Esthétique

JR ou l’art des clichés

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© Image publiée avec l’aimable autorisation de l’artiste – JR, Portrait d’une génération, collage grand format sur la cité des Bosquet, Montfermeil (93), 2004.

En 2006, la série Portrait d’une génération est reprise par l’artiste qui propose alors un dispositif différent. Entre temps, ont en effet eu lieu les « émeutes des banlieues » que la population française a pu suivre chaque jour à travers les images diffusées dans les journaux. Des ombres, sorties à la nuit tombée, ont ainsi été photographiées et filmées par des journalistes qui, assimilés à l’ordre établi, pouvaient difficilement approcher et étaient donc astreints à récolter des images toutes un peu semblables : de cette période tumultueuse on retiendra ces fonds brumeux et rougeoyants de flammes, sur lesquels se détachent les silhouettes d’une jeunesse en crise, sans visage, apparemment incontrôlable et inabordable…

Or, c’est en réaction à ces événements et à ces images que JR décide de retourner à la rencontre de cette génération à vif afin d’en dresser le portrait. Armé de son appareil 28 millimètres, l’artiste prend le contrepied des journalistes en s’approchant au plus près de ces visages qu’il « shoote [8]» à quelques centimètres seulement. Lors de cette première phase du travail, JR demande à ses modèles (jeunes des banlieues de Montfermeil et Clichy-sous-Bois) de prendre des allures grimaçantes, parodiant les « clichés » dont ils sont la cible et qui façonnent leur identité : qu’ils tentent de s’y conformer ou d’y échapper, ces jeunes doivent en effet se construire en faisant avec les stéréotypes bien ancrés qui circulent à leur sujet… Les photos obtenues sont donc déformées par l’objectif utilisé et par la proximité de l’artiste avec ses modèles aux expressions caricaturales : airs moqueurs, provocateurs, sourcils froncés, yeux écarquillés, chaque mimique est ainsi accentuée par le point de vue particulier adopté par JR.

Finalement, ces images, comme le portrait de Ladj Ly précédemment évoqué, nous font sans cesse osciller entre deux visions contradictoires : haine feinte ou réelle ? Mauvais garçons ou bons acteurs ? Agresseurs ou victimes ? Opprimés ou oppresseurs ?

© Image publiée avec l’aimable autorisation de l’artiste – JR, Portrait d’une génération (Omar, Blaze, Byron), 2006.

Cependant, cette nouvelle série de clichés n’est pas exposée sur place comme en 2004, mais « délocalisée » ou « déterritorialisée[9] », puisque JR choisit cette fois-ci de coller ses photos au cœur de Paris, sur les murs des quartiers « bobos[10] » de la capitale. Le parti-pris d’exposer ces photos sans autorisation au centre de Paris est, de fait, hautement symbolique : ainsi, les visages d’une génération stigmatisée comme relevant de la « racaille » viennent-ils « envahir » la ville afin d’initier une confrontation entre deux mondes que tout semble séparer. Tout aussi symbolique d’ailleurs que le collage, l’enlèvement des affiches au karcher par les services de nettoyage forme une image également lourde de significations…

Par leur esthétique (choix du noir et blanc, cadrage très resserré, distorsions des figures…), leur format et leur sujet même (ces visages aux regards si pénétrants), les portraits exposés dans Paris ne manquent pas d’interpeller le citadin alors confronté à ses propres stéréotypes. Cependant, sans slogan ni message, les images de JR restent muettes et ouvertes à de multiples interprétations : il ne s’agit ni de diaboliser ni d’angéliser ces jeunes qui sont loin d’être aussi sages que des images, mais simplement de provoquer la rencontre, l’étonnement et peut-être susciter la réflexion…

© Image publiée avec l’aimable autorisation de l’artiste – JR, Portrait d’une génération, Paris, 20e, 2006.


© Image publiée avec l’aimable autorisation de l’artiste – JR, Portrait d’une génération, Paris, 11e, 2006.


© Image publiée avec l’aimable autorisation de l’artiste – JR, Portrait d’une génération, nettoyage de l’exposition au centre de Paris, 2006.



[8] Terme employé par l’artiste.

[9] Terme utilisé par Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie 2. Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, repris par Nathalie Heinich dans Le Triple jeu de l’art contemporain, Paris, Minuit, 1998, p. 99 pour évoquer les pratiques des artistes exposant hors des murs des institutions.

[10] Expression employée par l’artiste, cf. JR / 28 Millimeters, op. cit., p. 14.

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