Perceptionune

Perception et conflits fondateurs chez Husserl (2)

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IV. Le conflit inactivé et son rôle dans l’apparition de l’objet d’une perception esthétique, neutre

IV. a. « Les effets artistiques ne sont pas des effets de foire »

           

            Dès 1904, s’attaquant au problème de la conscience esthétique, Husserl affirme que l’apparence esthétique n’est pas une tromperie des sens. C’est un premier indice du fait que l’illusion artistique sera caractérisée par contraste avec l’illusion perceptive. Si dans le cas de cette dernière la cohérence est maintenue par la résolution du conflit suite à l’invalidation de la perception trompeuse, la conscience esthétique considère ses objets (qu’ils soient réels, illusoires ou des mélanges de réel et de fictif) sans prendre position quant à leur existence. Dans l’attitude contemplative il n’est pas nécessaire d’exercer une perception qui tient pour vrai ce qui apparaît. Husserl illustre cette attitude face aux objets illusoires par l’exemple du spectateur qui assiste à un numéro d’illusionnisme:

 Nous regardons le spectacle d’une prestidigitateur, oscillant entre croyance et incrédulité, en général dans le rejet ; parfois vaincus par l’illusion des sens et, dans l’instant, contraints ou portés à la croyance etc. Dans tous ces actes variables de décision, de prise de position existentielle et de ses corrélats, notre conduite est toujours contemplative. Nous suivons les apparitions avec un intérêt  marqué et, lorsque nous nous tournons vers elles en les visant, nous sommes absorbés par l’une ou par l’autre. Par exemple, il y a un spectre qui apparaît. Nous le contemplons, notre regard suit son apparition dans tous ses détails. Une telle contemplation, une telle orientation de l’attention à viser n’est manifestement ni un tenir-pour-vrai, ni un tenir pour faux. Elle reste la même. [1]

            Dans le contexte du cours sur la phantasia et la conscience d’image, Husserl insiste sur le fait que « les effets artistiques ne sont pas des effets de foire »[2]. En regardant un objet esthétique (par exemple un tableau, une pièce de théâtre) nous ne sommes pas dans un attitude de croyance, qui pose l’objet de la perception comme existant. Indépendamment de l’existence ou la non-existence de l’objet représenté, nous pouvons être fascinés, absorbées par la contemplation de l’objet de la perception esthétique. Husserl dira en 1918 qu’il est possible de faire expérience de quelque chose sans être dans l’attitude d’expérience. Le mode de perception sans prise de position qui peut se composer avec l’imagination porte le nom de « phantasia perceptive (perzeptive) » et permet une quasi expérience. La phantasia perceptive est un mode conscience mi-perceptif mi-imaginatif, à la frontière entre l’expérience perceptive et l’imagination. Néanmoins, elle diffère des deux.

IV. b. Le rôle fondateur du conflit inactif. L’exemple du théâtre

 

            Dans une analyse de 1918 consacrée à la figuration propre au théâtre, Husserl oppose frontalement l’illusion artistique et l’illusion perceptive.

« Les hommes vivants, les comédiens, les choses réelles appelées décors, les vrais meubles, les vrais rideaux etc. “figurent”, ils servent à nous transposer dans une illusion artistique. Si nous appelons illusion (Illusion) tout cas où une phantasia perceptive (perzeptive) est “provoquée” par des choses effectivement réelles, et ce de telle sorte que l’objet artistique se figure en elles, alors nous avons ici affaire à des illusions. »[3]

            L’illusion artistique et l’illusion perceptive différent eidétiquement. Dans le texte N°18 de Hua XXIII, l’illusion perceptive est caractérisée comme apparence, constituée sur le fond du conflit :

« Dans une illusion au sens ordinaire [du terme], comme « apparence », à laquelle nous « succombons », une perception est accomplie qui, dans le passage identifiant dans d’autres perceptions ou dans des expériences reproductive, saute dans une autre perception, en conflit avec celle originelle, laquelle est alors caractérisé comme illusoire, et coïncide avec elle grâce à une identité partielle de moments perceptifs (perzeptiven), mais se trouve en conflit avec elle selon d’autres [moments perceptifs], de sorte qu’il en résulte une compénétration des deux objets perceptifs (perzeptiven) inconciliables, qui ne peuvent être perçus qu’en alternance, ce en quoi l’un garde sa thèse d’expérience grâce au renforcement du côté des expériences d’environnement, [et] l’autre, l’illusoire, a modifié, et devrait modifier, sa thèse originelle sous la forme du biffage. »[4]

            Dans cette analyse il y a le même type d’alternance entre les appréhensions perceptives que celle étudiée auparavant. L’illusion artistique est le résultat d’une « figuration ».

            Le cas du théâtre est remarquable du point de vue phénoménologique pour plusieurs raisons. D’abord, d’entrée de jeu le spectateur n’a pas une perception habituelle (Wahrnehmung), il s’abstient de poser la thèse de la réalité effective de ce qui apparaît perceptivement. Deuxièmement, le conflit entre les deux perceptions possibles est d’un nouveau type. Contrairement aux autres conflits étudiés (qui apparaissent comme désaccords à l’intérieur d’une perception ou comme ruptures entre l’environnement perceptif et le cadre de l’image), le conflit propre à la représentation théâtrale ne se constitue pas après coup, il est là d’entrée de jeu : même si « nous “savons” que c’est un cabotinage qui a lieu là, que ces décors cartonnés et ces murs de toile ne sont pas des arbres effectivement réels »[5], nous n’accomplissons pas de biffage en tant que négation active. Il en résulte un nouveau type de conflit perceptif, de nature très singulière, qui permet de rendre compte du jeu théâtral, de l’articulation entre les gestes réels des comédiens et l’action imaginaire à laquelle ces gestes renvoient.

                Singuliers sont également le type d’appréhension du spectateur qui vit dans le jeu, son expérience et les ficta qui s’enchaînent et se trouvent figurés par les choses effectivement réelles. Voici le cœur de l’argumentation de Husserl :

 « De quelle manière alors les personnes qui jouent la comédie et, pourrions-nous tout aussi bien dire, les choses qui jouent la comédie, figurent-elles les quasi réalités effectives artistiques ? Du point de vue du procédé, du rendu théâtral visé, de la [com]position, nous disons : certaines choses s’avèrent, comme l’ « expérience » l’atteste (ce n’est bien sûr pas simplement une pure et simple expérience) propres à provoquer une double aperception (doppelte Apperzeption), c’est-à-dire une double appréhension perceptive (doppelte perzeptive Auffassung), leurs apparitions en perception, ou celles de certaines circonstances à cet égard propices, virent facilement en d’autres types d’apparition perceptive (perzeptive), et ce en sorte que le fonds proprement perceptif (perzeptive) soit commun, ou presque tout à fait commun, aux deux perceptions (Perzeptionen) entrant dans une unité-conflit, alors que le fonds en perçu (perzepiertem) improprement (en co-perçu) fonde des deux côtés le rapport de conflit. Et c’est en de telles circonstances que ces choses sont offertes à la perception (Wahrnehmung), à la conscience de conflit perceptive, et doivent nous inciter à nous placer sur le sol de la perception (Perzeption) biffée dans la conversion d’une simple phantasia, donc à initier une phantasia purement perceptive (perzeptive). […] Le fait (Faktum) précisément, c’est que, alors que le conflit perceptif (perzeptive) est un vécu, un accomplir de l’un des côtés a lieu au sens de la phantasia perceptive (perzeptiver) (fiction). Mais le fictum (Fiktum) se figure en [son] sens dans la chose effectivement réelle, au sens où celle-ci, dans des circonstances données, en son « apparition » perceptive (perzeptiven) « spécifique », offre exactement ce qu’est le « proprement perçu » (eigentlich Perzipierte) du fictum[6]

            Contrairement à l’illusion perceptive, dont nous nous affranchissons en saisissant la tromperie (c’est une poupée de cire et non pas un homme, pour reprendre l’exemple de Husserl), au théâtre nous souscrivons à l’illusion artistique et accomplissons des quasi expériences, nous entrons dans le « monde d’images ». Le conflit entre deux appréhensions perceptives (par exemple, entre le fait de voir des meubles décors sur la scène et de « voir » des meubles dans le bureau du président) ne se constitue pas après coup. La biffure qui invalide la réalité effective des arbres en carton n’est pas une négation active, c’est un caractère qui est là de manière inactuelle. La position de neutralité est acquise dès le départ. Comment se fait-il qu’il n’y a pas d’alternance entre la réalité effective et l’apparence, entre un intuitionné perceptif  et un fictif, recouvrant le premier ? Et comment s’explique alors le fait que le « champ de phantasia » s’incruste dans le « champ perceptif » et l’entrave sans protestation de la part de ce dernier ?

            L’explication donnée par Husserl nous éclaire sur le mode d’apparition de l’objet d’une « perception » esthétique au théâtre :

« Dans le cas de la figuration théâtrale, le spectacle apparaît, cette section d’un monde d’apparence, mais ici nous ne commençons pas par une perception normale. Nous ne commençons pas avec la thèse de la réalité effective de l’apparaissant perceptivement (perzeptiv). [..] D’une certaine manière inactuelle, (passive), tout ce qui est « vu » ici a le caractère du néant, du biffé, ou mieux : de l’invalidé en sa réalité effective : mais nous ne sommes pas des enfants, [nous] n’accomplissons pas de biffage en tant que négation active, [et cela] tout aussi peu que nous accomplissons activement la conscience en laquelle les comédiens et les choses nous sont données comme réalités effectives. Donc non pas comme dans l’illusion où nous nous plaçons sur le sol d’expérience, [où] nous prenons parti pour ce dont il est fait expérience contre l’illusoire que nous nions activement, biffons. [..] Dès le début, nous nous plaçons de cette façon sur le sol de l’“illusion”, de l’“apparence” qui, [issue] d’ailleurs [..] est pour nous caractérisé comme apparence “esthétique”. »[7]

Pour quelles raisons le conflit demeure-t-il inactif ?

« Cette actualisation (scil. du conflit) n’est pas en général nécessaire. C’est seulement là où se trouve déjà une double aperception en conflit pour l’objet intuitif, comme pour les poupées, pour les poupées morte mais aussi vivantes (comme le sont les comédiens), pour une statue de plâtre qui figure un homme etc., que se trouve d’emblée un biffage passif mais qui est activé si nous nous plongeons dans la vie (uns hineinleben) dans la chose de plâtre et ensuite dans l’homme, le saisissant, animant (verlebendigend) et développant ses intentions avec le saisir. »[8]

Le mode de la figuration artistique permet aux spectateurs de « vivre dans » une appréhension biffée, c’est-à-dire d’être attentifs à l’objet de celle-ci sans poser pour autant la réalité de ce qui est figuré et sans déclencher les conflits perceptifs propres à l’attitude positionnelle doxique. En tant que modalité forte de l’attention actuelle à l’objet, le « vivre dans » est possible selon Husserl indépendamment de la modalité de croyance.

            Comment Husserl arrive-t-il à thématiser la neutralité de la figuration perceptive propre à la représentation théâtrale?

            En 1909, le philosophe affirme la possibilité de considérer un objet illusoire sans opter pour la non croyance. Il donne l’exemple d’un spectateur au théâtre : « par exemple pour la personne sur la scène, je suis ses faits et ses gestes [..] Ce considérer n’est ni croyance ni un autre mode de croyance en rapport avec l’être de la chose? C’est une considération de l’objet apparaissant en tant que tel, un acte positionnel qui ne pose pas la réalité effective mais pose justement l’ “apparaissant en tant que tel” ».[9]

            Le texte de 1918 de Husserl fait écho à celui de 1909. Nous acceptons l’apparaissant comme s’il était effectivement réel, dira le philosophe en 1918[10]. Grâce à cette conversion d’attitude, la réalité effective est transfigurée, les objets perceptifs deviennent « apparence esthétique ».

« Certes, nous faisons expérience, mais nous ne sommes pas dans l’attitude de l’expérience, nous ne co-faisons pas effectivement la position de l’expérience, la réalité effective nous devient réalité effective comme si, nous devient “jeu”, les objets apparence esthétique : simple objets de phantasia, quoique perceptifs. Ici paraît le sentiment de plaisir actif, font une partie de la contemplation esthétique, celle [..] au moins d’alléger l’attitude de phantasia qui relève elle-même de l’esthétique, même là où c’est l’expérience qui est le point de départ. »[11]

            En guise de conclusion, soulignons que les apparences perceptives surgissant en désaccord avec l’enchaînement d’une perception sont démasquées. L’activation du conflit a le rôle de préserver la cohérence et la cohésion de l’expérience perceptive comme donation vraie d’objet. Lors de l’apparition d’images, les conflits agissent de manière différente, permettant à l’image de faire irruption sur le fond de l’environnement perçu grâce au conflit constituant. Son cadre illustre la coupure entre le monde fictif, en images, et le champ perceptif. En comparaison avec l’illusion et le conflit perceptifs, la représentation théâtrale a un statut phénoménologique paradoxal : l’installation dans l’illusion artistique se fait précisément sur fond d’un conflit possible mais latent. Celui-ci précède l’apparition perceptive et la figuration esthétique sans empiéter sur l’attitude de phantasia perceptive, permettant de saisir l’objet fictif au sein même du réel effectif perçu. Bien qu’apparaissant sur un fond perceptif, l’enchaînement des apparitions acquiert dans la conscience du spectateur attentif l’unité et la cohésion d’expérience, lui ouvrant la voie d’une continuité concordante des fictions perceptives, affranchies des contraintes de l’expérience positionnelle.

  Raluca Mocan (Université Paris-Est Créteil, EA L.I.S.)

Ouvrages de Edmund Husserl et traductions

Husserliana III/1, Ideen zu einer reinen Phänomenonologie und phänomenologischen Philosophie. Erstes Buch: Allgemeine Einführung in die reine Phänomenologie, I. Halbband, Text der 1.-3. Auflage, Ed. Karl Schurmann, Den Haag, Martinus Nijhoff, 1976 ; tr. fr. P. Ricœur, Idées directrices pour une philosophie et une phénoménologie pure, Paris, Gallimard, 1950.

Husserliana XI, Analysen zur Passiven Synthesis. Aus Vorlesungs- und Forschungsmanuskripten (1918-1926), Ed. Margot Fleischer, Den Haag, Martinus Nijhoff, 1966; De la synthèse passive, tr. fr. B. Bégout et J. Kessler, Grenoble, J. Millon, 1998.

Husserliana XVI, Ding und Raum. Vorlesungen 1907, Ed. Ulrich Claesges, Den Haag, Martinus Nijhoff, 1973 ; tr. fr. J.-F. Lavigne, Chose et espace. Leçons de 1907, Paris, P.U.F., 1989.

Husserliana XIX, Logische Untersuchungen. Zweiter Band, erster Teil: Untersuchungen zur Phänomenologie und Theorie der Erkenntnis, Texte der ersten und zweiten Auflage, Ed. Ursula Panzer, Den Haag, Martinus Nijhoff ; tr. fr. : H. Elie, A. Kelkel, R. Schérer, Recherches Logiques. Tome 2 : Recherches pour la phénoménologie et pour la théorie de la connaissance. Première partie : Recherches I et II, et deuxième partie : Recherches III, IV et V, P.U.F., Paris, 1961.

Husserliana XXIII, Phantasie, Bildbewusstsein, Erinnerung. Zur Phänomenologie der anschaulichen Vergegenwarigungen.Texte aus dem Nachlass. (1898-1925), Ed. Eduard Marbach, Dordrecht/Boston/London, Martinus Nijhoff Publishers, 1980 ; tr. fr. par R. Kassis et J.-F. Pestureau, Phantasia, conscience d’image, souvenir. De la phénoménologie des présentifications intuitives. Textes posthumes (1898-1925), Grenoble, Jérôme Millon, 2002.

Husserliana XXXVIII, Wahrnehmung und Aufmerksamkeit. Texte aus dem Nachlass (1983-1912), Ed. Thomas Vongehr, Regula Giuliani, Dordrecht, Springer, 2004; tr. fr. partielle par N. Depraz, Phénoménologie de l’attention, Paris, Vrin, 2009.

Ouvrages philosophiques

Benoist, Jocelyn, Sens et sensibilité, Paris, Les Editions du Cerf, 2009.

Bouckaert Bertrand, L’idée de l’autre. La question de l’idéalité et de l’altérité chez Husserl des Logische Untersuchungen aux Ideen I, Kluwer Academic Publishers, Dordrecht, 2003.

Richir, Marc, Phantasia, Affectivité, Imagination, Grenoble, Jérôme Millon, 2006.

Schnell, Alexander, Temps et phénomène. La phénoménologie husserlienne du temps (1893-1918), Hildesheim, Zürich, New-York, Georg Olms Verlag, 2004.


[1]Cf. P AT, §19, p.79  [83-84]. Dans la note 2, p.79, Natalie Depraz justifie le choix de traduire Wahrnehmen par « tenir-pour-vrai », en conformité avec le sens littéral du mot (nehmen=prendre, tenir ; wahr=vrai). « Tenir-pour-vrai » s’oppose chez Husserl à Falschnehmen, « tenir-pour-faux ».

[2] Cf. Hua XXIII, N°1, §19, p.81 [41].

[3]Cf. Hua XXIII, N°18 b, p. 487 [516].

[4]Ibid.

[5] Ibid.

[6]Cf. Hua XXIII, N° 18 b, pp. 488-489, [517-518].

[7]Ibid., p. 488 [517].

[8]Ibid, p.483, [511].

[9]Cf. Hua XXIII, N°10 (1909), p. 287, [297].

[10]Ibid., N°18, p.485 [513].

[11]Ibid.

 

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