Perceptionune

The object view (1)

Print Friendly, PDF & Email

Ces publications sont une reprise de certaines interventions prononcées dans le cadre des journées d’études « L’objet de la perception », à l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne , École Doctorale de Philosophie (ED 280), Philosophies contemporaines (PhiCo EA3562) EXeCO – CEPA, organisées par Roberta Locatelli et Pauline Nadrigny

Le retour en force du paradigme de l’objet dans la philosophie de la perception 

La philosophie analytique des dernières deux décennies est marquée par un fort penchant réaliste qui se réalise à plusieurs niveaux. En philosophie du langage, par exemple, les thèmes les plus débattus tournent autours des composantes déictiques du langage, du rôle du contexte dans la sémantique, ou encore de la réflexion sur les vérifacteurs. En épistémologie, on assiste à une insatisfaction grandissante à l’égard des positions cohérentistes et relativistes et les tentatives de réhabiliter l’empirisme ou d’aborder d’un point de vue métaphysique le problème de la vérité sont devenues nombreuses. Ce retour des problématiques ontologiques intéresse tous les domaines de la philosophie, alors même que la tradition analytique semblait se fonder sur le rejet de ce type de questionnements[1],tant et si bien que, après le tournant linguistique qui a  informé la philosophie du XX siècle et le tournant cognitif qui s’est imposé dès la fin des années soixante-dix, on parle parfois maintenant d’un tournant ontologique[2].

Domenico Gnoli

Le débat récent révèle une insatisfaction grandissante pour la pensée qui, dans le sillage du tournant linguistique, interroge de façon immanente ses formes et son expression langagière et qui semble incapable de saisir la réalité. Le problème de la reconquête d’un nouveau réalisme philosophique devient alors pressant dans différents domaines, en métaphysique, aussi bien qu’en philosophie de l’esprit et de la connaissance. Il l’est d’autant plus en philosophie de la perception, puisque c’est précisément dans la perception que l’on entre prioritairement en contact avec la réalité.

Le débat récent sur la perception est ainsi traversé par une réflexion sur la manière de réaliser un réalisme perceptif authentique, qui ne soit pas seulement apparent[3]. L’idée qui s’affirme de plus en plus est que seul un réalisme naïf, en accord avec nos convictions préréflexives, représente un réalisme authentique. En première approximation, le réalisme naïf affirme que percevoir, c’est avoir un contact direct avec le monde environnant, un monde qui est indépendant de notre perception, et dont la constitution détermine la manière dont nous le percevons. La progressive importance accordée au réalisme naïf a déterminé un changement de paradigme massif dans la philosophie de la perception récente: alors que, pendant des décennies, il n’était question que de contenu de la perception (comme de tout autre état mental), une réhabilitation de la notion d’objet est opérée par un groupe restreint mais très influent de philosophes, dont Bill Brewer, John Campbell, Michael Martin, Bill Fish. C’est ainsi que, bien que chacun utilise un label différent pour caractériser sa proposition (Campbell parle de «relational view», Martin et Fish tout simplement de «naïve realism»), on peut étendre à toutes ces propositions le nom introduit par Brewer: «object view». Par souci de brièveté, j’utiliserai dorénavant de manière compréhensive cette expression, ou son abréviation «OV».  L’idée commune est celle d’une relation directe, d’une acquaintance avec les objets physiques et leur propriété.

 Campbell, s’exprime ainsi:

«On a relational view, the phenomenal character of tour experience, as you look around the room, is constituted by the actual layout of the room itself: which particular objects are there, their intrinsic properties, such as colour and shape, and how they are arranged to one other and you.».  (p. 116).

On trouve à peu près la même idée chez Micheal Martin:

 «According to naïve realism, the actual object of perception, the external things such as trees, tables and rainbows, which one can perceive, and the properties which they can manifest to one when perceived, partly constitute one’s conscious experience, and hence determinate the phenomenal character of one’s experience» (Martin, «The realty of appearances», p. 93).

Bien sûr, la OV, en tant que théorie réaliste, s’oppose au représentationnalisme classique, l’idée selon laquelle on ne perçoit pas directement des objets physiques, mais bien des donnés sensibles (typiquement des sense data), qui sont les véritables objets de la perception. Cependant, cette théorie, actuellement très peu répandue, n’est pas la principale cible de la OV. Cette dernière vise plutôt l’orthodoxie courante, selon laquelle la perception a un contenu représentationnel. C’est la théorie intentionnelle, que Brewer appelle «content view», par opposition à la «object view». La principale critique qu’on adresse à la content view est qu’il s’agit encore une fois d’une forme de représentationnalisme, car ici la notion d’intentionnalité est entièrement résolue par celle de contenu représentationnel. De surcroît, il s’agirait d’un représentationnalisme des plus robustes, car fondé sur un modèle inadéquat à la perception, le modèle linguistique[4].

En effet, la théorie intentionnaliste de la perception s’inscrit dans une théorie unitaire des états mentaux conçus en termes d’attitudes propositionnelles. Elle est entièrement tributaire de la notion linguistique de contenu propositionnel d’une énonciation. Cette théorie affirme que chaque état intentionnel est une attitude propositionnelle, c’est-à-dire un état ayant une attitude psychologique et un contenu intentionnel, qui est propositionnel. Des états mentaux différents peuvent avoir le même contenu et différentes attitudes propositionnelles (et vice versa): par exemple je peux croire que la craie est sur la table, je peux voir que la craie est sur la table, ou encore me souvenir que la craie était, il y a peu de temps, sur la table.

Or, bien que la notion de contenu soit structurée sur le modèle du contenu propositionnel, le contenu de la perception, dans la content view, n’est pas forcément propositionnel. Au contraire, la plus part des philosophes admettent que la perception a un contenu non-propositionnel et non-conceptuel[5]. Cependant, de n’importe quelle manière que l’on veuille caractériser ce contenu de la perception, il est toujours proto-propositionnel, au sens où il présente, par définition, une propriété essentielle des propositions: celle d’être sémantiquement évaluable, d’être vrai ou faux – en fait, tout l’enjeu du débat sur le contenu non-conceptuel de la perception, qui occupe massivement la discussion contemporaine sur la perception, réside justement dans la difficulté (je dirais même l’aporie) d’élaborer un format de contenu qui soit évaluable en tant que vrai ou faux tout en étant non propositionnel et non conceptuel.

C’est justement la possibilité de son évaluation sémantique qui fait, d’après ses partisans, la force du représentationnalisme : c’est seulement de cette manière, dit-on, que l’on peut rendre compte du fait que les expériences peuvent parfois être illusoires et donc nous présenter les choses de manière différente de ce qu’elles sont en réalité.

Or, ce que les partisans de la object view refusent par-dessus tout est précisément cette valeur sémantique que les intentionnalistes attribuent subrepticement à la perception. Cela – dit-on – revient à confondre le voir avec ce qu’on dit du vu. En ceci, la object view reprend une idée que Austin avait déjà mis en avant : la perception est en deçà de la sémantique ; voir, c’est être en présence de la réalité, c’est être sensible aux saillances perceptives de l’environnement qui nous entoure: ce n’est donc pas quelque chose qui peut nous tromper, qui peut être vrai ou faux, pas plus qu’un objet peut être faux (ou peut représenter quoique ce soit).

Or, je partage avec les partisans de la object view le mécontentement face au paradigme dominant du contenu dans les théories récentes de la perception, qui font de la perception une représentation proto-sémantique[6]. Cependant, la object view prolonge cette critique dans un renversement de paradigme trop rapide, en trouvant dans la notion d’objet un substitut tout prêt à la notion de contenu. Ainsi la object view opère une stratégie qui s’oppose aux théories du contenu, mais qui reste du même genre que ces dernières.

La différence fondamentale entre content view et object view est que la content view part de l’idée que l’expérience est quelque chose que l’on peut avoir indépendamment du fait que quoi que ce soit dans le monde en soit la cause et y corresponde. La caractérisation plus fondamentale d’une perception est son contenu représentationnel, qui peut être vrai ou faux. La perception est donc analysée en deux facteurs: un facteur interne, le contenu représentationnel qui identifie entièrement l’expérience, et un facteur externe, contingent, qui est l’objet qui cause cette expérience et qui y correspond, qui dans le cas de l’expérience véridique est présent alors qu’il est absent dans le cas des hallucinations.

Au contraire, la object view conçoit la perception comme une notion primitive, pour laquelle la présence de l’objet est fondamentale et n’est donc pas un accessoire : voir, c’est avoir une conscience sensible de certains objets.

Évidemment, dans un tel cadre, les hallucinations ne peuvent pas compter comme des perceptions. En effet, la object view implique une analyse disjonctive des expériences, soit l’idée qu’il ne faut pas attribuer la même analyse à la perception et à l’hallucination. C’est évidemment une autre manière d’exprimer ce que l’on vient de dire: le rejet d’une sorte de facteur commun (une expérience, une apparence, une image mentale, un contenu représentationnel…) entre  perception et hallucination.

Si la object view implique le disjonctivisme, ce dernier n’est pas une prérogative de la object view. McDowell, par exemple, allie une forme de disjonctivisme à une théorie intentionnelle de l’expérience. En effet, le terme « disjonctivisme » n’indique pas une position unitaire et positive, mais  plutôt une attitude négative, partagée par des positions différentes, soit le refus d’assimiler entièrement perception et hallucination. La manière dont on trace la différence entre perception et hallucination peut varier sensiblement au sein de théories dites disjonctivistes.

Afin de comprendre comment la object view conçoit cette distinction, il est utile de revenir sur la définition du réalisme naïf donnée par Michael Martin[7]:

« According to naïve realism, the actual object of perception, the external things such as trees, tables and rainbows, which one can perceive, and the properties which they can manifest to one when perceived, partly constitute one’s conscious experience, and hence determinate the phenomenal character of one’s experience.

This talk of constitution and determination should be taken literally; and as a consequence of it is that one could not be having the very experience one has, were the objects perceived not to exist, or were they to lack the features they are perceived to have ».  (p. 93)

Pour Martin, le caractère phénoménal de la perception est déterminé et constitué par les objets externes et leurs propriétés, et, souligne-t-il, il faut prendre les mots «constitution» et «détermination» à la lettre. Il est alors évident que le caractère phénoménal de l’hallucination (quoi que cela puisse vouloir dire) ne peut pas être le même que celui d’une perception, puisque, dans le cas de l’hallucination, il n’y a aucun objet qui puisse en déterminer le caractère phénoménal. Perception et hallucination, comprises en ce sens, ne peuvent donc pas avoir le même caractère phénoménal.

Or, parlant de «caractère phénoménal», on emploie du jargon philosophique – et des plus redoutables : de ceux que l’on ne peut expliquer que par référence à d’autres termes de ce même jargon. C’est un terme technique, introduit par les philosophes et que tous les philosophes utilisent, sans que l’on en ait cependant jamais défini le sens exact. En effet, pour anticiper rapidement les conclusions des analyses qui suivent, je crois que les difficultés que le disjonctivisme rencontre sont en grande partie une conséquence du brouillage opéré par cette notion trompeuse. Mais pour l’instant, il nous revient de comprendre ce que l’on entend ici par «caractère phénoménal». De manière générale, on appelle caractère phénoménal tout ce qui, dans l’expérience, relève de l’introspection, en deçà de tout aspect cognitif, et abstraction faite de tout ce que l’on peut savoir sur les conditions de perception. C’est, pour ainsi dire, l’expérience sensible prise par elle-même, ou, pour utiliser une autre expression à la mode, l’effet-que-ça-fait d’avoir une certaine expérience (le fameux «what it is like»)[8].

Le problème est évident: le disjonctiviste affirme que perception et hallucination n’ont pas le même caractère phénoménal, mais, selon l’interprétation courante, le caractère phénoménal spécifie la manière dont l’expérience apparaît à un sujet. Il faudrait en déduire que perception et hallucination n’apparaissent jamais de la même manière, ce qui exclurait en principe le fait que perception et hallucination puissent être indiscriminables. Mais l’indiscriminabilité par rapport à une expérience semble justement un trait intrinsèque de la définition de l’hallucination. Et, en effet, les disjonctivistes admettent qu’une hallucination peut (du moins dans certains cas) être indiscriminable d’une perception véridique.

Le disjonctiviste semble donc confronté à une aporie. D’un côté, il est obligé d’admettre que perception et hallucination sont parfois indiscriminables, sachant que deux choses indiscriminables pour un sujet sont deux choses qui apparaissent de la même manière à ce sujet. D’un autre côté, ils affirment que la perception et l’hallucination n’ont pas le même caractère phénoménal, ce qui revient à dire, d’après l’éclaircissement que je viens de  faire sur cette notion, qu’ils apparaissent différemment.

Or, pour sortir de l’impasse, les disjonctivistes, notamment Martin et Fish, ont développé un grand nombre d’argumentations très techniques, et ont répondu – de manière très subtile –  aux différentes critiques proposées à chaque étape. Je ne veux pas entrer dans ce débat, car, comme je vais le soutenir, il repose largement sur une grande confusion. Je souhaite simplement donner un bref aperçu de la stratégie adoptée par Martin (et reprise par Brewer et Fish) et les problèmes qu’elle soulève.

Roberta Locatelli – Paris I – Phico


[1]              Cf. Dummett (1991).

[2]              Cf. Martin, C. B. & Heil 1999 ;  Heil (2003) ;  Nef (2004).

[3]              Sur le caractère superficiel, voir apparent, du réalisme de la philosophie de la perception dominante dans la deuxième moitié du XX siècle, qui se contente de critiquer la théorie des sense data, cf. Putnam 1999.

[4]              Cf. Travis (2004).

[5]                Gareth Evans, Fred Dretske, Tim Crane, Micheal Tye, et José Bermudez sont parmi ceux qui ont apporté une contribution décisive à la théorie du contenu non-conceptuel. Bien sûr, le non-conceptualisme ne fait pas consensus: certains philosophes, à partir de John McDowell, affirment que le contenu de la perception est conceptuel. Mais le conceptualisme a un soutien assez maigre et instable. Christopher Peacocke et Bill Brewer ont abandonné les positions conceptualistes une fois soutenues (Peacocke 1983, Brewer 1999) et même McDowell a été contraint de nuancer sa position face aux arguments des non-conceptualistes (McDowell 2007 et 2008).

[6]              Cf. Locatelli (2010) pour plus de détails à ce sujet. Pour une critique de la sémantisation de l’expérience, cf. Travis (2004).

[7]              Par la suite, je ferai référence prioritairement à Michael Martin, qui mieux que d’autres a mis en avant les connexions réciproques entre disjonctivisme et réalisme naïf et qui a contribué de manière plus significative au développement du disjonctivisme. Dorénavant, je ferai prioritairement référence à Micheal Martin, bien que la plus part de ce que l’on dira pourrait également s’appliquer aux propositions de philosophes comme Bill Brewer, John Campbell, ou Bill Fish, qui partagent largement le disjonctivisme introduit par Martin.

[8]              Cf. Nagel (1974) pour le lieu classique de cette expression.

Leave a reply

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

More in:Perception

Next Article:

0 %