Histoire des idéesLa pensée de Gaston Bachelardune

Une philosophie de l’interférence Arts et Sciences, Quatre notations à partir des œuvres de Gaston Bachelard.

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Christian Ruby – Docteur en philosophie, enseignant (Paris).

S’étant fait de l’esprit replié sur lui-même un repoussoir absolu, Gaston Bachelard (1884-1962) a voué son existence à une tâche infinie de formation/transformation de la raison. Dans son domaine propre, il est donc logiquement entré en guerre contre le positivisme. Il savait trop sans doute vers quoi conduit une révérente dévotion à l’égard de la science. Parallèlement, il a non moins éconduit le lecteur sans curiosité des poètes. Il prit très tôt conscience de l’impossibilité d’éveiller l’intelligence lorsqu’on demeure stupéfié par l’image verbale, sans se faire une leçon de la puissance créatrice du langage. S’il interroge donc les sciences et les arts, ce n’est pas du tout pour se laisser éblouir par les uns ou les autres. Ce n’est pas non plus pour les mettre en concurrence ou se contenter de les juxtaposer. Mais ce n’est pas non plus pour laisser s’épanouir les inversions symétriques qui consistent à muer les sciences en arts et les arts en sciences. Aux squelettes des sciences et des arts, il a toujours préféré une science et un art vivants, chacun susceptible de rencontrer l’autre sur des voies, certes étroites, mais durables[1].

A partir d’une relecture de la problématique instaurée par Bachelard, sous la double forme d’une épistémologie/histoire des sciences et d’une « esthétique concrète » (FC[2], p. 5), nous voudrions dessiner un axe de travail qui aurait pour objet le ou les rapport(s) Arts et Sciences. Les notions établies par lui, pour chaque champ, ne cherchent pas à produire des effets au-delà de leurs limites ; sciences et arts ne s’y prennent jamais l’un(e) pour l’autre. Par conséquent elles facilitent une approche sans suspicion de ces rapports Arts/Sciences. Elles nous suggèrent de recadrer certaines prétentions ; elles nous avertissent du danger de brouiller les pistes ; elles nous assurent que les jeux de réduction ne conduisent nulle part ailleurs qu’à une science impotente et des pratiques artistiques médiocres. Elles nous conduisent à faire l’effort de préciser que nous ne pouvons construire ce rapport sans faire travailler l’écart qui les sépare afin d’y découvrir de nouveaux objets à élaborer.

L’enquête dont il s’agit ici offre ainsi de constater que Bachelard pose et maintient l’idée selon laquelle tous les travaux, scientifiques ou artistiques, doivent être étudiés dans le champ même où ils se développent (MP, p. 195), sans s’interdire de saisir des occasions de confrontation d’un champ à un autre. Nous verrons sur quoi et comment. Mais il prend sans cesse des garanties pour qu’une telle confrontation ne vire pas à la confusion. La première d’entre elles consiste à affirmer qu’il convient d’instaurer entre Arts et Sciences des zones de discussions portant sur des objets nouveaux n’appartenant ni à une discipline ni à l’autre, ou appartenant aux deux (la question des institutions, par exemple, celle des rapports individu-collectif, de la cité). C’est même cela qui nous intéresse, relativement aux autres manières de fixer ce rapport (kantienne, hégélienne, positiviste, romantique, spiritualiste, postmoderne). On ne trouvera donc pas dans cet article un exposé de la pensée de Bachelard, un résumé de cours, ou des considérations sur sa vocation d’esthète. Uniquement un parcours sélectif de l’œuvre à partir de cet objet : les rapports Arts et Sciences [3].

Deux écueils symétriques.

Bachelard a fait son affaire personnelle de ce qui est moins une philosophie de la science qu’une philosophie de l’esprit scientifique. Cet esprit n’a pas vocation à se contenter d’exploiter les trésors du savoir, il n’a pas à se faire une ivresse d’une prétendue supériorité sur les autres « savoirs ». Il a d’abord une tâche, laquelle consiste à adopter une constitution adéquate aux sciences et aux savoirs contemporains. S’il doit en premier lieu apprendre à rompre avec la connaissance commune, s’il doit devenir lucide sur l’absence de continuité entre le monde commun et le monde de la science, c’est aussi qu’il doit ensuite se laisser pénétrer par le goût du risque, enflammer par l’agilité qui contribue à rendre aisées les réorganisations constantes exigées par les travaux du laboratoire. Il est voué à des exercices constamment renouvelés. Les nouveaux moyens d’investigation scientifique appellent à cet égard une théorie des formes historiques concrètes de l’esprit dans lequel se réalise le processus sans fin de la production des concepts scientifiques, sans requérir un pôle fixe et immuable, un sujet empirique ou transcendantal. Ils insistent sur la nécessité de motiver l’esprit à la vigilance contre soi-même.

Ce qui frappe dans ce déploiement, c’est que Bachelard ne craint pas d’avancer trois refus centraux par rapport à notre axe d’analyse, les rapports Arts et Sciences.

Le premier refus a pour cible les discours philosophiques à référence unitaire se donnant pour seul éclaircissement du monde. Une grande partie des difficultés actuelles concernant les sciences tient à la survivance puissante d’un discours qui, à partir d’elles, se prend pour le tout ou croit pouvoir soumettre toutes choses à son ordre, en les substantialisant. Le caractère essentiel de ce type de discours est l’esprit de système ou d’enfermement (PhN, p. 7). Et Bachelard de faire sentir succinctement quelles fossilisations s’accomplissent ainsi. Tombant dans des habitudes de penser qui font croire en l’existence d’une unique méthode de travail, l’esprit devient machinal. Au lieu de se lancer dans des recherches, il se borne à émettre des convictions, des professions de foi. Devant la nouveauté, il s’entête dans des connaissances périmées, sans jamais chercher à l’assimiler et à restructurer ses perspectives. En un mot, qu’il s’agisse d’ailleurs des sciences ou des arts, ce discours résiste à tout changement, refusant de pratiquer l’ironie vivifiante à l’égard de soi, laquelle présente l’avantage de suggérer des doutes, des failles, des limites, là où l’esprit privilégie des continuités faciles. Cette rationalité simple est évidemment simplifiée.

Le deuxième refus, à double tranchant celui-là, veut nous permettre de déjouer les pièges de deux systèmes inversés. Il éclaire en effet d’une lueur blême l’agonie de deux discours historiques sur les Arts et les Sciences, le positivisme et le romantisme. Double tranchant, parce que ces discours se renversent l’un dans l’autre. Si le premier organise le primat de « la » science de manière intransigeante, il rejette les Arts du côté du pittoresque [4] ; si le second accomplit la primauté des Arts, il rejette les sciences du côté de l’abstraction morte. L’un est marqué par un orgueil de savoir sans véracité et renvoie l’autre à des valeurs primitives ; l’autre est bridé par la mutation de l’artiste en rêveur impénitent, et dénonce l’étroitesse d’esprit du savant et du technicien. Les deux discours fonctionnent de la même manière.

Le troisième refus ne s’épuise pas longtemps à faire violence à un couple traditionnel de notions censé distinguer les Sciences des Arts. La certitude de pouvoir répartir les Sciences et les Arts entre la raison et la sensibilité ne tient aucunement. Cette distinction est le fait d’une mauvaise philosophie, et les scientifiques comme les artistes n’ont guère besoin de ce partage inconséquent. Ces ruses d’un esprit figé ne rendent compte que de son appauvrissement.

En disqualifiant ces trois perspectives, Bachelard, il est vrai, met en question l’histoire philosophique reçue. Mais c’est parce qu’elle n’invoque en fin de compte qu’une science mondaine et des arts décoratifs placés sur une échelle hiérarchique ; et parce qu’il en est une autre à faire. Nulle nécessité à s’enfermer dans ces discussions un peu oisives, qui laissent après débat les adversaires sur leur position, dans la mesure où le caractère superficiel des opinions le dispute peu à ce glissement sur la surface des choses.

Une seule question pertinente doit donc désormais tarauder l’esprit : comment se libérer de ces présuppositions, et donc aussi des systèmes clos qui empêchent un travail commun ? Une chose est certaine, il importe de s’attaquer aux trois pans du problème, les deux mystifications inversées concernant les sciences et les arts et l’incapacité à penser leurs rapports.

La philosophie du « nouvel esprit scientifique ».

Nous ne pouvons qu’effleurer chacun des points devenus litigieux. Le premier à nous servir de guide est directement rattaché à la perspective centrale d’une philosophie de l’esprit scientifique. Il s’agit de savoir comment résister au positivisme (NES, p. 159), ce qui revient à préciser comment un esprit peut se remettre en route, grâce à une série d’exercices (RA, p. 66 ; PhN, p. 128-9). Envisager de rompre avec un esprit sclérosé, de réfuter les généralités portant sur « la » science est, en effet, corrélé à la nécessité d’élaborer une réflexion philosophique sur l’esprit scientifique en acte de construire ou d’expérimenter, sur l’esprit scientifique spécialisé, sur l’esprit scientifique nettement déterminé par une cité scientifique qui organise les spécialisations (RA, p. 136 ; MR, p. 208), afin de favoriser des échanges.

A cette fin, Bachelard requiert un esprit déterminé à pratiquer trois exercices précis.

Le premier exercice porte sur le contenu à mettre sous le terme de « science ». Il ne saurait s’agir de distinguer par là une quelconque valeur unitaire, une essence qui brillerait de son vide éclat parce qu’elle cernerait « la » vérité. La question ici est moins de se faire une idée nette de « la science » que de mesurer son esprit à la recherche en train de s’accomplir, à l’actualité de l’action scientifique (MR, p. 2 ; NES, p. 13). Si par « science », il convient d’entendre une pratique du savoir expérimentalement contrôlé ou un travail de la preuve, il revient à l’esprit scientifique de s’ouvrir aux tâches de la construction d’objets scientifiques qui ne sauraient être donnés, de se nourrir aux sources d’un mode de questionnement spécifique : non pas « pourquoi ? », mais « pourquoi pas ? » (NES, p. 10, 13).

Le deuxième exercice fait comprendre qu’au-delà de « la science », ce qui importe, c’est l’action culturelle du travail scientifique. Or, cette action sur et de l’esprit – et non de « l’âme » comme le précise Bachelard (RA, p. 68 ; MR, p. 56) – est constamment fécondée par un travail de formation (RA, p. 21, 24, 34) dont les articulations sont dynamiques[5] : rectification de la connaissance commune (RA, p. 48), conversion des intérêts par abandon des premières valeurs, mise en suspens de l’idée d’une contemplation possible de la vérité (RA, p. 31), réfutation des dogmes (MR, p. 123). Voilà pour le premier temps. Il est cependant suivi de tout un apprentissage appelé « rationaliste » (sans doute plutôt rationnel) : acquisition d’une conscience d’impersonnalité (RA, p. 13), capacité à se délivrer de ses habitudes (RA, p. 13), développement d’une surveillance de soi-même (RA, p. 14, 77)[6], d’une fonction de contrôle de soi susceptible de substituer à l’orgueil positiviste d’un savoir unique et personnel « un goût apaisé d’apprendre » (RA, p. 45).

Il suffit sans aucun doute de se livrer à cet exercice pour saisir enfin l’esprit scientifique comme une trajectoire (RA, p. 19) et non comme un être ; et même cette trajectoire comme une activité de réorganisation constante, par refonte ou rupture (RA, p. 105, 110 ; MR, p. 207 ; PhN, p. 9, 10, 32).

Vient enfin le troisième exercice. Il ajoute aux précédents une dimension historique. L’esprit scientifique, discursif, s’exerce au cœur de la cité des savants. Mais cela implique simultanément de s’accoutumer à des compétences qui ne peuvent plus être celles des Salons, attitude qui, sur ce plan, rejoint pleinement celle des artistes qui ne peuvent plus imaginer non plus agir dans ce cadre[7].

Autant affirmer que si l’on se rend attentif à la connaissance scientifique dans son mouvement, si l’on se résout à comprendre l’esprit scientifique comme un esprit à structure variable, gouverné par un seul programme (« Demain, je saurai », NES, p. 177), l’idée même de « la science » n’a plus guère d’intérêt. Elle est avantageusement remplacée par la notion d’esprit scientifique, et ceci d’autant plus que l’unité de « la science », à l’heure des épistémologies régionales, n’a plus de signification, même si ces régions épistémologiques ne sont pas enfermées une fois pour toutes dans les limites qui les définissent. Tel concept de telle science peut venir produire des effets de réorganisation dans telle autre. Le jeu de déplacement et d’emprunt réciproques est constant.

Seul un esprit scientifique actif[8] peut songer raisonnablement à concevoir des rapports féconds et réciproques avec d’autres domaines de l’activité humaine.

La philosophie du nouvel esprit artistique.

Abordons à présent l’autre enjeu de cet examen qui, rappelons-le, doit conduire à envisager une conception rigoureuse des rapports entre Arts et Sciences. Car il ne suffit pas de disposer d’une vue claire de la démarche scientifique pour se composer significativement avec les arts. Il faut encore se défaire de la dogmatique des arts qui croit trouver dans le culte de ces derniers une vérité sans équivoque. Il nous appartient donc maintenant de rompre aussi avec la sclérose concernant les arts. Sclérose des sciences à l’égard des arts : ils seraient secondaires et irrationnels ; sclérose des arts relativement aux sciences : elles seraient abstraites et bornées.

Certes, cet autre domaine exploré ici n’est plus du tout la spécialité de Bachelard. Mais il ouvre une perspective par de nombreuses notations, comme en une annexe fructueuse. Nous voudrions la prolonger sans confondre non plus la voix du maître avec celle des artistes qui ont tiré de sa philosophie quelques éléments de réflexion ou concepts à investir dans leurs œuvres[9].

Qu’avec un peu de soin, on puisse observer dans son œuvre plusieurs types de préoccupation concernant les arts, nous ne l’avons pas découvert.

Bachelard provoque à chaque instant des télescopages entre son propos et des citations extraites de romans, des figures littéraires qui viennent illustrer tel ou tel thème (RA, p. 214), des anecdotes. Il en attend par exemple un éclaircissement momentané d’une figure de rhétorique, comme c’est le cas pour « l’or filtré » par les Contes d’Hoffmann ou la fille Grandet de Balzac. Il lui arrive aussi d’emprunter des mots aux auteurs, tel est le cas, cette fois, de la notion de « surrationalisme » (Jules Romains, PhN, p. 39). C’est une des trois approches des arts par Bachelard, mais nous ne nous y intéressons pas particulièrement ici.

L’autre approche concerne déjà plus l’objet de cet article. Elle instaure une poétique de l’imagination ou une « esthétique du langage » (MR, p. 19) dont la vertu est de nous faire revenir à la question de l’esprit scientifique. Elle en est le double nocturne, puisqu’avec ces deux pans de l’esprit Bachelard comptait dessiner une anthropologie complète (MR, p. 19 ; FC, p. 111). La subtilité de cette poétique réside dans le fait qu’elle nous apprend à nous méfier de l’ontologie spontanée du langage, et par conséquent nous entraîne dans une théorie de l’imagination (philosophique ou « psychanalytique » (au sens de Bachelard) et non pas psychologique) absolument fondamentale tant pour l’esprit scientifique que pour l’esprit artistique. Appuyée sur une culture artistique générale, cette poétique renouvelle l’assignation à s’intéresser à une culture artistique vivante. Elle puise sa matière dans les arts – plutôt littéraires – en train de se faire, et non enfermés dans un système clos : poétique de l’espace, du feu, …

En ce point, Bachelard, par des voies nouvelles, s’essaye à montrer que l’imagination (fût-elle scientifique) ne consiste pas en simple association de bribes de choses perçues. Elle est une fonction d’irréalisation qui donne vie à de nouvelles orientations pour l’esprit, en le passionnant pour la déformation des formes poétiques régulières. C’est une flamme qui enflamme l’esprit, fait travailler les mots et déstabilise le regard médusé.

 Sous ce nom de poétique, Bachelard invente une psychanalyse bien à lui (jungienne, MR, p. 50 ; PR, p. 3), dite « critique » (RA, p. 71), dont le dessein est de rendre à l’esprit (scientifique ou artistique) sa destinée culturelle. Conçue comme une sorte de thérapie des esprits bloqués par des obstacles, elle a bien une fonction dans les constructions épistémologiques, puisqu’elle délivre l’esprit de l’efficacité inconsciente de certaines représentations. En tout cas, elle interdit de concevoir l’esprit comme une chose.

La troisième approche des arts les prend cette fois de front. Et curieusement, de la même manière que les sciences. La question n’y est pas de définir « l’art », qu’on le fasse en termes psychologiques ou en termes philosophiques, mais de saisir les arts comme « puissance active de la vie d’aujourd’hui » (FC, p. 6). En les approchant de cette manière, il se révèle aussi que les arts créent, dessinent, construisent et n’imitent pas (au sens de la mimèsis) ou ne représentent pas (NES, p. 15). L’opération est similaire à la précédente. Pour parler des arts, il faut se défaire de l’idée commune de l’art, dénouer la métaphysique de la création[10] ainsi que les cloisonnements en genres.

Cette dernière approche nous montre un Bachelard en rapport avec les courants poétiques de son époque, privilégiant les arts du langage sur les arts plastiques (peinture, photographie (RA, p. 117))[11]. Il n’en reste pas moins vrai que quelques traits généraux émergent d’une telle philosophie des arts. D’elle on tirera l’idée selon laquelle la réduction des arts au sensible est absurde. Les arts sont du côté du construit, de la sublimation poétique et non du côté du pittoresque qui, lui, est immédiat. Le peintre devant la cerise ne réagit pas comme la ménagère (MR, p. 195, 202) : « le peintre, à son tour, jouit avec l’intensité des couleurs multiples et contrastées, des couleurs irisées du fruit… le peintre donne à la cerise la charge de faire « chanter » l’arbre vert ». Quoiqu’il ne cite que fort peu d’œuvres plastiques – « Le philosophe en méditation » de Rembrandt par l’intermédiaire de George Sand (FC, p. 9) ; Simon Segal ; Henri de Waroquier ; Chillida ; Albert Flocon ; Marcoussis ; Marc Chagall ; Hans Bellmer – il apparaît bien que Bachelard est surtout fasciné en elles par la création possible des formes, la jubilation oculaire devant elles, l’invention et l’imagination qu’elles supposent.

Il y revient, évidemment plus nettement, avec l’exploration de la poésie (Eluard, Breton, Char, Bosco, Follain, Bousquet, Lescure, Ponge) et surtout la considération approfondie de l’œuvre de Lautréamont, cet univers qui procure les « joies poétiques de la décoordination » (RA, p. 42 et Lautréamont).

Mais tout cela ne serait rien, si on n’en tirait les trois leçons suivantes : il ne faut pas se méprendre sur les arts, ils ne relèvent pas de la vie intime ou de l’arbitraire, ils déclinent sans cesse un programme : « Demain, je ferai ».

Les tâches d’une philosophie de l’interférence.

Vient alors le moment de reprendre le débat ayant motivé cette enquête. Le prix à payer pour qu’un dialogue effectif et efficace se noue entre Arts et Sciences, c’est que l’on ait récusé chez les uns et les autres l’image complaisante de l’autre (une science abstraite et un art sensible). Les manières de traiter ce rapport, ce que nous appelons l’interférence possible, entre Arts et Sciences ne font, le plus souvent, que dissoudre l’un dans l’autre, en rejetant l’autre ou en le maltraitant.

Cela étant, la philosophie de Bachelard ne s’est pas donnée pour objet de poser ce problème. La philosophie de l’esprit scientifique ne constitue pas une philosophie de l’interférence entre Arts et Sciences à proprement parler. Cependant, parce qu’elle est une philosophie des capacités novatrices de l’esprit humain, de la différenciation active et dialectique entre les mobilisations de l’esprit, et une philosophie de l’instruction mutuelle et de la disponibilité d’esprit, elle fait droit à la possibilité de penser le rapport entre des disciplines : sans impérialisme de l’une ou de l’autre, sans recouvrir l’histoire de leur partage, et sans ignorer les différences productives entre les champs. Elle se présente bien comme une philosophie relancée, qui évite de donner une fausse idée des activités humaines et qui répond aux soucis d’une culture vivante, composée en archipels.

En somme, cette philosophie nous pousse à nous extraire de deux impasses : une ancienne philosophie des sciences qui fige les arts, qui les tourne en valeurs d’utilité, les renvoie aux chimères et les récuse ; et une philosophie des arts qui instrumentalise les sciences en les péjorant, en les vouant au calcul et à la sécheresse du résultat. Deux philosophies qui négligent les domaines en question et dont les travaux par conséquent ne peuvent que mécontenter tout le monde. Une science qui n’est pas science, un art qui est peu artistique, une science qui se prend pour l’art et un art qui se veut scientifique.

Mais pour obtenir un tel résultat, Bachelard, et nous à sa suite, a du s’imposer de distinguer les domaines ; il lui a fallu organiser et penser le pluralisme des disciplines (une pluralité organisée). Ainsi fait-il :

–                « Les axes de la poésie et de la science sont d’abord inverses » (PF, p. 10), ce qui n’empêche pas de penser leur conjonction ;

–                Après avoir tenté un parallèle esprit scientifique et poésie, il précise : « Mais vouloir souder par quelque endroit des livres travaillés dans des horizons bien différents, c’est là sans doute un excès de l’esprit de système […] » (qu’on excusera chez un philosophe qui s’est fait, souvent à ses dépens, une règle de la sincérité philosophiques absolue) ;

–                Il sépare la « joie des yeux » et la « joie de l’esprit » à propos de la photographie, (RA, p. 118) ;

–                Et il précise que les expériences esthétiques « devraient être étudiées dans le domaine même où elles se développent », mais elles ne peuvent être utiles pour traiter le problème de l’objectivité (MR, p. 195).

De tout cela, retenons-en que pour lui, il n’y a pas d’unité de la création spirituelle ni d’identité de l’esprit qui pourrait alors tout traiter de la même manière. De surcroît, il ne renvoie pas les arts à l’irrationnel. En conséquence de quoi, il admettrait de reconnaître que très souvent lorsqu’on rencontre des travaux conduits sous le titre Arts et Sciences, il manque l’un des deux. Il importerait donc d’approfondir les voies de l’interférence.

Bien sûr, Bachelard n’est pas dupe de la diversité des débats à conduire sur ces terrains croisés. Il ne confond pas la question des interférences entre des domaines autonomes avec la question des points de construction qui obligent à examiner les ressorts sociaux, politiques et historiques communs des différentes disciplines. Il y a bien aussi un caractère social et historique de celles-ci. A cet égard, Hegel a bien raison d’affirmer qu’il y a aussi de la synthèse à prendre en charge. Mais ce n’est pas celle qu’on croit. D’un point de vue très distancié, tout se recoupe puisque tout procède de l’homo faber (PhN, p. 62 ; NES, p. 119) et de la plasticité humaine (idem, p. 69). Il y a point de contact possible dans la reconnaissance d’une multiplicité d’efforts prométhéens (NES, p. 15). Parfois même, relève Bachelard, des phénomènes communs sont repérables (RA, p. 45) : la double référence à une esthétique, la double présence d’une admiration réfléchie (science) et d’une admiration artistique. Mais il ne cède pas pour autant à l’idée classique de Zeitgeist (esprit de l’époque unifié et unifiant).

Pour ce qui nous concerne ici, Bachelard en reste à l’idée selon laquelle entre Arts et Sciences, il convient de dessiner un entre-deux commun, une surface d’échange à partir de laquelle les deux activités construiraient un ou des objets communs, multipliant ainsi les possibilités de collaborations communes (MR, p. 115), de dessiner un objet de travail commun respectant les objets spécifiques de chacun.

C’est évidemment à nous de produire la théorie des interférences, dont la possibilité est soulignée ici, qui nous est nécessaire. Bachelard, avec sa philosophie double (diurne et nocturne), nous a simplement averti qu’il ne convenait pas de se donner des objets imaginaires pour résoudre un problème, si d’aventure ces objets conduisent à des réconciliations factices ou à des mélanges sans génie. Il pencherait plutôt pour un travail commun sans hiérarchie. Un « concordat », comme il l’énonce joliment à un autre sujet.

Bachelard Gaston :-                Le nouvel esprit scientifique, 1934, Paris, Puf, 1968 (NES).

–                La psychanalyse du feu, 1938, Paris, Gallimard, 1965 (PF).

–                La philosophie du non, 1940, Paris, Puf, 1970 (PhN).

–                Le rationalisme appliqué, 1949, Paris, Puf, 1970 (RA).

–                Le matérialisme rationnel, 1953, Paris, Puf, 1974 (MR).

–                La poétique de la rêverie, Paris, Puf, 1960 (PR).

–                La flamme d’une chandelle, 1961, Paris, Puf, 1986 (FC).

Canguilhem Georges, Etudes d’histoire et de philosophie des sciences, 1968, Paris, Vrin, 1970.

Hyppolite Jean, in Figures de la pensée philosophique, « Bachelard ou le romantisme de l’intelligence », Paris, Puf, 1971.

Lecourt Dominique, Bachelard, Le jour et la nuit, Paris, Grasset, 1974.


[1] Cf. Dominique Lecourt : « D’une science constative et adaptative finalisée par ses applications escomptées, les arts n’ont rien à attendre sinon une incitation toujours plus énergique à s’en démarquer. Des arts ainsi conçus les sciences n’ont rien a apprendre sinon, s’il était nécessaire, cette « vérité » que le tout de la pensée humaine ne se résume point à un tel calcul à partir de constats » (« Artistes-philosophes-scientifiques, in Déclarer la philosophie, Paris, Puf, 1997, p. 102).

[2] Les œuvres sont citées dans le texte à partir de la réduction des titres indiquée dans la bibliographie.

[3] Peut-être dirait-on de nos jours « interface entre Arts et Sciences », entre deux mondes différents. Mais du coup, on perd beaucoup dans les significations.

[4] Bachelard est conscient du rattachement possible du positivisme à la philosophie kantienne. S’il opère aussi la critique de Kant, c’est cependant sur d’autres motifs : contre la clôture kantienne (PhN, p. 108), la théorie du fondement de la science dans le transcendantal, une théorie de la garantie de la connaissance d’un sujet et de l’accord avec l’objet qu’elle vise, une philosophie qui place la science sous contrôle, qui est inefficiente sur le plan de la pratique scientifique (puisque la raison s’y fait immuable).

[5] Et non pas morales comme on le pensait jadis ; de là la différence entre le nouvel esprit scientifique et l’ancien (probité, exactitude, …).

[6] Il n’est pas de cogito fixe (à l’encontre de Descartes, NES, p. 172).

[7] Cf. FES, p. 30 à 40, ainsi que ce qui est cité du Werther de Goethe.

[8] « Esprit » actif, qui place Bachelard dans une lignée (Hegel, Condorcet, Fontenelle, … ).

[9] L’art a nourri la réflexion bachelardienne et l’œuvre de Bachelard a fécondé et féconde encore l’inspiration d’artistes, cf. Cahier Bachelard, n°5, 2003, « Bachelard et les Arts », Maryvonne Perrot coordinatrice.

[10] Représentée à l’époque par Louis Lavelle.

[11] Gilbert Lascaux a raison de faire remarquer que Bachelard, en matière d’art, s’il a le goût du verbalisé, exerce une méfiance à l’égard du visuel (les tableaux). D’abord, Bachelard ne semble pas le remarquer, puis il tente de théoriser sa propre méfiance (et la renvoie à son refus du primat du visuel et de la forme tel qu’il se manifeste dans l’esthétique de l’Occident), cf. Bachelard, collectif, Paris, revue L’Arc, n°42, 1970, p. 33. Faut-il mettre cette méfiance en parallèle avec le statut du visuel en sciences ?

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