Histoire des idéesLa pensée de Gaston Bachelardune

Les éléments psychanalytiques (2)

Print Friendly, PDF & Email

Liubov Ilieva, Stanimir Iliev

Bachelard propose comme méthodes concrètes pour surmonter les obstacles épistémologiques, la philosophie du non, la philosophie des trois “re”: re-commencer, re-nouveler, ré-organiser.

D’autres écoles philosophiques ont ressenti, pour analyser la science, ce besoin d’un concept comme celui de l’esprit scientifique et l’ont repris. Très proche de celui-ci est par exemple le concept de Popper du “troisième monde”[1], le monde du contenu objectif de la pensée, celui des idées scientifiques, des images, qui s’opposent aux états physiques et aux états mentaux.

Selon Popper, les jugements critiques ainsi que l’état de débats, sont des éléments très importants du “troisième monde” . Popper affirme la nécessité de la tension créatrice permanente pour ouvrir “le troisième monde”. Les méthodes du criticisme rationnel sont déterminantes pour analyser les éléments principaux de la science.

Son principe de falsification n’est qu’un mode de provocation permettant la vérification psychique de la science. Sa tension créatrice ressemble en bien des points au tonus rationnel de Bachelard. Ici nous nous contenterons seulement de constater que dans les épistémologies modernes, il y a d’autres notions qui sont très proches de celle de l’esprit scientifique de Bachelard.

Les cadres de cet exposé ne nous permettent pas de les analyser toutes, mais il est clair, qu’on ne peut négliger cette notion d“esprit scientifique”. Au contraire, il nous faut l’examiner d’une manière plus générale.

De la même manière que les particularités de la science et son espace psychique propre conditionnent les possibilités de sa psychanalyse, les particularités du plan psychique de la poétique, sa phénoménologie, ainsi que le processus de sublimation lié à la création d’images, déterminent aussi les possibilités de sa psychanalyse. Le plan poétique est une partie du monde psychique.

Mais tandis qu’en analysant la science, Bachelard unit les impulsions rationnelles autour de l’esprit scientifique, dans la poétique les impulsions créatrices appartiennent à une âme, à l’ANIMA.

“La poésie nous apporte des documents pour une phénoménologie de l’âme  (souligné par Barchelard)”[2], dit le philosophe. En citant Pierre-Jean Jouve il parle “d’une âme inaugurant” la poésie, qui est pour lui une “puissance première”[3]. Dans La poétique de la rêverie il oppose les traits de l’Âme (Anima) à ceux de l’esprit (Animus). La dichotomie intellect/mémoire – imagination/concept – image/temporalité-hors-temporalité vient chez Bachelard de l’opposition Animus/Anima. Ici on peut voir l’influence de Jung, plus précisément de sa conception de la dualité de l’Anima et de l’Animus dans la personnalité humaine.

La science chez Bachelard est une zone de l’esprit, en la soumettant à la psychanalyse, nous révélons les actions et les traits de l’Animus. L’esprit scientifique se manifeste par l’action rationnelle. L’Animus scientifique possède la qualité du dynamisme, mais il possède aussi l’inertie que Bachelard considère comme un obstacle épistémologique. Un autre obstacle épistémologique du nouvel esprit scientifique est selon lui l’idée d’archetypique dans la science. Il constate que “les images ne préparent pas des idées. Souvent les idées doivent lutter contre les images premières”[4].

Dans sa théorie de la poétique Bachelard porte son attention sur les complexes qui se dissimulent dans  les oeuvres poétiques. Dans La Psychanalyse du Feu il écrit: “Quand on a reconnu un complexe psychologique il semble, qu’on comprenne mieux, plus synthétiquement, certaines oeuvres poétiques. En fait, une oeuvre poétique ne peut guère recevoir son unité que d’un complexe. Si le complexe manque, l’œuvre sevrée de ses racines, ne communique plus avec l’inconscient”[5].

Ici nous pouvons observer que les complexes, dans la conception de Bachelard, sont très proches de ceux de Jung. Plus tard Bachelard écrira que pour l’analyse de l’âme (anima) il faut étudier l’archetypique, la manifestation des forces primaires des profondeurs. Il dit aussi que pour examiner la poétique il faut pénétrer beaucoup plus au fond de l’âme, ne pas limiter l’analyse par les complexes. Ainsi le centre de l’analyse de la poétique pour Bachelard devient l’image. Il écrit : “L’image poétique nouvelle – une simple image ! – devient ainsi, bien simplement, une origine de conscience. Dans les heures de grandes trouvailles, une image poétique peut être le germe d’un monde, le germe d’un univers imaginé devant la rêverie d’un poète”[6].

Pour Bachelard il faut analyser l’archetypique, après que la phénoménologie de l’image poétique a été déterminée, puisque des archétypes déterminent les condensations, des totalités sur le poétique. “Une analyse par les archétypes pris comme source des images poétiques bénéficie d’une grande homogénéité ; car les archétypes unissent souvent leur puissance”[7], dit encore Bachelard. Dans le préface de La Poétique de l’espace on peut lire : “L’atomisme du langage conceptuel réclame des raisons de fixation, des forces de centralisation”[8].

Chez Jung l’analyse de la poésie concerne la révélation des schémas archétypaux, qui à leur tour sont rattachés aux rêves et aux symboles religieux[9]. Une telle approche limite les cadres de la perception de l’art, de sa variété comme processus créatif. On peut caractériser une telle approche comme passive. Si on considère que toutes les images ont pour base quelques pré-images existant depuis un temps immémorial, on limite les possibilités d’étude du fondement même de la création, qui est sans doute beaucoup plus riche. Dans une telle approche le cercle des associations est limité par les contenus des archétypes et la passivité du sujet. Bachelard oppose son approche de l’étude de l’archetypal dans l’image à celle de Jung, c’est pourquoi il faut distinguer sur le plan méthodologique même sa conception de l’archétype de celle de Jung. En effet nous pouvons constater qu’il y une liaison entre l’archetypal de l’image poétique et  l’archetypal des systèmes religieux. Toutefois nous ne devons pas ignorer également que la sphère propre de l’archetypal d’une image poétique, est directement et uniquement liée avec les manifestations de sa phénoménologie. C’est le domaine où se manifestent les valeurs artistiques de l’oeuvre poétique et c’est ce que souligne la psychanalyse de la poétique de Bachelard. Nous pensons que les particularités de cette psychanalyse doivent être mises à la base d’une nouvelle conception épistémologique de l’essence de l’archétype.

Chez Bachelard la phénoménologie de l’image se manifeste par la rêverie, liée à l’agrandissement de la conscience, l’augmentation de la lumière, l’affermissement de la cohérence psychique. “Tous les sens s’éveillent et s’harmonisent dans la rêverie poétique”[10]. Bachelard déclare que “cette rêverie est extrêmement différente du rêve par cela même qu’elle est toujours plus ou moins centrée sur un objet”[11].

Cette orientation vers un objet concret et la participation de la connaissance, sont deux particularités de l’approche bachelardienne, qui se distingue de l’approche de Jung et de la méthode de la psychanalyse classique. La rêverie déterminant la phénoménologie de l’image se doit “de mettre en évidence toute la conscience à l’origine de la moindre variation de l’image”[12]. Ainsi la psychologie de l’imagination doit être la théorie des variations psychologiques.

En dirigeant la connaissance vers l’objet concret, la rêverie ouvre la route aux variations, aux mouvements de l’espace poétique, auquel ils sont liés. De cette manière la rêverie “cristallise” l’image poétique, ses fondements archetypaux s’éclairent. L’approche bachelardienne de l’image poétique détermine la possibilité de la manifestation de l’archétype (qui restait hors des études de la psychanalyse classique) par l’ouverture phénoménologique à l’image. Comme écrit Bachelard lui-même, “l’enfance qui est une eau, qui est un feu, qui devient une lumière détermine un grand foisonnement des archétypes fondamentaux. Dans nos rêveries vers l’enfance, tous les archétypes qui lient l’homme au monde, qui donnent un accord poétique de l’homme et de l’univers, tous ces archétypes sont, en quelque manière, revivifiés”[13].

Dans l’approche de Bachelard nous rencontrons la rêverie cosmique, se manifestant « comme le résultat des actions des forces centripètes. Les images forment les totalités de la rêverie ». Mais selon lui encore : « une unité plus stable apparaît quand un rêveur rêve de matière, quand en ses songes il va “au fond des choses”. Tout devient à la fois grand et stable quand la rêverie unit cosmos et substance »[14]. Ceci est illustré par le matérialisme des quatre éléments, les quatre éléments de la cosmogonie intuitive, analysés en détail dans les travaux de Bachelard. À notre avis nous pourrions parler à ce propos d’une théorie plus générale de la naissance et de la stabilité de l’image. Nous avons en vue également la formation d’une image au cours de la perception. Quand la connaissance active s’oriente vers un objet concret, par l’ouverture des variations de l’image apparaissant dans cet état de la connaissance, nous pouvons saisir “la cristallisation” de cet objet, sa stabilité comme les états nécessaires pour le nommer. Cela s’accorde avec la définition de l’objet par ses variations, par ses réalisations dans la pluralité des mondes virtuels, dans la logique moderne de la perception (voir J. Hintikka[15]). Au cours des dix dernières années on a accumulé de nombreux résultats à la suite des études liées à la pénétration de l’inconscient par des techniques récentes – comme l’utilisation du L.S.D., de différentes techniques méditatives etc. La plupart de ces techniques-là sont définies comme relaxantes. Les résultats expérimentaux montrent que même en état de relaxation, alors que la conscience est dans un état d’activité minimum, capable de supporter notre orientation vers l’objet concret, on peut constater la présence des particularités indiquées ci-dessus, révélées dans les études de Bachelard. Cela montre que la zone d’application de la méthode de Bachelard analysant l’archetypal à la base de la perception peut s’étendre. Les auteurs de telles études sur l’inconscient se rendent compte que leurs recherches dépassent les approches psychanalytiques de la psychanalyse classique et de celle de Jung. Mais à présent il n’existe pas de fondement, de cadre théorique pour comprendre les résultats de ces examens, il manque une phénoménologie de l’objet de leurs études. Le développement de l’axe de recherche déterminé par Bachelard sur les manifestations de l’archetypal dans l’image peut servir de tel cadre.

Exceptés les domaines psychiques qui sont liés uniquement à l’esprit scientifique ou à l’âme poétique, Bachelard soumet à l’enquête les domaines où ils agissent ensemble. Les idées s’y mêlent aux images, les expériences  aux contemplations, ce qu’on peut observer surtout dans l’alchimie. Nous nous retrouvons ici dans un champ, étudié spécialement par Jung et par son école. Ayant en vue le contenu de L’Esprit et de L’Âme dans les ouvrages de Bachelard, examiné ci-dessus, nous pouvons noter que chez Jung l’analyse de l’alchimie se développe dans les cadres d’examen de L’Anima. De cette façon la psychanalyse de l’alchimie passe à l’enquête de l’archetypal, qui est en rapport avec le symbolisme religieux. Bachelard de son côté, analyse le rapport psychanalytique de l’alchimie avec l’esprit scientifique , c’est à dire la zone de L’Animus. Dans La Poétique de la Rêverie Bachelard définit comme infructueuse l’expérience de ses travaux précédents – étudiés du point de vue du Nouvel Esprit Scientifique – à savoir, l’alchimie des quatre éléments. En effet, comme cela était exposé plus haut, “ la réalité du deuxième degré” de la science ne peut pas être liée directement à l’archetypal, mais c’est l’archetypal qui se révèle dans la psychanalyse de l’alchimie. Ici nous sommes face à une question très importante. La science moderne ne s’épuise pas par la réalité du deuxième degré. Les idées modernes (des dernières décennies) se sont éloignées des idées physicalistes. Des savants éminents comme Poincaré, L. de Broglie, Paouli, J. Adamar affirment, analysant leur processus de création, que sur le plan inconscient de la connaissance, ils opèrent par  des images, chargées de contenus émotionnels au lieu de notions précises. À leur avis une des tâches de la science moderne est de trouver un lien entre la perception sensuelle, d’une part, et les idées et concepts d’autre part. Ceci montre que l’esprit scientifique, générant la nouveauté métaphysique ne rompt pas pleinement le rapport entre l’image et le concept. Ce rapport-ci détermine la présence des manifestations archetypales dans la science. Mais dans la science, les archétypes sont liés à la réalité scientifique d’une manière indirecte, ce qui détermine la particularité de leurs manifestations par rapport à la conception classique de l’archétype chez Jung. En analysant la science, Paouli[16] remarque que nous concevons les archétypes ou les images primaires non comme des invariables, mais comme des relatifs, dépendants du degré de développement de la connaissance. L’archetypal de la science est différent de la théorie de Jung. Il n’est pas en rapport direct avec les théories relatives modernes, mais il se révèle indirectement dans les activités de la sphère de l’âme : des images, des émotions. Ceci ne concerne pas uniquement l’alchimie, n’est pas seulement en rapport avec des conceptions anciennes comme le gnosticisme, le mandala, les symboles archétypaux de la culture ancienne égyptienne ou babylonienne (leur rapport avec la science est d’un intérêt exceptionnel, et qui n’est pratiquement pas étudié). Ceci ne concerne pas non plus uniquement les exemples du symbolisme matériel présentés par Bachelard et la pensée archaïque, unissant l’expérience et la rêverie.

L’influence du schématisme de la perception sensuelle sur les théories scientifiques, la révélation des images principales avec lesquelles ces théories sont liées sont des illustrations de problèmes qui traversent la science moderne. Dans la psychanalyse de Jung les formes archétypales sont réduites aux pré-formes. En ce qui concerne la science on peut étudier l’archétype par la psychanalyse de l’esprit scientifique, dans le processus de développement de la science et par ce développement et non pas comme un retour au passé. La théorie de l’archétype d’un côté permet de limiter le relativisme dans les structures de cognition, et de l’autre,  d’éclairer les relations et la liaison entre les éléments de la conception du monde, très morcelés à présent. Cet axe d’étude psychanalytique est très proche de l’approche de Bachelard, qui avait fixé les caractéristiques principales de ce domaine, mais il n’a pas continué ses études dans cette direction-là. Certains travaux de Bachelard sur ce sujet restent sans recevoir l’attention méritée. Ceci est dû au fait que le lecteur, en rencontrant la notion d’archétype se presse de l’associer à la théorie de Jung. Là encore ce qui manque c’est une base phénoménologique développée de cette approche, parfaitement différente de celle de Jung.


[1] voir K. Popper,  Objective Knowledge. An Evolutionary Approach. Oxford, Clarendon Press, 1979.

[2] G. Bachelard, La Poétique de la rêverie, p. 13.

[3] G. Bachelard, La Poétique de l’espace, p. 6.

[4] G. Bachelard, Le matérialisme rationnel,  p. 56.

[5] G. Bachelard, La psychanalyse du feu, p. 38.

[6] G. Bachelard, La Poétique de la rêverie, p. 1.

[7] Ibid., p. 108.

[8] G. Bachelard, La Poétique de l’espace, p. 11.

[9] voir C. G Jung, Über die Beziehungen der analytischen Psychologie zum dichterischen Kunstwerk. // C. G Jung, Über das Phänomen des Geistes in Kunst und Wissenschaft. Olten; Freiburg i. B., 1960, S. 75-90.

[10] G. Bachelard, La Poétique de la rêverie, p. 6.

[11] G. Bachelard, La psychanalyse du feu, p. 32.

[12] G. Bachelard, La Poétique de la rêverie, p. 3.

[13] Ibid., p. 107.

[14] Ibid., p. 151.

[15] J. Hintikka, On the Logic of Perception. In: Hintikka J. Models for Modalities. Selected Essays. Dordrecht, D.Reidel, 1969, p. 112-147.

[16] W. Pauli, Teorie und Experiment, “Dialectica”, 1952, 6, S. 141-142.

Leave a reply

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Next Article:

0 %