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Expérience de l’exil, de la précarité et performativité politique (1/2)

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 Expérience de l’exil, de la précarité et performativité politique : un questionnement philosophique sur l’expérience sociale de « l’exilé »

 

Romain Huët, Maitre de conférences en Sciences de la communication, Université Rennes 2, Laboratoire Prefics et Chercheur à l’Institut des Sciences de la Communication (UMR CNRS/Paris-Sorbonne), en charge du programme de recherche : Catastrophes, milieux désorganisés et expérience de la violence. Socio-anthropologie de l’agir humain en contexte précaire et indéterminé.

Léopoldine Manac’h, EHESS. Anthropologie de l’aide humanitaire et des camps de réfugiés, associée au programme de recherche : Catastrophes, milieux désorganisés et expérience de la violence. Socio-anthropologie de l’agir humain en contexte précaire et indéterminé.

 

À partir des expériences des exilés dans la France contemporaine inhospitalière, cet article vise à discuter des rapports entre politique, vulnérabilité et destitution de l’être humain. Si les exilés rencontrent plusieurs types de défamiliarisations de leur rapport subjectif ordinaire à la vie, il sera défendu que ces vies précaires doivent être envisagées comme des potentialités politiques. D’abord parce qu’elles témoignent de résistances consistantes et de créativités ordinaires. Ensuite parce qu’en tant qu’il est « autre », l’exilé est susceptible d’aider une société à se comprendre. C’est ainsi que, dans le sillage de J. Butler (2016), nous conclurons sur l’idée d’une « performativité politique » de l’exilé.

Starting from the exiles’ experiences in inhospitable contemporary France, this article aims to discuss the relations between politics, vulnerability and human being destitution. If the exiles faces several forms of defamiliarization of their subjective relation to ordinary life, it will be argued that precarious lifes must be considered as political potentialities. First, because they testify of substantial resistances and ordinary creativities. Then, because as he is an « other », the exile is likely to help a society to understand itself. In a J. Butler’s perspective, we conclude on the idea of a « politics of the performative » of the exile.

Il s’agit de la première partie d’un article publié en deux temps, les 19/01/18 et 22/01/18. Cliquez ici pour la deuxième partie.

 

Introduction

L’angoissante actualité des camps de réfugiés, de l’organisation des flux migratoires et du (non) accueil de ces derniers pose une question familière à la philosophie sociale : à quoi ressemble l’expérience ordinaire du monde que fait l’exilé[1] au cours de ses périples, et, par suite, comment cette expérience l’expose à une vulnérabilité sociale spécifique à sa condition ?

Cet article vise à discuter du rapport entre vulnérabilité, destitution de l’être humain et politique dans le cas précis de la condition d’exilé en France. La réflexion qui suit est le résultat d’une enquête ethnographique conduite dans le camp de Grande-Synthe et la jungle de Calais au cours de l’été 2016 et d’un travail de recherche mené autour du camp de la Porte de La Chapelle à Paris entre les mois d’octobre 2016 et juillet 2017[2]. Le point de vue qui est le nôtre est issu d’une participation initiale comme bénévole au sein d’une association d’aide aux exilés présente dans le Calaisis et sur le terrain parisien. Dans la suite de notre recherche parisienne, nous avons fait le choix d’opérer à un décentrement situationnel et politique vis-à-vis du déploiement humanitaire pour nous intéresser à ce que signifie « être à la porte de la Chapelle », c’est-à-dire en concentrant notre attention sur les formes de survie précaires des exilés aux bords du camp humanitaire, dans l’attente de pouvoir y entrer. En suivant la filiation d’une philosophie d’enquête, les exemples tirés des situations que nous avons pu rencontrer sont construits au fil de ce texte comme des « objet(s) de pensée et [des] instrument(s) de réflexivité » (Vollaire, 2016 : 61) plus que comme des formes de validation du réel. Nous proposons ainsi un questionnement philosophique autour de l’expérience sociale de l’exil.

Ces expériences ethnographiques inspirent une double question :

Premièrement, il s’agit de retraduire dans un vocabulaire anthropologique et existentiel quelques obstacles qui s’opposent aux exilés dans leurs tentatives d’être présents au monde au cours de leurs vies quotidiennes et plus précisément d’être en capacité de le rendre familier tant du point de vue de leurs rapports aux institutions que de leurs relations aux gens. L’objet de l’analyse se porte alors sur le sol, le concret, le « monde de la vie » de l’exilé, c’est-à-dire sur les expériences immédiates que chacun se fait du monde sensible dans la situation sociale de l’exil[3]. L’essentiel est alors d’examiner ce qui est susceptible d’agresser la vie, ou, tout du moins, qui tend à la placer dans l’impossibilité de se soustraire à la privation systématique et organisée. En somme, cela revient à tenter de percer le type d’expérience que l’exilé fait de lui-même, des autres et du monde dans un contexte inhospitalier en insistant principalement sur ce que nous appellerons leur expérience de défamiliarisation de leur rapport ordinaire à la vie. Nous insisterons sur trois expériences critiques essentielles qui jalonnent le quotidien de l’exilé : celles du mépris social et de l’inhospitalité du monde (1), celle de la défamiliarisation avec la vie quotidienne (2), et enfin, celle de la perte de l’appropriation du monde (3).

Deuxièmement, en guise d’ouverture et au-delà de ce travail qui pourrait figer la problématique des exilés dans la négation totale et inconditionnelle de leur situation actuelle, ces vies seront envisagées comme des potentialités politiques selon au moins deux perspectives : d’abord parce que ces vies précaires et fragmentées témoignent de résistances consistantes et de créativités ordinaires[4]. Ensuite, cette potentialité politique se devine lorsqu’on considère que la figure de l’exilé, en tant qu’il est un « autre », est susceptible d’aider une société à se comprendre, à se réfléchir et à deviner d’autres vécus que les siens. C’est ainsi que, dans le sillage de J. Butler (2016), nous conclurons sur l’idée d’une « performativité politique » de l’exilé. En somme, cette inclination politique de la question initiale de recherche tente de deviner l’avenir inhérent aux vies en peine où tant de possibles sont enclos. Ce terme de performativité politique est emprunté à J. Butler (2016). Il désigne les actions dont la finalité est de reconstituer des formes plurielles de capacité, d’agir et de pratiques sociales de résistance. En somme, parler d’une performativité politique du sujet fatigué (Huët, 2016) ou, ici, du sujet exilé, consiste à considérer que les sujets précaires, empêchés d’apparaitre dans la sphère publique et a priori expulsés des formes institutionnelles de la politique, continuent à agir. Bien que leurs vies ne tiennent qu’à un fil, leur capacité à aménager des conditions d’existence dans un contexte de grave précarité exprime la revendication de conditions d’existence plus viable où l’agir est possible. Leurs activités de « résistances ordinaires et quotidiennes » mettent en acte une forme provisoire et plurielle de coexistence qui pourrait constituer une alternative éthique et politiques aux normativités sociales actuelles. De fait, le regard du chercheur se plonge d’abord sur la négativité du vécu de l’exil, mais par suite, il s’agit d’observer, de rendre compte et d’analyser comment les actes de résistance ordinaire des exilés sont susceptibles de définir de nouvelles attentes éthiques et politiques susceptibles de mettre en crise les normes du commun.

En effet, il est aisé de comprendre que ce regard sur la problématique des exilés est philosophique. Il est aussi de nature politique. Le terme de « politique » est compris au sens d’H. Arendt (2014) comme une réflexion sur les conditions et les modalités de création d’un monde commun où est préservé la pluralité humaine. Ceci implique un mouvement de rapprochement avec l’autre d’une part, et de conservation d’une certaine distance de sorte que chacun puisse préserver sa singularité d’autre part (Sommerer, 2008 : 2). Dès lors, la présence d’un monde suppose des liens entre les hommes par delà leurs pluralités essentielles, mais atteste aussi de l’existence d’une multitude de formes de vie dont certaines sont particulièrement exposées à la blessure et à la perte (Butler, 2010).

Cet article espère ouvrir un questionnement discret : comment deviner et découvrir ce que ces vies défaites pourraient exprimer comme opposition éthique et politique ? Comment entendre les voix silencieuses de ceux qui viennent de la nuit et qui, pourtant, portent en eux d’autres manières de se rapporter au monde ? En d’autres termes, cette problématique des exilés pose de nouveau la question de la place qui leur est faite au sein de la société et de l’organisation concrète de leur liberté. Cette actualité, vécue aujourd’hui comme un « problème », est susceptible de nous mettre en cause sur la manière dont nous considérons l’accueil de « l’autre », sur nos conceptions de la nation, de la mobilité, des constituants de ce qu’est une vie digne, sur les formes de vie nationales, ou encore sur la persistance « d’une politique de la race » en Europe (Mbembe, 2006). En somme, comment la capacité de répondre politiquement pourrait-elle vraiment être infléchie par la reconnaissance et l’appréhension de l’expérience vécue de l’exilé et de ses souffrances ou de ses difficultés à habiter le monde de manière convenable ?

L’exilé est un être qui voyage au nom de raisons tragiques ; celles d’un être concerné à son insu par l’histoire (Arendt, 1987). Il voyage de terres en terres, par bateau, par train, à pieds. Il traverse des espaces vierges et des terres habitées. Il s’enquiert de diverses expériences : il apprend des langues, des habitudes de vie, et une multiplicité de manières de se rapporter au monde selon les contextes culturels qu’il traverse. Mais, avant toute chose, l’exilé est précipité dans des contacts sociaux rudes et marqués essentiellement par le stigmate. En quelques sortes, l’exilé porte en lui les marques d’une fâcheuse différence (Goffman, 1975). Il fait alors une expérience éprouvante de l’altérité ; une altérité qui témoigne à son égard du mépris, de la confusion et parfois de la haine. Privé de ses biens essentiels, livré aux hasards et aux caprices administratifs, il se heurte à un monde qui l’expulse. Davantage que beaucoup d’autres, « l’exilé » fait l’épreuve de sa condition négative dans la mesure où le décor de son existence est fait de dépossessions, de privations et d’expositions aux forces répressives du pouvoir.

Au delà de ces généralités, il semble que la négativité de l’expérience de l’exilé se situe en de nombreux endroits qu’il convient de décrire : d’abord l’exilé fait l’expérience du mépris social et d’un monde privé de soutien (1). Ensuite, il est défamiliarisé avec la vie quotidienne ce qui l’empêche de conduire une vie souple au cours de laquelle il agirait avec aisance et confiance au monde (2). Enfin, ce que l’exilé perd avant tout, c’est la possibilité de s’approprier le monde et sa propre quotidienneté (3)

I. Inhospitalité du monde et mépris social

L’expérience immédiate de l’exilé est peut-être d’éprouver le monde comme insupportablement inhospitalier que ce soit parfois avec les populations autochtones qu’il rencontre, mais surtout au cours de ses contacts fréquents avec la « police souveraine » (Agamben, 1995 : 115), incarnée ici par les forces de l’ordre.

Devant l’entrée du camp de la Porte de la Chapelle, un homme nous aborde et évoque ses rencontres nocturnes avec la police. Il déclare qu’il vient d’Érythrée, a vingt-six ans et vit dans la rue depuis un mois à Paris, accompagné de deux garçons d’environ seize ans qui s’asseyent sur le trottoir. Il dit : « African police, better than french police. French police… Don’t talk ; just hit and gaz ! Four on the morning last twice, « wake up, dégage, move, merda…». Il imite un policier qui fait usage de gaz lacrymogènes, bras tendu braquant vers nous un diffuseur imaginaire. En le voyant décrire l’événement, un autre homme vient à nous. Il nous mime les larmes qui coulent sur ses joues de la pointe de son doigt et le même geste de gazer avant de s’éloigner lentement.

Journal de bord, 11 janvier 2017.

Cette conversation traduit la réception ainsi que la traduction par le discours et le langage corporel des exilés de la « politique de déguerpissement » (Bouagga, Collectif Babels, 2017 : 134) qui relie les stratégies policières et l’installation de dispositifs de barrières dans le but d’empêcher la reconstitution des campements nord-parisiens. En effet, alors qu’ils constituaient des espaces où créer des liens de solidarité et rendaient visible la présence des exilés, leur destruction systématique depuis l’ouverture du camp humanitaire a conduit à l’invisibilisation des exilés par leur expulsion de l’espace urbain perceptible. Pour dormir la nuit, les exilés sont contraints de se cacher dans les interstices de la ville, sous les ponts, les échangeurs autoroutiers, dans les travaux, des espaces qui se réduisent comme peau de chagrin à mesure de l’installation de barrières. Celles-ci « interpellent » au sens défini par L. Althusser les exilés sans domiciles en les définissant comme les destinataires des ordres du pouvoir (1995 : 205). Ils sont ceux à qui elles s’adressent, contre qui elles s’érigent, afin de protéger l’espace public de ce qui est entendu comme une invasion de l’autre compris comme barbare, étranger et envahisseur. Pour reprendre l’expression de N. Jaoul, l’augmentation du nombre de barrières façonne un « paysage d’apartheid » à Paris (2017). Elles sont rencontrées quotidiennement par les exilés qui survivent tout autour du centre humanitaire parisien comme ce qui fragmente leur espace vécu et dessine symboliquement un territoire inhospitalier.

Dès lors, en plus d’être dépossédé de sa terre, de sa citoyenneté et parfois de ses moyens de subsistance, il se trouve aussi dépossédé de son pouvoir de s’ouvrir et de s’exposer au monde d’autrui. Il perd alors la possibilité d’une communication interhumaine qui est, en elle-même, une source d’altération (Haber, 2007).  En quelque sorte, il est pris dans le monde et donc dans des rapports avec autrui, mais il est dans l’impossibilité d’être lui-même du fait de sa stigmatisation répétée. Immédiatement, l’exilé constate son caractère indésirable. En effet, il n’est pas rare de constater que pour l’installé, l’exilé est vécu comme une menace contre sa vie ; le refuser ou l’expulser seraient les seules voies pour renforcer son potentiel de vie et de sécurité[5]. Cette expérience n’est en elle-même pas passagère, mais elle est plutôt continue. Il expérimente un monde privé de soutien, une vie précaire, contrariée et parfois annihilée. L’exilé, plus que beaucoup d’êtres, est, au cours de ses voyages, toujours face à des formes sociales de privation et de dépossession (Butler, Athanasiou, 2016).

Il est probable que l’exilé ne s’était pas figuré ce genre d’expériences. On pourrait même penser, qu’en rejoignant des terres « démocrates », il s’attendait à ce qu’un monde nouveau s’ouvre à lui ; un monde pour « refaire sa vie » dirait H. Arendt (1987) car son pays d’origine ne lui donnait plus les conditions sociales et économiques nécessaires pour survivre ou pour s’épanouir. Seulement, l’exilé a plutôt tendance à faire l’expérience du dénuement. Sur ce point, on remarquera d’ailleurs, qu’au cours des échanges avec les exilés durant l’enquête, ces derniers insistent immédiatement sur leurs professions ou leurs occupations initiales. Dans les conversations qui se nouent autour de thés brulants dans la jungle de Calais, chacun se présente : nom, âge, profession ou formation dans le pays quitté, statut matrimonial. Nous rencontrons des plombiers syriens, un étudiant en anthropologie éthiopien, un informaticien kurde (d’Irak), un interne en médecine afghan.

Or, l’ensemble de ce passé n’a plus de sens dans son présent hypertrophié. Dans son parcours d’exil, il est tenu de mener une vie invisible. La condition de l’exilé est celle d’une rupture concrète avec le passé. Dans l’exil, il y a un vide. C’est le déchirement d’un nouveau début avec toutes ses incertitudes objectives. L’exilé est tenu à perdre en réalité car il y a toujours quelque chose pour le nier ; une autorité administrative, des installés malveillants, une injure publique et politique, etc. (Butler, 2010). En un certain sens, l’exilé n’a pas d’existence à lui car il n’y a pas de réalités extérieures à laquelle s’intégrer ou s’identifier. Aucun secours ne lui est proposé pour s’approprier ce sentiment de réalité. Il y a pourtant une réalité simple à laquelle est susceptible d’aspirer l’exilé ; être quelqu’un de réel parmi les choses et les gens dans un monde doté d’une objectivité.

Plus largement, l’exilé fait essentiellement l’expérience quotidienne du mépris social. A. Honneth a déjà longuement insisté sur le fait qu’une « vie invisible est une vie qui ne va plus de soi » (Honneth, 2006, A). L’individu n’est plus vraiment disposé à se rapporter positivement à ses propres capacités. Il expérimente le défaut de participation effective au commun. L’exilé est d’ailleurs en peine lorsqu’il s’agit d’interpeler les puissances publiques qui l’expulsent ou l’enferment. Or, comme le souligne G. Le Blanc (2009 : 64), se « sentir capable, c’est un élan vital qui donne de la signification à l’existence car elle envisage des possibilités ». En l’absence d’un rapport positif et pratique à ses capacités, l’être humain est « destitué ».

D’ailleurs, il semblerait que l’exilé se fasse souvent invisible. On l’entend peu. Quelques associations et collectifs amplifient leurs voix, mais, de manière générale, sa voix n’a guère d’existence politique sur la scène publique[6]. Il n’est pas véritablement auditionné. Sa voix se heurte aux structures du pouvoir, à la « police des récits », c’est-à-dire à toute une série de médiations qui accréditent ou discréditent les discours légitimes (Le Blanc, 2010). Sa voix, parfois hésitante et balbutiante, est inaudible sur les scènes politiques et médiatiques. Dans son expérience quotidienne immédiate, il ne pourra guère être entendu. En plus d’être inaudible, il est également tenu de se rendre invisible. Lorsqu’il traverse un espace public, l’exilé se montre prudent. Pour paraphraser H. Arendt (1987), il se « montre si prudent à chaque moment de sa vie quotidienne, qu’il évite que l’on devine qui il est ». Il est une personne dissoute et est alors « l’ombre personnifiée ». C’est pourquoi l’exilé a pris l’habitude de longer les murs. Par ce moyen, il tente de s’effacer et de se confondre à la masse des anonymes qui déambulent dans les rues. Lorsqu’il s’arrête un instant, il constate une foule qui se bouscule et qui passe, indifférente aux malheurs et à ses aspirations déçues qui sont les siens. Son intérêt est que personne ne le devine et qu’aucun regard ne vienne à le surprendre. Il est globalement sans voix pour se dire et pour se faire reconnaitre tant dans ses aspirations que dans ses exigences concrètes relatives aux conditions d’existence qui exigent d’être réunies pour qu’il puisse se glisser dans le monde et y occuper une place dans laquelle il pourrait se reconnaitre. Dans ces rues qu’il traverse, l’inquiétude est sa vérité. Spectateur de sa propre condition, son unique rôle est de se dissimuler et de se soustraire aux regards possiblement malveillants d’autrui. Au mieux, il parvient à se rendre inaperçu. Au pire, il est dérangé dans son destin d’anonyme par l’installé contracté ; examiné avec une curiosité malveillante comme une nouvelle variété d’animal à qui la souffrance aurait donné une forme et une psychologie particulières.

En revanche, l’exilé est survisible dans les discours publics et médiatiques. Il enfle en un pluriel, se fait foule massive, et « les migrants » sont érigés comme une sorte de corps commun, de grand Léviathan. Deux visages lui sont apposé : celui de la victime dans un dénuement extrême appelant à une intervention humanitaire ou celui de la figure menaçante de l’envahisseur qui justifie la fermeture des frontières. De ce fait, cette réification discursive invite à penser l’objectivation de l’exilé, la perte de son être-sujet. La représentation des masses et des flux de migrants va jusqu’à se substituer aux singularités de ces visages et à autoriser, en la banalisant, la disparition des vies singulières. Cette « déréalisation de la perte » (Butler, 2005 : 181) produite par le pouvoir normatif tend à désensibiliser la communauté des installés[7].

Cette expérience concrète du mépris social équivaut à une forme d’écrasement radical, précipitant ainsi l’individu dans une expérience concrète de l’impuissance, en particulier de l’impuissance à agir sur le cours des choses. C’est une forme de « non-vie », c’est-à-dire un empêchement à l’épanouissement d’une vie. En s’inspirant de A. Mbembe (2006 : 36), on pourrait dire qu’il s’agit « d’une mort dans la vie », un « enfermement symbolique et physique » de la vie de l’exilé. Cela revient à évider le sujet et à empêcher toutes formes d’expression active de soi.

II. Expérience de la défamiliarisation avec la vie quotidienne et contradictions au sein de certaines formes de l’expression active de soi

L’une des expériences fondamentales que fait l’exilé est probablement celle de la défamiliarisation avec la vie quotidienne ce qui signifie qu’il est dépossédé de ce à quoi l’individu est normalement nécessairement ouvert. H. Arendt (1987 : 6) insiste sur ce point : « Nous avons perdu notre foyer, c’est-à-dire la familiarité de notre vie quotidienne. Nous avons perdu notre profession, c’est-à-dire l’assurance d’être de quelque utilité en ce monde. Nous avons perdu notre langue maternelle, c’est-à-dire nos réactions naturelles, la simplicité des gestes et l’expression spontanée de nos sentiments ». Plus loin, elle ajoute que cela signifie « que nos vies privées ont été brisées ».

Le terme de « défamiliarisation » à l’égard du monde signifie que l’ensemble des habitudes acquises, généralement non interrogées et qui jalonnent le quotidien, ne fonctionne plus. L’immédiateté de l’exilé, c’est-à-dire les lieux qu’il habite, ses représentations, les gestes élémentaires qui arrangent les rapports à autrui, les espaces qu’il côtoie, les bâtiments et les institutions avec lesquelles il est tenu de s’arranger ne lui sont au départ aucunement familier. Dès lors, le quotidien lui-même perd de son évidence. L’exilé pourrait ressentir une « inquiétante étrangeté », c’est-à-dire un sentiment d’être désaxé du cours habituel des choses[8].

Ainsi, l’exilé perd avant toute chose l’évidence de son regard sur le monde. Plus précisément, il perd la pertinence de la plupart de « ses réactions naturelles et de la simplicité de ses gestes au quotidien ». En effet, celui-ci se trouve confronté à une situation bien particulière lors de son arrivée dans un nouveau territoire. Dans l’ordinaire de sa vie, il affronte une succession d’expériences inconnues au sens où il rencontre bon nombre de situations inintelligibles au regard de sa connaissance ordinaire du monde. Comme A. Schütz (2003) l’indique, lorsqu’un individu débarque dans un contexte social non familier, il entreprend des « enquêtes » pour déterminer les manières adéquates de se comporter afin de se situer convenablement dans le monde. A l’inverse de « l’installé », l’exilé est tenu à un travail perpétuel d’enquête du modèle culturel du nouveau groupe. Cet « habitus mobilitaire » (Stock, 2004) témoigne de sa capacité à faire face à des espaces qui lui sont étrangers pour se les rendre familiers. En ce sens, l’exilé développe un savoir-faire dans la mobilité, il apprivoise le monde. Dans cette mise à l’épreuve quotidienne du monde, il y aurait donc une tension entre l’épuisement induit par l’investigation de son environnement, à renouveler sans cesse, et l’acquisition progressive d’une faculté d’adaptation au gré de sa dérive.

Ainsi, l’exilé perd l’évidence de ses schémas habituels d’interprétation du monde. Il est alors en crise au sens où il est exproprié de ses facultés concrètes à se fondre au milieu d’autrui sans y être distingué à cause d’une étrangeté bien trop visible. Sa familiarisation ordinaire avec le monde s’effondre. Son expérience du monde est alors disloquée : il doit apprendre une nouvelle langue, de nouvelles conventions sociales, des manières de parler, des façons spécifiques de se comporter. Or, de manière assez systématique, il sera empêché dans ce travail d’appropriation de son quotidien soit parce qu’il sera « évacué » en d’autres endroits, soit parce qu’il sera enclavé, ou soit encore, parce qu’il se heurtera à des puissances normatives qui détermineront son droit à s’installer sans qu’il n’en maitrise pratiquement les rouages ou les principes qui président à leurs décisions. Placé dans des conditions objectives d’existence de l’impuissance, l’exilé est radicalement empêché d’enquêter pour apprivoiser son « nouveau » quotidien. Celui-ci présente donc comme particularité le fait qu’il est tenu d’enquêter dans un contexte social rigoureusement excluant. En effet, l’exclusion s’enchaine sans discontinuer. Écrasé et évidé, presque tous les voies des devenirs souhaitables lui passent dessus. L’exilé n’a devant lui qu’une seule tâche : se débrouiller, trouver un chemin dans les ruines de sa vie, édifier la possibilité d’un quotidien, ou encore s’installer. En somme, sa tâche est de trouver une réalité quotidienne.

Comme l’indique G. Leblanc (2010), la défamiliarisation est aussi la perte de la langue, ou plutôt la perte de l’assurance de la langue. L’exilé se trouve acculé à une langue jamais assurée. Toujours selon l’auteur, le propre de l’exilé est qu’il perd confiance en ses moyens linguistiques alors même que la langue est une ressource susceptible d’être mobilisée pour faire face à sa propre disqualification. L’exilé, avec sa langue hésitante et mal assurée, fait l’expérience de la rationalité administrative, machinique et bureaucratique des institutions. Il consacre une part importante de son temps à répondre à des formulaires, à lire des lois, à apprendre des manières de répondre à l’administration. Ce sont là autant de situations où l’exilé est fragilisé dans ses tentatives de transformer ce qui pourtant le transforme.

Ainsi, nous insistons sur le fait que, progressivement, le rapport au monde de l’exilé est altéré dans la mesure où il est gêné dans ses tentatives de familiarisation avec le monde. Il est diminué au sens où il lui est interdit de jouir de cette aisance propre à l’habitant familier et confiant, pour qui le monde vécu apparait comme spontanément présent, comme quelque chose de naturel. La dépossession est d’autant plus grande que l’exilé est incapable de domestiquer les contraintes qui pèsent sur lui. Non seulement il est suspendu aux décisions imprévisibles des autorités administratives, mais, plus encore, ce monde brutal qui se dresse face à lui est, en plus d’être globalement incompris et parfois invivable, un monde qui n’ouvre pas mais qui ne produit que des décalages et des malaises. C’est bien une politique qui « défamiliarise » au moyen d’ailleurs de méthodes violentes comme en témoigne le démantèlement du camp de réfugiés de Calais en octobre 2016. L’opération, présentée comme une « mise à l’abri » humanitaire, a été vécue comme un deuxième exil pour tous ceux qui ne voulaient pas demander l’asile en France. Jeté dans l’errance ou dépossédé de toute appartenance, l’exilé expérimente alors une dépossession subjective du pouvoir d’agir. En bref, pour l’exilé, être défamiliarisé, c’est d’abord être privé de quotidien. Il expérimente alors une impuissance concrète. Son regard sur le monde creuse le spectacle dont il est en même temps le témoin impuissant. Les bruits du monde s’effacent dans la situation administrative sclérosée qu’il est condamné à subir, où le futur indéterminé s’invite dans le présent, pour en faire un présent inchangé, une perpétuelle répétition du présent, un trouble devant la perte de tout. Balloté entre des non-lieux dépersonnalisés, (Augé, 1992) – dont l’appropriation personnelle ou collective lui est interdite – dans un réseau de dispositifs aux initiales variées (CAO, CADA, PRAHDA[9]), dans des chambres d’hôtels miteuses en périphérie des villes que des marchands de sommeil louent au SAMU social et aux associations pour quelques jours, l’exilé fait l’expérience de territoires de l’incertitude qui, hostiles, ne se laissent pas apprivoiser.

L’organisation bureaucratique colonise la vie quotidienne de l’exilé. Elle le saisit tout en entier, l’enserre par la distribution de dizaines de feuillets administratifs bariolés, attestations et récépissés que le demandeur d’asile promène avec lui partout, dans des pochettes de cartons qui s’effritent au fond de son sac à mesure qu’il avance dans le dédale kafkaïen des bureaucraties. Il y a quelque chose d’évidement paradoxal dans cette épreuve bureaucratique : désirer une citoyenneté dans un pays qui lui refuse. Les institutions lui paraissent plutôt incompréhensibles tant du point de vue de leur fonctionnement, de leurs normes que des principes qui président à leurs décision. L’exilé a alors à faire face à un ordre illisible, sans interlocuteur décisionnaire. L’organisation sociale de ces institutions est faite de tellement de médiations et d’étapes intermédiaires que personne ne sait vraiment auprès de qui il serait judicieux d’exposer la singularité de sa situation. Cette incapacité à se rapporter à un ordre lisible et intelligible est susceptible d’engendrer une impression générale d’impuissance et d’incohérence mais aussi d’anxiété au sens où cette absence de maitrise pratique du monde ouvre à une instabilité psychique. Cette instabilité du sujet exilé ne réside pas seulement dans ses sociabilités négatives mais également dans le temps social qu’il a à occuper : des temps instables, d’attentes, d’inertie, d’assujettissement, d’usure (Galitzine-Loumpet, 2016 : 119). En suivant l’auteure, l’exilé fait l’expérience d’une réalité fragmentée, faite d’impuissance à agir sur ce qui pourtant le transforme.

Cette vie est donc d’autant plus anxieuse et source d’instabilité psychique qu’elle induit une temporalité particulière de la quotidienneté. D’une certaine manière, l’exilé fait l’expérience d’un temps annulé produit par les structures institutionnalisées d’enfermement et de mise à l’écart. Il est tenu de rester confiné dans des « espaces transitoires » comme s’il avait encore quelque chose à attendre. La particularité de cette attente est qu’elle est vidée de tout sens. Sa vie est arrêtée si bien qu’aucun projet consistant n’est vraiment possible. Dans ces temps annulés, ce sont des vies qui ne sont pas vécues. Vidal et Musset (2015) parlent des camps de réfugiés comme des « territoires de l’attente ». Ces lieux sont aussi l’occasion pour le pouvoir de prendre le contrôle physique et géographique de l’exilé. Il territorialise l’individu dans des enclaves temporaires sans jamais en permettre l’ancrage. Suivant les mots d’Aimé Césaire, « Le non-temps impose au temps la tyrannie de sa spatialité » (1982 : 32).

L’enclavement et la hiérarchisation des populations est une facette de cette domination avec toute la violence qu’elle porte en elle. C’est la violence de la spatialisation des individus démontrée par F. Fanon (1961). Ce sont les murs, les grillages, la présence policière ou militaire, la segmentation de l’espace en compartiments par une planification spatiale qui répond à la seule logique d’une gestion humanitaire dans l’urgence d’un présent sans fin, entre tentes et préfabriqués, un monde sans intervalle où les gens sont exposés à une très grande promiscuité. Dans ces conditions, les rêves ne sont que d’étroits moyens pour mettre à distance cette réalité et se maintenir fébrilement en présence du monde.

Cette expérience ordinaire de défamiliarisation avec le quotidien est à l’origine d’une inquiétude sourde et nerveuse. C’est l’expérience déséquilibrée d’une vie dissociée dans laquelle le futur incertain et échappant à tout contrôle personnel supprime toute velléité de participation au présent ou à tout projet d’avenir. La dissociation nait sans doute de l’absence d’orientation pratique autodéterminée. C’est une vie anxieuse qui se dresse face au sujet ; vie verrouillée, manquée dans ses finalités essentielles, toujours condamnée à rester en dehors d’elle-même, sans orientation. Le sujet pourrait alors se sentir corrompu dans l’attente et la stagnation. Dès lors, comment, en ces circonstances, trouver une continuité dans le désordre, exprimer des pensées correctement formées et ressentir la force de faire face à sa situation ?

[1] Dans ses Réflexions sur l’exil, et autre essais, E. W. Saïd distingue l’exilé comme celui qui connait une expérience morale et esthétique et le réfugié en tant que catégorie institutionnelle (2008 : 250). Le terme d’exilé est préféré ici dans la mesure où l’intention de ce texte est de qualifier l’expérience sociale quotidienne des personnes en situation d’exil. La catégorie de réfugié, quant à elle, a tendance à traduire une « fiction juridique » (Valluy, 2004) dans le contexte français de « fin du droit d’asile par sa réduction à des chiffres insignifiants. » (Agier, 2011 : 40). Enfin, le choix d’une écriture non inclusive est poussé par le fait de n’avoir pu échanger qu’avec des hommes.

[2] Le recours à l’empirique est réel et important bien que ces matériaux ne sont aucunement considérés comme des preuves. Ils sont plutôt une manière d’incarner quelques idées théoriques et de figurer un monde plausible. Ainsi, l’essentiel de notre intention est d’examiner le vécu des exilés et de le soumettre à une réflexion philosophique et critique. L’orientation critique suit l’idée du « sujet exilé » comme « sujet politique », en dépit de toute l’expérience de subjectivation et de réification qu’il pourrait vivre. Il s’agit de relater cette expérience vécue et d’en découvrir certaines implications politiques. Cette posture critique a été plus largement débattue dans une publication antérieure (Huët, 2017).

[3] D’un point de vue philosophique, il s’agit de se rapporter au « monde de la vie » de l’exilé. Le lecteur trouvera dans le texte de S. Haber (2013) une clarification conceptuelle du « monde de la vie » et une discussion sur sa pertinence sociale et politique.

[4] Ce texte s’inscrit dans la filiation du projet d’A. Galitzine-Loumpet (2016) lorsqu’elle examine les actes de résistance ordinaire des exilés basés dans la jungle de Calais.

[5] Comme A. Galitzine-Loumpet, on citera ces nombreux médias ou panneaux publics qui usent régulièrement du vocabulaire de l’invasion et de la guerre et, plus encore, des dispositifs spécifiques d’éloignement et de suspicion. Pour l’auteure, cette « accumulation insularise chaque exilé ».

[6] Ce constat général d’une invisibilisation subie doit toutefois être nuancé par la structuration politique des exilés, visible notamment lors de l’organisation de manifestations. Voir notamment l’appel à la mobilisation lancé par des exilés soudanais en soutien aux étudiants darfouris de l’université soudanaise de Bakht al-Rida expulsés et torturés relayé par le Collectif La Chapelle Debout sur sa page Facebook : « La révolution est le choix du peuple », Facebook [en ligne], 13 août 2017, https://www.facebook.com/CollectifLaChapelleDebout/ (consulté le 13 août 2017).

[7] Nous faisons référence ici notamment à la polémique autour d’un exercice dans un livre de mathématiques de lycée aux Éditions Nathan qui propose aux élèves de calculer le nombre « de migrants fuyant la guerre [et qui] atteignent une île en Méditerranée. La première semaine, il en arrive 100. Puis chaque semaine, le nombre de nouveaux arrivants augmente de 10 % ».

[8] Dans un ouvrage sur « l’aliénation », S. Haber s’attache à décrire les formes multiples que pourrait prendre l’aliénation. Il développe notamment l’aliénation subjective qui, en certains cas, se traduit par une défamiliarisation de son rapport ordinaire à soi, aux autres et au monde.

[9] Initiales respectives de Centre d’Accueil et d’Orientation, Centre d’Accueil pour Demandeurs d’Asile et Programme d’Accueil et d’Hébergement pour les Demandeurs d’Asile.

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