsabilité personnelle et blâmaient leurs supérieurs immédiats, et cela jusqu’au sommet, c’est-à-dire l’empereur, qui refusa d’admettre sa responsabilité ou de se voir infliger une peine pour sa mauvaise conduite pendant la guerre[6]. Les incidents qui se produisirent à propos de la série En embrassant une perspective de Ōura montrent en conséquence qu’un grand nombre de structures de pouvoir dans le Japon d’après-guerre continuent à soutenir la souveraineté et l’inviolabilité de l’empereur, bien que ce dernier ait été privé de tout pouvoir politique après la guerre.

Un autre incident, 2009

En 2009, neuf ans après la fin du procès, En embrassant une perspective attira de nouveau l’attention des médias. L’œuvre de Ōura fut exclue d’une exposition au Musée d’art moderne de la préfecture d’Okinawa. Organisée par Watanabe Shinya, un conservateur indépendant japonais basé à New-York, avec le soutien de Bunka no Mori Joint Venture, « l’administrateur désigné » [shitei kanrisha] du musée, l’exposition, « Into the Atomic Sunshine : Postwar Art under Japanese Peace Constitution Article 9 », s’était tenue tout d’abord au Puffin Room de New York entre janvier et février 2008, au Daikanyama Hillside Forum de Tokyo en août 2008 et enfin au musée préfectoral d’art moderne d’Okinawa d’avril à mai 2009. Selon Watanabe, cette exposition explorait la manière dont la Constitution issue de la paix avait joué un rôle central dans la formation de l’identité nationale et dans la pratique artistique depuis 1945. C’était un sujet d’actualité, vu les tentatives du gouvernement (toujours d’actualité) d’amender divers articles de la constitution relatifs aux engagements de l’État envers le pacifisme et aux capacités militaires du Japon. Les artistes Matsuzawa Yutaka, Morimura Yasumasa, Ono Yoko, Teruya Yūken, and Yanagi Yukinori participaient à l’exposition.

Ce fut le directeur du musée préfectoral d’art moderne d’Okinawa, Makino Hirotaka, un ancien banquier et vice-gouverneur préfectoral avant de rejoindre le musée en 2007, qui décida en dernier ressort de ne pas inclure le travail de Ōura dans l’exposition. Selon un article de presse, Makino déclara : « Le musée préfectoral d’art moderne agit en accord avec la politique d’éducation de la préfecture. Parce que l’impartialité est une exigence de base, j’ai pris une décision en toute connaissance de cause [sōgōteki handan] : cette œuvre est inappropriée. C’est une mesure éducative [kyōikuteki hairyo].[7] » Makino prit soin d’expliquer clairement le sens ce qu’il voulait dire par « décision en toute connaissance de cause » et « mesure éducative » et en quoi l’œuvre de Ōura était inappropriée. Un mois plus tard, il affirma que l’utilisation de l’empereur par Ōura « manque d’équilibre » et que son inclusion de nus et de tatouages était inappropriée[8], ce qui démontre qu’il considérait certaines images comme problématiques sans prendre en compte la façon dont elles participaient de l’ensemble de l’œuvre. On peut ainsi voir comment c’est une interprétation pauvre ou déficiente qui a empêché que le travail de Ōura bénéficie de la considération qu’il méritait. Tandis que le directeur exprimait sa « décision prise en toute connaissance de cause », il écrivait aussi qu’il avait laissé à M. Watanabe la « décision de dire oui ou non à son gré », ce qui a conduit à un « accord[9] ». Makino souligna que la décision finale revint à M. Watanabe, un conservateur indépendant dans une position de faiblesse relative. Et en effet, de nombreuses critiques firent porter le blâme sur lui.

Par rapport à ce qu’il en était en 1986, en 2009 le système [de fonctionnement] des musées était devenu plus complexe. Dans le cas du musée préfectoral d’art d’Okinawa, le musée organise deux expositions par an de sa propre initiative et en commissionne quatre à travers Bunka no Mori (Forêt de culture), son « administrateur désigné ». Ce système, courant dans tout le Japon, a pris son essor en 2003 dans le cadre de la privatisation des services publics sous l’administration Koizumi. Les administrateurs désignés pour les musées publics sont responsables de la conservation des expositions, de l’administration, et/ou des services de direction. La durée moyenne du contrat est de trois à cinq ans, ce qui signifie un personnel précaire et, pour les musées, des difficultés d’élaborer des politiques à moyen et long terme qui englobent la composition de leur collection permanente. Les administrateurs désignés sont sévèrement contrôlés par leurs agences de supervision, qui sont les administrations des villes et des préfectures. Dans le cas de Ōura à Okinawa, la décision finale appartenait donc fonctionnellement au directeur du musée, même si le directeur insistait sur le fait que la décision du conservateur d’exclure l’œuvre de Ōura relevait de sa propre volonté. Sous l’autorité puissante du directeur, le personnel de Bunka no Mori avait réclamé avec insistance et à plusieurs reprises à Watanabe que le travail de Ōura soit retiré de l’exposition, en soulignant que dans le cas contraire l’exposition elle-même ne pourrait avoir lieu[10].

C’est bien la décision du directeur qui devait être critiquée ; mais, en contraignant le conservateur à prendre sa décision « volontaire », le directeur a réussi à minorer sa responsabilité dans le choix de ne pas montrer le travail de Ōura, et le conservateur a reçu autant de critiques que le directeur[11]. Le système de l’administrateur désigné brouille donc les responsabilités de chacun, et il répète ce qui s’est produit en 1986, montrant comment le « système de l’irresponsabilité » continue d’agir.

Disséquer En embrassant une perspective

Comme nous l’avons vu, l’affaire Ōura est principalement un combat contre le comportement inacceptable des agences publiques. De nombreux citoyens, étudiants et critiques d’art se réunirent pour aider l’artiste dans son combat. Outre leur engagement à ses côtés, ils se sont investis dans une lutte soutenue pour la liberté d’expression et le droit de savoir à travers des douzaines de pétitions, manifestations, réunions et colloques, mais aussi par des procédures qui ont duré six ans, et tout un ensemble de brochures, articles et livres dans lesquels ils ont débattu du contexte politique et de la signification de l’œuvre de Ōura, alimentant les dossiers des procès[12]. Et pourtant, ils se sont tellement concentrés sur des questions sociales comme la liberté d’expression, le droit de savoir, le devoir des musées envers le public et le système de l’empereur du Japon qu’ils n’ont produit que peu d’analyses de l’œuvre elle-même.

Parmi les rares débats sur l’œuvre de Ōura elle-même, la plupart des commentateurs ont évoqué sa riche polyvalence de sens. Le critique d’art Hariu Ichirō écrit : « En termes de critique, sarcasme et parodie du système de l’empereur, les œuvres les plus puissantes (celles de Yamashita Kikuji, Akasegawa Genpei, Katsuragawa Hiroshi et d’autres) sont déjà connues, mais je trouve quelque chose de nouveau dans la manière dont le travail de Ōura fait de l’empereur un symbole sur lequel il faut poser un regard libre et pluriel.[13] » Ogura Toshimaru, un économiste et activiste qui était l’un des plaignants au procès, soutient que la signification potentielle de l’œuvre ne peut pas être décidée sur la base d’interprétations individuelles, dans la mesure où cela aurait un effet sur la décision de savoir si l’œuvre devait être exposée ou non. C’est pourquoi Ogura insistait sur une « pluralité d’interprétations » dont il croit qu’elles reflètent, voire enrichissent la « pluralité de valeurs qu’apprécient les résidents, les visiteurs et les spectateurs[14] ».

La façon dont Ogura envisage la pluralité est compréhensible dans cette époque de culture postmoderne qui prévalait dans le Japon des années 1980. Mais, dans le même temps, il conduisit certains de ses défenseurs à ne tenir aucun compte de l’interprétation de l’œuvre de Ōura. Asami Katsuhiko, qui était lui aussi économiste, activiste et plaignant, soutenait que « le système de l’empereur, qui réprime l’expression et la culture, est un problème qui transcende l’œuvre spécifique de Ōura. Si vous jugez problématique le contrôle de la culture dans le cadre du système impérial, le mouvement contre les pressions de l’ordre à s’y conformer, qui impose la révérence vis-à-vis de l’empereur, est indispensable dans une dimension qui dépasse l’évaluation de l’œuvre de Ōura.[15] »

Il semble qu’Asami ait craint que des critiques spécifiques de l’œuvre n’aient pour effet de porter atteinte à la campagne de soutien à l’œuvre de Ōura. En effet, l’interprétation cette œuvre fut délibérément évitée pendant le procès. Mais il n’y a aucune raison de croire qu’il faille éviter une interprétation critique de l’œuvre alors que l’on manifeste pour la soutenir. L’historienne d’art féministe Kitahara Megumi fut l’une des rares à critiquer ouvertement le travail de Ōura. Elle soutenait que sa juxtaposition de l’empereur en tant qu’individu habillé et de la femme à la poitrine nue était simplement le reflet de la discrimination sexuelle au Japon et ne constituait pas une critique contre le fait que le système de l’empereur est institué au détriment des femmes[16]. La critique féministe de l’utilisation par Ōura de corps de femmes fragmentés ne reçut pas un large soutien de la part des défenseurs de Ōura, mais elle a certainement contribué à approfondir la compréhension de l’œuvre ; elle s’affirme comme une interprétation importante de son œuvre au milieu de celles, plus limitées, qui se sont fait jour au cours de la campagne[17].

Hirohito et la diversité de la culture impériale

Prenant en compte ces circonstances, j’interprèterai la série de Ōura en me concentrant sur deux aspects : l’utilisation par Ōura de l’image de l’empereur et son positionnement de la série en tant qu’autoportrait.

Ce qui caractérise le plus le travail de Ōura est son choix d’images particulières de l’empereur Hirohito, qui diffèrent des images d’Hirohito qui circulent plus largement aujourd’hui[18]. Les habits de l’empereur ont radicalement changé à la fin de la guerre. Avant la guerre, Hirohito figurait généralement en costume militaire. Bien qu’il ait été représenté en vêtements rituels shintō dans le contexte de cérémonies, on connaissait plus généralement Hirohito en uniforme militaire à travers les journaux et les films d’actualité comme d’ailleurs dans le Goshin’ei, le portrait photographique de l’empereur et de l’impératrice distribué aux administrations locales du gouvernement, aux différents secteurs de l’armée et aux institutions éducatives depuis l’école primaire jusqu’aux universités.

La situation changea après la guerre. Les images de l’après-guerre d’Hirohito le montrent, vêtu à l’occidentale, portant des vêtements civils. Les photographies de la rencontre avec le général Mac Arthur et de ses déplacements avec lui dans tout le pays commencèrent à populariser l’image d’un empereur civil. Dans Embracing Defeat, l’historien John W. Dower décrit le changement de tenue de l’empereur au début de ses déplacements :

Le souverain que des millions de personnes avaient connu exclusivement comme un dieu vivant et commandant en chef couvert de médailles chevauchant son fameux cheval blanc apparaissait soudain debout au milieu d’eux, essayant étrangement de lier conversation avec des sortes de gens auxquels il n’avait jamais adressé la parole auparavant, se déplaçant maladroitement dans ses nouveaux habits (un chapeau mou et un costume occidental avec une cravate)[19].

L’arrivée des troupes d’occupation et de la culture américaine après la guerre impliquait qu’Hirohito remplaçât son uniforme par une tenue civile. Les images de l’empereur en vêtements civils furent (et sont encore) distribuées aux journaux, télévision et dans les albums de photos fréquemment publiés par les grandes sociétés d’édition. Si l’on regarde rétrospectivement la vie d’Hirohito, on peut voir combien son image se partage radicalement entre l’empereur d’avant guerre en uniforme militaire et l’empereur de l’après-guerre en habits civils occidentaux.

Figure 1

Figure 1

C’est cette dichotomie que Ōura voulut casser dans sa série En embrassant une perspective. Ce qui l’intéressait c’étaient les images d’avant guerre de l’empereur en vêtements civils occidentaux. IX, un tirage de la série [Figure 1], utilise une photographie d’Hirohito en tenue civile occidentale opposée à un paravent du peintre du xviie siècle Kaihō Yushō, Fleurs [fin xvie – début du xviie siècle], juxtaposée avec des dessins anatomiques d’une tête humaine et une photo d’un prunier. La photo d’Hirohito utilisée ici avait été prise quand il n’était encore que le prince impérial Hirohito épousant la princesse Nagako en 1924. Comme le montre plus clairement la photographie originale [Figure 2],

Figure 2

Figure 2

il est vêtu d’une jaquette et d’un pantalon rayé, il s’appuie sur une canne et tient des gants à la main. La photographie des mariés après la cérémonie était un spectacle peu courant dans le contexte du Japon d’avant guerre où ils étaient photographiés la plupart du temps avec les membres de leur famille et des proches. Considérant que le grand-père d’Hirohito, l’empereur Meiji, et son père, l’empereur Taishō, n’avaient jamais été photographiés ensemble avec leurs femmes et que, avant son mariage, Hirohito s’était opposé au système des concubines qu’il abolira même deux ans plus tard, la photographie représente son idéal d’une famille monogame moderne. Elle montre à quel point la famille impériale japonaise avait intégré la culture occidentale, non seulement dans les vêtements, mais dans l’acte même de l’empereur et de l’impératrice posant en tant que couple. C’est cette occidentalisation de l’empereur qui semble avoir fortement attiré Ōura.

Figure 3

Figure 3

Ōura poursuit ce questionnement avec I, une autre image dans laquelle il utilise une photo, prise au Japon autour de 1923, qui montre Hirohito dans une Rolls-Royce décapotable, soulevant son chapeau [Figure 3]. Ce qui prouve son assimilation à la culture occidentale, ce ne sont pas seulement ses vêtements et la voiture moderne : le geste de soulever son chapeau haut de forme est aussi interprété comme un salut poli propre au monde occidental, dans le sens où Erwin Panofsky l’utilise dans Studies in Iconology pour expliquer comment une analyse iconologique révèle le climat social et culturel dans une région et une époque données. Cette photo montre combien l’empereur était occidentalisé non seulement au sens matérialiste du terme, mais aussi en son for intérieur par l’acquisition de coutumes occidentales. Sur cette image Ōura oppose l’empereur à deux femmes dont le dos porte un tatouage de style japonais. De la même manière qu’Hirohito retire son chapeau haut de forme, les deux femmes enlèvent leurs vêtements, tandis qu’une des Grâces de la Naissance de Vénus de Botticelli tente de les recouvrir d’une cape. Mais sa tenue vestimentaire de gentleman occidental devient plus évidente devant ces corps couverts de tatouages traditionnels de style japonais. L’œuvre de Ōura met donc l’accent sur la culture impériale moderne occidentalisée.

Figure 4

Figure 4

En réalité, l’un des tirages de la série En embrassant une perspective semble montrer une représentation militaire de l’empereur pendant les périodes de l’avant-guerre et de la guerre [Figure 4][20]. La photo citée a été prise en 1930, un an avant l’incident de Mandchourie qui déclencha l’invasion militaire de la Chine par le Japon. L’empereur, et désormais commandant en chef Hirohito, passe en revue ses troupes pendant des manœuvres militaires à Okayama. En uniforme militaire, il monte un cheval blanc, auquel il était très attaché à ce moment-là. Son leadership militaire est mythiquement renforcé par la croyance en la sacralité du cheval blanc, croyance qui prévalait au Japon comme en Chine et en Europe. Mais nous pouvons voir de quelle façon cette image de propagande de l’empereur est détruite dans la série de Ōura quand nous regardons un autre tirage [Figure 5] qui le représente enfant alors qu’il monte un cheval à bascule blanc, habillé d’un vêtement d’une seule pièce pour fille dans la tradition de la famille impériale moderne[21].

Figure 5

Figure 5

L’utilisation par Ōura de ces deux représentations de Hirohito sur un cheval blanc, qu’il soit un animal réel ou un jouet, transforme l’image du cavalier héroïque en un empereur figé dans une situation infantile non seulement pour montrer que le pouvoir de l’empereur était imaginaire, mais aussi pour révéler à quel point la culture impériale était hétérogène.

Ōura avait déjà manifesté son intérêt pour l’expérience interculturelle dans Matsushima, sa sélection de paravents de Ogata Kōrin, l’un des plus importants peintres japonais hors du Japon [Figure 6].

Figure 6

Figure 6

Il utilisa aussi deux reproductions de peintures tibétaines de Yama Dharmaraja et Vajrasattva avec sa consort qu’il avait trouvées dans les années 1980 en parcourant les rues de l’East Village quand les activités et les modes de vie de la contreculture y étaient encore relativement présents. Elles représentent la projection imaginaire américaine sur les autres cultures, et leur apparence orientale est en opposition avec l’empereur occidentalisé [Figures 7 and 8].

Figure 7

Figure 7

Le thème de la projection imaginaire apparaît également dans Huit vues de Xioxiang, sa sélection de paravents de Hasegawa Tōhaku, une image représentant un site d’une beauté pittoresque en Chine, un sujet que les artistes japonais ont longtemps peint comme la représentation de leur désir de voir ce lieu de leurs propres yeux. Au-delà de son utilisation des photos de l’empereur, Ōura met en évidence l’hétérogénéité de la culture impériale à l’aide de ces images qui témoignent d’expériences interculturelles.

Figure 8

Figure 8

En embrassant une perspective développe cet aspect qui intéresse particulièrement Ōura en montrant des images de l’empereur avant guerre vêtu d’habits civils de style occidental. Ces photos révèlent à quel point la culture impériale, loin de s’arrêter aux traditions japonaises, était flexible et diverse, même dans l’histoire du Japon d’avant guerre. Ōura explore en conséquence les modalités de l’expérience interculturelle de l’empereur, ce qui s’oppose fortement à ce qu’écrivait Mishima plus de trente ans auparavant. Dans son essai « Défense de la culture », Mishima soutient que la culture populaire japonaise est issue de la culture impériale des temps anciens et que, pour défendre la totalité de la culture japonaise, il faut défendre l’empereur[22]. Mais, contrairement aux exhortations de Mishima, les représentations d’Hirohito retenues par Ōura démontrent que l’empereur pouvait difficilement être regardé comme une incarnation de la culture japonaise. En utilisant des photographies de l’Hirohito d’avant guerre et de la période de la guerre, Ōura réussit à dévoiler l’hétérogénéité du bagage culturel et de l’histoire personnelle de l’empereur, qui avait suffisamment assimilé la culture occidentale pour embarrasser les conservateurs et l’extrême-droite.

L’image de l’empereur en tant qu’autoportrait

Il nous incombe maintenant d’étudier la raison pour laquelle Ōura a qualifié d’« autoportrait » En embrassant une perspective[23]. Pendant la controverse sur son œuvre, il a régulièrement répété qu’il n’avait jamais eu l’intention de se moquer de l’empereur ou de le critiquer. Il manifesta sa gêne lorsqu’un critique d’art le compara à des artistes plus anciens tels que Yamashita Kikuji et Kudō Tetsumi qui avaient inscrit dans leurs œuvres une dimension polémique contre l’empereur[24]. Selon son intention d’artiste de créer un autoportrait, il semble avoir voulu essentiellement se comparer à Hirohito, même s’il était loin de vouloir s’identifier à l’empereur, dans la mesure où les photos de ce dernier ne figurent dans la série que parmi d’autres provenant de l’histoire de l’art et de la culture populaire ; elles sont cependant les plus nombreuses,.

Né en 1949, Ōura a grandi dans le Japon d’après guerre placé sous l’influence de la culture américaine. L’œuvre imprimée qu’il a réalisée avant En embrassant une perspective est remplie d’images d’œuvres d’art et d’objets occidentaux où l’empereur japonais n’a pas sa place, lui qui, pour la plupart des gens de sa génération, était un symbole représentant la tradition de la culture japonaise. Ōura, Japonais expatrié aux États-Unis, paraît avoir commencé à penser à l’empereur dans un contexte étranger : c’est probablement après son installation à New York en 1975 qu’il se rendit compte qu’Hirohito était l’un des Japonais qui avait le plus assimilé la culture occidentale.

L’un des tirages, III [Figure 9],

Figure 9

Figure 9

montre comment Ōura utilise la représentation de l’empereur pour faire résonner sa propre expérience et les centres d’intérêt qu’il développe hors de son pays d’origine. Il utilise une photo du déjeuner d’Hirohito avec le Lord maire de Londres, l’une des réceptions de bienvenue auxquelles l’empereur a assisté pendant sa visite en Europe en 1921. C’était la première fois dans l’histoire du Japon qu’un membre de la famille impériale voyageait à l’extérieur du pays. Bien que ce déplacement n’ait pas eu d’enjeux diplomatiques, mais répondît seulement au souci d’éduquer le futur empereur, il s’est néanmoins déroulé dans une situation politique délicate. La puissance accrue des États-Unis allait bientôt remplacer l’alliance anglo-japonaise, vieille de vingt ans, et cela en vertu du traité des Quatre-puissances signé entre la Grande-Bretagne, la France, le Japon et les États-Unis deux mois environ après la visite d’Hirohito. Vu son manque d’expérience dans ce domaine, Hirohito a dû se sentir sommé d’agir en tant que représentant du Japon.

Regardons la photo originale [Figure 10].

Figure 10

Figure 10

Bien que le prince héritier Hirohito, sur la gauche de l’image, soit l’invité d’honneur, il paraît écrasé par la forte présence physique du Lord maire au centre. Hirohito joue avec sa serviette, le regard abattu. Un journaliste qui accompagnait le voyage raconta plus tard que Hirohito parlait très peu, qu’il ne buvait ni ne fumait pendant le déjeuner, ce qui contrastait fortement avec le Prince de Galles, situé à droite, qui apparaît à la fois enjoué et élégant[25]. Pourquoi Ōura a-t-il choisi, dans le livre dont il tire son cliché, cette photographie où Hirohito manifeste un tel manque de confiance en soi au lieu des images qui montrent un empereur plus empreint de dignité ?

On peut sans doute répondre à cette question en accordant une attention toute particulière à la photographie de femme nue reproduite à côté de celle de l’empereur. Cette photographie de nu est en fait un fragment du Kiki de Montparnasse de Man Ray qui représente Alice Prin, un modèle fameux qui posa pour maints artistes dans le Paris du début des années 1920. Le travail de Man Ray montre son corps entier vu de face, ce qui est rare chez l’artiste qui photographiait la plupart du temps seulement des parties de corps féminins. Ōura amplifie le fétichisme sous-jacent à la fragmentation à laquelle Man Ray soumet les corps féminins. Man Ray, Américain expatrié à Paris et âgé d’une trentaine d’années lorsqu’il prit des photographies de Prin, intéressait vivement notre Ōura qui était lui aussi trentenaire quand il se rendit à New York où il fit des photos de femmes nues dont il utilisa certaines dans En embrassant une perspective. Son intérêt pour Man Ray est donc double, suscité par ses recherches sur le fétichisme dans la photographie, mais aussi par l’expérience d’expatrié qui était la sienne à New York lorsqu’il a conçu cette œuvre.

Comment la photographie de nu de Man Ray entre-t-elle donc en relation avec la scène du déjeuner ? L’analyse que fait Norman Bryson du Serment des Horaces (1784) de Jacques-Louis David peut nous aider à le comprendre. Ce tableau montre les Horaces, trois frères d’une famille romaine, en train de prêter serment devant leur père avant d’aller affronter les Curiaces, trois frères d’une famille d’Albe-La-Longue. Les Horaces sur la gauche ont l’air intrépides, tandis que leurs sœurs à droite, dont l’une est fiancée à l’un des Curiaces, sont éplorées. À première vue, le contraste entre les frères et les sœurs semble suivre la division traditionnelle des rôles entre les genres ; mais, selon Bryson, David a fait converger le cœur du récit au centre de la composition, c’est-à-dire que les mains du père soutenant les épées montrent de quelle manière sœurs et frères se trouvent les uns comme les autres soumis à l’injonction symbolique du serment[26]. De même que les frères et sœurs Horaces se retrouvent incarnés dans l’injonction du serment, Hirohito et Plin sont représentés en tant qu’objets que met en scène le regard du spectateur. Tout comme Hirohito était au centre des regards en sa qualité d’invité d’honneur non occidental au déjeuner, Plin captait le regard de l’artiste à Paris. Bien sûr, les regards sont qualitativement différents ; probablement racial pour le premier et sexuel pour le second. Mais ils ont en commun leur statut de signe, racial ou sexuel. En juxtaposant ces deux représentations, Ōura souligne à quel point l’empereur se sentait mal à l’aise en tant qu’objet des regards.

Ōura a exploré le malaise ressenti par Hirohito dans les pays étrangers.

Figure 11

Figure 11

Dans VI [Figure 11], la tête de Hirohito est coupée en deux par un morceau d’assiette blanche. La photo a été prise à Disneyland en Californie en 1975 pendant la première visite d’Hirohito aux États-Unis. L’empereur sourit au défilé de bienvenue auquel participent Mickey Mouse et d’autres personnages de Disney. L’artiste place cette image dans un autre contexte américain, le Prospect Park à Brooklyn, avec la surface ondulante du lac du parc en collage sur le ciel. Quand il a créé cette série au début des années 1980, Ōura fréquentait Prospect Park : il a donc replacé l’empereur dans le parc désert de manière à saisir une ombre de solitude dans son sourire.

Pour Ōura, Hirohito est l’homme japonais qui a réussi à assimiler la culture occidentale dans des circonstances privilégiées, mais qui, dans la réalité des pays occidentaux, ne se voyait pas au centre des regards sans ressentir un certain embarras. Ōura a grandi à une époque de croissance économique et de forte exposition à la culture occidentale. Les compositions élaborées de Ōura montrent à quel point il a profondément assimilé la culture et les techniques occidentales. S’il a conçu son autoportrait en utilisant les représentations de l’empereur, c’est probablement parce qu’il trouvait en elles quelque chose de l’expérience qui avait été la sienne pendant son séjour de dix ans à New York ; plus il assimilait les cultures occidentales, plus son malaise de non occidental s’amplifiait. C’est dans ce sens qu’il faudrait comprendre En embrassant une perspective comme étant l’autoportrait de l’artiste.

Conclusion

L’intention de Ōura, avec En embrassant une perspective, est de casser l’image polarisée de l’empereur Hirohito, celle de l’empereur d’avant guerre en uniforme militaire et de l’empereur d’après guerre en tenue civile occidentale. En utilisant les photos de l’empereur d’avant guerre en costume civil, Ōura met l’accent sur la profondeur de l’assimilation, par l’empereur, de la culture occidentale moderne en même temps que sur l’embarras qu’il ressentait quand il visitait effectivement des pays occidentaux. En d’autres termes, En embrassant une perspective s’interroge sur ce que cela signifie, pour un non occidental, d’imiter la culture occidentale et annonce un échec prévisible. Cette mise en perspective, mutatis mutandis, peut être comparée à ce que Homi K. Bhabha a appelé le mimétisme colonial. Bhabha soutenait qu’à travers le processus d’imitation de l’identité coloniale, l’autorité coloniale devenait « hybride » et « ambivalente », révélant au colonisé des espaces pour subvertir le discours du maître[27]. Sans avoir jamais été colonisé politiquement, le Japon a été conduit à adopter des coutumes et des institutions étrangères, pour conjurer la menace d’être effectivement colonisé entre la fin du xixe siècle et le début du xxe. En ce sens, l’imitation d’Hirohito ne s’apparente pas à de la subversion, mais plutôt à une forme d’assimilation, et le portrait que fait Ōura de Hirohito met en évidence l’imperfection du processus d’assimilation. L’œuvre de Ōura peut donc être interprétée comme un réexamen des efforts du Japon moderne pour assimiler la culture occidentale, ce qui a rarement été posé en termes de perspective postcoloniale. Il nous faut garder à l’esprit que c’est en l’appliquant à lui-même que Ōura a exploré la question de l’imitation de la culture dominante. En d’autres termes, Ōura n’a pas pris l’empereur pour cible de ses critiques ou de ses louanges : c’est sa propre imitation de la culture dominante qu’il interroge et c’est lui-même qu’il ausculte à travers l’image de l’empereur.

Le Japon des années 1980 où l’œuvre de Ōura été créée et exposée est caractérisé par la montée de la culture postmoderne qui ne laissait que peu de place pour une pleine compréhension de son travail. Ses œuvres ont pu être interprétées comme des objets postmodernes bourrés de citations d’œuvres du passé et d’images toutes faites ; mais, à l’époque où elles ont été conçues, il était encore trop tôt pour qu’elles puissent être appréciées comme une investigation postcoloniale dans l’histoire moderne du Japon. C’est après le milieu des années 1990, quand les études postcoloniales commencèrent à attirer l’attention au Japon, que le débat sur la critique de l’imitation de la culture dominante passa à la vitesse supérieure.

Les démêlés de Ōura avec la cour sont fort différents de ceux d’Akasegawa Genpei lors du procès infâmant du billet de 1 000 yens, qui concernait l’idée de l’art dans un contexte d’avant-garde. Au contraire, la résistance de Ōura doit être comprise comme un mouvement contre le retour du nationalisme conservateur qui envisageait de déifier à nouveau l’empereur. Le contre-discours hostile à un tel retour est devenu populaire au Japon après les années 1990 qui ont connu un mouvement révisionniste conduit par la Société japonaise pour la réforme des manuels scolaires d’histoire, la légalisation de l’hymne et du drapeau national, etc. Ōura et ses soutiens ont tenu de nombreuses réunions et conférences, publié une grande quantité de brochures, articles et livres, qui élevèrent le niveau de conscience politique chez les artistes et les écrivains, ce qui ressemblait fort à un avertissement contre le réveil du conservatisme. En embrassant une perspective de Ōura, par son contenu comme par sa forme et son mode d’exposition, est une œuvre engagée dans une critique de l’histoire moderne du Japon, question qui revêt une importance cruciale dans l’art japonais des années 1990.


[1] Le document original sur lequel est basé cet article s’intitulait Claims to Authority : Workshop on Modern and Contemporary East Asian Art [Doléances auprès des autorités : Atelier sur l’art moderne et l’art contemporain en Asie de l’est] à l’institut des Beaux-arts, New York University, le 21 mai 2005, et sa version révisée a été traduite et publiée en japonais sous l’intitulé « Ōura Nobuyuki no Enkin o kakaete wa ikanishite 1990 nendai teki gensetsu o junbi shitaka [Comment En embrassant une perspective de Ōura Nobuyuki préparait le discours de l’art des années 1990] » dans Aida, no 112 (avril 2005), pp. 2-14. Dans cet article, les noms de famille sont suivis par le prénom, selon les règles japonaises d’écriture.

[2] Les affaires qui ont éclairé le procès incluent l’affaire Chatterley (1951-1957), pour la traduction de L’Amant de lady Chatterley de D.H. Lawrence, l’affaire Juliette (1960-1969), pour la traduction de la Juliette du marquis de Sade, l’affaire Kunisada (1960-1973), pour la publication du manuel  univesitaire de Hayashi Yoshikazu sur les estampes ukiyo-e de l’artiste, le procès de la reproduction du billet de banque de 1 000 yens (1964-1970), pour la reproduction imprimée d’un billet de 1 000 yens, par l’artiste japonais Akasegawa Genpei, l’affaire Yojōhan Fusuma No Shitabari, pour la publication de nouvelles érotiques de Nagai Kafū, Yojōhan Fusuma No Shitabari [Ce que j’ai trouvé dans les portes coulissantes de la chambre des 4 nattes et demie], l’affaire Mapplethorpe (1999-2008), pour la traduction de la monographie du photographe publiée par Random House, le procès Shōbunkan (2002-2007), pour la publication d’une bande dessinée pour adultes Misshitsu [La chambre de miel] de Suwa Yūji, et l’affaire Rokudenashiko (de 2014 jusqu’à ce jour), pour l’envoi de la reproduction digitale en 3D de ses organes génitaux à ses fans par l’artiste Igarashi Megumi. À l’exception de l’affaire du billet de 1 000 yens, toutes les autres poursuites l’ont été pour obscénité. Bien qu’il n’ait été ni arrêté ni poursuivi en justice, Takano Ryūdai a dû recouvrir partiellement ses photographies d’hommes nus pendant l’exposition qui s’est tenue au musée des arts de la  préfecture d’Aichi en 2014.

 

[3] Ogura Toshimaru, « Toyama kenritsu kindai bijutsukan saiban o meguru keii to kadai [Les circonstances et les problèmes du procès du Musée préfectoral d’art moderne de Toyama] », dans Toyama kenritsu kindai bijutsukan mondai o kangaeru kai [La société d’étude du problème du Musée préfectoral d’art moderne de Toyama], éd., Toyama kenritsu kindai bijutsukan mondai, zen kiroku: Sabakareta tennō korāju [Le dossier complet de l’affaire du Musée préfectoral  d’art moderne de Toyama : Le collage de l’empereur en jugement] (Toyama: Katsura shobō, 2001), pp. 3-4.

[4] Extrait de Ogura, « Toyama kenritsu kindai bijutsukan saiban o meguru keii to kadai », p. 5.

[5] Cité dans Ogura, « Toyama kenritsu kindai bijutsukan saiban o meguru keii to kadai », p. 5.

[6] Maruyama Masao, « Thought and Behaviour Patterns of Japan’s Wartime Leaders », trad. par Ivan Morris, in Thought and Behaviour in Modern Japanese Politics (Londres : Oxford University Press, 1969), pp. 84-134.

[7] « Hyōgen shingai ka kyōiku hairyo ka [Violation de la liberté d’expression ou mesure éducative] », Okinawa taimusu, 15 avril 2009, p. 29.

[8] « Kenritsu bijutsukan ni kōgi : Tennō korāju no sakka [L’artiste du collage de l’empereur attaque le musée préfectoral des arts] », Ryūkyū shipō, 19 mai 2009, consulté le 1er octobre 2014, http://ryukyushimpo.jp/news/storyid-144741-storytopic-1.html.

[9] Makino Hirotaka, « Kyōiku teki hairyo to jiyū sairyō, 1 [Politique éducative et pouvoir discrétionnaire, 1]  », Okinawa Taimusu, 17 juin 2009, p. 21.

[10] Watanabe Shinya, « Atomikku sanshain ten in Okinawa o furikaette [Regard rétrospectif sur l’exposition Into the Atomic Sunshine à Okinawa] », document inédit, 2011.

[11] Pour les critiques contre le conservateur, voir Okinawa kenritsu bijutsukan ken’etsu kōgi no kai [Le groupe de protestation contre la censure du musée préfectoral des arts d’Okinawa] éd., Āto, ken’etsu, soshite tenno : « Atomikku sanshain » in Okinawa ten ga inpei shita mono [Art, Censure, et Empereur : Ce que révèle « Into the Atomic Sunshine in Okinawa »] (Tokyo : Shakai hyōron sha, 2011).

[12] Leurs principales publications comprennent Ōura sakuhin o kanshō suru shimin no kai [La société des citoyens qui apprécient l’œuvre de Ōura] et al., Toyama kuraidē : Imadoki no « fukeizai » o ute [Toyama dans les ténèbres : Battez-vous contre le « lèse-majesté » d’aujourd’hui] (Toyama : Ōura sakuhin o kanshō suru shimin no kai, 1988) ; Ōura sakuhin o kanshō suru shimin no kai, éd., « Taihai geijutsu » no yoake : Kenritsu Toyama kindai bijutsukan jiken o megutte [La naissance de « l’Art dégénéré » : Sur l’incident du musée préfectoral d’art de Toyama] 2 parties (Toyama : Ōura sakuhin o kanshō suru shimin no kai, 1988 et 1989) ; Toyama kenritsu kindai bijutsukan mondai o kangaeru kai [La société d’étude sur la controverse du musée préfectoral d’art de Toyama], éd., Kōritsu bijutsukan to tennō hyōgen [Les musées publics et la représentation de l’empereur] (Toyama : Katsura shobō, 1994) ; Toyama kenritsu kindai bijutsukan mondai o kangaeru kai, éd., Toyama kenritsu kindai bijutsukan mondai, zen kiroku : Sabakareta tennō korāju [Le dossier complet de la controverse du musée préfectoral d’art de Toyama : le collage de l’empereur en jugement] (Toyama : Katsura shobō, 2001).

[13] Hariu Ichirō, « Ōura Nobuyuki sakuhin “Enkin o kakaete” o meguru Toyama kenritsu kindai bijutsukan no toriatsukai ni tsuite no shokan [Commentaires sur les mesures concernant l’œuvre de Ōura Nobuyuki prises par le musée préfectoral d’art moderne de Toyama] », « Taihai geijutsu » no yoake, p. 4.

[14] Ogura Toshimaru, « Fukai to iu kairaku : Tennō to sei o meguru kenryoku gensetsu [Un désir/plaisir nommé déplaisir : discours politique sur l’empereur et la sexualité]», Gendai Shisō [Pensée contemporaine] 18, no 1 (janvier 1990), pp. 59-69.

[15] Asami Katsuhiko, « Mondai wa kanjiru. Shikasi… [Je pense que cela pose problème. Mais…] », Jinmin Shinbun, 15 janvier 1992, p. 4.

[16] Kitahara Megumi, « Taihai geijutsu wa dare ni totte no yoake ka: Toyama kenritsu kindai bijutsukan mondai o kangaeru [Qui se préoccupe de la naissance d’un « art dégénéré » ? Considérations sur le problème du musée préfectoral d’art moderne de Toyama] » Ecchū no koe, no 1 (mai 1991) : 4-9 ; 5/6 (juillet 1992), pp. 2-11.

[17] Voir par exemple, Sakata Nobuko, « Onna kara mite hontō ni iya na hyōgen [Extrêmement déplaisant d’un point de vue féminin] », Jinmin Shinbun, 15 janvier 1992, p. 5.

[18] Toutes les photographies de Hirohito sauf une sont tirées de Bessatsu ichiokunin no shōwa shi, shōwa tennō shi [Histoire de l’empereur à l’ère Shōwa : Annexe à l’histoire de Shōwa pour 100 millions de personnes] (Tōkyō : Mainichi Shinbunsha, 1980).

[19] John W. Dower, Embracing Defeat : Japan in the Wake of World War II (New York : W.W. Norton & Co., 1999), p. 330.

[20] Ce tirage est l’un des quatre tirages qui n’ont pas été retenus pour l’exposition.

[21] Ce tirage n’est lui non plus pas inclus dans l’exposition

[22] Mishima Yukio, « Bunka Bōei ron [Défense de la culture] » [1968], Mishima Yukio zenshū [Les œuvres complètes de Mishima Yukio], vol. 35 (Tōkyō : Shinchō sha, 2003), pp. 15-51. Traduction partielle dans Esprit, février 1973, pp. 344-355.

[23] Ōura Nobuyuki, « Jibun jishin no shōzō ga to shite: Sakusha no tachiba kara [Comme un autoportrait pour moi-même : du point de vue de l’auteur] », dans Toyama kenritsu kindai bijutsukan mondai o kangaeru kai [La société d’étude du problème du musée préfectoral d’art moderne de Toyama], éd., Kōritsu bijutsukan to tennō hyōgen [Les musées publics et la représentation de l’empereur] (Toyama : Katsura shobō, 1994), pp. 7-12.

[24] Remarques de Ōura au cours d’un colloque le 12 septembre 1993, dans l’auditorium du musée métropolitain d’art de Tokyo. Voir « Watashi tachi ni kinō wa nai noka ! : Toyama kenritsu kindai bijutsukan mondai o kangaeru shinpojium dai 2 kai [Il n’y a pas d’hier pour nous ! : Le 2ème colloque sur le problème du musée préfectoral d’art moderne de Toyama] », Kōritsu bijutsukan to tennō hyōgen, pp. 134-136.

[25] Nakura Bun’ichi, « Eikoku inshō danpen [Quelques impressions d’Angleterre] » [1922], in Inose Naoki, éd., Shōwa tennō [L’empereur Shōwa], Mokugeki sha ga kataru shōwa shi [Des témoins rapportent l’histoire de Shōwa], vol. 1 (Tōkyō : Shin jinbutsu ōrai sha, 1989), pp. 76-77.

[26] Norman Bryson, « Mortal Sight : The Oath of the Horatii », Tradition & Desire : From David to Delacroix (Cambridge : Cambridge University Press, 1984), pp. 63-84.

[27] Homi K. Bhabha, « Of Mimicry and Man : The Ambivalence of Colonial Discourse », The Location of Culture (Londres : Routledge, 1994), pp. 85-92.

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