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Le double corps du Roi dans les ‘Ménines’ de Vélasquez

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Le double corps du Roi dans les ‘Ménines’ de Vélasquez ou, le corps société

Par Étienne Besse.

 

Les corps ne sont fait que pour les esprits seuls capables d’entrer en société avec Dieu, et de célébrer sa gloire.

Leibniz, Système nouveau de la nature et de la communication des substances et autres textes : 1690-1703, Poche GF, 1999, p. 74.

 

Je n’accepte pas de n’avoir pas fait mon corps moi-même et je hais et abjecte en lâche tout être qui accepte de vivre sans auparavant s’être refait.

Je hais et abjecte en lâche tout être qui ne reconnaît pas que la vie ne lui est donnée que pour refaire et reconstituer son corps et son organisme entier (…)

Je hais et abjecte en lâche tout être qui ne veut pas passer sa vie à faire cent mille fois et à refaire le contrôle de sa vie dans un corps de société.

Antonin Artaud, Texte préparatoire à « Paris-Varsovie », Œuvres, Quarto,p. 1577sq

 

 

 Planche 1 Las_Meninas 1656 Velazquez

Planche 1 : Diego Vélasquez, « Les Ménines.

Introduction

Après nous être intéressé à la peinture de Rothko selon le corps-temple – puis prochainement, avec David selon le corps-écriture – nous proposons à présent de travailler le corps de société à partir d’une comparaison entre « Les Ménines » de Vélasquez et « La chambre des époux » de Mantegna. Deux formes de questionnements dominent dans l’appréciation esthétique de ces chefs-d’œuvre : celle de l’histoire de l’art qui pose la question de savoir comment a été fait le tableau, comment était perçu ce tableau ; et celle philosophique, qui interroge les éléments constitutifs de cette vision et le travail artistique du tableau : en quoi ces éléments sont-ils déterminés, limités dans leur époque ou au contraire indiquent des principes artistiquement vivants et expressifs ?

Planche 2 chambre des epoux à Mantoue

Planche 2 : Mantegna, La chambre des époux du Palais de Mantoue : à droite, « La cour », en haut l’oculus, à gauche « La rencontre »

On peut comparer les « Ménines » de Vélasquez à la « Chambre des époux » de Mantegna dans la mesure où le même souci de figuration du pouvoir et des problèmes de successions se manifestent. A travers ceux-ci, leurs modes de figuration déterminent la place de l’artiste dans cette expression du pouvoir dont il constitue la structure et par-là même participe de celle-ci. Puis nous évaluerons notre interprétation en relevant les modes d’expressions à l’œuvre en tant qu’ils procèdent du principe politique des deux corps du roi expliqué par Kantorowicz ; une fois cela posé, que ce principe établit une certaine vision métaphysique leibnizienne du corps. Alors, notre appréciation des « Ménines » pourra peut-être rejoindre et nous concrétiser à la teneur expressive de l’œuvre, et pas simplement effectuer d’un retour rêvé au passé révolu de son origine évanouie à jamais que ne fait que constater l’histoire de l’art. De même, nous souhaitons spécifier l’interrogation philosophique à l’œuvre de Vélasquez en tentant de dépasser la référence au symptôme moderne de la représentation décrit par Michel Foucault :

L’identité séparée d’elle-même dans une distance qui lui est, en un sens, intérieure, mais en un autre la constitue, la répétition qui donne l’identique mais dans la forme de l’éloignement sont sans doute au cœur de cette pensée moderne à laquelle on prête hâtivement la découverte du temps. En fait, si on regarde avec un peu plus d’attention, on s’aperçoit que la pensée classique rapportait la possibilité de spatialiser les choses en un tableau, à cette propriété de la pure succession représentative de se rappeler à partir de soi, de se redoubler et de constituer une simultanéité à partir d’un temps continu : le temps fondait l’espace[1].

Nous souhaitons montrer que ce temps (ce temps inter-éternel) qui détermine l’espace dans le tableau de Vélasquez témoigne, non pas automatiquement de « l’historicité », mais de la place de l’artiste qui organise, définit et arbitre la place des corps de société. C’est parce que l’artiste est une sorte de médiateur avec sa palette et ses pinceaux, qu’il a une position corporelle « aeviternelle » comme le putti à la baguette dans l’oculus de la « Chambre des époux », et qu’à partir de l’aevum de la position artistique, les corps se caractérisent et s’expriment comme corps de société entre la mesure du temps et de l’éternité. La différence entre Vélasquez et Mantegna, c’est que ce dernier se fond dans le tableau dans un trompe-l’œil, alors que le premier s’affirme explicitement après s’être « refait » plusieurs fois dans le tableau.

1. Structures de gouvernements entre « Les Ménines » et « La chambre des époux »

Pour ce qui devait devenir « Les Ménines », le Roi d’Espagne Philippe IV demanda initialement à Vélasquez un tableau de famille qui représenterait – après la mort en 1646 de son fils héritier Balthasar Carlos – les enjeux de succession de la dynastie des Habsbourg. Vélasquez a peint une première version ayant pour thème principal l’infante Marguerite (au premier plan), sur qui reposaient les dernières issues politiques de l’Empire d’Espagne en décomposition. Cette première version achevée en 1656 n’incluait pas l’autoportrait de Vélasquez. Ce n’est qu’à la naissance inespérée du prince héritier Philippe-Prosper en 1657 que Vélasquez refait ce tableau dont l’enjeu dynastique initial – exclusivement centré sur Marguerite qu’il fallait marier rapidement pour continuer la lignée – n’avait donc plus lieu d’être. Ce que Vélasquez devait malgré tout conserver, c’était cette charge dynastique portée par la famille royale et aussi, dans la mesure où cette œuvre devait rester privée, faire une œuvre courtisane au sens de Castiglione : le tableau était alors placé dans l’une des pièces où fut élevé Balthasar Carlos. Dans son ultime version des « Ménines », Vélasquez s’intègre au tableau. A la place du chevalet de Vélasquez – ainsi que l’a révélé la radiographie – il y avait initialement un garçon apparaissant sur fond d’un rideau tiré. On sait aussi que Vélasquez a peint quelques années après sa croix de chevalier sur son torse lorsqu’il fut anobli.

Si l’on compare les « Ménines » avec « La Chambre des époux » de Mantegna, nous constatons une organisation, une disposition et des éléments symboliques qui, par leurs analogies, pourront nous éclairer sur les principes mêmes du pouvoir royal et plus profondément sur toute la thématique du corps métaphysiquement exprimé. Nous pouvons superficiellement voir une ressemblance troublante dans la disposition et les conventions en examinant un côté de la fresque de Mantegna, la « Cour » : la fille du Marquis Frederico y est présentée entre une naine et une chapelaine, avec un chien couché à proximité tout comme Marguerite de Habsbourg.

 Planche 3 mantegna la cour

Planche 3 : Mantegna, « Chambre des époux à Mantoue », « La Cour » (détail)

Mantegna peint une « Chambre des époux », lieu de l’intimité où l’amour du Marquis pour sa femme est explicité dans les putti qui font allusion à un poème d’amour de Frederico à sa promise. Mais c’est aussi une chambre où s’exerce le pouvoir, une salle d’audience privée servant de chambre à coucher, et Mantegna fut chargé de composer selon ces deux caractéristiques. De même, le tableau de Vélasquez fut mis dans une pièce du château qui était habité par l’infant décédé Balthasar Carlos, il est probable que dès le départ Vélasquez savait exactement où serait placé son tableau, tout au moins lorsqu’il s’attaqua à la seconde version. Le reflet du roi chez Vélasquez synthétise ce que Mantegna distinguait ; ce dernier consacrait un plan pour « La cour », et un autre pour « La rencontre » : soit le Marquis dans l’exercice de son pouvoir à l’intérieur et à l’extérieur de son domaine pour assurer le pouvoir de sa famille. Avec « Les Ménines », le Roi Philippe IV est suggéré dans son entrée, il va à la Rencontre de sa Cour, il est là sans être présent en chair et en os, et pourtant Vélasquez montre que sa seule entrée définit l’attitude de sa cour et de sa famille. Vélasquez parvient ainsi à peindre le Pouvoir sans ses attributs de personne ou de symbole. C’est seulement l’autoportrait de Vélasquez (ses clés et sa croix sur le torse) et son art vis-à-vis des peintures copiées au fond de la pièce (Les mythes d’Arachné et Marsyas) qui réintègrent un régime symbolique. Mantegna tente évidemment de définir réciproquement les deux types d’espaces, l’immobilité hiérarchique de la Cour comme « acte de décision » et le « lieu territorial de la spatialisation de ce même pouvoir » d’autre part[2] ; ce type de disposition est canonique depuis Lorenzetti et sa fresque du palais communal de Sienne en 1338 où figure le bon gouvernement d’un côté et ses effets de l’autre[3]. Ce qui est remarquable dans les « Ménines », c’est que Vélasquez figure simultanément l’effet et la cause, ou plutôt l’effet suggère la cause : le gouvernement du Roi est figuré à travers l’Étiquette qui impose certain comportement de respect et une hiérarchie ; la venue du Roi et de son épouse se reflète dans le miroir et les comportements : le Roi n’est pas défini par ses actes, il en est l’incarnation invisible, c’est une incorporation absente dans le tableau qui apparaît furtivement comme reflet qui traverse les effets, le respect dû à sa venue : la réponse à la présence royale qui vient. C’est ce sur quoi insiste Daniel Arasse, l’invisibilité est la dimension essentielle du bon gouvernement[4].

Que signifie cette invisibilité du pouvoir royal qui pourtant domine la scène et dont l’apparition immanente au miroir révèle la cause ? Mantegna figure ce pouvoir dynastique par la présence de Frédéric III de Habsbourg qui donna à Frederico son titre de Marquis en 1445 : il est figuré dans « La Rencontre » du 1er Janvier 1462 avec le roi du Danemark, mais ils n’ont en réalité jamais été présents. Vélasquez utilise ce principe de la présence fictive en l’exprimant selon une présence suggérée mais qui définit tout le pouvoir de celle-ci alors même qu’elle n’est pas figurée, mise devant le spectateur en chair et en os mais seulement reflétée, refaite comme re-présentation dans le miroir. On pourrait même croire à une ironie dans la reprise, puisque Federico promit sa fille Barbara à Frédéric III de Habsbourg pour confirmer l’alliance, tout comme Philippe IV qui donna sa fille à l’Autriche de Léopold Ier de Habsbourg[5]. De même que l’héritier Philippe-Prosper pour les « Ménines », le fils héritier Federico I est absent de la Cour[6] dans la fresque de Mantegna ; c’est donc là aussi le bon gouvernement qui conserve sa lignée dans le secret d’Etat, le « caché au sein de la visibilité ».

Mais peut être que Vélasquez pensait à Mantegna de manière plus précise dans le traitement et la disposition des personnages absents et présents, surtout à propos de la fille de Philippe IV, l’infante Marguerite. En effet, selon Daniel Arasse, la fresque de Mantegna qui figure l’amour du Marquis pour sa femme fait allusion à un poème écrit de sa main[7] : ce poème mentionne très explicitement sa promise comme séchant ses cheveux blonds au soleil tout comme dans les « Ménines », Marguerite est le seul personnage qui reçoit pleinement le rayon de soleil – en même temps que la venue de ses parents – sur son visage et sa chevelure blonde[8]. Marguerite est le sujet initial du tableau avant qu’il ne soit refait ensuite lorsque l’héritier mâle vînt au monde ; aussi, par ses airs, son attitude, son vêtement, et sa situation politique, elle démontre le passage d’un âge à l’autre : Vélasquez doit montrer qu’elle peut se marier royalement et c’est pourquoi il efface l’anneau marial que tenait initialement la naine entre son pouce et son index, car cet enjeu n’a plus lieu d’être, étant platement redondant par rapport à son entourage. De la même façon, on trouve en résonance dans l’oculus du plafond peint par Mantegna cinq femmes qui selon Arasse représentent aussi le passage de l’état de jeune fille à celui de femme mariée avec à leurs côtés un paon, symbole de la déesse Héra et de l’amour fidèle[9] ; et l’on remarque aussi (si l’on ne compte pas la Reine reflétée) que cinq femmes sont présentes dans les « Ménines ».

Le Roi Philippe IV se tient au seuil du tableau de Vélasquez, et exprime de manière bien plus fine et satisfaisante le conseil de Pline qui traverse toute la fresque de Mantegna : dans le Panégyrique de Trajan, modèle politique du Marquis de Mantoue, Pline indique le principe même de l’exercice de l’Etat : « Ce que tu montres en public est admirable, mais ce que tu retiens au seuil ne l’est pas moins »[10]. Mantegna le suggère dans la décoration et les médaillons des empereurs, Vélasquez le peint non pas comme médaillon, mais reflet du miroir et dans la position même du Roi : ce reflet n’est donc pas mort, il n’est pas un modèle passé comme les médaillons des empereurs de Mantegna mais une apparition vivante qui est même plus vivante que les mythes copiés en haut du miroir et que le tableau de Vélasquez ne cesse pas de peindre à chaque fois que le Roi le regarde. Vélasquez exprime donc un apparaître royal dans une durée continuelle et réitérée, refait à l’infini, et non comme chez Mantegna dans une simple fixité animée de projections symboliques ou de comparaisons juxtaposées.

2. La Dignitas et les deux corps du Roi

La fresque de Mantegna a pour objet de signifier la durée de la lignée des Gonzague à travers les générations dans les fonctions « civiles et religieuse » [11]; l’objet initial des « Ménines » était exactement le même, puisque l’enjeu était le maintien de la dynastie Habsbourg par le mariage de l’infante. Or après la naissance de Philippe-Prosper, Vélasquez refait le tableau et s’ajoute à cette durée à travers sa fonction de peintre. Qu’est-ce qui dans sa fonction de peintre peut, au même titre que la dynastie des Gonzague et des Habsbourg (dont on a vu le lien politico-familiale étroit), participer de cette durée pour Vélasquez ? Arasse commente ainsi ce problème dans la fresque de Mantegna par le concept de « Dignitas » :

Dans la fonction théologico-politique du temps, toute fonction civile ou religieuse importante, impliquant le gouvernement d’un état ou d’un territoire ecclésiastique est investie d’une Dignitas qui donne au tenant de cette fonction un prestige unique, singulier. Toute Dignitas a en effet pour caractéristique de « ne pas mourir » en même temps que son titulaire, mais d’être immédiatement investie sur son successeur. Le concept de Dignitas permet en premier lieu de penser la singularité d’une charge publique dont l’existence est perpétuelle, d’ordre spirituel, alors même que ses prérogatives et sa souveraineté résident dans l’individualité mortelle d’une personne physique ; il permet en outre d’élargir le champ d’application propre à la notion du « double corps » réservée à l’origine à l’empereur, au Pape et aux rois et qui faisait de chacun d’eux un être singulier et mystérieux à la fois, individuellement mortel et immortel en tant que représentant et incarnation d’une « corporation » infiniment continue, immortelle.

Avec l’investiture impériale de Gianfranasco Gonzague au titre de marquis de Mantoue, la famille Gonzague a acquis, en 1433, une telle Dignitas civile ; en 1461, la nomination de Francesco Gonzague au titre de Cardinal de Mantoue par Pie II investit un membre de la famille à une Diginitas religieuse […] La « Rencontre » célèbre le droit de la famille à conserver héréditairement ce statut doublement prestigieux car normalement le cardinalat ne s’héritait pas[12].

Et c’est précisément ce statut de la Dignitas, des deux corps du roi, que le tableau des « Ménines » célèbre et réaffirme tout comme Mantegna, mais en ajoutant respectueusement à cette thématique, celle toute personnelle que souhaitait Vélasquez. Ce dernier n’était pas noble, mais il était l’ami intime de Philippe IV et son tableau lui rendait hommage avec toute la finesse courtisane possible ; car Vélasquez souhaitait accéder lui aussi à une certaine Dignitas et montrer qu’il y participait à travers le Roi. C’est pourquoi il se peint avec le reflet du Roi et hiérarchiquement derrière l’Infante. Ce n’est d’ailleurs que lors d’une ultime version des « Ménines », après 1657, que Vélasquez peindra sur son torse la croix de Chevalier, ordre qui indirectement reconnaît la noblesse de son art et de sa personne. Cette Dignitas est double comme pour Mantegna, car elle comporte une part civile qui exceptionnellement se transmet : Vélasquez était chargé des provisions de bois de chauffage pour tout le palais royal en plus de sa charge de peintre comme en témoignent ses clés d’aposatador –  et ainsi cette fonction civile « transmise » est  figurée à travers la silhouette de son homonyme, José Nieto Vélasquez (chargé des tapisseries) sur le pas de la porte, soigneusement distinguée de la scène dynastique, de l’ordre dynastique qui n’est pas l’ordre du chevalier symbolisée par la croix rouge ; indirectement, Vélasquez indique en se représentant en train de peindre qu’il exige une noblesse de fonction, mais aussi la reconnaissance de son art qui n’était pas considéré comme noble ; or, c’est en peignant les copies de son gendre del Mazo que Vélasquez indique que son art peut se transmettre tout comme une dynastie, tout comme la Dignitas du Marquis de Mantoue pour ses enfants.

Par ailleurs, cette Dignitas a une part religieuse pour Vélasquez. En effet, l’obtention du titre de Chevalier rencontra d’énormes difficultés que même l’amitié du Roi ne put légitimer à la cour d’Espagne ; ce n’est que par les lettres d’appuis du Pape Innocent X dont Vélasquez avait peint le portrait, qu’il obtint l’anoblissement. Il est à noter que tout comme Vélasquez, Mantegna atteindra en 1464 le titre de courtisan familiaris, citoyen de Mantoue en 1468, puis au beau milieu de son travail sur la fresque de la « Chambre des Epoux » achevé en 1474, l’anoblissement et le titre de comte Palatin en 1469[13].

3. La place de l’artiste dans l’organisation de la Cour et des corps de société

Vélasquez reste pourtant très fin courtisan dans son tableau, il ne se peint qu’avec le reflet du Roi – mais de ce point de vue Vélasquez est peut-être plus audacieux que Mantegna qui ne se peint que dans un trompe-l’œil intégré dans une colonne des fresques -, et évoque en arrière-fond deux tableaux, deux mythes sans prétention par rapport à ceux de Mantegna. Celui-ci peint dans la « Chambre des Epoux » deux parois (sud et ouest) consacrées à Hercule, Orphée au nord et Arion à l’est[14] : ces trois héros ont un rapport étroit avec l’immortalité, Hercule et Orphée reviennent de l’Enfer, et le cheval Arion naît de la Terre. Vélasquez avec le mythe d’Arachné du tableau de Rubens et Marsyas du tableau voisin de Jordaens nuance cette immortalité, l’immortalité de son titre qu’il revendique par sa peinture et revendique en tant que personne de basse extraction : Arachné et Marsyas, s’ils rivalisent avec les dieux et l’éternité par leur art, se tueront ou seront tués ou ridiculisés par les dieux et ne devront leur immortalité que par une métamorphose dans des éléments animaux (l’araignée d’Arachné) ou élémentaire (la rivière satyre ou Méandre où Marsyas sanguinolent finira par se répandre, écorché) : Vélasquez est donc bien conscient que sa Dignitas n’est pas celle d’un Roi même si son art est éternel ; lui-même n’est que mortel participant de l’immortalité par le Roi et sa protection amicale.

 planche 4 copie jordaens del mazo marsyas

Planche 4 : Tableau de Jordaens copié par Del Mazo « Apollon et Marsyas » (1636) – ce tableau est aussi nommé « le jugement du roi Midas)

 planche 5 rubens pallas et arachne

Planche 5 : Rubens, « Pallas et Arachné » (1636)

Avec ces deux tableaux intégrés à la pièce des « Ménines », Vélasquez a donc peint comme un reflet démultiplié la copie d’une copie avoisinant le royal reflet. Mais les sujets même des tableaux sont à déterminer également selon les fonctions de la mise en scène des « Ménines » : chacun ont pour thème l’art interprété par les mortels et les dieux. Le mythe d’Arachné est particulièrement intéressant dans cette scène puisqu’elle refuse tout patronage divin et arrive à une tapisserie qui égale la déesse Pallas ; celle-ci la détruit, et Arachné se pend, désespérée, avant d’être changée en araignée par la déesse. Vélasquez travaillera d’ailleurs ce mythe simultanément aux « Ménines » dans « Les fileuses », mais ici, il est comme en débat avec son assistant dont il copie la copie, mais également le personnage presque indistinct sur le seuil de la porte qui est son homonyme, José Nieto Vélasquez, chambellan et chef des tapisseries royales : comme si Vélasquez rejetait sur les murs, dans l’obscurité le travail de Juan Bautista del Mazo, et rejetait hors de la pièce son « parent » le tapissier José Nieto Vélasquez. Or, seuls ces deux « personnages » avec le reflet du Roi et de la Reine sont témoins du tableau que peint Vélasquez, ils voient son tableau à l’œuvre. Les autres ne s’y intéressent pas, la demoiselle d’honneur Dona Marie Augustina Sarmiento tend à l’infante un plateau doré et passe entre Vélasquez et son tableau comme si la toile n’existait pas. Il n’y a donc pas de voile, de tapisserie qui puisse cacher comme chez Mantegna. Le tableau révèle sans se montrer car il est le révélateur, il fait être au point que les personnages qu’il organise l’oublient.

Vélasquez joue donc sciemment avec le reflet, le double, la copie et l’homonymie, comme s’il voulait dire que lui seul garde le secret de la singularité de la situation dans la toile qu’il est en train de peindre, qu’il ne révélera jamais sinon dans sa position d’autoportrait, dans la situation des « Ménines ». On ne peut pas dire s’il peint le Roi et la Reine, aucun tableau du couple n’a été retrouvé ou même référencé. Vélasquez indique par là aussi la suprématie du tableau lui-même par rapport à la tapisserie dont le responsable est rejeté hors de la pièce (la seconde version supprime d’ailleurs le rideau pour le remplacer par le chevalet), et supériorité du tableau par rapport à la fresque dont la pièce nue, obscure et froide ne peut rien rendre. Vélasquez revendique donc la noblesse de son métier et de son statut en posant avec le reflet du Roi au sein de la famille royale, et en rejetant les autres artisans dans l’ombre. Il n’est pas comme Mantegna qui dans sa fresque s’est fait un autoportrait fondu dans un décor. Le visage de Vélasquez n’est pas déformé comme celui de Mantegna, ou comme le suggère le mythe de Marsyas qui invente la musique après s’être saisi de la flûte, cette invention d’Aulos rejetée par Athéna quand elle s’aperçut qu’en jouer déformait le visage. Ici Vélasquez montre que son art est la forme même, qu’il en a le secret suprême par sa peinture, loin des imitations et copies, et loin des reflets des miroirs. Le tableau reste secret, mais Vélasquez signe ce tableau non pas dans un trompe-l’œil comme Mantegna, il s’affirme lui-même au partage de la scène comme autoportrait d’un portrait.

 planche 6 mantegna autoportrait colonne

Planche 6 : Détail de la « Chambre des époux » – Autoportrait de Mantegna

 planche 7 détail vélasquez et reflet royal

Planche 7 : Vélasquez, Les Ménines », détail, autoportrait de Vélasquez auprès du reflet royal

Il n’y a donc plus de « signature publique », privée, ou secrète comme dans la « Chambre des Epoux »[15], mais un agencement de signe qui se renvoient et sont systématisés par le tableau du peintre dont la face est potentiellement vue par tous les personnages (et même, en un sens, vu par le Roi et la Reine comme reflet), mais son tableau reste pourtant caché, vide, présentant seulement son envers de représentant. Vélasquez inverse donc ce que Mantegna révélait : le tableau peint par Vélasquez est secret alors que sa signature est explicite. Par ailleurs, il n’y a pas de partage végétal secret ou de symboles célestes angéliques : « Les Ménines » de Vélasquez sont d’une épure chaste et austère, rien de symbolique sinon à travers de simples copies repoussées dans l’obscurité ; pas d’oculus foisonnant de putti comme chez Mantegna, mais deux accroches vides sans lustres, sans chandelles. Comme si Vélasquez n’avait pas besoin de rehausser les attributs royaux par des symboles célestes comme chez Mantegna : il les réintègre dans son autoportrait, et marque – comme le putto caché de Mantegna – le principe d’organisation, de partage du tableau par ses pinceaux tout comme la baguette du putto de la « Chambre des époux ».

Sur le flanc sud du paon, se profile, glissée par une ouverture la main d’un dixième putto dont le corps est entièrement occulté par la balustrade. Invisible, ce putto n’est présent dans le champ de la représentation que par sa main ; celle-ci tient une baguette dont l’extrémité vient exactement indiquer, en coïncident avec lui, le diamètre qui régit la répartition des figures, en accord avec la diagonale qui regroupe deux à deux les parois de la salle. Cette main est comme la marque laissée par le maître d’œuvre dans son œuvre pour en indiquer secrètement le principe de construction. Cette main et sa baguette invitent donc à identifier le principe d’ordonnance qui répartit, de part et d’autre de la diagonale nord-ouest sud-est, les éléments de la décoration[16].

Il y a d’ailleurs deux putti tenant une baguette dans l’oculus de Mantoue, ils organisent chacun les fresques, tout comme l’autoportrait de Vélasquez tenant de sa main droite son pinceau, de l’autre sa palette et ses autres pinceaux de rechange.

planche 8 mantegna oculus

Planche 8 : Mantegna, Oculus de la « Chambre des époux » du palais de Mantoue, détail : on distingue juste en haut à gauche du paon, le putto tenant une baguette et à droite du paon, la main d’un putto avec une baguette. Dans un nuage, Daniel Arasse verra également un autoportrait de profil de Mantegna, sa signature privée.

L’extrémité du pinceau que tient l’autoportrait de Vélasquez par la main droite délimite le premier plan du tableau. Et les pinceaux tenus avec sa palette coupent, séparent en diagonale deux groupes : l’autoportrait, le royal reflet du miroir, les tableaux d’une part, et le reste de la Cour d’autre part. Si donc Vélasquez a le même statut que le putto de Mantegna comme organisateur du tableau, et qu’il prend part directement au couple royal présent dans le miroir qu’il distingue de la Cour, par quel principe Vélasquez participe-t-il de l’éternité royale dont il espère indirectement recevoir l’anoblissement ? Il faut donc que ce soit dans sa position corporelle même que sa fonction s’exprime selon l’éternité des deux corps du Roi : selon quel principe penser cette position qui détermine significativement et corporellement cette posture organisatrice ?

Dans le chapitre VI de l’ouvrage de Kantorowicz, Les deux corps du roi, on trouve de riches développements pour expliquer la continuité du royaume et sa légitimation selon l’éternité et le temps : l’éternité appartient à Dieu, et le temps aux hommes, mais pour légitimer un gouvernement sur la durée, il fallut aux scolastiques et aux juristes penser un type intermédiaire : entre « l’aeternitas» et le « tempus » se trouve « l’aevum»,

Une sorte d’infini et de durée qui était douée de mouvement, et donc d’un passé et d’un futur, c’était une durée permanente qui, selon toutes les autorités, était sans fin […] L’aevum, bien sûr, correspondait aux anges et aux intelligences célestes, les êtres aeviternels qui étaient placés entre Dieu et l’homme. En quelque sorte, il était vrai que les anges, par leur vision permanente de la gloire divine, participait – tout comme les âmes des élus – de l’éternité atemporelle de Dieu. Mais les esprits immortels relevaient aussi du temps terrestre, non seulement parce qu’ils avaient été créés et qu’ils avaient donc, à leur manière angélique, un avant et un après. L’aevum réduisait le gouffre qui séparait l’éternité intemporelle et le temps fini. Si Dieu dans son éternité était immuable au-delà du temps et sans temps, et si l’homme dans son tempus était muable à l’intérieur d’un temps fini changeant et muable, alors les anges étaient immuables dans le cadre d’un aevum changeant, bien qu’infini[17].

Et c’est précisément ces éléments qui s’articulent dans ce tableau, « Les Ménines », dans l’aevum du peintre, le tempus de la Cour et l’aeternitas du couple royal, mais qui, par le reflet du miroir se synthétisent en temps et éternité : le temps est le reflet de l’éternité par la position et l’art du peintre comme médiateur, intermédiaire dans l’aevum par son art, ainsi, la position de Vélasquez comble ou « réduit le gouffre » entre temps et éternité. Comme saint Paul « nous voyons, à présent, dans un miroir, en énigme, mais alors ce sera face à face. A présent, je connais d’une manière partielle ; mais alors je connaîtrai comme je suis connu », et de la même manière, nous ne voyons la majesté royale que par et selon un miroir dans ce tableau[18]. Comme porteur de charges divines ou serviteur de Dieu, la royauté nous connaît, nous fait être, elle engendre l’image de son éternité dans sa lignée, mais nous ne connaissons la divinité de la royauté que dans l’obscurité (en dehors de l’Infante, fille de lumière). Mais en se substituant aux anges, aux deux putti aux baguettes organisant le tableau, Vélasquez indique que la peinture appartient à l’aevum, ce temps infini des intelligences célestes qui dépend de l’éternité mais se distingue aussi du temps ; ainsi, c’est son art et non la légitimation des juristes qui conditionne la lignée royale, les deux corps du roi ; c’est la peinture de Vélasquez qui est apte à figurer le principe de succession de Philippe IV plus que nul autre à la cour d’Espagne, au-delà de la tradition et de l’étiquette, car c’est l’aevum pictural qui reflète l’éternité dans le temps, exprime l’organisation du pouvoir dans les corps de société.

 planche 9 détail répartition de l'espace des Ménines a partir des pinceaux

Planche 9 : « Les Ménines », répartition de l’espace : le pinceau de l’autoportrait indiquant le premier plan ; et la palette la diagonale séparatrice entre le reflet royal, l’autoportrait et la cour de l’autre.

4. La gloire du corps de société leibnizien

Comment ce reflet de l’éternité dans le temps s’organise-t-il dans le tableau et s’incarne-t-il dans les corps de la Cour ? On peut tenter une première interprétation de l’organisation du tableau selon la disposition des personnages de la première séparation : si l’on regarde les « Ménines » en partant du bas, le premier plan appartient à un chien, puis un enfant puis une naine. On peut se dire que ce premier plan dont les formes, gestes ou visages disgracieux ou en devenir entrent en résonance avec le mythe de Aulos, Athéna rejetant la flûte parce qu’elle déforme le visage comme on l’a vu plus haut. Et Vélasquez prépare le regard par contraste pour éviter de desceller les défauts de l’Infante Marguerite, tout comme Mantegna avec la bosse de Ludovico :

Frédéric placé au premier plan, vu de profil, la figure déborde de façon illusionniste vers l’espace réel de la chambre, son manteau drapé à l’antique sur une épaule se gonflant sous l’effet du vent. C’est là une trouvaille véritablement originale de Mantegna pour dissimuler la bosse, tare héréditaire des Gonzague dont était affligé le premier-né de Ludovico[19].

En réalité, il faut comprendre ces dispositions par le concept des deux corps du Roi parce que ce qui est peint est le pouvoir royal qui façonne les corps et leurs attitudes ; cela renvoie analogiquement aux principes du gouvernement divin qui légitime la forme du pouvoir et sa perpétuation, les modalités de sa transmission. Les personnages des « Ménines » semblent plus que dans nul autre tableau de Vélasquez sans communication réelle : même la suivante qui tend une tasse à l’infante n’oriente pas directement son regard vers elle ; même le petit garçon qui frappe du pied le chien n’obtient aucune réaction de l’animal. Tout semble suspendu. Il n’y a pas d’interaction réelle entre les personnages qui posent seulement pour la venue du Roi et de la Reine. Transis par la royale venue qu’il reçoivent, à laquelle ils répondent corporellement par une attitude, chacun forme comme un monde à part. On peut interpréter cette figuration monadique des postures et positions de cette société des « Ménines » à l’aide du système de Leibniz où esprit et corps se distinguent selon deux régimes propres, chaque monade contenant tout l’univers sans communication sinon par l’harmonie divine préétablie qui opère ainsi toute unité.

Tout Esprit étant comme un Monde à part, suffisant à lui-même, indépendant de toute autre créature, enveloppant l’infini, exprimant l’univers, il est aussi durable, aussi subsistant, et aussi absolu que l’univers lui-même des créatures. Ainsi on doit juger qu’il y doit toujours faire figure de la manière la plus propre à contribuer à la perfection de la société de tous les esprits, qui fait leur union morale dans la Cité de Dieu. On y trouve aussi une nouvelle preuve de l’existence de Dieu, qui est d’une clarté surprenante. Car ce parfait accord de tant de substances qui n’ont point de communication ensemble, ne saurait venir que de la cause commune[20].

Et cette cause commune qui fait tenir ensemble les personnages des « Ménines » est le Pouvoir royal ; il se constitue en Corps par cette société et en est l’Âme par leurs comportements et la marque de son reflet dans le miroir. Certes, le Roi et la Reine ne sont pas Dieu, mais leur royauté est issue de la divinité éternelle par leur double corps, et là-dessus, Kantorowicz cite l’Anonyme normand dans les remarques finales de son ouvrage :

Nous devons reconnaître dans le roi une personne double, l’une provenant de la nature, l’autre de la grâce… l’une par laquelle, du fait de la nature, il était pareil aux autres hommes ; l’autre par laquelle, du fait de l’éminence de sa déification et du pouvoir du sacrement de consécration, il était au-dessus de tous les autres[21].

Et c’est ce double corps que fixent et qui fixe les personnages, cette divinité royale qui les unis et fait agir, les maintient entre eux hiérarchiquement. La royauté est analogue à celle de la divinité dans l’Etiquette puisque la cour est réglée au préalable par un comportement auquel il faut s’habituer, qu’il faut contracter dans sa chair, et incarner ses attitudes en toutes circonstances. Or ce corps est expression, et non masse brute des animaux sujette à la simple transformation ou organe à développer[22]. Aussi, l’enfant qui frappe du pied le chien au premier plan des « Ménines » semble vouloir vérifier ce statut du corps leibnizien, il s’exprime contre une masse qui n’a rien d’autre à opposer que sa résistance ; le chien reste endormi, clos, « replié» [23].

Puis Vélasquez s’avance dans la hiérarchisation de ces unités de force que portent chaque corps : l’animal, l’enfant, la naine, la fille du Roi, les servantes adolescentes, etc. comme pour éprouver différents points de cette « société royale » analogue au royaume de Dieu, microcosme de son système. Leibniz note ainsi :

Il n’y a que les Atomes de substance, c’est-à-dire les unités réelles et absolument destituées de parties, qui soient les sources des actions, et les premiers principes absolus de la composition des choses, et comme les derniers éléments de l’analyse des choses substantielles. On les pourrait appeler points métaphysiques : ils ont quelque chose de vital et une espèce de perception, et les points mathématiques sont leurs points de vue, pour exprimer l’univers. Mais quand les substances corporelles sont resserrées, tous leurs organes ensemble ne font qu’un point physique à notre égard. Ainsi les points physiques ne sont indivisibles qu’en apparence : les points mathématiques sont exacts, mais ce ne sont que des modalités : il n’y a que les points métaphysiques ou de substance (constitués par les formes ou âmes) qui soient exacts et réels, et sans eux il n’y aurait rien de réel, puisque sans les véritables unités il n’y aurait point de multitude[24].

Le chien positionné au premier plan n’est que ce « point physique », ce corps « resserré », et les autres personnages sont ces différentes modalités de points métaphysiques qui « perçoivent » et « s’expriment » en fonction de la venue royale. Leurs rapports mutuels en effet ne communiquent réellement que par l’entrée suggérée du couple royal indiquée par le miroir du fond : aussi, l’enfant et le chien, la suivante tendant à l’infante une tasse, et la nonne en conversation, aucun de ces trois personnages ne reçoivent de réponse, car leurs actions ne sont pas encore en phase avec ce qui règle réellement – contrairement aux autres – c’est-à-dire le Roi et la Reine, tout comme dans le système de Leibniz « c’est ce rapport mutuel réglé par avance dans chaque substance de l’univers, qui produit ce que nous appelons leur communication, et qui fait uniquement l’union de l’âme et du corps »[25].

Le Roi est ce principe directeur du pouvoir, il est l’unité et principe d’unité de sa cour et de son royaume qui permet ainsi la multiplicité des unités de forces hiérarchisées toute comme dans l’épître de saint Paul distinguant « corps » et « éclat des corps » [26]. C’est ce double rapport d’unité produisant le multiple du pouvoir royal divin – et par exemple ici, d’unité dynastique dans l’engendrement multiple de la succession –  que Vélasquez a voulu peindre et exprimer dans les « Ménines ». Et il l’a fait à travers un traitement des corps de la cour d’Espagne exprimant différents points de vue de glorification royale, de positions et hiérarchies de la société du Roi qui en même temps dépendent complètement de la personne de Philippe IV et sa Reine dans leurs rapports mutuels réciproque, leurs communications : seuls ceux qui regardent le Roi communiquent et s’expriment réellement, car ainsi que le dit Sénèque « Le Prince est l’âme de la res publica ; et la res publica,  le corps du Prince »[27]. La servante à la tasse se heurte à l’Infante comme l’enfant avec le chien.

Chaque personnage est ainsi comme le miroir de la gloire royale, il reflète le pouvoir et en retour, le pouvoir divin du Roi exprime et fait s’exprimer réellement ceux qui le regardent directement. D’où cet aspect des corps en révérence en arrêt, comme décalquant sur sa chair une âme offerte qui les hypnotise, les magnétise. Cela est conforme à la métaphore que Leibniz donne de son système :

Toute substance est comme un monde entier et comme un miroir de Dieu ou bien de tout l’univers, qu’elle exprime chacune à sa façon, à peu près comme une même ville est diversement représentée selon les différentes situations de celui qui la regarde. Ainsi l’univers est en quelque façon multiplié autant de fois qu’il y a de substances, et la gloire de Dieu est redoublée de même par autant de représentations toutes différentes de son ouvrage[28].

Ainsi la Cour du Roi se redouble dans les tableaux, les personnages et le miroir où jaillit le reflet royal, toute cette gloire est analogue au gouvernement divin qui est une communion à la venue du Roi et de la Reine, à laquelle les suivantes vont faire la révérence sous le regard de Vélasquez qui se synchronise à la venue royale toute en organisant la société des corps de ses pinceaux, sa position aviternelle d’artiste.

Conclusion

L’autoportrait de Vélasquez nuance subtilement ce système où « le parfait accord de tant de substance qui n’ont point de communication ensemble, ne saurait venir que de la cause commune »[29] : Vélasquez s’en distingue, car lui-même est, comme on l’a vu, une sorte de juriste du pouvoir royal, de justification du double corps du Roi, il est celui qui revendique l’expression de la gloire de la lignée et du système de la cour royale d’Espagne par son art. L’autoportrait de Vélasquez indique qu’il est le seul capable d’une action indépendante, ou du moins spontanée et ainsi de même essence que la venue royale en son pouvoir divin éternel. Vélasquez est auprès de son chevalet dans une position d’arbitrage des corps de la Cour qu’organise la venue royale suggérée – alors que Mantegna se cache dans son spectacle.

Si l’on observe de près le regard de Vélasquez, on constate que son œil droit est orienté vers sa toile et son œil gauche sur le couple royal qui arrive dans la pièce. Il est donc bien comme le Roi dans un double rapport, un état intermédiaire paradoxal, temps angélique infini par le privilège de sa peinture, de l’art. Et de la même façon que l’éternité royale de Philippe IV fait être tous les personnages en société et perdure en même temps dans son pouvoir par sa lignée visible et invisible, de même Vélasquez représente cette éternité dans son autoportrait par sa position et sa toile vue de dos, ce tableau non vu comme la règle non-dite de cette éternité que Dante définissait comme « le point où tous les temps sont présent »[30].

En se peignant lui-même, Vélasquez démontre de façon autonome qu’il est l’indispensable médiation de l’éternité, il est cette relation qui traduit l’éternité dans son infinité par l’aevum de sa position. Or, si l’âme de la Cour est le Roi et le Corps du Roi sa Cour, celui qui opère cette union de l’âme et du corps est l’artiste, car c’est Vélasquez qui, par son autoportrait, donc sa relation à lui-même auto-exprimée spontanément, met en rapport deux systèmes de forces : la relation est l’infinité qui est essentiellement expression ; Vélasquez a choisi de peindre dans la version finale de 1657 des « Ménines » – comme à la même période « Les fileuses » – la relation expressive suprême qu’est l’union de l’éternité au temps, l’éternité royale de Philippe IV dans sa dynastie, et l’éternité de la déesse Pallas vis-à-vis la toile de la mortelle Arachné qui accède à l’éternité, tout comme l’art apollinien face au bachique. Or, l’expression de cette unité n’a sa force que dans l’infinité de chaque ordre que Vélasquez a su suggérer et faire apparaître dans ses différents modes d’action, de disposition et d’incarnation, et transposer picturalement, démontrant ainsi que seul l’Art peut délivrer dans le temps la gloire de l’éternité en un corps infini refait à l’infini dans l’Infini des corps de société.

Le corps de société exprimé par Mantegna et Vélasquez indique qu’il n’est possible que s’il est transi par un certain pouvoir, un pouvoir d’incorporation dont le reflet est à l’œuvre à même leurs attitudes et positions. Il n’y a de société que selon une participation de la temporalité à l’éternité, ou bien une recherche d’immortalité dans le pouvoir et sa transmission selon l’éternité. Or seul l’Art est apte à en témoigner, opérer et en exprimer les principes (nous ne disons pas le justifier), car l’Artiste prend part à ce système du pouvoir qui articule le temps à l’éternité : c’est pourquoi la position de l’artiste soit se fond comme Mantegna au décor terrestre et céleste, soit comme Vélasquez, témoigne – à travers le reflet de l’éternité – de son autonomie, de sa position où l’aevum organise les corps de société. Paul Ricoeur avait déjà aperçu ce pouvoir de l’Art :

Nous avons appris cette leçon chez Homère, Hérodote et Thucydide. La permanence de la grandeur humaine repose seulement sur les poètes. Mais ce n’est possible que parce que la cité est déjà une sorte de mémoire organisée. Le rôle du poète est de composer une mimèsis, c’est à dire une imitation créatrice de l’action prise dans toute sa dimension politique[31].

Avec Vélasquez nous constatons que l’acte est déjà l’éternelle incarnation de cette immortalité. Car la création artistique est ce processus de médiation de l’éternité et de la temporalité : dans sa représentation du pouvoir formant le corps de société, il est le reflet de l’incorporation et son médiateur, l’Artiste est l’incarnation salvatrice.

 Planche 10 fileuses vélasquez

Planche 10 : Vélasquez, « Les fileuses » 1657

 


[1]             Foucault, Les mots et les choses, II, chap. IX, vii, Gallimard, Tel,  p. 351.

[2]             Daniel Arasse, Décors italiens de la Renaissance, « Le programme politique de la chambre des Epoux ou le secret de l’immortalité », Editions Hazan, 30 septembre 2009, Beaux-Arts, p. 97.

[3]             Ibid.

[4]             Daniel Arasse, Décors italiens de la Renaissance, op. cit. p. 102.

[5]             « Par son mariage avec Barbara de Brandebourg, Ludovico a fait couler le sang impérial dans les veines de sa descendance. Cette alliance, source d’un prestige inestimable qui renforce la puissance de la dynastie est rappelée dans l’image grâce à la représentation de deux souverains qui n’ont jamais été présent le 1er Janvier 1462 : l’empereur lui-même, Frédéric III de Habsbourg et le Roi du Danemarck » Joséphine Le Foll, L’atelier de Mantegna, Editions Hazan, 14 mars 2008, L’atelier du peintre,  p. 75.

[6]             Daniel Arasse, Décors italiens de la Renaissance, op. cit., p. 102.

[7]             Daniel Arasse, Décors italiens de la Renaissance, op. cit., p. 112sq.

[8]             Daniel Arasse, Décors italiens de la Renaissance, op. cit., p. 113.

[9]             Daniel Arasse, Décors italiens de la Renaissance, op. cit., p. 112.

[10]           Daniel Arasse, Décors italiens de la Renaissance, op. cit., p. 107. Daniel Arasse cite le latin : « Sunt quidem praeclara quae in publicum profers, sed non minora quae limine tenes ».

[11]           Daniel Arasse, Décors italiens de la Renaissance, op. cit., p. 116.

[12]           Daniel Arasse, Décors italiens de la Renaissance, op. cit., p. 117sq.

[13]           Joséphine Le Foll, L’atelier de Mantegna, op. cit., p. 75.

[14]           Daniel Arasse, Décors italiens de la Renaissance, op. cit., p. 122.

[15]           Daniel Arasse, Décors italiens de la Renaissance, op. cit., p. 130 : « signature publique : biographie du Marquis de Mantoue ; signature privée : autoportrait dans le décor végétal du pilastre qui sépare la Rencontre de la Targa. Signature secrète : dans le nuage, un profil. »

[16]           Daniel Arasse, Décors italiens de la Renaissance, op. cit., p. 110.

[17]           Ernst H. Kantorowicz, « Les deux corps du Roi », in Oeuvres, chap. VI, Gallimard, Quarto, 2000, p. 847sq.

[18]           Saint Paul,  Première épître aux Corinthiens, chapitre 13, verset 12.

[19]           Daniel Arasse, Décors italiens de la Renaissance, op. ci.,  p. 168.

[20]           Leibniz, Système nouveau de la nature, op. cit., p. 75.

[21]           Kantorowicz, chap IX, Les deux corps du Roi, in Œuvres, Gallimard, 2000, Quarto, p. 993.

[22]           « Il n’y a qu’une transformation d’un même animal, selon que les organes sont pliés différemment, et plus ou moins développés. ». Leibniz, Système nouveau de la nature, op. cit., p. 69.

[23]           « Une machine naturelle demeure encore machine dans ses moindres parties, et qui plus est, elle demeure toujours cette même machine qu’elle a été, n’étant que transformée par des différents plis qu’elle reçoit, et tantôt étendue, tantôt resserrée et comme concentré lorsqu’on croit qu’elle est perdu. » (Leibniz, Nouveau Système de la nature, op. cit., p. 71.)

[24]           Leibniz, Système Nouveau de la nature, op. cit., p. 71.

[25]           Leibniz, Système Nouveau de la nature, op. cit., p. 73sq, et Leibniz, « De la nature du corps », op. cit., p. 174sq.

 

en vérité le temps ne surajoute rien à la durée, ni l’espace à l’étendue, mais de même que les variations successives sont contenues dans le temps, de même il y a dans le corps des choses variées qui peuvent se diffuser simultanément. Car, puisque l’étendue est répétition continue simultanée, comme la durée répétition continue successive, il suit de là que, chaque fois qu’une même nature se diffuse simultanément dans la multitude, […] dans le corps en général la résistance ou impénétrabilité, on dit que l’étendue occupe un lieu.

[26]           Cf 1ere épître de saint Paul aux Corinthiens, chapitre 15 :

 

Mais Dieu lui donne un corps comme il l’a voulu, et à chaque semence il donne le corps qui lui est propre. 39 Toute chair n’est pas la même chair; autre est la chair des hommes, autre celle des quadrupèdes, autre celle des oiseaux, autre celle des poissons. 40 Il y a aussi des corps célestes et des corps terrestres; mais l’éclat des corps célestes est d’une autre nature que celui des corps terrestres: 41 autre est l’éclat du soleil, autre l’éclat de la lune, et autre l’éclat des étoiles; même une étoile diffère en éclat d’une autre étoile. 42 Ainsi en est-il pour la résurrection des morts. Semé dans la corruption, le corps ressuscite, incorruptible; 43 semé dans l’ignominie, il ressuscite glorieux; semé dans la faiblesse, il ressuscite plein de force; 44 semé corps animal, il ressuscite corps spirituel. S’il y a un corps animal, il y aussi un corps spirituel.

[27]           Cité par Kantorowicz, Les deux corps du Roi, op. cit., chap IX,  p. 998.

[28]           Leibniz, Discours de métaphysique, IX, GF Poche, p. 214sq.

[29]           Leibniz, Système Nouveau, op. cit., p. 75.

[30]           Kantorowicz, Les deux corps du roi, op. cit., chap. VI, p. 846.

[31]           Préface à Condition de l’homme moderne de Arendt, p. 27.

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