Marxismes français d'après-guerreSociété/Politiqueune

Immanence et transcendance dans le marxisme

Print Friendly, PDF & Email

Retour sur le débat entre Sartre, Lefort et Merleau-Ponty

Conall Cash (Cornell University, Department of Romance Studies)

Résumé

Entre 1952 et 1954, Jean-Paul Sartre écrit une série de textes en soutien au Parti Communiste français, où il défend une thèse selon laquelle la classe ouvrière a besoin d’une force extérieure et transcendante à elle-même pour la fonder comme sujet collectif. En réponse à ces propos, Claude Lefort défend une thèse selon laquelle le marxisme n’est que l’expression immanente de la conscience pratique et réflexive des ouvriers eux-mêmes, qui n’ont pas besoin d’une force externe pour les unifier ou pour leur faire communiquer leurs propres pensées et demandes. En 1955, Maurice Merleau-Ponty revient sur les questions posées dans ce débat dans le contexte d’une réflexion critique sur l’histoire du marxisme et de la pensée dialectique. La reconstruction que fait Merleau-Ponty de la notion lukácsienne de la praxis offre une voie dialectique au-delà de l’opposition entre les positions de Sartre et de Lefort sur le processus du développement de la conscience révolutionnaire.

Mots-clés

Sartre, Merleau-Ponty, Claude Lefort, Marxisme, immanence, transcendance, praxis

Introduction

Les textes politiques de Jean-Paul Sartre à l’époque de son rapprochement avec le Parti Communiste Français (PCF) au début des années 1950 – les articles qui sont parus dans Les Temps Modernes entre 1952 et 1954 sous le titre Les communistes et la paix, et la Réponse à Claude Lefort de 1953 – sont souvent reconnus comme faisant partie de ses écrits les plus problématiques, et comme une démonstration des difficultés qui accompagnent l’effort d’actualiser une philosophie de la liberté humaine dans un contexte politique[1]. Les deux critiques contemporaines les plus importantes de ces écrits – celle de Claude Lefort d’avril 1953, qui a provoqué la Réponse de Sartre, et celle de Maurice Merleau-Ponty, dans Les aventures de la dialectique de 1955 – ont considéré que les arguments développés dans ces textes avaient profondément mobilisé toute la philosophie sartrienne, surtout en raison de l’accent qu’ils mettent sur l’acte politique comme un acte de transcendance. Pour ces critiques de Sartre, il existe une complémentarité troublante entre la conception négative de la liberté dans L’être et le néant et la notion du parti révolutionnaire comme force transcendante et extérieure à la vie des individus chez le Sartre politique.

Notre étude tâchera de suivre ce débat par rapport aux oppositions conceptuelles, qui continuent à apparaître de nos jours, entre immanence et transcendance, spontanéité et représentation politique. On essayera d’ouvrir la voie à une relecture de ce débat autour des textes de Jean-Paul Sartre, non pour prendre parti en faveur d’une position contre l’autre, mais pour considérer toutes ses positions comme des expressions d’un moment de la pensée marxiste qui continue en vain à chercher son vrai dépassement dans la réalité historique, et qui mérite ainsi un travail philosophique pour le comprendre et pour le déterminer.

I. Jean-Paul Sartre et les communistes

Le but immédiat du texte Les communistes et la paix est de comprendre les causes de l’absence de soutien ouvrier pour deux actions communistes en 1952 : une manifestation du PCF contre l’arrivée en France du General Ridgway de l’armée américaine le 28 mai ; et une grève appelée par la CGT le 4 juin. En particulier, Jean-Paul Sartre répond avec sévérité contre ce qu’il considère comme un anti-communisme à la fois de droite et de gauche, qui affirme que la classe ouvrière avait rejeté le PCF, sa politique et sa direction, par son inaction à ces deux occasions. Pour Jean-Paul Sartre, en revanche, cette inaction politique doit être regardée comme l’inaction de la masse individualisée des ouvriers, qui ne constitue pas la classe au vrai sens du mot. L’inaction des ouvriers comme classe, comme sujet collectif, à ce moment-là, ne démontre pas un refus de la politique du PCF, mais la rentrée des ouvriers dans leur état de masse individualisée et opprimée, qui est l’état immédiatement donné aux ouvriers dans la société capitaliste.

En suivant cette analyse des causes de l’inaction ouvrière, Jean-Paul Sartre conclut que, loin de démontrer l’échec d’une politique « stalinienne » et autoritaire du PCF, elle démontre plutôt la nécessité d’un parti « transcendant » qui a la capacité de réunir cette masse en forme de classe. Avant l’arrivée du parti comme force d’organisation, la classe n’a pas d’existence propre : « les masses n’exigent rien du tout, car elles ne sont que la dispersion »[2]. En souffrant sous les conditions de la société bourgeoise qui les individualisent et les séparent de la solidarité collective, les ouvriers ont besoin d’une force qui transcende leur expérience isolée et leur donne une unité. L’ouvrier isolé n’a pas la capacité de passer de manière immanente ou organique de son expérience au travail à une prise de conscience du pouvoir ouvrier, parce que l’expérience du prolétaire est une expérience de réification et de passivité. « Comment la passivité imaginerait-elle l’activité ? », demande Jean-Paul Sartre[3].

En raison de cette souffrance et de cet isolement absolu de l’ouvrier, sa propre existence est consacrée uniquement à la survie. L’acte de se déclarer révolutionnaire constitue une transformation totale, un rejet de la condition d’ouvrier, par « une action ingrate et pénible, en dépassant la fatigue, la faim, en mourant pour renaître »[4]. L’entrée des masses sur la scène politique peut arriver uniquement comme un « impératif » qui « s’impose à chaque individu »[5], qui pousse l’individu au-delà de sa souffrance vécue. « Le parti, d’où qu’il vient, tire sa légitimité de ce qu’il répond d’abord à un besoin »[6]. Le besoin muet des ouvriers se fait reconnaître non pas par un processus immanent de leur vie sociale, mais par le parti qui agit comme « autorité ». Il en est ainsi parce que la condition des ouvriers ne leur permet pas de combattre pour eux-mêmes sans l’acceptation par chacun d’entre eux d’une autorité qui leur donne une unité en les poussant au-delà de l’immédiateté de l’isolement et de la souffrance. La naissance de la conscience de classe ouvrière provient donc d’une force transcendante par rapport aux ouvriers eux-mêmes : elle provient du parti révolutionnaire.

On peut remarquer dans cet argument une sorte de reductio ad absurdum d’une défense instrumentaliste du parti, où la certitude de la légitimité d’une politique communiste comme forme d’organisation du mouvement ouvrier fait croire que n’importe quel évènement actuel constitue une justification de cette politique : même l’échec du parti devient la justification des actions du parti. Cet éloignement de la politique communiste d’une philosophie marxiste, où les fins politiques sont liées d’une manière dialectique aux moyens de leur réalisation, sera critiqué par Maurice Merleau-Ponty sous le nom d’« ultra-bolchévisme »[7]. Pour Claude Lefort, elle ne constitue rien d’autre qu’un « détour par une théorie de la conscience transcendantale pour justifier le stalinisme »[8]. Dans tout le débat qu’on essayera de suivre ici, les mêmes oppositions réapparaissent : entre immanence et transcendance, entre spontanéisme de classe et substitutionnisme du parti[9]. Au lieu d’entrer dans ce cercle polémique en choisissant un côté ou l’autre de ces oppositions comme l’expression d’une vraie politique marxiste, on examinera ce que révèle l’intransigeance de ces contradictions dans ce débat sur les fondations philosophiques du marxisme, en considérant s’il serait possible d’énoncer une forme de politique capable de les dépasser.

II. Le débat avec Claude Lefort

Depuis « Matérialisme et révolution », un texte de 1946 qui critique le matérialisme – ce qui inclut le matérialisme marxiste – au nom de la liberté propre à l’action révolutionnaire, Jean-Paul Sartre pose la question de la révolution comme acte transcendant[10]. Il entre ici dans un des problèmes théoriques les plus intransigeants pour le marxisme, celui qui se pose entre la détermination et la liberté. Si le marxisme se justifie en étant l’expression et la clarification en théorie d’un communisme qui est « le mouvement réel qui abolit l’état actuel »[11], est-ce que cela veut dire que le marxisme existe purement au niveau de la description d’un mouvement nécessaire, mécanique et immanent à l’histoire ? Si le marxisme est « vrai » dans ce sens, il est aussi superflu. Dans le texte de 1946, Jean-Paul Sartre démontre que le matérialisme rejoint nécessairement la métaphysique, même – ou surtout – en la rejetant :

Lorsque le matérialiste se prétend certain de ses principes, son assurance ne lui peut venir que d’intuitions ou de raisonnements a priori, c’est-à-dire de ces spéculations mêmes qu’il condamne. Je comprends maintenant que le matérialisme est une métaphysique dissimulée sous un positivisme ; mais c’est une métaphysique qui se détruit elle-même car, en sapant par principe la métaphysique, elle ôte tout fondement à ses propres affirmations.[12]

Le matérialisme est incapable de penser la transcendance qui est fondamentale à la liberté, et qui nécessite, selon Jean-Paul Sartre, la « possibilité de décoller d’une situation pour prendre un point de vue sur elle (point de vue qui n’est pas connaissance pure mais indissolublement compréhension et action) »[13]. Un matérialisme rend impossible cet acte de décoller qui donne naissance à « la conscience de classe révolutionnaire »[14]. Donc Jean-Paul Sartre constate que la théorie révolutionnaire doit dépasser le matérialisme – premièrement parce que le matérialisme n’est pas cohérent comme philosophie, et deuxièmement parce qu’il est incapable de comprendre le processus de transcendance qui est celui de la révolution.

En 1952-1954, Jean-Paul Sartre développe une argumentation similaire concernant la nécessité de la transcendance pour la révolution et la prise de conscience des sujets opprimés, mais ici c’est la force transcendante du parti qui donne à la classe la capacité de se décoller de sa situation actuelle. Pour Jean-Paul Sartre, il y a un lien philosophique entre l’anti-communisme du gouvernement et de la presse bourgeoise, l’anti-communisme de l’extrême-gauche, et la pensée objectiviste ou sociologisante : ce lien concerne leur manière de considérer la classe ouvrière comme une « chose » qui peut être décrite objectivement, sans aucun écart entre ses déterminations objectives et son expérience subjective. Si la sociologie produit une définition de la classe comme un produit du processus de production qui est fixé par ces déterminations, et si la politique bourgeoise définit la classe dans son état de masse individualisée, l’extrême-gauche aussi réduit la classe ouvrière à une chose : cette chose est le vrai esprit de la classe, dont l’essence est possédée par les théoriciens et militants gauchistes, et non par les ouvriers actuels dans leur action. Jean-Paul Sartre condamne avec férocité ce qu’il considère comme le caractère abstrait de cette extrême-gauche éloignée de la réalité des ouvriers :

L’idée trotskyste demeurerait une pure abstraction sans vie, un imprévu idéaliste – puisqu’elle ne produit pas d’effets par elle-même, puisqu’elle montre un chemin dont elle sait qu’il ne sera pas suivi – si les masses, par leur action et par leurs exigences, ne se chargeaient de donner à ces purs concepts subjectifs un commencement de réalisation. Non que l’idée agisse sur elles : il y a harmonie préétablie ; le trotskyste décide que son discours est l’expression verbale de la spontanéité collective. Il est d’un côté, le prolétariat de l’autre : jamais ils ne s’adressent la parole mais entre le système intellectuel du premier et l’élan qui entraîne le second à dépasser sa condition misérable, un accord profond et tacite s’établit virtuellement par-dessus la tête du militant communiste qui se contente, lui, de parler vraiment aux ouvriers et de diriger pour de vrai leur mouvement.[15]

Toute la philosophie sartrienne de la liberté est consacrée au refus d’un tel état de « chose » de l’être humain. La véritable « spontanéité collective » affirmée par une gauche anti-stalinienne comme expression du vrai esprit révolutionnaire n’est, pour Jean-Paul Sartre, qu’une fétichisation du prolétariat comme esprit éternel qui ne correspond pas à l’actualité de la classe ouvrière. La conception de la spontanéité prolétarienne exprime un mouvement organique et immanent, dont Jean-Paul Sartre se moque en parlant d’un développement « qui nous conduira insensiblement du prolétariat-graine au prolétariat-fleur, au prolétariat-fruit »[16]. En réponse à Claude Lefort, qui l’accuse d’un « empirisme en politique »[17] justifiant le PCF comme expression du mouvement prolétarien pour la simple raison qu’il est l’organisation la plus soutenue au moment présent par la classe ouvrière, Jean-Paul Sartre constate en revanche qu’une théorie qui met tout l’accent sur le développement immanent et spontané de la conscience des ouvriers produit, elle, une politique qui accepte passivement les choses telles qu’elles sont.

Jean-Paul Sartre accuse Claude Lefort d’un « quiétisme »[18], d’une « inaction militante »[19] et aussi d’un « économisme » engelsien qui « réduit le conflit interhumain à n’être qu’une expression symbolique des contradictions de l’économie »[20]. Ce qu’il appelle « l’immanentisme de classe » chez Claude Lefort évite tout sens de conflit et de lutte politique, en « transform[ant] l’histoire sanglante et brisée de la lutte des classes en un évolutionnisme solipsiste »[21]. Ainsi donc, la défense d’un pur spontanéisme des prolétaires en opposition à toute forme de représentation politique n’est pas une vraie défense des luttes prolétariennes, mais un fatalisme qui, en refusant le moment de décision politique, refuse finalement le projet de révolution tout court.

On arrive alors à une opposition apparemment insoluble. Jean-Paul Sartre, philosophe de la transcendance, condamne ce qu’il considère comme une théorie qui ignore le présent et la question de la lutte politique en affirmant une idée quasi-religieuse du prolétariat qui, grâce à sa propre expérience, tend dans son esprit à dépasser le capitalisme et les sociétés de classe – une théorie qui se défend même dans un contexte où cet esprit immanent du prolétariat n’est nulle part visible. Claude Lefort, penseur de l’immanence prolétarienne, condamne ce qu’il considère être une philosophie qui défend un marxisme instrumentaliste, ce dernier étant dès lors considéré comme juste simplement parce qu’il est là où « il suffit qu’il procède directement du bolchevisme pour qu’il en soit le parfait continuateur »[22], et qui se trouve défendu même s’il perd toute connexion avec les principes de l’autodétermination, la démocratie et le dépassement de l’aliénation.

On voit que Claude Lefort, armé d’une tradition marxiste anti-autoritaire et orientée vers la praxis ouvrière, effectue une critique profonde de la logique de cette politique sartrienne. On pourrait même dire que la fixité de l’opposition entre l’être-en-soi et l’être-pour-soi, dès L’être et le néant, rend la pensée de Jean-Paul Sartre incapable de théoriser une action humaine qui construirait l’histoire en s’autodéterminant. Cette question reste centrale dans la Critique de la raison dialectique, où Jean-Paul Sartre présente le concept du pratico-inerte pour penser le résidu des actes de praxis dans la fabrication de l’histoire[23]. Pour certains critiques de cet ouvrage, comme Istvan Mészaros ou Perry Anderson, Jean-Paul Sartre reste incapable de réaliser son but, qui est d’expliquer l’histoire comme un processus singulier, en même temps qu’il pense l’objectivité comme pratico-inerte, c’est-à-dire comme quelque chose d’extérieur à l’activité humaine :

La connotation de « pratico-inerte », c’est précisément celle d’une masse brute, faite au hasard, étrangère aux acteurs humains. Le problème c’est, comment cette masse a-t-elle une structure rigoureuse – les lois d’une grammaire, ou, plus fondamentalement, les relations de production ?[24]

L’analyse que fait Claude Lefort du texte de 1952, qui critique l’incapacité de Jean-Paul Sartre à se rapprocher de la théorie marxiste au même moment où il défend vigoureusement la politique du Parti Communiste, a donc une certaine justesse, même par rapport aux œuvres ultérieures de Jean-Paul Sartre. Mais les problèmes dans la pensée de Claude Lefort identifiés par Jean-Paul Sartre concernant le processus de la prise de conscience révolutionnaire ne sont pas négligeables. En défendant la centralité de l’expérience prolétarienne, Claude Lefort écrit que « la question primordiale [est] celle de clarifier cette expérience et de l’aider à se développer, non de chercher à remplacer le parti actuel par un autre parti qui, imposé du dehors, aurait nécessairement les mêmes traits »[25]. Il paraît difficile d’éviter une certaine ambiguïté dans cette notion de clarification : quelle est la position de celui qui clarifie l’expérience prolétarienne ? Comment clarifie-t-il cette expérience à elle-même ? S’il reste un écart entre l’expérience prolétarienne et la pensée qui clarifie le sens de cette expérience pour ceux qui la vivent, la question de la représentation politique reste active[26]. Mais le marxisme est-il capable de résoudre cette opposition entre expérience et représentation, immanence et transcendance ?

III. Maurice Merleau-Ponty contre « l’ultra-bolchévisme »

C’est cette question que Maurice Merleau-Ponty se pose dans Les aventures de la dialectique, ouvrage qui reconstruit des moments importants de l’histoire de la pensée marxiste pour finir en se confrontant à l’« ultra-bolchevisme » du Sartre de 1952-1954, comme ultime exemple d’un marxisme qui s’est éloigné de la dialectique comme forme de relation entre théorie et praxis, et qui est défendu en l’absence de référence aux principes fondamentaux du marxisme. Mais pour Maurice Merleau-Ponty, au contraire de Claude Lefort, la critique de ces textes de Jean-Paul Sartre ne s’énonce pas du point de vue d’un vrai marxisme non complice des erreurs sartriennes. Au lieu de cela, Maurice Merleau-Ponty prend ces écrits de Jean-Paul Sartre comme l’occasion de faire le bilan de la « philosophie de l’histoire » que le marxisme avait promis de réaliser.

En 1947, Maurice Merleau-Ponty avait posé la question de la violence révolutionnaire et de savoir si elle était justifiée en étant la défense nécessaire d’un processus définitif et unilinéaire de l’histoire : la question actuellement ouverte était de savoir « si la violence est là-bas la maladie infantile d’une nouvelle histoire, ou seulement un épisode de l’histoire immuable »[27]. En 1955, l’incapacité des défenses du communisme – dont l’exemple extrême est celui de Jean-Paul Sartre – de se fonder sur des bases propres à une dialectique de l’histoire comme processus subjectif-objectif, révèle l’échec du pari sur le marxisme comme expression du vrai mouvement de l’histoire vers le dépassement de l’aliénation.

Maurice Merleau-Ponty reprend la question des oppositions ou antinomies qu’on a déjà évoquée, dès les premiers chapitres des Aventures de la dialectique. Dans sa critique de Jean-Paul Sartre, il montre le lien entre l’accent sartrien sur la souffrance des ouvriers et la politique autoritaire qui s’ensuit :

La vérité d’une société, écrit Maurice Merleau-Ponty en résumant la position de Jean-Paul Sartre, c’est ce que voit le plus défavorisé. Non son sort, non son rôle dans la production, et encore moins son action : son regard, seule expression d’un besoin pur, sans main ni puissance. Les relations entre personnes cessent d’être médiatisées par des choses, elles sont immédiatement lisibles dans l’accusation d’un regard.[28]

Ce qu’argumente Maurice Merleau-Ponty, c’est que par le même geste qui définit la vérité incarnée par le prolétariat comme un regard pur et passif, Jean-Paul Sartre sépare sa pensée de toute forme de médiation, en la remplaçant par une « action pure », qui agit par une sorte de fidélité à la demande muette de ce regard. À ce moment, l’action pure du parti ne répond à personne, à cause de cette séparation absolue entre l’expérience muette de l’immédiateté ouvrière et l’action qui lui répond. Elles sont liées uniquement par ce regard qui est la « seule expression d’un besoin pur ». La défense la plus absolue des opprimés devient également le refus de leurs voix, le refus d’un lien entre l’expérience et la représentation du sens de cette expérience.

Comment résoudre ce dilemme entre des positions spontanéistes et décisionnistes ?  Précédemment dans son livre, Maurice Merleau-Ponty évoque dans le marxisme une perspective qui reste pertinente. Ce dilemme, remarque-t-il, reste indépassable au niveau de la théorie pure : « Pour la conscience théorique, il n’y a pas de milieu entre la consultation démocratique des prolétaires qui réduit la praxis prolétarienne à leurs pensées et à leurs sentiments du moment et s’en remet à la “spontanéité des masses”, et le cynisme bureaucratique qui substitue au prolétariat existant l’idée que le théoricien s’en fait »[29]. Au lieu de ces positions opposées qui apparaissent incapables de résoudre le problème, Maurice Merleau-Ponty reprend une thèse marxiste fondamentale, en écrivant qu’« il y a un dépassement du dilemme dans la pratique, parce que la praxis n’est pas assujettie au postulat de la conscience théorique, à la rivalité des consciences. La philosophie de la praxis prend pour thème, non pas des consciences enfermées dans leur immanence natale, mais des hommes qui s’expliquent l’un avec l’autre »[30].

Ici on voit un lien entre la « philosophie de la praxis », qu’évoque Maurice Merleau-Ponty par sa lecture de Georg Lukács, et la conception merleau-pontienne de l’intermonde, qu’il reprend dans sa critique de ce que Jean-Paul Sartre présente comme une obscurité du monde social. « Ce qu’on appelle prise de conscience ou révolution, écrit Maurice Merleau-Ponty, est cet avènement d’un intermonde »[31]. Si chez le Sartre des Communistes et la paix il y a un écart absolu entre expérience directe et symbolisation – ce dernier en arrivant uniquement de l’extérieur, par la force du parti – la notion merleau-pontienne de l’intermonde propose que ce sont les acteurs vivants eux-mêmes qui créent et vivent en relation avec leurs propres symboles (avec le langage, notamment), comme une expression et une historicisation de leur propre expérience. On ne peut pas l’explorer en détail ici, mais c’est avec cette conception de la praxis comme intermonde que Maurice Merleau-Ponty indique la manière par laquelle une politique marxiste est (ou était) capable de passer au-delà de la dualité entre les masses telles qu’elles sont et l’idée présente dans la théorie révolutionnaire de leur rôle historique. En reprenant la distinction lukácsienne entre la conscience attribuée à la classe ouvrière et les consciences réelles des membres individuels de cette classe à un moment donné de son histoire, Maurice Merleau-Ponty décrit la communication continue entre la classe qui s’organise en conseils et le parti révolutionnaire comme un processus sans garantie et sans vérité statique. Ce processus donne naissance à une nouvelle forme de vérité :

La vérité du marxisme n’est pas celle qu’on prête aux sciences de la nature, la ressemblance d’une idée et d’un idéat extérieur ; elle est plutôt non-fausseté, le maximum de garantie contre l’erreur que des hommes puissent demander et procurer. (…) On dira donc ici qu’il y a vérité quand il n’y a pas désaccord des théoriciens et des prolétaires. La vérité est donc elle-même conçue comme un processus de vérification indéfinie.[32]

Si Maurice Merleau-Ponty évoque ici la capacité la plus élevée d’une politique marxiste, il conclut en considérant que l’histoire réelle du communisme après 1917 nécessite une critique fondamentale de l’idée que la praxis prolétarienne peut constituer ce que Karl Marx appelait « l’énigme résolue de l’histoire »[33]. En revanche, Maurice Merleau-Ponty déclare en conclusion, « la critique qui dénonce les tares du capitalisme doit être dégagée de tout compromis avec un absolu de la négation »[34]. Ce qui est impliqué dans cette critique de l’idée que le communisme constitue l’émergence de la vraie histoire humaine où la société devient transparente à elle-même, c’est le devoir de considérer les luttes actuelles indépendamment de cette conception qu’on pourrait appeler téléologique de l’histoire, mais sans pour autant abandonner une perspective critique sur le capitalisme. Ceci demande un retour des extases de la pensée révolutionnaire à une certaine épaisseur d’un présent sans fenêtres sur l’avenir comme processus en développement immanent : « l’échec du marxisme serait l’échec de la philosophie de l’histoire »[35].

Conclusion

Cette conclusion de Maurice Merleau-Ponty constitue-t-elle une critique définitive du marxisme et de la possibilité d’un dépassement historique des oppositions qui étaient évoquées dans tout ce débat ? Pour un historien des idées comme Warren Breckman, l’évocation merleau-pontienne de l’intermonde symbolique comme milieu indépassable de la politique ouvre la voie au post-marxisme qui s’éloigne de la priorité des questions de relations de production pour penser plus largement la « démocratie radicale »[36]. Pour Maurice Merleau-Ponty lui-même, les idées acquises par le marxisme restent indépassables, au moment même où sa perspective ultime cesse d’être crédible.

La praxis comme action communicative qui tend dans la direction d’une prise de contrôle pratique par les producteurs du monde social garde son importance comme médiation des antinomies ici évoquées de l’immanent et du transcendant, de la spontanéité et de la représentation ; mais cette médiation ne constitue pas un « absolu de la négation » qui donnerait naissance pour la première fois à la vraie histoire humaine. Le défi annoncé par Maurice Merleau-Ponty est de déterminer un marxisme qui viendra après l’échec de la philosophie de l’histoire qu’il a déclaré ; et les contributions suivantes à la théorie marxiste seront obligées d’y répondre[37].


[1] Voir par exemple Mark Poster, Existential Marxism in Postwar France: Sartre to Althusser, Princeton, Princeton University Press, 1975, p. 161-173.

[2] Jean-Paul Sartre, « Les communistes et la paix », in Situations VI : Problèmes du marxisme 1, Paris, Gallimard, 1964, p. 248.

[3] Ibid., p. 247.

[4] Ibid.

[5] Ibid.

[6] Ibid., p. 248.

[7] Maurice Merleau-Ponty, « Sartre et l’ultra-bolchevisme », in Les aventures de la dialectique, Paris, Gallimard, 1955.

[8] Claude Lefort, « Le marxisme et Sartre », in Éléments d’une critique de la bureaucratie, Genève, Librairie Droz, 1971, p. 61.

[9] Ce terme de Léon Trotsky, « substitutionnisme », fait référence à l’idée que le parti révolutionnaire devient, dans un contexte historique particulier, non pas l’expression d’un mouvement ouvrier, mais le substitut de ce mouvement. Voir Tony Cliff, « Trotsky on Substitutionism », International Socialism, no 2, automne 1960, p. 14-17 et p. 22-26.

[10] Jean-Paul Sartre, « Matérialisme et révolution », in Situations III : Lendemains de guerre, Paris, Gallimard, 1949, p. 135-225.

[11] Karl Marx et Friedrich Engels, L’idéologie allemande, Paris, Les Éditions Sociales, 1968, p. 64.

[12] Jean-Paul Sartre, « Matérialisme et révolution », art. cit., p. 140.

[13] Ibid., p. 194.

[14] Ibid., p. 195.

[15] Ibid., p. 231-232.

[16] Jean-Paul Sartre, « Réponse à Claude Lefort », in Situations VII : Problèmes du marxisme 2, Paris, Gallimard, 1965, p. 68.

[17] Claude Lefort, « Sartre et le marxisme », art. cit., p. 79.

[18] Ibid., p. 93.

[19] Ibid., p. 92.

[20] Ibid., p. 15.

[21] Ibid., p. 90.

[22] Ibid., p. 78.

[23] Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, Tome I : Théorie des ensembles pratiques, Paris, Gallimard, 1960, p. 138.

[24] Entretien avec Sartre, « Itinerary of a Thought », New Left Review, no 58, novembre-décembre 1969, p. 59 (la phrase citée est une question des intervieweurs de la revue, dont Anderson était rédacteur à l’époque, traduite par moi-même). Voir aussi Perry Anderson, Arguments Within English Marxism, Londres, New Left Books, 1980, p. 51-53 ; et Istvan Mészaros, The Work of Sartre: Search for Freedom and the Challenge of History, New York, Monthly Review Press, 2012, p. 247-250.

[25] Claude Lefort, « Sartre et le marxisme », art. cit., p. 78.

[26] On peut reconnaitre que ce problème de la spontanéité et de la représentation est présent aussi dans le texte théorique le plus connu de Claude Lefort de cette époque, « L’expérience prolétarienne ».

[27] Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur : Essai sur le problème communiste, Paris, Gallimard, 1947, p. 117.

[28] Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, op. cit., p. 159.

[29] Ibid., p. 55

[30] Ibid.

[31] Ibid., p. 148.

[32] Ibid., p. 58.

[33] Karl Marx, « Manuscrits économico-philosophiques de 1844 », traduits présentés et annotés par Franck Fischbach, Paris, Vrin, 2007, p. 146.

[34] Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, op. cit., p. 235.

[35] Ibid.

[36] Warren Breckman, Adventures of the Symbolic: Post-Marxism and Radical Democracy, New York, Columbia University Press, 2013. Traduction par moi-même.

[37] Mes remerciements à Richard LeBlanc et à Marie Lafeuille pour leur aide dans la rédaction de ce texte en français.

Leave a reply

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Next Article:

0 %