Ethique et normesl'éthique dans tous ses étatsune

Définition et éthique du paternalisme libertarien (1)

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Adrien Barton KTH Royal Institute of Technology, Stockholm

 

Le paternalisme libertarien[1] : ce simple intitulé semble relever de l’oxymore. Car si le paternalisme vise au bien des individus en limitant au besoin leur liberté de choix, la philosophie libertarienne prône au contraire de les laisser choisir sans entraves. Il est naturellement tentant de chercher à combiner les avantages de ces deux approches, et c’est justement là le défi que tente de relever le paternalisme libertarien, proposé par le juriste et philosophe Cass Sunstein et l’économiste Richard Thaler (Sunstein & Thaler, 2003 ; Thaler & Sunstein, 2008). Selon eux, une certaine dose de paternalisme se justifie par le fait que nous prenons fréquemment des décisions que nous estimons nous-mêmes mauvaises : nous fumons, buvons, mangeons trop, sans parvenir à nous maîtriser ; la plupart d’entre nous sommes prêts à donner nos organes après notre mort, sans pour autant nous enregistrer sur les listes de donneurs volontaires (dans les pays où cela est requis) ; nous souhaiterions épargner plus sans y parvenir, et regrettons nos choix a posteriori. Autrement dit, nous agissons fréquemment de manière irrationnelle, et ce pour diverses raisons : nos capacités cognitives sont limitées, nous manquons de maîtrise de soi, nous agissons par conformisme…

Source : Stock.Xchng

Source : Stock.Xchng

L’approche paternaliste libertarienne vise à pallier ces problèmes en arrangeant les environnements dans lesquels les individus évoluent, de manière à ce qu’ils prennent spontanément de meilleures décisions ; de tels arrangements sont nommés « nudges ». Par exemple, au lieu de placer les hamburgers et salades à côté les unes des autres dans une cafétéria, les salades pourraient être placées en évidence et les hamburgers un peu en retrait ; un tel nudge peut modifier la consommation de certains aliments de 25% (Thaler & Sunstein, 2008), et ainsi contribuer à la santé des consommateurs, sans pour autant diminuer leur liberté de choix. De multiples autres nudges ont été proposés dans des domaines aussi diversifiés que le don d’organe, l’épargne retraite ou encore la souscription de crédit. Ce type d’approche n’est pas entièrement nouveau et on peut lui identifier certains précurseurs et travaux contemporains, comme le paternalisme asymétrique de Camerer et al. (2003). En revanche, les travaux de Sunstein & Thaler (2003) et leur vulgarisation (Thaler & Sunstein, 2008) ont suscité une masse de commentaires sans précédents. Ils ont également pris une importance significative sur la scène politique ces dernières années, Thaler et Sunstein ayant conseillé des politiciens aussi influents que Barack Obama ou David Cameron (Chakrabortty, 2008) ; un programme dédié à la mise en place de nudges dans la société (la « Behavioural Insight Team ») a ainsi été mis en place au Royaume-Uni en 2010.

L’approche paternaliste libertarienne soulève cependant un certain nombre de questions philosophiques que nous allons présenter ici. Pour cela, j’exposerai dans un premier temps les ressorts cognitifs exploités par les nudges. Ceci permettra dans une deuxième partie de définir précisément ce qu’est un nudge, et d’analyser les relations exactes du paternalisme libertarien avec les nudges d’une part, et avec le paternalisme classique d’autre part. Je montrerai notamment que les nudges visent à interagir avec les facultés non délibératives des individus ; par conséquent, là où une intervention paternaliste classique interfère avec la liberté d’un agent, une intervention paternaliste libertarienne interfère avec son autonomie. Enfin, je présenterai un certain nombre de problèmes éthiques soulevés par l’utilisation des nudges qui ont été recensés dans la littérature sur le sujet, en exposant leurs liens avec l’atteinte à l’autonomie et en examinant les approches proposées pour limiter leurs effets négatifs.

      I.         Les mécanismes cognitifs exploités par les nudges

Les motivations théoriques des nudges reposent largement sur le programme de recherche des « biais cognitifs et heuristiques de jugement » (heuristics and biases) initié par Tversky & Kahneman (1974). Selon ces psychologues, nos jugements et prises de décision sont soumis à un grand nombre de biais cognitifs[2] ; citons-en quelques-uns ici. Par exemple, nous accordons fréquemment une confiance démesurée à nos propres jugements ou à nos capacités. Ainsi, dans une expérience citée par Thaler & Sunstein (2008, p. 31), moins de 5% des étudiants d’un cours de management pensent qu’ils vont avoir une note finale inférieure à la médiane ; un grand nombre d’entre eux se trompent nécessairement dans leur prévision, la médiane étant définie comme la frontière au-delà et en-deçà de laquelle se trouvent 50% des notes. Nous manifestons également une aversion à la perte (p. 33) – autrement dit, nous accordons une valeur supérieure à un objet que nous possédons par rapport à celle que nous lui accorderions s’il ne nous appartenait pas : je ne serai prêt qu’à débourser 50 euros tout au plus pour cette place de concert, mais si je l’ai acquise et que vous voulez me l’acheter, j’en réclamerai au minimum 100 euros. Nous avons tendance à préférer le statu quo (p. 34) – ainsi, dans les pays où les salariés peuvent choisir les détails de leur plan de retraite, la plupart tendent à conserver celui qui leur est assigné par défaut, même si d’autres leur seraient plus bénéfiques. Nos jugements changent largement selon les variations de mise en forme d’une même information numérique (c’est le phénomène de « framing » ; ibid., p. 36) ; par exemple, nous tendons à préférer un traitement d’une maladie mortelle à l’issue duquel « 90 personnes sur 100 survivent » plutôt qu’un traitement à l’issue duquel « 10 personnes sur 100 décèdent » – même si ces deux expressions sont numériquement équivalentes. Enfin, nous manquons de self-control et sommes sujets à une certaine inertie dans nos comportements (p. 43), comme l’aura déjà remarqué n’importe quel amateur compulsif de pistaches.

À quoi devons-nous ces biais cognitifs ? À un certain nombre d’heuristiques, autrement dit des méthodes de prise de jugement rapides et intuitives. Thaler & Sunstein citent ainsi l’heuristique de disponibilité (availability, p. 24), qui décrit la forte influence des exemples qui nous viennent spontanément à l’esprit sur nos jugements. Par exemple, si mon journal du matin relate un grave accident d’avion, j’aurais tendance à craindre ce moyen de transport tant que l’évènement restera gravé dans ma mémoire. Thaler & Sunstein mentionnent également l’heuristique de représentativité (representativeness, p. 26) : lorsque nous connaissons certaines informations empiriques, nous avons tendance à adopter l’hypothèse qui évoque le mieux les caractéristiques essentielles de celle-ci. Un exemple classique est donné par le « problème de Linda » (Tversky & Kahneman, 1982 ; Tversky & Kahneman, 1983) : si je vous décris une femme intellectuelle, militante et combative, peut-être estimerez-vous plus probable qu’elle soit « féministe et employée de banque » plutôt que simplement « employée de banque ». Cependant, cela est impossible d’après les axiomes de la théorie des probabilités : la probabilité d’être à la fois féministe et employée de banque est nécessairement plus faible que celle d’être employée de banque – car la probabilité d’une conjonction d’énoncés est toujours plus faible que celle de chacun de ces énoncés[3]. Ce sont ces heuristiques de disponibilité et de représentativité – et bien d’autres – qui sont à l’origine des biais cognitifs mentionnés ci-dessus.

Remarquons que d’autres mécanismes peuvent mener à des décisions sous-optimales. Pensons par exemple à la pression sociale et au conformisme : si je suis les décisions de la majorité, mais que mes goûts et mes valeurs ne coïncident pas avec ceux de la population dans son ensemble, alors il s’agit là d’une mauvaise stratégie de décision (sans même mentionner le cas plus simple où la majorité se trompe !). On peut encore penser à la volonté d’éviter les problèmes qui nous mettent mal à l’aise : Bovens (2009) souligne que beaucoup d’individus sont prêts à donner leurs organes après leur mort, mais préfèrent éviter de penser à cette éventualité, et ne s’inscrivent donc pas sur les listes de donneurs volontaires (dans les pays où cela est requis par la loi afin d’être considéré comme donneur potentiel).

Ces différents biais cognitifs et heuristiques expliquent comment nous pouvons être amenés à prendre des décisions d’une manière différente de celle décrite par la rationalité classique : nous ne nous comportons pas comme l’ « Homo Economicus » souvent utilisé comme modèle par l’économie classique, un individu fictif ultra-rationnel qui ne répondrait qu’aux incitatifs économiques.

Un cas particulièrement discuté par Thaler & Sunstein est celui des « choix par défauts » : nous avons tendance à conserver l’option par défaut qui a été préalablement sélectionnée pour nous. Par exemple, il n’est pas rare de conserver la sonnerie de téléphone portable choisie par le constructeur. De nombreux mécanismes psychologiques déjà mentionnés peuvent expliquer cette préférence pour les options par défaut. Parmi ces biais cognitifs, on compte évidemment aussi bien notre tendance à l’inertie (« il faudrait que je change cette sonnerie un de ces jours ; demain, peut-être… ») que notre préférence pour le statu quo (« si les constructeurs ont choisi cette sonnerie par défaut, c’est qu’il doit y avoir une bonne raison – peut-être qu’on l’entend mieux ? »). Le phénomène d’aversion à la perte, mentionné ci-dessus, est également un facteur important : une option par défaut m’apparaît déjà être en ma possession ; je lui attribuerai donc une valeur plus importante que celle que je lui aurais accordée autrement (« je sais que cette sonnerie de téléphone portable est affreuse, mais d’une certaine manière, maintenant, c’est la mienne »). Par ailleurs, changer l’option par défaut peut impliquer un certain nombre de coûts (ne serait-ce qu’en temps passé) que nous ne souhaitons pas nécessairement payer (« franchement, je n’ai pas envie de passer une demi-heure à explorer les paramètres de mon téléphone simplement pour changer cette sonnerie »).

Thaler & Sunstein soulignent deux points importants. Tout d’abord, les préférences des individus ne sont parfois que superficiellement déterminées : présenter la même option d’une manière ou d’une autre peut mener à des choix différents (Wilkinson, 2009). Par ailleurs, dans de nombreuses circonstances, il est impossible de ne pas sélectionner un choix par défaut – par exemple, il ne serait pas raisonnable pour un constructeur de ne pas attribuer de sonnerie par défaut à un téléphone, si l’on souhaite que celui-ci soit immédiatement fonctionnel pour l’acheteur. Dans de telles situations, il n’existe donc pas d’architecture de choix « neutre » : toute architecture de choix va influencer l’individu dans un sens ou dans l’autre. Dès lors, pourquoi ne pas tenter de mettre à profit nos biais cognitifs en choisissant une option par défaut meilleure pour l’individu ou la société ? C’est ce que font un certain nombre de pays en inscrivant d’office leurs citoyens comme donneurs d’organes potentiels après leur mort, tout en leur laissant la possibilité de s’opposer à ce choix s’ils le souhaitent. C’est la stratégie suivie par l’Autriche, qui comprend 99% de donneurs d’organes – un chiffre à contraster avec celui de l’Allemagne (12%), dont les citoyens doivent faire la démarche de s’enregistrer pour être considérés comme donneurs (Johson & Goldstein, 2003).

De manière plus générale, le paternalisme libertarien propose de contrer l’effet parfois négatif des biais cognitifs en utilisant ces mêmes biais. Ainsi, les nudges ne sont efficaces que parce que les individus réels diffèrent de l’Homo Economicus fictionnel mentionné ci-dessus, et ne se comportent pas comme le voudrait une conception étroite de la rationalité classique. Selon Thaler & Sunstein (2008), le paternalisme libertarien présente l’avantage de ne pas impliquer de coercition[4] : il est toujours possible de prendre une décision qui va à l’encontre d’un nudge. Remarquons par ailleurs que le paternalisme libertarien consiste à influencer l’individu à adopter un comportement qui soit bon d’après ses propres valeurs.

Par exemple, on peut considérer à bon droit que l’État n’a pas à interférer avec le comportement d’un fumeur non dépendant, qui ne nuit pas à autrui, et qui choisit sa consommation librement[5]. En revanche, la situation devient plus problématique lorsque l’individu souhaite par lui-même modifier sa consommation sans y parvenir. Dans un tel cas, une stratégie paternaliste libertarienne reviendrait à l’aider à adopter un comportement en accord avec ses propres préférences.

Cette présentation des mécanismes psychologiques en question effectuée, nous pouvons maintenant nous tourner vers une tentative de définition rigoureuse des nudges et du paternalisme libertarien.

    II.         Définitions des nudges et du paternalisme libertarien

A.   Définition des nudges

Bien que Thaler & Sunstein caractérisent partiellement les nudges et en donnent de multiples exemples, ils n’en fournissent pas une définition sous formes de conditions nécessaires et suffisantes. Ils nomment l’environnement dans lequel un choix est fait une « architecture de choix », et la personne qui la met en place un « architecte de choix » — ainsi, un architecte de choix peut être aussi bien un directeur de cantine qu’un responsable de santé publique. Thaler & Sunstein présentent les « nudges » comme des mises en forme de l’architecture de choix qui altèrent le comportement des individus d’une manière prévisible, sans interdire ou modifier de manière significative les incitatifs économiques (autrement dit, l’intervention doit être facile et peu chère à éviter). Un rapide examen montre que cette condition sans doute nécessaire n’est cependant pas suffisante : une architecture de choix qui se contente d’informer les individus peut modifier leurs décisions mais ne compte pas comme un nudge ; l’idée sous-jacente à de nombreux nudges est d’exploiter nos biais cognitifs, comme expliqué dans la partie précédente. Afin de proposer une définition des nudges via un ensemble de conditions nécessaires et suffisantes, nous allons examiner successivement comment les nudges agissent, puis ce à quoi ils visent.

1)    Comment les nudges agissent

Considérons tout d’abord comment les nudges agissent, et tentons de caractériser le point commun entre les différents mécanismes cognitifs exploités par les nudges. On peut remarquer que la plupart des nudges sont conçus afin de déclencher l’action de facultés non délibératives des individus (voir Grüne-Yanoff, 2012) ; par exemple, la mise en avant des salades dans une cafétéria vise à nous faire sélectionner le premier aliment qui s’offre à notre vue. Au contraire, d’autres nudges tentent de bloquer – plutôt que de déclencher – les facultés non délibératives : on peut penser par exemple à la proposition d’Ariely (2008) d’imposer un délai minimal avant un achat important, afin d’éviter les achats impulsifs. Un tel nudge vise ainsi à renforcer l’exercice des facultés délibératives et à bloquer les facultés non délibératives avant l’achat. Il existe cependant un point commun entre ces deux familles de nudges : ils visent tous à interagir avec nos facultés non délibératives – soit en les déclenchant, soit en les bloquant.

Afin d’aller plus loin, il va nous falloir expliquer plus en détail ce que nous entendons ici par « facultés non délibératives ». Précisons déjà que par « facultés », nous sous-entendons « facultés de jugement et de décision » (ce qui exclut, par exemple, les facultés perceptives). On peut distinguer deux grandes écoles en psychologie du jugement et de la décision : la théorie des processus duels, et l’approche des heuristiques rapides et frugales.

La théorie des processus duels (« dual-process theory », cf. par exemple Epstein, 1994 et Sloman, 1996) dérive des travaux mentionnés ci-dessus des heuristiques et biais cognitifs de Tversky & Kahneman (1974). Selon cette théorie, il existe deux modes de jugement et de décision. Le premier (système 1) est souvent qualifié d’ « intuitif »: il est rapide, immédiat, global, inconscient et spontané; le second (système 2) est dit « analytique» : il est lent, délibéré, analytique et suit des règles (par exemple celles de la logique classique ou des probabilités). Le système 1 est constitué par les heuristiques de jugements que nous avons mentionnées auparavant, alors que le système 2 englobe les facultés rationnelles classiques.

À ces travaux de la théorie des processus duels s’oppose – sur certains aspects du moins[6] – l’approche des « heuristiques rapides et frugales » (fast and frugal heuristics, à ne pas confondre avec les « heuristics and biases » préalablement cités ; cf. Gigerenzer, Todd & the ABC group, 1999 pour un des premiers exposés synthétiques sur le sujet). Dans cette lignée, Kruglanski & Gigerenzer (2011) définissent les facultés délibératives comme celles qui requièrent un effort cognitif et du fonctionnement desquelles nous sommes conscients ; au contraire, les facultés non délibératives requièrent peu d’effort cognitif, et nous ne sommes pas conscients du détail de leur opération. Kruglanski et Gigerenzer mettent en avant (s’opposant en cela à de nombreux travaux inspirés par la théorie des processus duels) qu’une faculté peut être non délibérative mais pourtant suivre des règles bien déterminées, voire être rationnelle dans un environnement déterminé (c’est ce qu’on appelle la « rationalité écologique ») : ainsi, l’école des « heuristiques rapides et frugales » vise à décrire les règles simples sur lesquelles ces heuristiques non délibératives sont fondées, et à montrer dans quel type d’environnement elles sont rationnelles (cf. Gigerenzer, Todd & the ABC Group, 2002). En guise d’illustration, mentionnons ici un exemple d’heuristique rapide et frugale qui a donné lieu à de nombreuses études. Je vais mélanger les noms de deux cents villes américaines dans un chapeau, en tirer deux au hasard, et vous demander laquelle des deux est la plus peuplée ; je réalise l’expérience et tire les deux noms « Dallas » et « Tulsa ». Laquelle de ces deux villes est la plus peuplée selon vous ? Dallas, répondrez-vous certainement (à raison), car peut-être n’avez-vous jamais entendu parler de Tulsa – ou certainement moins fréquemment que de Dallas. Vous avez utilisé là l’heuristique de reconnaissance (recognition heuristic, cf. Goldstein & Gigerenzer, 2002), ou bien sa variante, l’heuristique d’aisance (fluency heuristic, cf. Hertwig et al., 2008), qui peuvent toutes deux être décrites par des règles très simples : « choisir la seule ville dont je connais le nom » pour l’heuristique de reconnaissance, ou bien « choisir la ville dont le nom me vient le plus rapidement à l’esprit » pour l’heuristique d’aisance. Ces heuristiques s’avèrent rationnelles dans ce genre d’expérience – car plus une ville est grande, plus nous en entendons parler fréquemment. Ainsi, certaines heuristiques non délibératives (si ce n’est toutes) suivent des règles simples, et peuvent être rationnelles dans certains environnements.

Bien que Thaler & Sunstein mentionnent principalement la théorie des processus duels et l’approche de Kahneman & Tversky, il semble que l’analyse des facultés non délibératives de Kruglanski & Gigerenzer (2011) s’insère plus naturellement dans le cadre du paternalisme libertarien, car elle paraît mieux caractériser les heuristiques avec lesquelles interagissent les nudges ; ces dernières peuvent en effet aussi bien suivre des règles (« choisir le premier aliment que l’on voit » est une règle simple et bien déterminée) qu’être rationnelles dans certains environnements (si un nudge déclenchant une certaine faculté non délibérative parvient à contribuer à notre bien-être, il peut être rationnel de le suivre).

Ces facultés non délibératives maintenant définies, nous pouvons dire qu’une intervention interagit avec les facultés non délibératives de l’individu quand le traitement de l’information convoyée par l’intervention est réalisé (au moins en partie) par les facultés non délibératives. Nous avons ainsi défini les facultés non délibératives de l’individu et nous pouvons dire que les nudges agissent en interagissant (soit en les déclenchant, soit en les bloquant) avec les facultés non délibératives de l’individu. Nous pouvons maintenant nous tourner vers le second point, à savoir l’examen de ce à quoi visent les nudges.

2)    Ce à quoi visent les nudges

Thaler & Sunstein identifient parfois « nudges » et « interventions paternalistes libertariennes ». Cependant, Hausman & Welch (2010) ont remarqué que tous les nudges ne relèvent pas nécessairement du paternalisme, car certains ne visent pas à contribuer au bien-être de l’individu avec lequel ils interagissent – ce qui est pourtant une caractéristique essentielle du paternalisme (nous y reviendrons ultérieurement dans notre définition du paternalisme). Par exemple, un nudge qui incite l’agent à donner ses organes après sa mort n’agit pas pour le bien de celui-ci, mais pour le bien d’un autre individu (qui a besoin de ces organes). On peut généraliser en remarquant que certains nudges visent à contribuer à un bien commun, tel que le bien-être de la société dans son ensemble ou la protection de l’environnement[7] ; de tels nudges ne relèvent donc pas à strictement parler du paternalisme libertarien.

On peut également remarquer que les ressorts théoriques sur lesquels reposent la plupart des nudges sont connus depuis longtemps, et s’apparentent aux techniques de marketing classiques. Ces dernières visent en effet également à déclencher les facultés non délibératives de l’individu. Pensons par exemple à la mise au point d’un packaging de produit attractif, ou aux stratégies consistant à attirer le client au fond du magasin (en y plaçant les produits de première nécessité, ou en construisant le sol en pente légère afin d’y mener imperceptiblement le visiteur), de manière à ce qu’il passe devant d’autres produits plus superflus et décide impulsivement de les acheter. La différence essentielle entre les nudges et ces techniques de marketing classique ne réside donc pas dans les méthodes (qui sont en grande partie similaires), mais dans le but visé : là où un nudge vise à contribuer au bien-être d’un individu ou de la société dans son ensemble, le marketing cherche à augmenter le chiffre d’affaires d’une entreprise.

3)    Bilan : Définition des nudges

Nous avons analysé comment les nudges agissent, et ce à quoi ils visent ; nous pouvons maintenant en tirer un ensemble de conditions nécessaires et suffisantes, et tenter de définir un nudge comme une altération de l’architecture de choix remplissant les conditions suivantes :

  • il vise à modifier le comportement des individus via une interaction avec leurs facultés non délibératives (soit en les déclenchant, soit en les bloquant)
  • il vise à contribuer au bien-être de l’individu en question, ou à un bien commun (tel que le bien-être de la société dans son ensemble, ou la protection de l’environnement)
  • il n’impose pas d’interdiction et ne change pas les incitatifs économiques de manière significative (autrement dit, l’intervention doit pouvoir être évitée facilement, pour un coût modique).

Remarquons que cette dernière clause est graduelle (l’expression « de manière significative » n’est pas définie précisément) ; il pourra donc parfois y avoir un continuum, selon cette dimension, entre nudges et taxes (une taxe est généralement vue, dans les débats sur le paternalisme classique, comme une forme de diminution graduelle de la liberté, car elle rend plus difficile pour l’individu l’acquisition du bien en question).

B.    Exploitation de la définition

La définition que nous venons de fournir va maintenant nous permettre d’analyser l’interaction des nudges avec l’autonomie des agents, et le rapport précis entre nudges et paternalisme libertarien.

1)    Interaction des nudges avec l’autonomie

Nous arrivons à un point essentiel dans la caractérisation des nudges : en interagissant avec les facultés non délibératives des individus, un nudge interfère avec l’autonomie de ces derniers. Pour caractériser cette interférence plus finement, nous allons dissocier ici deux dimensions classiques de l’autonomie (Christman, 2011) : l’indépendance et l’auto-régulation. Un agent parfaitement autonome doit être indépendant, au sens où il doit pouvoir délibérer et faire ses choix indépendamment de la manipulation d’autrui ; il doit également pouvoir s’auto-réguler, autrement dit agir en accord avec des règles qu’il s’est lui-même fixées. Par exemple, les techniques de marketing classique interfèrent avec l’indépendance des individus, en les manipulant pour qu’ils achètent un produit ; elles peuvent également nuire à leur auto-régulation, en les poussant à acquérir des produits qu’ils s’étaient promis de ne pas acheter. De manière similaire, lorsqu’ils déclenchent les facultés non délibératives de l’individu, les nudges constituent une forme de manipulation et nuisent à la première dimension de l’autonomie, l’indépendance. En revanche, certains nudges peuvent bénéficier à la seconde dimension de l’autonomie ; par exemple, une image répulsive placée sur les paquets de cigarettes pourra renforcer l’auto-régulation de l’agent si ce dernier souhaite réduire sa consommation de tabac (cf. Barton, 2013). Mais ce bénéfice n’est pas systématique : ainsi, ce type d’avertissement diminuera au contraire l’auto-régulation d’un fumeur non dépendant (car elle l’incitera à réduire sa consommation bien qu’il parvienne à suivre la règle qu’il s’est fixée, à savoir fumer au niveau qu’il souhaite). Nous reviendrons sur cette faiblesse lorsque nous considérerons dans la troisième partie les problèmes éthiques soulevés par les nudges.

2)    Nudge et paternalisme libertarien

Cet effet des nudges sur l’autonomie va maintenant nous permettre de clarifier leur rapport avec le paternalisme libertarien. Tout d’abord, rappelons ce en quoi consiste le paternalisme (classique ou libertarien). Selon Dworkin (2010), « X agit de manière paternaliste vis-à-vis de Y en faisant (ou omettant de faire) Z si et seulement si :

1. Z (ou son omission) interfère avec la liberté ou l’autonomie de Y.

2. X agit ainsi sans le consentement de Y.

3. X agit ainsi parce que Z (ou son omission) va contribuer au bien-être de Y (ou va promouvoir d’une manière ou d’une autre ses intérêts ou ses valeurs). »

Nous admettrons ici cette définition, qui permet de dessiner une ligne de partage nette entre paternalisme classique et libertarien : là où le premier interfère avec la liberté de Y, le second va interférer avec son autonomie. Par exemple, une mesure paternaliste classique permettant de réduire le tabagisme serait d’interdire purement et simplement la cigarette, ou bien, de manière plus modérée, d’imposer des taxes sur le tabac. Au contraire, une mesure paternaliste libertarienne serait d’imposer des avis ou images répulsives sur les paquets de cigarette, tels ceux qui sont maintenant obligatoires dans l’Union européenne (et dans un certain nombre d’autre pays) : le contexte dans lequel est pris la décision de fumer est modifié, mais sans interdiction, ni modification des incitatifs économiques. En revanche, on impose au consommateur une forme de « taxe mentale », en lui imposant la vue de messages ou images déplaisantes qui vont l’influencer ; ce faisant, on interagit avec son autonomie plutôt qu’avec sa liberté.

Nous pouvons maintenant tenter de caractériser le rapport entre nudge et paternalisme libertarien de la manière suivante : un nudge mis en place sans le consentement de l’individu et visant à améliorer son bien-être est une instance de paternalisme libertarien[8]. Ajoutons une précision importante : le nudge doit contribuer au bien-être de l’individu d’après ses propres valeurs ; nous reviendrons sur ce point dans les critiques du paternalisme libertarien. Remarquons par ailleurs qu’un tel nudge doit simplement viser à améliorer le bien-être de l’individu (autrement dit, l’architecte de choix doit le mettre en place dans ce but) : même s’il n’y parvient pas, il reste cependant une instance (déficiente) de paternalisme libertarien.

Remarquons également qu’on peut « nudger » les individus avec leur consentement. Par exemple, on peut mettre en place dans une cafétéria deux files d’attente différentes (Sunstein & Thaler, 2003) : la file « tentante » dans laquelle les aliments seraient proposés sans ordre particulier, et la file « non tentante » dans laquelle les aliments les plus sains seraient mis en évidence ; pour le consommateur, choisir la seconde file revient à donner son consentement pour être « nudgé », et il ne s’agit plus alors à strictement parler d’une instance de paternalisme libertarien, d’après la définition que nous avons donnée.

Les interventions paternalistes libertariennes interfèrent ainsi avec l’autonomie[9] des individus ; il serait donc faux de dire, comme Thaler & Sunstein le suggèrent parfois, qu’elles n’ont aucun coût : pour évaluer le caractère éthique d’une mesure paternaliste libertarienne, il faut mettre en balance la perte d’autonomie du sujet d’un côté, et ses gains de l’autre (cf. Hausman & Welch, 2010). La prochaine partie sera consacrée à une caractérisation plus fine de ces bénéfices et désavantages du paternalisme libertarien.

(Fin de la première partie)


[1] En anglais « libertarian paternalism », parfois traduit en français par « paternalisme libéral », ou, de manière plus critiquable, par « paternalisme libertaire ».

[2] Remarquons que malgré les connotations péjoratives du terme « biais », et contrairement à une conception relativement répandue en psychologie du jugement et de la décision, la plupart de ces mécanismes psychologiques ne sont pas nécessairement irrationnels – nous reviendrons sur ce point ultérieurement.

[3] Les conclusions de cette expérience ont été débattues ; pour un regard critique, voir par exemple Gigerenzer (1996) ou Hertwig & Gigerenzer (1999).

[4] Voir cependant Grüne-Yanoff (2012) pour une vue contraire, sur laquelle nous reviendrons ultérieurement.

[5] Un tel exemple de fumeur est naturellement excessivement rare, environ 90% des fumeurs étant dépendants (Carlson & Luhrs, 1997).

[6] Il existe cependant un terreau commun important entre les deux approches, cf. Samuels, Stich & Bishop (2002).

[7] Voir à ce sujet la campagne « Don’t mess with Texas », mentionnée par Thaler & Sunstein (2008, p. 60).

[8] Je laisse de côté l’étude de la réciproque, à savoir si toute instance de paternalisme libertarien est un nudge ; Sunstein & Thaler (2008) suggèrent à plusieurs reprises que la réponse est positive, mais comme nous l’avons rappelé, ils ne proposent pas de définition véritablement rigoureuse du paternalisme libertarien ou des nudges. Répondre à cette question exigerait notamment de décider si toute interférence avec l’autonomie d’un sujet implique une interaction avec ses facultés non délibératives.

[9] Grüne-Yanoff (2012) a remarqué que si l’on accepte certaines conceptions qui assimilent autonomie et liberté (en particulier celle de Berlin, 2002), les interventions paternalistes libertariennes interfèrent avec la liberté de l’agent, et constituent donc une forme de coercition. Cependant, il nous semble préférable de bien distinguer autonomie et liberté (comme l’ont fait de nombreux autres philosophes), cette dernière étant prise ici au sens d’absence d’interdiction (la liberté négative de Berlin).

2 Comments

  1. (ils) définissent les facultés délibératives comme celles qui requièrent un effort cognitif et dont nous sommes conscients du fonctionnement…

    >> (ils) définissent les facultés délibératives comme celles qui requièrent un effort cognitif, et du fonctionnement desquelles nous sommes conscients…

    : ))

    MERCI BEAUCOUP pour ces éclaircissements.

    SiiL

  2. Un article remarquablement bien construit. Des exemples très bien choisis qui permettent de mettre à la portée de tous des concepts a-priori complexes, nudges, paternalisme libertarien, biais cognitifs. Encore merci.

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