La dialectique négative entre connaissance non réduite et critique sans réserve
La dialectique négative entre connaissance non réduite et critique sans réserve
Emmanuel Renault est professeur de philosophie sociale et politique à l’université Paris Nanterre. Ses recherches portent notamment sur Hegel, Marx et la théorie critique. Il a récemment publié : Reconnaissance, conflit, domination (Cnrs éditions, 2017), The Return of Work in Critical Theory (Columbia University Press, co-rédigé avec C. Dejours, J.-P. Deranty et N. Smith) et Marx and Critical Theory (Brill, 2018).
Résumé : Cet article se demande comment les fonctions de connaissance et de critique qui sont associées au concept de dialectique aussi bien chez Hegel que chez Marx s’articulent l’une à l’autre chez Adorno. Une première partie traite des déplacements du concept de dialectique de Hegel à Adorno en passant par Marx. Une deuxième partie considère les cas où l’idée de dialectique négative n’implique pas de critique de ses objets. Une troisième partie montre que c’est dans le cas de l’usage de ce qu’Adorno appelle des concepts emphatiques que la connaissance du non-identique implique également une critique de l’objet.
Mots-clefs : Hegel, Marx, Adorno, dialectique, connaissance, critique
Abstract : This article deals with the conceptions of knowledge and critique that are associated to the very notion of dialectics in Hegel as well as in Adorno. What is at stake is more precisely to analyze the ways in which they are associated with each other in the Adornian conception of a negative dialectics. The first section considers the transformation of the very idea of dialectics from Hegel to Marx and Adorno. The second section deals with the cases in which Adorno’s negative dialectics implies knowledge without criticism. The third section shows that it only as far as “emphatic concepts” are concerned that dialectical knowledge and dialectical criticism are closely interrelated.
Keywords : Hegel, Marx, Adorno, dialectics, knowledge, critique
Introduction
Au même titre que le concept d’aliénation, le concept de dialectique fait partie de ces concepts que Marx a contribué à ériger en concepts philosophiques majeurs en même temps qu’il a contribué à en attribuer la paternité à Hegel. D’où une difficulté à distinguer les acceptions spécifiquement marxiennes et hégéliennes du terme « dialectique », difficulté redoublée au sein des marxismes qui ont cherché ou bien à corriger la conception hégélienne de la dialectique à partir des critiques adressées par Marx à Hegel, et non à partir de Hegel lui-même, ou bien au contraire à remonter à Hegel pour mieux comprendre le sens de la dialectique marxienne. Dans l’une et l’autre de ces démarches, on présuppose à tort que c’est globalement en un même sens qu’il est question de dialectique chez l’un et l’autre[1]. L’un des intérêts de la Dialectique négative est de poser la question de la dialectique directement à partir de Hegel. L’objectif n’y est ni de corriger Hegel à partir de Marx ni d’approfondir Marx à partir de Hegel, mais de corriger Marx à partir de Hegel[2]. Un deuxième de ses intérêts est de distinguer rigoureusement deux acceptions distinctes du terme de dialectique qui, à partir de Marx, ont souvent été confondues : la dialectique en tant qu’étude des contradictions du savoir et la dialectique en tant qu’étude des contradictions de la réalité. Un troisième de ses intérêt tient au fait qu’Adorno s’est efforcé d’articuler rigoureusement deux fonctions distinctes de la pensée dialectique, qui, de nouveau à la suite de Marx, ont souvent été seulement juxtaposées : celles de la dialectique comme connaissance et comme critique du savoir et de la réalité. En quel sens et dans quelle mesure y est-il parvenu ?
L’objectif de cet article est d’analyser la manière dont la dialectique négative prétend être tout à la fois une forme de connaissance (non réduite) et une forme de critique (qui contribue à la transformer de dialectique positive en négative). Dans un premier temps, on retracera les déplacements du concept de dialectique de Hegel à Marx pour déterminer par contraste ce qui spécifie la manière adornienne de définir la dialectique. Dans un deuxième temps, on considérera la fonction cognitive de la dialectique négative, en précisant le sens du projet d’une connaissance non réduite. Dans un troisième temps, on expliquera en quoi la connaissance non réduite d’un objet peut consister non pas seulement une critique de la connaissance réduite de cet objet mais aussi en une critique de cet objet.
I. Les déplacements du concept de dialectique de Hegel à Adorno
Même s’il arrive parfois, rarement, que Hegel parle de la dialectique d’un objet, lorsque par exemple, dans l’Introduction de la Phénoménologie de l’esprit, il dépeint des expériences de la conscience comme des « dialectiques » dans lesquelles sont engagées les figures de la conscience[3], le sens technique du terme de dialectique est celui d’un moment du savoir spéculatif : le moment négativement rationnel qui procède à l’autocritique du savoir d’entendement et contribue ainsi à l’élever à un type de connaissance plus objective et concrète, spéculative ou positivement rationnel[4]. Le concept de dialectique est ainsi défini comme l’opérateur d’une critique du connaître subjectif et abstrait et comme l’instrument d’une connaissance de l’effectivité. Chez Marx, un premier déplacement du concept de dialectique consiste en ce que la dialectique n’est plus entendue seulement, ou principalement, au sens d’une dialectique du savoir mais aussi, et tout autant, au sens d’une dialectique du réel. Certes, le concept de dialectique est entendu au sens d’une dialectique du savoir lorsqu’il est question du « mode d’exposition » dialectique du Capital, dans la postface de ce même ouvrage. Mais lorsque Marx affirme, dans cette même postface, que la crise finale « fera entrer la dialectique dans les têtes[5] », il donne l’impression de considérer le processus au cours duquel un mode de production succombe à ses contradictions comme un processus dialectique. Quand, par ailleurs, l’introduction des Grundrisse évoque la « dialectique des concepts forces productives (moyens de production) et rapports de production[6] », Marx semble de nouveau évoquer une dialectique objective à l’œuvre dans l’histoire. Le concept de dialectique se dédouble ainsi en dialectique du savoir et en dialectique de la réalité[7]. Conjointement, il se voit chargé de nouvelles connotations critiques, puisque la dialectique devient l’opérateur de la critique du savoir autant que de la réalité socio-historique. D’une certaine manière, Marx conserve l’idée de dialectique comme autocritique du savoir d’entendement lorsqu’il définit sa critique de l’économique comme une « exposition critique[8] » des concepts de l’économie politique classique, et lorsqu’il cherche à résoudre les contradictions qui restent insolubles du point de vue de l’économie politique classique. Mais Marx semble en outre considérer que sa critique de l’économie politique est dialectique également parce qu’elle propose une théorie des contradictions auxquelles succomberont les sociétés capitalistes. C’est alors la connaissance des contradictions objectives, et non celles du savoir, qui produit l’effet critique, et cet effet ne porte plus sur seulement sur le savoir qui fait abstraction de ces contradictions ou les relativise, mais sur l’objet du savoir. Remarquons enfin que, chez Marx, la production de cette connaissance n’a plus pour opérateur principal, comme chez Hegel, l’analyse des contradictions du savoir, par l’intermédiaire d’une autocritique du savoir d’entendement transformée en analyse des contradictions de l’économie politique. L’analyse de la structure des concepts fondamentaux et des tendances structurelles se développe en effet dans le cadre d’une construction théorique relativement autonome par rapport à l’analyse des contradictions de l’économie politique, cette dernière étant elle-même développée de manière relativement indépendante de cette construction théorique dans ce qui était initialement conçu comme le quatrième volume du Capital, et qui est devenu les Théories sur la plus-value. Il en résulte que le moment de la critique et de la connaissance sont juxtaposés l’un à l’autre plus que véritablement imbriqués l’un dans l’autre comme chez Hegel.
On sait que Marx n’a en fait presque rien dit de la dialectique et il serait vain de chercher chez lui une théorie de la dialectique qui parviendrait à articuler les différentes dimensions cognitive et critique, subjective et objective, du concept de dialectique. Adorno est l’un de ceux qui a attiré l’attention sur ce point en suggérant que ce qui a empêché Marx d’aboutir à une conception assez déterminée de la dialectique est qu’il n’avait pas assez clairement perçu la différence entre les contradictions internes à la pensée (ou « contradictions sémantiques ») et les contradictions réelles (ou objectives). Qu’il ait hâtivement et confusément affirmé que l’idée de dialectique devait être entendue à la fois au sens d’une dialectique objective et d’une dialectique subjective, en dépit de son matérialisme qui aurait dû le conduire à souligner l’hétérogénéité des contradictions réelles et des contradictions pensées, tel est sans doute la signification de cette remarque de l’ « Introduction à La querelle du positivisme » : « Il se peut du reste que la possibilité de se défausser des contradictions objectives en les mettant sur le compte de la sémantique ne soit pas sans lien avec le fait que Marx le dialecticien n’avait pas de conception pleinement développée de la dialectique, avec laquelle il ne faisait que ‘‘flirter’’[9] ».
Que l’on puisse attribuer ou non attribuer à Marx une conception unifiée de la dialectique, il n’en demeure pas moins qu’il a été à l’origine des nouvelles connotations du concept de dialectique qui viennent d’être mentionnées : la dialectique n’est plus seulement celle du savoir et implique une critique qui n’est plus seulement celle du savoire. Il en résulte notamment que chez les auteurs qui lui ont succédé et qui ont pris au sérieux son intervention théorico-politique, comme notamment Adorno, le problème s’est posé de savoir ce qu’il convenait de retenir de cette multidimensionnalité subjective et objective, cognitive et critique de la dialectique, et comment articuler ce qu’on devait en retenir. Chez Adorno, comme chez Hegel, il semble que le concept de dialectique soit entendu principalement au sens de la dialectique du savoir, mais comme chez Marx, le concept se voit doté d’une fonction de critique de la réalité qu’il n’avait pas chez Hegel de sorte que l’articulation de la connaissance et de la critique doit être pensée du point de vue de la critique comme opérateur de connaissance aussi bien que du point de vue de la critique comme effet de connaissance.
Le concept de dialectique négative exprime d’une part un projet de connaissance « non réduite[10] » en tant que connaissance du « non-identique », d’autre part un projet de critique du savoir (en tant qu’il relève de la connaissance réduite produite par le penser identificatoire), et enfin un projet de critique de l’objet de ce savoir. C’est bien à partir de Hegel et non de Marx que ce projet doit être défini dans la mesure où c’est Hegel lui-même, comme le souligne Adorno, qui a souligné la co-implication de la critique de l’entendement (soumise au principe d’identité, telle la « philosophie de l’identité »[11]) et de la connaissance non unilatérale, ou « concrète[12] » de la réalité, cette critique étant l’opérateur de la production d’une connaissance supérieure à celle qui est critiquée. C’est également à partir de Hegel qu’il faut penser le rapport entre dialectique et contradiction objectives, en affirmant l’objectivité de la contradiction[13], tout en restant conscient que la contradiction « est une catégorie de la réflexion, la confrontation en pensée du concept et de la chose[14] ». Mais contrairement Hegel, et conformément à la thèse matérialiste, inspirée de Marx, de l’hétérogénéité du réel à la pensée, les contradictions du savoir ne doivent pas être conçues comme un moment à dépasser dans une connaissance identifiant plus parfaitement son objet, mais comme l’expression conceptuelle de ce qui dans l’objet est non-identique au concept. En outre, conformément à l’exigence marxienne d’une critique dialectique de la réalité, l’opérateur dialectique ne plus seulement avoir pour fonction de connaître la réalité mais aussi celle de critiquer la réalité. C’est en ce double sens d’une critique du dépassement positif des contradictions du savoir dans son rapport à son objet et d’un rejet de la connaissance positive plutôt que critique de la réalité, que la dialectique doit être dite négative. La dialectique négative se distingue en ce sens de la conception positive de la dialectique qui est propre à Hegel, tout autant que des conceptions scientistes de la dialectique qui s’étaient développées dans la troisième internationale et qui identifiaient « dialectique » et méthode de connaissance scientifique. On lit ainsi dans le cours Vorlesung über negative Dialektik:
Chez Hegel, la dialectique est positive. Rappel du moins fois moins égal plus. La négation de la négation doit être l’affirmation (…). 2) [Dans la dialectique négative] la dialectique devient ainsi critique, en de multiple sens : a) comme critique de la revendication d’identité du concept et de la chose ; b) comme critique de de l’hypostase de l’esprit qui réside dans cette prétention (critique de l’idéologie) : c) comme critique de la réalité antagoniste et tendant potentiellement à son anéantissement. Cette critique se dirige également contre le matérialisme dialectique pour autant qu’il se pose comme une science positive. Ainsi, dialectique négative = critique sans réserve de l’existant[15].
Cette énumération des fonctions critiques du concept de dialectique négative nous servira de guide dans ce qui suit. Parmi ces fonctions, les deux premières relèvent de la critique du savoir, la troisième de la critique de la réalité. La première renvoie à la critique du savoir en général, en tant qu’il est fondé sur le présupposé de l’identité du concept et de la chose. La deuxième renvoie à la critique d’une forme particulière de savoir : le savoir idéologique. Seule la troisième relève de la critique de la réalité. Comme chez Hegel, la critique dialectique du savoir n’a pas seulement pour objectif d’invalider le savoir affecté de contradictions, mais aussi de produire des effets de vérité ; la fonction critique de la dialectique n’est donc pas dissociable de sa fonction cognitive. Mais quel lien existe-t-il entre d’une part la fonction cognitive de la dialectique négative, qui relève du projet d’une connaissance non réduite, et d’autre part la « critique de la réalité antagoniste » ? Une réponse possible consiste à réduire la problématique de la connaissance non réduite à celle de la critique sociale, plus spécifiquement, à l’utopie qui est le revers positif de la critique sociale : le projet d’une connaissance non-réduite ne serait pour lui qu’une « utopie de connaissance[16] », au sens d’un modèle normatif des pratiques de connaissances qui seraient requises dans la société affranchie de la domination[17]. L’importance conférée par Adorno aux débats épistémologiques et la fonction critique qu’il a accordé à la connaissance dans ses écrits consacrés à la défense et à l’élaboration d’une théorie sociale critique, suffisent à écarter cette première réponse. Si donc l’idée de connaissance non réduite est porteuse d’enjeux épistémologiques qui relève d’une problématique relativement indépendante de celle de la critique sociale, on peut se demander si ces deux problématique sont toujours liées l’une à l’autre ? La dialectique négative doit-elle s’engager dans la critique de tous les objets qu’elle est susceptible de prendre pour objet de connaissance ? Ou bien au contraire l’imbrication de la connaissance et de la critique ne se justifie-t-elle que pour autant seulement que la société non-vraie, affectée de contradictions et les dissimulant idéologiquement, est prise pour objet ? Telles sont les questions auxquelles nous allons maintenant chercher à répondre.
II. La fonction épistémologique
Il n’est pas contestable que le concept de dialectique négative est porteur d’une redéfinition de l’objectivité de la connaissance ainsi que d’une revendication de la plus haute objectivité. Dans certains textes, comme dans l’article « Sujet-objet », cet objectif apparaît même comme l’objectif principal du projet d’une dialectique négative. Selon Adorno, la connaissance fondée sur la dialectique négative est plus objective que la pensée soumise au principe d’identité parce qu’elle ne se contente pas d’exprimer conceptuellement ce qui dans l’objet est identique aux concepts qui permettent de le saisir, mais qu’elle exprime également, dans le medium des concepts, ce qui n’est pas identique à ces concepts. C’est en ce sens, notamment qu’il est écrit dans l’article « Sujet et objet » que le primat de l’objet est une manière de corriger « la réduction subjective[18] », c’est-à-dire la réduction d’un objet aux concepts au moyen desquels nous pensons un objet.
Pour faire apparaître les enjeux épistémologiques les plus généraux de cette revendication d’objectivité supérieure, et pour trouver confirmation qu’ils ne se réduisent pas à une « utopie de la connaissance », on peut rappeler qu’Adorno présente sa définition de l’objectivité comme fondée sur une appropriation critique de la distinction kantienne du phénomène et de la chose en soi[19]. L’objet connu est pour Kant le phénomène, en tant qu’objet construit par le sujet de la connaissance, ou médiatisé par le sujet. Cet objet est distingué de la chose-en-soi, l’objet tel qu’il est en soi et non médiatisé par le sujet de la connaissance. Adorno admet que l’objet, en tant qu’existant indépendant du sujet (chose en soi), est autre chose que ce qu’il est pour le sujet de la connaissance (phénomène), mais là où Kant soulignait qu’il est impossible de connaître la chose en soi, c’est-à-dire ce qui dans l’objet est non identique à ce qu’on peut penser par l’intermédiaire de nos concepts de l’objet, Adorno exige d’élever ce moment de la non-identité également à la connaissance :
L’objet serait le non-identique, libéré des contraintes subjectives, et saisissables par l’auto-critique exercée sur celles-ci (…). Cette non-identité se rapprocherait beaucoup de la chose en soi de Kant, bien que celui-ci reste dans la perspective d’une coïncidence entre sujet et objet[20].
S’inspirant cette fois directement de Hegel, Adorno fait de la contradiction logique l’opérateur permettant d’exprimer dans des concepts ce qui dans l’objet est non-identique aux concepts à partir desquels nous pensons les objets. Si contradiction il y a, elle se trouve est entre d’une part les concepts à partir desquels nous pensons un objet, et d’autre part l’expérience, médiatisée par ces mêmes concepts, que nous faisons de ce même objet. Adorno part du principe que l’expérience d’un objet est plus riche que ce qui peut être exprimé au moyen des concepts de cet objet et que certaines dimensions de cette expérience ne peuvent être thématisées qu’au moyen de concepts qui seraient contradictoires avec les concepts de cet objet[21]. Il n’en reste pas moins vrai que les concepts de cet objet, et non ces concepts contradictoires, sont bien ceux à partir duquel cet objet doit être pensé, puisque ces objets sont ceux qui permettent d’exprimer la spécificité de cet objet. Il en résulte que l’usage de ces concepts est légitime mais qu’on ne peut formuler une connaissance non réduite de l’objet qu’à la condition que ces concepts ne servent pas seulement à exprimer positivement ce qui dans l’objet est identique à la manière dont ils sont conçus, mais aussi à exprimer, négativement, le non-identique. La contradiction est l’opérateur de cette expression conceptuelle du non-identique. Pour formaliser ce qu’Adorno a en vue, on pourrait dire qu’il est possible de donner une expression conceptuelle de telle ou telle caractéristique Y de l’expérience d’un objet X qui n’est pas pensable sous le concept Z de l’objet X, en disant que Y contredit Z, ou encore, que la connaissance de X est qu’il est Z mais aussi Y qui contredit Z. C’est en ce sens qu’Adorno affirme que l’opérateur de la contradiction est ce grâce à quoi non parvenons à déterminer conceptuellement le non-identique.
La contradiction est le non-identique sous l’aspect de l’identité ; le primat du principe de contradiction dans la dialectique mesure l’hétérogène au penser de l’unité. En se heurtant à sa limite, celui-ci se dépasse. La dialectique est la conscience rigoureuse de la non-identité[22].
Il ne s’agit pas de se contenter d’évoquer l’ensemble des concepts qui permettent de penser l’expérience d’un objet[23] mais de déterminer quel est le concept permettant de penser ce qui distingue cet objet d’autres objets, et ainsi de le penser dans sa spécificité. Mais il s’agit également de penser à partir à partir d’un tel concept spécifique ce qui est « plus que spécifique[24] », à savoir des spécificités de l’objet qui ne rentrent pas positivement sous son concept spécifique d’un objet. C’est en ce sens que l’opérateur de la contradiction est « l’expression du non-identique sous l’aspect de l’identité » : l’expression « du plus que spécifique », par l’intermédiaire de la contradiction du concept qui identifie le spécifique. Cette argumentation, présentée dès l’introduction de la Dialectique négative, est développée dans la deuxième partie :
[L’autoréflexion] est capable de percer à jour le principe d’identité, mais on ne peut penser sans identification, toute détermination est identification. Mais justement, la conscience se rapproche aussi de ce qui dans l’objet lui-même est en tant que non-identique : en lui donnant son emprunte, elle veut en recevoir une de lui. (…) Dialectique, la connaissance du non-identique l’est aussi en ce que c’est justement elle qui identifie davantage et autrement que le penser de l’identité. Elle veut dire ce que quelque chose est, alors que le penser de l’identité dit ce sous quoi quelque chose tombe, de quoi il constitue un exemplaire ou un représentant, donc ce qu’il n’est pas lui-même[25].
De cette brève explicitation du projet d’une connaissance non réduite en tant qu’expression conceptuelle du non-identique, tirons trois conclusions. Premièrement, le concept de dialectique négative est défini en référence à la contradiction comme opérateur logique, ce qui prouve que la dialectique est entendue, comme chez Hegel, en tant que dialectique du savoir, et non dialectique des objets, même si elle n’est pas une dialectique interne au savoir mais confrontant le savoir et l’expérience. Deuxièmement, le moment dialectique, celui de la contradiction, est tout à la fois le moment d’une critique du savoir intégralement au principe de l’identité du concept et de l’objet, et, comme chez Hegel, celui d’une plus grande objectivité. Troisièmement, dans ces conditions, on voit mal comment la dialectique négative, en cette prétention à l’objectivité, pourrait être conçue également comme dialectique négative au sens d’une « critique sans réserve de l’existant », comme dans la citation commentée à la fin de la première section de cet article ! Pour préciser la nature de cette difficulté, rappelons que la contradiction logique n’exprime pas dans le savoir le caractère contradictoire d’un objet mais une contradiction entre l’expérience d’un objet et le concept permettant d’identifier ses spécificités. Or, il n’y a aucune raison de penser qu’une telle contradiction devrait conduire à la critique de l’objet de cette expérience. Certes, l’expérience de l’objet peut aussi être l’expérience des contradictions de l’objet, au sens où c’est à la manière de contradictions que se présente le caractère « non réconcilié » de l’objet. Certains objets sont « pleins de contradiction[26] », mais pas tous.
L’idée d’une connaissance du non-identique, en tant que connaissance du plus que spécifique, s’applique à tous les objets, y compris des objets naturels dont on voit mal en quel sens la dialectique négative pourrait être une « critique sans réserve ». Aussi bien dans « Sujet-objet » que dans la Dialectique négative, Adorno n’hésite d’ailleurs pas à illustrer l’objectivité visée par son projet de connaissance non réduite en se référant aux sciences de la nature, en l’occurrence à la physique quantique :
Quelque chose d’incompatible avec la doctrine de la constitution de Kant parle en faveur de la primauté de l’objet : le fait que, dans les sciences modernes de la nature, la ratio va plus loin que les limites qu’elle s’est elle-même fixées, saisissant une bribe de ce qui ne coïncide pas avec ses catégories élaborées[27].
La physique quantique est l’exemple d’une connaissance du non-identique dans la mesure où elle affirme qu’un corpuscule a tout à la fois un comportement corpusculaire et ondulatoire, tout en reconnaissant que l’idée d’un comportement corpusculaire et ondulatoire est contradictoire. En ce sens, la physique quantique produit des connaissances dont l’objectivité supérieure tient à l’expression conceptuelle du non-identique ; mais elles n’impliquent aucune critique de leur objet.
III. Les concepts emphatiques et la critique de l’idéologie
Que la dialectique négative soit critique sans réserve de tout ce qui existe, cela ne peut être accepté qu’assorti d’une restriction : elle ne peut l’être que pour autant qu’un certain type d’objet est concerné. Quels sont donc ces objets ? La citation en question conduit à penser qu’il s’agit des objets sociaux. La référence à l’idéologie, occupant dans cette citation une place curieusement centrale dans l’énumération des fonctions critiques de la dialectique négative, ne renvoie-t-elle pas à un phénomène spécifiquement social ? De même, l’idée de « critique sans réserve de l’existant » n’est-elle pas une référence implicite à Marx[28] chez qui elle évoque non pas une critique de l’existant en général, mais seulement de la société allemande de son temps ?
En quel sens précisément la dialectique négative est-elle alors critique lorsqu’elle prend pour objet des objets sociaux ? Toute connaissance non réduite d’un objet social implique-t-elle une critique de cet objet ? Il semble bien que non puisque la démarche wébérienne est donnée en illustration du type de connaissance visée par la dialectique négative : non seulement les concepts wébériens sont forgé à partir de la connaissance des spécificités de l’objet, mais en tant que type idéaux, ils permettent de mesurer ce qui dans leur objet est non identique au concept pour identifier ce qui est « plus que spécifique », et ainsi inviter à mettre en rapport différents concepts dans les « constellations » suscitées par ce qui dans l’objet de la connaissance est non-identique[29]. Dans la mesure où la connaissance non réduite de l’objet chez Weber n’implique aucune critique de cet objet, la connaissance du non-identique des objets sociaux ne semble pas impliquer par elle-même la critique de ces objets.
Faut-il donc en conclure que c’est seulement pour autant que la dialectique négative développe une connaissance non réduite d’objets sociaux contradictoires qu’elle devient critique de ces objets ? Si la dialectique négative s’oppose à la conception positive de la dialectique qui prévaut chez Hegel, n’est-ce pas parce que ce dernier présuppose le caractère essentiellement non contradictoire, ou réconcilié, du monde présent, alors que la dialectique négative cherche à comprendre le caractère irréductible des contradictions objectives[30] ? De nouveau cette hypothèse s’avère insuffisante, car le fait que l’une des fonctions critiques de la dialectique négative relève de la connaissance du caractère irréductible de contradictions ne signifie pas pour autant que toute connaissance de ce type relève d’une expression conceptuelle du non-identique. La théorie sociale adornienne a indéniablement pour objectif de faire apparaître que les sociétés du capitalisme avancé sont structurées par des contradictions antagonistes. Elle peut être dite dialectique au sens où elle s’efforce de connaître des contractions objectives et qu’elle confère une portée critique à cette connaissance, c’est-à-dire en l’un des sens marxiens de l’idée de dialectique. Mais Marx n’avait pas besoin du concept adornien de dialectique négative pour développer une théorie des contradictions objectives du capitalisme et lui donner une valeur critique au double sens de la critique de l’idéologie et de la critique de la réalité. Lorsque dans les polémiques avec Popper et dans sa critique des orientations positivistes en sociologie, Adorno défend le projet d’une théorie sociale dialectique, il est d’ailleurs difficilement contestable qu’il entend l’idée de dialectique au moyen d’un concept de dialectique qui est plus large que celui de dialectique négative. De même, dans son cours Einführung in die Dialektik, Adorno cherche parfois à défendre la pensée dialectique de façon générale, dans ses versions hégéliennes et marxiennes, plutôt que seulement défendre son propre concept de dialectique négative.
Nous avons commencé par remarquer que l’idée de dialectique négative pouvait définir un projet de connaissance de certains objets (par exemple ceux de la physique quantique) n’impliquant ni critique de l’idéologie ni critique de ces objets et ce projet était parfois exposé pour lui-même par Adorno, comme dans « Sujet-objet ». Nous constatons maintenant que si la théorie sociale d’Adorno est dialectique au sens où elle produit une connaissance de l’objet impliquant une critique de l’objet, cette connaissance de l’objet ne relève pas rigoureusement du type de connaissance non réduite que désigne spécifiquement le concept de dialectique négative. C’est donc ailleurs que dans la théorie sociale adornienne qu’il faut donc chercher l’articulation des dimensions cognitives et critiques de la dialectique négative. Nous avions souligné que c’est seulement à propos de certains objets que la connaissance du non-identique pouvait conduire à une critique des objets : les objets sociaux. Si la spécificité des contradictions propres aux objets sociaux ne permet pas de comprendre pourquoi la dialectique négative est critique sans réserve de l’existant, il convient sans doute d’introduire une spécification supplémentaire. Et dans la mesure où la dialectique négative met en tension les objets aussi bien que leurs concepts, cette restriction supplémentaire peut être cherchée du côté des concepts des objets sociaux. Or, l’une des caractéristiques des objets sociaux est qu’ils peuvent être pensés sous deux types de concepts distincts : des concepts simplement classificatoires (comme les concepts des sciences de la nature et les types-idéaux wébériens) et des concepts qu’Adorno dit « emphatiques[31] » et qui sont tout à fois classificatoires et normatifs. Par exemple, le concept de liberté est un concept qui distingue la classe de ce qui est libre (par exemple une vie libre) de ce qui ne l’est pas, tout en présupposant non seulement que la liberté vaut mieux que la non liberté, mais aussi que toutes les formes de liberté ne sont pas à la hauteur de la liberté véritable (et qu’aucune vie libre n’est sans doute aujourd’hui à la hauteur de l’idée de liberté)[32]. Adorno distingue de ces concepts emphatiques les concepts seulement classificatoires qui ne comportent pas ces dimensions normatives. Ces derniers eux-aussi peuvent donner lieu à une connaissance dialectique du non-identique, mais ils ne suscitent pas la critique des objets que nous recherchons et qui est en revanche bien présente lorsque la dialectique négative se déploie dans des concepts emphatiques. Dans le premier cas, celui des concepts seulement classificatoires, la non-identité du concept à son objet signifie que le concept ne parvient pas à rendre compte adéquatement du particulier qu’il subsume, alors que dans le second cas, celui des concepts emphatiques, la non-identité du concept à son objet signifie également que l’objet n’est pas à la hauteur de ce qu’il doit être.
Dans le cas des concepts emphatiques, il y a donc bien imbrication des fonctions cognitives et critiques de la dialectique négative. Pour la décrire, Adorno réorchestre quelques thèmes hégéliens : d’une part, le thème suivant lequel la vérité du discours (la vérité au sens subjectif) dépend de la vérité de l’objet (de la vérité au sens objectif, comme lorsqu’on parle d’un « vrai État »)[33], d’autre part, le thème principal de la logique de l’essence, à savoir la critique des dualismes ontologiques qui séparent l’intérieur (l’essence, le fondement, la chose, etc.) de l’extérieur (l’apparence, l’existence, les propriétés), tout en affirmant que l’intérieur est la réalité véritable et que ce dernier peut être connu indépendamment de sa réalité extérieure. Cette réorchestration consiste à articuler l’idée hégélienne de vérité objective, par l’intermédiaire du concept de société ou de totalité non-vraie, avec l’idée d’idéologie, conçue comme « apparence socialement nécessaire[34] ». Si l’idéologie est apparence nécessaire, c’est parce qu’elle est l’apparence d’une réalité qui cherche à dissimuler son caractère non-vrai, c’est-à-dire non conforme à ce qu’elle devrait être. Elle dissimule son caractère non-vrai en se donnant l’apparence d’une réalité conforme à ce qu’elle devrait être, une apparence de vérité. Les théories de la connaissance, chez des auteurs aussi différents que Platon, Aristote, Locke et Leibniz, identifient en effet l’essence à la réalité vraie, l’apparence à la réalité non-vraie, et exigent de la connaissance qu’elle porte sur l’essence. Adorno souligne au contraire que la société est essentiellement non-vraie, et que ce n’est qu’en apparence qu’elle est vraie. Alors que les théories de la connaissance supposent par ailleurs que l’essence est connaissable par elle-même parce qu’elle existe par elle-même, indépendamment de son apparence trompeuse, Adorno ajoute également que la réalité de la société essentiellement non-vraie dépend de l’apparence trompeuse qu’elle se donne, en l’occurrence l’apparence d’une réalité sociale qui répondrait aux attentes qu’on peut associer à l’idée de société. Alors que les théories de la connaissance soutiennent que l’apparence n’est pas vraie parce qu’elle n’exprime l’essence que de manière contradictoire, Adorno soutient enfin que c’est seulement à travers les contradictions de son apparence que nous pouvons connaître la société pour ce qu’elle est essentiellement, à savoir comme une réalité non-vraie.
Là où une catégorie se transforme – par dialectique négative, celle de l’identité et de la totalité – la constellation de toutes les catégories se transforme et avec elle chacune d’elle. Les concepts d’essence et d’apparence en sont les paradigmes. Ils proviennent de la tradition philosophique, ils sont maintenus, mais inversés dans leur orientation. Il ne faut plus hypostasier l’essence en un pur être-pour-soi spirituel. L’essence se convertit bien plutôt en ce qui est caché sous la façade de l’immédiat, les prétendus faits, et qui fait d’eux ce qu’ils sont, (…) et ceci d’autant plus irrésistiblement que l’essence va se glisser plus profondément sous les faits afin de se faire facilement démentir par eux. Une telle essence est avant tout non-essence (Unwesen), l’agencement du monde qui rabaisse les hommes en moyen de son sese conservare, ampute et menace leur vie en la reproduisant et en leur faisant accroire que le monde serait ainsi en vue de satisfaire leurs besoins. Tout comme celle de Hegel, cette essence doit apparaître : dans la contradiction. Ce n’est que dans la contradiction de l’étant avec ce qu’il prétend être que l’essence se fait reconnaître[35].
En même temps qu’il reformule ainsi la dialectique hégélienne de l’essence et de l’apparence, Adorno reformule le concept marxien d’idéologie. Alors que L’idéologie allemande entendait par idéologie des discours de légitimation, le concept de « caractère fétiche de la marchandise » désigne dans le Capital la forme phénoménale de la valeur qui en dissimule la nature et produit des effets de justification. Adorno s’inspire de l’analyse du fétichisme de la marchandise lorsqu’il souligne que l’idéologie, comme apparence socialement nécessaire, n’est pas véhiculée seulement par des discours de légitimation mais aussi par des formes de structuration de la phénoménalité, ou de l’expérience, par des institutions, par des descriptions (comme celles de l’industrie culturelle) et par des discours de légitimation. Si l’on peut considérer que Minima moralia fait porter la critique de l’idéologie sur le plan de l’expérience, et la Dialectique de la raison sur le plan de la description de l’expérience, c’est aux formulations discursives normatives, ou aux discours de légitimation, que s’applique le type de critique de l’idéologie qui est associé à l’idée de dialectique négative.
Dans ce dernier contexte, la thèse suivant laquelle « l’essence doit apparaître dans la contradiction » peut être interprétée de deux manières différentes. Selon une première interprétation, ce sont les contradictions immanentes du savoir idéologique qui indiqueraient ce qu’est l’essence. On aurait affaire à une opération compatible avec la conception hégélienne de la dialectique suivant laquelle l’analyse des contradictions du savoir permet de produire l’autocritique du savoir d’entendement, ici du savoir idéologique, et d’accéder à une connaissance supérieure, ici non idéologique. Cette interprétation a l’inconvénient de réduire la critique de l’idéologie à une dialectique interne au savoir, alors que la dialectique négative met en tension le savoir conceptuel et l’expérience de ce qui lui est hétérogène. Sans doute faut-il donc retenir une deuxième interprétation : la société se donne à nous à travers un savoir idéologique qui la présente comme conforme à des concepts normatifs, tandis qu’elle se présente également, dans l’expérience sociale, comme non conforme à ces concepts normatifs. Dans le cadre de cette interprétation, la contradiction qui permet à l’essence d’apparaître n’est pas immanente au savoir idéologique qui dépeint la société comme identique au concept normatif de société, concept dont le contenu normatif est que la société doit satisfaire nos besoins. Elle est la contradiction de ce savoir idéologique avec notre expérience de la société comme ayant des caractéristiques qui contredisent le concept normatif de société à partir desquels nous l’appréhendons. La critique de l’idéologie est alors le moyen de porter à l’expression conceptuelle la non-identité de l’objet « société non-vraie » au concept emphatique de société, mais aussi de développer une critique de cette société qui n’est pas conforme à son concept, concept qui, contrairement aux concepts purement classificatoires, définit ce qu’elle devrait être.
Ces concepts emphatiques, tout comme les concepts classificatoires, ont une objectivité, produite par l’histoire, qui se nourrit de l’expérience de leurs objets. Les normes exprimées par les concepts emphatiques sont donc bien celles des objets eux-mêmes et non des principes qui leurs seraient appliqués de l’extérieur, tel un devoir-être abstrait. Porter la non-identité de l’objet à l’expression conceptuelle sous la forme de la critique de l’idéologie permet de comprendre que la société n’est pas conforme à ce qu’elle devrait être, contrairement à ce qu’affirme l’idéologie, bien que la société entretienne néanmoins un lien intime avec ce qu’elle devrait être, comme le prouve le fait qu’aucune société ne peut subsister sans produire l’apparence d’être conforme à ce qu’elle devrait être. Ainsi, la non-identité portée au savoir n’est ni seulement une démonstration de la non-vérité du savoir idéologique de cet objet, ni seulement un jugement normatif sur ce que la société devrait être, auxquels cas elle ne serait plus connaissance de ce qui dans l’objet est non-identique, mais elle aussi est connaissance de l’objet en tant qu’il dénonce lui-même sa propre non-vérité. Tel est le sens d’un passage de l’article « Sociologie et recherche empirique », où Adorno, après avoir mobilisé l’idée que la connaissance objective doit être aussi immanente que possible à son objet, thème hégélien qui relève du projet d’une connaissance dialectique du « plus que spécifique », ajoute que cette pensée immanente à l’objet doit exprimer non seulement ce que l’objet est, mais aussi ce que l’objet voudrait être :
Chaque vue sur la société prise comme un tout transcende nécessairement ses faits dispersés. La construction du plan d’ensemble a pour condition première un concept de la chose à même lequel les données disparates s’organisent. C’est en partant de l’expérience vivante qui n’est pas elle-même déjà arrangée selon des mécanismes sociaux de contrôle déjà en place, à partir du souvenir de ce qui a été pensé autrefois, en partant de la conséquence rigoureuse de sa propre réflexion, que la construction doit porter ce concept au contact du matériau et le transformer à partir de là. Si, malgré cela, la théorie ne veut pas succomber à ce dogmatisme qu’un scepticisme devenu interdiction de pensée est en permanence en train de découvrir avec jubilation, alors elle ne doit pas se contenter de cela. Elle doit transposer les concepts qu’elle apporte pour ainsi dire de l’extérieur en ces concepts que la chose a d’elle-même, en ce que la chose veut être par elle-même, et elle doit les confronter avec ce qu’elle est. Elle doit dissoudre la rigidité de l’objet fixé ici et maintenant dans un champ de tension entre le possible et le réel ; chacun des deux, ne serait-ce que pour exister, est renvoyé à l’autre. Autrement dit : la théorie, sans échappatoire aucune, est critique[36].
La dialectique négative n’est donc pas critique sans réserve de l’existant seulement au sens où elle dénoncerait la non-conformité d’un objet avec son concept normatif, en l’occurrence, au sens où elle se contenterait de dénoncer la contradiction entre les sociétés du capitalisme avancé avec le concept normatif de société. Elle est critique également au sens où elle décrit une contradiction immanente à l’objet entre ce qu’il est et ce qu’il s’efforce d’être, c’est-à-dire aussi entre ce qu’il s’est efforcé d’être par le passé et dont l’histoire passée reste présente à titre de possibilité[37]. Cette contradiction immanente n’est pas formulée au moyen d’une connaissance directe et positive, mais suivant l’opération, est propre à la dialectique négative, consistant à exprimer par la contradiction ce qui dans l’expérience d’un objet est non-identique au concept de cet objet, tout en critiquant l’usage du concept qui se rapporte à l’objet comme s’il était identique à cet objet. En d’autres termes, le vecteur de la connaissance de cette contradiction immanente à l’objet entre ce qu’il est et ce qu’il voudrait être est bien la critique mutuelle de l’universel et du particulier propre à la dialectique négative[38].
Cette critique mutuelle de l’universel et du particulier s’applique aussi bien aux concepts purement classificatoires qu’aux concepts emphatiques. Dans le cas des premiers, elle cible aussi bien l’usage purement identificatoire des concepts que la connaissance réduite des objets particuliers auquel il conduit. Dans le cas des concepts emphatiques, elle cible l’objet qui n’est pas conforme à son concept tout comme la conception restrictive du concept emphatique qui permet d’affirmer que le concept est ce qu’il devrait être. C’est dans ce second cas, et dans ce second cas seulement, qu’Adorno peut affirmer, dans la citation dont nous sommes partis, que la critique de l’identité du concept et de l’objet conduit à la critique de l’idéologie, ou encore, dans les termes plus précis de la Dialectique négative, que « l’identité est la forme originaire de l’idéologie[39] » – seulement sa forme originaire puisqu’il existe d’autres manières pour un objet non-vrai d’affirmer qu’il correspond à son concept : la mauvaise foi, la dénégation, la rationalisation secondaire, etc… La spécificité du rapport idéologique entre les concepts normatifs et leurs objets tient au fait que l’idéologie, qui exprime ce qu’un objet s’efforce d’être, conçoit ce que l’objet devrait être de manière seulement déformée car l’idéal normatif (ce qui dans le concept emphatique relève de l’ « idée » au sens platonicien du terme[40]) doit être affaibli pour pouvoir être rendu compatible avec la réalité de la société non-vraie – ainsi le contenu utopique du concept emphatique, et non pas seulement son usage, devient-il idéologique. Par exemple, le concept normatif de société, suivant lequel la société doit satisfaire nos besoins, est déformé par la définition des besoins qui permet de légitimer l’ordre existant : l’utopie d’une société satisfaisant pleinement nos besoins est transformée en l’idéologie de la société permettant d’accroitre la satisfaction des besoins en biens de consommation disponibles sur le marché[41]. Il convient donc de récuser toute critique externe de l’idéologie, qui, à la manière de Mannheim et de son concept sociologique d’idéologie, réduit cette dernière à un simple reflet d’intérêts sociaux tout en ignorant son noyau de vérité[42] : en tant qu’elle est structurée par des concepts emphatiques, l’idéologie exprime bien ce qui doit être. Mais il convient tout autant de récuser une forme de critique immanente de l’idéologie qui consisterait à se contenter de dénoncer le fait que la société n’est pas à la hauteur des principes normatifs qui sont censés la justifier, car l’idéologie déforme le contenu des concepts emphatiques et doit en cela être critiquée[43]. Dans cette opération complexe, la dialectique comme critique du savoir et la dialectique comme critique de la réalité se voient intimement unies l’une à l’autre ainsi qu’avec la dialectique comme connaissance : connaissance de ce qui dans la société non-vraie n’est pas identique aux concepts emphatiques appauvris, mais aussi connaissance de ce qui dans la société non-vraie voudrait devenir conforme au concept emphatique non appauvri, et s’exprime non pas seulement positivement dans l’idéologie, mais aussi négativement dans des expériences de la souffrance, et du refus de l’injustice et de la domination.
Conclusion
Nous avancions en commençant qu’Adorno a cherché à élaborer son concept de dialectique négative à partir de Hegel, et c’est sans nul doute également de Hegel qu’il a tiré son modèle d’imbrication de la connaissance et de la critique. Nous rappelions également que l’idée de dialectique négative est néanmoins fondée sur une double critique de Hegel, la première dénonçant le présupposé idéaliste suivant lequel l’objet est homogène à son concept, la seconde critiquant le postulat libéral d’un tout qui serait devenu vrai, ou d’une société conforme à son concept. La dialectique négative poursuit donc deux intentions critiques : celle d’une connaissance par concept de ce qui est hétérogène au concept, et celle d’une connaissance de l’irréductibilité des contradictions objectives. Nous avons constaté que ces deux objectifs sont tantôt dissociés l’un de l’autre (comme dans « Sujet-objet), tantôt liés l’un à l’autre de différentes manières, parfois par l’intermédiaire d’une réflexion générale sur les concepts emphatiques, parfois par l’intermédiaire de la critique de l’idéologie, et l’on pourrait ajouter que ces deux objectifs, dans la Dialectique négative, sont associés l’un à l’autre de bien d’autres manières encore, comme par l’intermédiaire d’une réflexion sur la souffrance comme objet de connaissance, mais aussi comme condition et objet de l’attitude critique[44]. Il est tentant d’en déduire que l’idée de dialectique négative ne désigne pas tant une conception de la dialectique substituable à celle de Hegel, qu’une constellation de thèmes formulés à partir de Hegel et retournés contre lui de différentes manières.
Nous avancions également en commençant qu’Adorno héritait de la dialectique par l’intermédiaire de Marx même s’il voulait la repenser à partir de Hegel. De fait, les deux intentions critiques qui font le caractère négatif de la dialectique négative s’inscrivent dans l’héritage marxien d’un matérialisme qui souligne l’irréductibilité de l’être au penser, et d’une critique de l’économie politique qui dévoile le caractère structurant de contradictions objectives inconciliables. Paradoxale est la démarche qui, voulant repenser la dialectique à partir de Hegel, est conduite à chercher chez Hegel les moyens de poursuivre ces intentions non-hégéliennes. Elle conduit au constat suivant : « On arrive difficilement à tirer la ligne de démarcation d’avec lui, au moyen de distinctions singulières, mais c’est plutôt par l’intention qu’on poursuit[45] ». En cela également l’idée de dialectique négative ne semble pas tant désigner une conception de la dialectique alternative à celle de Hegel qu’un ensemble d’usages de schèmes hégéliens dans des intentions opposées à celles de Hegel, ensemble dont l’unité relève d’une constellation de thèmes plutôt que d’un concept bien délimité de dialectique négative.
[1]Nous avons développé ces différents points, voir E. Renault, Marx et la philosophie, Paris, Puf, 2014, chap. 2.
[2] C’est le sens de la conclusion du premier paragraphe de la Dialectique négative, Paris, Payot, 2003, p. 13.
[3] Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Phénoménologie de l’esprit, Paris, Vrin, 2018, p. 169.
[4] Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, Vol. 1, Paris, Vrin, 1986, § 80-82, p. 342-344.
[5] Karl Marx, Le Capital, Puf, Paris, 1993, p. 18.
[6] Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858, Paris, Éditions sociales, 2011, p. 66.
[7] Une manière classique, dans la discussion marxiste sur le rapport à Hegel, d’affirmer que tel est déjà le cas chez Hegel consiste à souligner que ce dernier affirme l’identité de l’être et de la pensée en même temps qu’il identifie automouvement du concept et automouvement du contenu. Mais précisément, il est question de l’automouvement du contenu du savoir, c’est-à-dire du contenu pensé par ce savoir, et non de l’automouvement de l’objet du savoir. Jamais Hegel n’a affirmé que l’automouvement d’un concept est l’automouvement des objets pensés par ce concept, contrairement à Schelling qui faisait de sa philosophie de la nature la reconstruction idéelle de la série de métamorphoses réelles d’un produit originaire qui préside à la production réelle de la nature. À part peut-être dans sa philosophie de l’histoire, aucun développement dialectique du savoir n’épouse le mouvement de l’objet de ce savoir. Quant à l’identité de l’être et de la pensée, elle n’est pas immédiate et structurelle, comme chez Schelling, mais doit être produite par la pensée. Curieusement, la discussion marxiste sur le rapport de Marx à Hegel attribue donc à Hegel des thèses schellingiennes tout en se référant à des formules de la préface de la Phénoménologie (l’identité de l’automouvement du concept et de l’automouvement du contenu) qui ne prennent sens que dans une polémique contre Schelling ! Sur ces thèses et cette polémique, voir Jean-Michel Buée, « La critique du formalisme dans la Préface de la Phénoménologie de l’esprit », Revue Internationale de philosophie, Vol. 41, no 240, p. 161-180.
[8] Karl Marx à Ferdinand Lassalle, 22/02/1858.
[9] Theodor W. Adorno, Le conflit des sociologies, Paris, Payot, 2016, p. 243. C’est dans la Postface du Capital que Marx déclare avoir flirté avec la dialectique (op. cit., p. 17).
[10] Theodor W. Adorno, Dialectique négative, op. cit., p. 70.
[11] Voir notamment l’additif du § 246 de l’Encyclopédie, Vol. 2, Paris, Vrin, 2004, p. 343.
[12] Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, Vol. 1, op. cit. , § 82, p. 344. La définition de la spéculation comme connaissance « concrète » est valorisée par Adorno dans la Dialectique négative, op. cit., p. 200-201.
[13] Ibidem, p. 187-189.
[14] Ibidem, p. 179.
[15] Theodor W. Adorno, Vorlesung über Negative Dialektik, Francfort, Suhrkamp, 2007, p. 25-26.
[16] Theodor W. Adorno, Dialectique négative, op. cit., p. 19.
[17] Martin Seel, « Adornos Analyse des Gebrauchs von Begriffe », in Axel Honneth, Christoph Menke (Hg.), Negative Dialektik, Berlin, Akademie Verlag, 2006, p. 71-87.
[18] Theodor W. Adorno, « Sujet et objet », Modèles critiques, Paris, Payot, 1984, p. 266 : « Le primat de l’objet est (…) une manière de corriger la réduction subjective, et non de nier une participation subjective. L’objet est totalement médiatisé, mais, selon son concept, il n’est pas aussi totalement renvoyé au sujet que le sujet l’est à l’objectivité ».
[19] Nous avons développé ce point dans un article à paraître dans les Cahiers philosophiques : « Sujet-objet : le dispositif Hegel-Kant ».
[20] Ibidem, p. 271.
[21] C’est en ce sens qu’Adorno affirme que la dialectique négative pense « l’inadéquation entre la pensée et la chose » en même temps qu’il s’agit pour elle « de l’éprouver dans la chose » (Dialectique négative, op. cit., p. 189). C’est en ce sens également qu’il écrit : « Si la résistance ne s’exerçait pas contre la façade, spontanément, c’est-à-dire sans souci de ce dont celle-là dépend, les pensées et l’activité ne seraient que terne copie » (ibidem, p. 55).
[22] Ibidem, p. 14.
[23] Ibidem, p. 191 : « La simple tentation de tourner la pensée philosophique vers le non identique serait absurde ».
[24] Ibidem, p. 42.
[25] Ibidem, p. 184.
[26] Ibidem, p. 179.
[27] Theodor W. Adorno, « Sujet et objet », op. cit., p. 267 ; voir également Dialectique négative, op. cit., p. 229.
[28] Karl Marx, « Pour une critique de la philosophie hégélienne du droit. Introduction », Philosophie, Paris, Gallimard, 1997, p. 104 : « Or, ce qui fait défaut à chaque classe particulière en Allemagne, c’est non seulement la rigueur logique, l’acuité d’esprit, le courage, l’absence de réserve (die Rücksichtslosigkeit) (…) ».
[29] Theodor W. Adorno, Dialectique négative, op. cit., p. 201-203.
[30] Theodor W. Adorno, Dialectique négative, op. cit., p. 188-189: « La contradiction objective et ses émanations, [la conscience subjective] ne peut les éliminer d’elle-même par un arrangement conceptuel. Par contre, ce qu’elle peut faire, c’est la comprendre ; tout le reste est affirmation gratuite. La contradiction pèse plus lourd que pour Hegel qui la visa le premier ».
[31] Ibidem, p. 186, 188.
[32] Ibidem, p. 186,
[33] Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Encyclopédie, Vol. 1, op. cit., § 213 add., p. 615-616.
[34] Theodor W. Adorno, Dialectique négative, op. cit., p. 240.
[35] Ibidem, p. 205.
[36] Theodor W. Adorno, Le Conflit des sociologies, op. cit., p. 410-411.
[37] Theodor W. Adorno, Dialectique négative, op. cit., p. 70 : « Dans la lecture de l’étant comme texte de son devenir, les dialectique idéaliste et matérialiste se rejoignent. Mais alors que pour l’idéalisme, l’histoire interne de l’immédiateté justifie celle-ci comme étape du concept, cette immédiateté devient pour le matérialiste non seulement le critère de la non-vérité des concepts, mais plus encore de la non-vérité de l’être immédiat. Ce grâce à quoi la dialectique négative pénètre ses objets sclérosés, c’est la possibilité dont leur réalité les a spoliés, possibilité qui pourtant se montre en chacun d’eux ».
[38] Ibidem, p. 180-181 : « La critique réciproque de l’universel et du particulier, les actes identifiants qui jugent si le concept rend justice de ce qui est saisi par lui et si le particulier accomplit aussi son concept, sont le medium du penser de la non-identité du particulier et du concept. Et non celui du penser seul ». Deborah Cook, dans son article « Adorno, ideology and ideology critique » (Philosophy and Social Criticism, Vol. 27, no 1, p. 1-20), relève que le rapport du concept emphatique à son objet implique cette critique mutuelle du particulier et de l’universel, et elle souligne également à juste titre l’importance de cette critique mutuelle pour la conception adornienne de l’idéologie, mais elle considère à tort que tout concept est emphatique. Là où elle interprète la distinction du classificatoire et de l’emphatique comme signifiant que les concepts en général ne sont pas seulement classificatoires mais aussi emphatiques, il semble plus juste de considérer que certains concepts sont seulement classificatoires et d’autres également emphatiques. Sur ce point, comme plus généralement sur la théorie adornienne des concepts, voir Marc N. Sommer, Das Konzept einer negativen Dialektik, Tübingen, Mohr Siebeck, p. 148-167.
[39] Ibidem, p. 183.
[40] Ibidem, p. 186.
[41] Cela implique notamment que la Dialectique négative ne doit pas être conçue seulement comme une théorie de l’usage des concepts, selon la proposition de Martin Seel dans « Adornos Analyse des Gebrauchs von Begriffe », article déjà cité, mais aussi comme une théorie de la nature des concepts. Cette théorie est fondée d’une part sur la distinction entre concepts seulement classificatoires et emphatiques, d’autre part sur la distinction entre concepts emphatiques amputés et idées.
[42] Theodor W. Adorno, Dialectique négative, op. cit., p. 240-241.
[43] Ce point est souligné notamment dans l’article « Spengler après le déclin », Primes, Paris, Payot, 2018, p. 72-73 : « Aux yeux de la critique historique et dialectique, l’idéologie libérale était en grande partie une promesse fallacieuse. Ses porte-parole n’ont pas remis en question les idées d’humanité, de liberté, de justice, mais la prétention de la société bourgeoise à être la réalisation de ces idées. Pour eux, les idéologies étaient apparence, mais apparence de la vérité. (…) On n’a pas pris conscience du fait que les « idées » sous leur forme abstraite ne représentent pas seulement la vérité régulatrice mais souffrent elles-mêmes de l’injustice sous l’emprise de laquelle elles sont pensées ».
[44] Voir à ce sujet Lucie Wezel, Jean-Baptiste Vuillerod, « La réorientation matérialiste de l’esprit critique dans la philosophie de T. W. Adorno », Le Philosophoire, vol. 47, no 1, 2017, p. 19-50.
[45] Theodor W. Adorno, Dialectique négative, op. cit., p. 182.