2022La méthode phénoménologiqueune

Vers une nouvelle temporalité ? Une tentative phénoménologique de Merleau-Ponty et ses limites

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Linmi Li, doctorante à l’École Normale Supérieure (Archives Husserl, Pays germaniques – UMR 8547).

Résumé

Cet article porte sur le problème du temps dans la Phénoménologie de la perception. Nous expliquons tout d’abord comment Merleau-Ponty développe une nouvelle conception de la temporalité dans sa propre phénoménologie, en héritant de la théorie husserlienne du temps et en la transformant. Ensuite, nous réfléchissons à la pensée du temps proposée dans la Phénoménologie de la perception et montrons que l’introduction du diagramme du temps de Husserl conduit finalement au dilemme de la temporalisation et à la disparition de la profondeur du champ perceptif. Nous tentons d’indiquer que les limites de la pensée du temps de Merleau-Ponty sont inévitables, car elles s’enracinent dans une présupposition d’un rapport de transcendance active entre le sujet et le monde. Enfin, en repensant cette régression vers la subjectivité, nous soulignons également que certains travaux dans la Phénoménologie de la perception, notamment dans l’analyse de la temporalité de l’aphonie, ont laissé entrevoir une voie possible pour sortir du dilemme.

Mot clefs : temporalité, corps, champ perceptif, phénoménologie, Merleau-Ponty.

Abstract

This article deals with the problem of time in the Phenomenology of Perception. We first explain how Merleau-Ponty develops a new conception of temporality in his own phenomenology by inheriting and transforming Husserl’s theory of time. Then, we reflect on the thought of time proposed in the Phenomenology of Perception and show that the introduction of Husserl’s diagram of time ultimately leads to the dilemma of temporalization and the disappearance of the depth of the perceptual field. We try to indicate that the limits of Merleau-Ponty’s thought of time are unavoidable, because they are rooted in a presupposition of a relation of active transcendence between the subject and the world. Finally, in rethinking this regression to subjectivity, we also point out that some work in the Phenomenology of perception, notably in the analysis of the temporality of aphonia, has suggested a possible way out of the dilemma.

keywords : temporality, body, phenomenology, perceptual field.


Introduction

Le problème du temps occupe une place cruciale dans la Phénoménologie de la perception. Bien que Merleau-Ponty ne l’aborde thématiquement que dans un chapitre intitulé « Temporalité », il indique explicitement que « la solution de tous les problèmes de transcendance se trouve dans l’épaisseur du présent préobjectif » (Merleau-Ponty, 1945, p. 495). Ses premières réflexions sur le temps ont été influencées par Husserl : se démarquant du primat accordé à la conscience pure par l’initiateur de la phénoménologie, celui-ci tente de reprendre, dans le cadre de sa propre phénoménologie, les notions husserliennes de champ de présence (Präsensfeld) et d’horizons temporels, afin d’élaborer sa propre pensée du temps, c’est-à-dire un temps du corps. 

Cependant, la théorie husserlienne du temps est-elle vraiment compatible avec une phénoménologie du corps ? Les déclarations de Merleau-Ponty dans deux notes de travail de 1959 sont à cet égard éclairantes. On lit ainsi que « […] tout cela tourne autour du problème d’une existence qui n’est pas pensée d’exister […] que Husserl retrouve au cœur de la réflexion psychologique comme flux absolu rétentionnel » (Merleau-Ponty, 1964, p. 243), mais que « le tort de Husserl est d’avoir décrit l’emboitement à partir d’un Präsensfeld considéré comme sans épaisseur, comme conscience immanente » (Merleau-Ponty, 1964, p. 225). Au sujet de cette critique, l’éditeur du Visible et l’invisible ajoute une note, précisant que « l’auteur parle déjà du Präsensfeld ou du champ de présence dans la Phénoménologie de la perception, dans les chapitres consacrés à l’espace et à la temporalité. Mais l’analyse n’induisait pas alors une critique de Husserl » (Merleau-Ponty, 1964, p. 225). Faut-il alors penser que cette critique s’adresse uniquement à Husserl, ou plutôt la considérer comme une autocritique que Merleau-Ponty s’adresse également à lui-même, à sa propre pensée, celle qu’il a développée dans la Phénoménologie de la perception ?

La question posée ci-dessus nous amène dans cet article à examiner le problème du temps dans la Phénoménologie de la perception. Nous procèderons en trois moments. Tout d’abord, nous exposerons la pensée du temps développée par Merleau-Ponty dans le chapitre « Temporalité » de la Phénoménologie de la perception, en analysant la manière dont il hérite de la théorie husserlienne du temps et la transforme dans le cadre de sa propre phénoménologie. Ensuite, selon les notes de travail connexes dans Le visible et l’invisible, nous réfléchirons sur la première pensée du temps de Merleau-Ponty et soulignerons les difficultés et les problèmes qu’elle soulève. Enfin, nous tenterons d’analyser les causes profondes des limites d’une telle pensée et nous efforcerons de dégager de nouvelles pistes implicites dans la Phénoménologie de la perception pour sortir du dilemme.

I. La pensée du temps dans la Phénoménologie de la perception

La pensée philosophique de Merleau-Ponty s’inaugure par une interrogation sur la question classique de l’union de l’âme et du corps (Saint-Aubert, 2005, p. 17). Dans la Phénoménologie de la perception, la problématique merleau-pontienne n’est pas cartésienne mais phénoménologique, c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas ici de savoir comment passer de l’intériorité de l’esprit à l’extériorité du monde, mais comment le sujet incarné peut décrire fidèlement sa coexistence avec un monde dans lequel il est déjà inséré. L’importance des dimensions d’espace et de temps doit être ici soulignée, car Merleau-Ponty pense que

Par mon champ perceptif avec ses horizons spatiaux, je suis présent à mon entourage, je coexiste avec tous les autres paysages qui s’étendent au-delà, et toutes ces perspectives forment ensemble une seule vague temporelle, un instant du monde ; par mon champ perceptif avec ses horizons temporels, je suis présent à mon présent, à tout le passé qui l’a précédé et à un avenir. (Merleau-Ponty, 1945, p. 381-382)

Merleau-Ponty tente de montrer que le corps qui est « ici et maintenant » est intentionnellement en même temps « partout et toujours », en un mot, « je suis par mon point de vue au monde entier » (Merleau-Ponty, 1945, p. 380). Cette ubiquité et cette simultanéité de notre être-au-monde ne se comprennent qu’à travers les horizons spatio-temporels de notre champ perceptif.

Est ainsi révélée l’importance du problème du temps. Il ne s’agit pas simplement de constater l’expérience du temps dans la perception, mais surtout de savoir si le champ perceptif peut finalement devenir un champ transcendantal qui fait paraître la transcendance du monde. C’est ce dernier point qui s’avère décisif pour le succès du projet phénoménologique de Merleau-Ponty.

I. 1. La profondeur du présent : les horizons temporels du champ perceptif

Dans le chapitre « Temporalité » de la Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty aborde thématiquement le problème du temps. Critiquant une interprétation réaliste du temps, il y montre que le temps n’est ni « processus réel », ni « conservation psychologique », mais un phénomène qui demande toujours « un certain poste où je me place et d’où je vois défiler des choses » (Merleau-Ponty, 1945, p. 470). Le temps est donc « le déroulement des paysages pour l’observateur en mouvement », il « naît de mon rapport avec les choses » (ibid., p. 471). Dans cette perspective phénoménologique, l’examen du temps nous commande de revenir à notre vécu, à notre champ perceptif, à notre rapport intentionnel au monde. 

Merleau-Ponty a hérité de la notion husserlienne de champ de présence, qui lui permet d’affirmer que le présent perçu n’est pas un moment ponctuel, mais « le champ de présence au sens large, avec son double horizon de passé et d’avenir originaires et l’infinité ouverte des champs de présence révolus ou possibles » (Merleau-Ponty, 1945, p. 484). Pour décrire les horizons temporels, Merleau-Ponty a ensuite introduit le diagramme proposé par Husserl dans ses Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps (voir ci-dessous), montrant que le temps doit être considéré comme « un réseau d’intentionnalités » (ibid., p.477).

La clé qui permet de comprendre ce schéma réside dans l’élucidation d’une sorte d’emboîtement des horizons successifs. Husserl fait la découverte d’une double intentionnalité à l’intérieur de la rétention :

Chaque dégradé de conscience du type « rétention » possède une double intentionnalité : la première, celle qui sert à la constitution de l’objet immanent […] L’autre est l’intentionnalité constitutive de l’unité de ce souvenir primaire dans le flux […] elle est, dans son dégradé continu dans le flux, rétention continue des phases qui ont précédé continument. (Husserl, 1964, p. 106.)

Merleau-Ponty précise le rôle constituant de la rétention selon deux dimensions. Considérons donc l’exemple classique de la mélodie. D’une part, nous pouvons percevoir un morceau de mélodie au moment où nous entendons un son parce que chaque présent est emboîté par les rétentions des maintenant précédents (B—A’, C—B’—A’’), emboîtement qui assure l’unité de l’objet perçu dans le temps (la constitution de l’objet temporel) ; d’autre part, nous pouvons encore nous souvenir de ce morceau de mélodie des années plus tard parce que chaque rétention d’un maintenant précédent est en même temps emboîtée par ses propres esquisses (Abschattungen) successives (rétention de rétention) (A—A’—A’’,B—B’), emboîtement qui assure enfin l’unité de notre vie perceptive. En tenant les fils intentionnels de rétention, le champ perceptif nous permet à la fois de tenir un passé immédiat et de tenir à distance un passé lointain pour que nous puissions l’évoquer dans un présent nouveau.

La question qui doit être posée est alors : comment la transformation des rétentions elles-mêmes est-elle possible ? Selon une interprétation kantienne, on pourrait penser qu’une synthèse intellectuelle réunit toutes ces esquisses pour assurer finalement une unité idéale de A. Cependant, aux yeux de Merleau-Ponty, une telle interprétation souffre d’une mécompréhension de la notion de rétention. Tout d’abord, la transformation des rétentions elles-mêmes ne requiert pas une synthèse intellectuelle puisqu’il s’agit d’une « synthèse de l’appréhension », que Merleau-Ponty, selon les termes de Husserl, appelle « synthèse passive » ou « synthèse de transition » (Übergangssynthesis) (Merleau-Ponty, 1945, p. 480). La première se réfère à la constitution active du passé dans les actes intentionnels objectivants, tel qu’un acte exprès du souvenir. Néanmoins, la synthèse intellectuelle n’est possible que dans la mesure où j’ai déjà atteint le passé dans une sorte d’eccéité par la chaîne des rétentions, et que « la synthèse de l’appréhension me relie à tout mon passé effectif » (ibid., p. 478). Deuxièmement, la différence entre le souvenir et la rétention signifie que la notion de rétention ne concerne pas les rapports objectivants, et donc qu’elle n’est pas une représentation du passé, mais essentiellement, comme la définit Husserl, « une expression utilisable afin de désigner la relation intentionnelle (fondamentalement différente) de phase de conscience à phase de conscience » (Husserl, 2003, p. 213). En résumé, le souvenir et la rétention mobilisent deux types d’intentionnalité. Le premier type concerne ce que Husserl a appelé l’« intentionnalité d’acte », qui s’opère dans les actes objectivants, tandis que le second concerne ce que Husserl a appelé l’« intentionnalité opérante (fungierende Intentionalität) » , qui rend possible l’intentionnalité d’acte et « fait l’unité naturelle et antéprédicative du monde et de notre vie » (Merleau-Ponty, 1945, p. XIII). Cette compréhension merleau-pontienne de l’expression de l’intentionnalité opérante de Husserl est profondément influencée par sa lecture de Eugen Fink (Saint-Aubert, 2005, p. 141-146).

L’élucidation du concept de rétention nous permet d’aller au-delà de l’ici et maintenant jusqu’à la profondeur du champ de présence, dans laquelle Merleau-Ponty pense que se trouve « la solution de tous les problèmes de transcendance », et « où nous trouvons notre corporéité, notre socialité, la préexistence du monde » (Merleau-Ponty, 1945, p. 495).

I. 2. L’ekstase du présent : la temporalisation du champ perceptif

Tout en introduisant le diagramme du temps de Husserl, Merleau-Ponty se place malgré tout bien loin des traditions des philosophies de la conscience. Bien que Husserl ait découvert la rétention et nous montre les horizons temporels, Merleau-Ponty pense que la notion de synthèse passive proposée pour expliquer l’unité originaire du temps « n’est évidemment pas une solution, mais un index pour désigner un problème » (ibid., p. 479), car une telle synthèse retombera finalement dans les tensions de l’un et du multiple, de l’activité et de la passivité. Pour Merleau-Ponty, ce concept doit être redéfini selon sa propre phénoménologie.

La transformation que fait subir Merleau-Ponty à la théorie husserlienne du temps se manifeste principalement par un tournant dans le sens d’une compréhension heideggérienne du problème de l’unité du temps. Cela se traduit tout d’abord par l’interprétation de l’unité synthétique des horizons temporels comme unité ekstatique. Merleau-Ponty souligne ainsi que le présent se transcende toujours vers un passé et un avenir, et ce faisant réaffirme en lui-même la présence de tout le passé et tout l’avenir. Le champ de présence se temporalise donc comme « avenir-qui-va-au-passé-en-venant-au-présent » (ibid., p. 480-481) ; chacune des rétentions et protentions « n’est qu’un aspect de l’éclatement ou de la déhiscence totale » (ibid., p. 480). Cela implique ensuite la possibilité de prendre l’auto-affection du temps comme modèle pour sortir du dilemme du sujet qui constitue à la fois le temps et lui-même chez Husserl. Selon Merleau-Ponty, ce que Husserl appelle la conscience absolue n’est pas un sujet hors du temps, et si elle est « sans temps » c’est parce qu’elle est au temps, la subjectivité est la temporalité. Autrement dit, la temporalisation n’a pas besoin d’un agent extérieur, le temps est « affection de soi par soi » : « celui qui affecte est le temps comme poussée et passage vers un avenir ; celui qui est affecté est le temps comme série développée des présents ; l’affectant et l’affecté ne font qu’un » (ibid., p. 487). Le temps est donc à la fois le sujet constitutif et le phénomène constitué, à la fois la temporalisation du temps et le temps effectif.

Cependant, contrairement à Heidegger qui met l’accent sur la dimension de l’avenir (ibid., p. 489), Merleau-Ponty affirme le primat du présent sur toutes les autres dimensions temporelles. Pour Merleau-Ponty, la temporalisation présuppose tout d’abord un sens, car « il n’y aurait pas de direction sans un être qui habite le monde et qui, par son regard, y trace la première direction-repère » (ibid., p. 491). En ce sens, le plus important est d’avoir un corps, à proprement parler, ce corps-ci, un corps comme « ici absolu », de sorte que « c’est toujours dans le présent que nous sommes centrés, c’est de lui que partent nos décisions : elles peuvent donc toujours être mises en rapport avec notre passé, elles ne sont jamais sans motif » (ibid., p. 489). 

Tout au long des réflexions de Merleau-Ponty sur le problème du temps, le fil conducteur est de comprendre « le temps comme sujet et le sujet comme temps » (ibid., p. 483). D’une part, le temps ne se comprend que dans le mouvement d’existence du sujet incarné ; d’autre part, la synthèse du temps n’est concevable que dans le mouvement de temporalisation. S’il ne passe pas de Husserl à Heidegger sur le problème du temps, Merleau-Ponty renouvelle la notion husserlienne de subjectivité à l’aide de Heidegger. 

Nous constatons une rencontre de la phénoménologie et de l’ontologie dans la pensée de Merleau-Ponty. Cette rencontre implique dans une certaine mesure une tendance à s’éloigner de la phénoménologie husserlienne : Merleau-Ponty s’oppose au point de vue de Husserl selon lequel l’apparition du monde se fonde sur la structure temporelle de la conscience pure, en soulignant plutôt que c’est à travers le mouvement d’existence du corps propre qu’apparaît le monde. Cependant, une interprétation existentiale du temps ne signifie pas non plus que Merleau-Ponty s’est par là-même tourné vers l’ontologie heideggérienne. Car pour Merleau-Ponty, le manquement par cette dernière de la dimension de la corporéité ne la conduit finalement qu’à une description abstraite de l’horizon temporel du Dasein. Il s’agit en fait d’une phénoménologie proprement merleau-pontienne, déjà esquissée dans l’avant-propos de la Phénoménologie de la perception : 

La phénoménologie, c’est l’étude des essences, […] c’est aussi une philosophie qui replace les essences dans l’existence […] C’est une philosophie transcendantale qui met en suspens pour les comprendre les affirmations de l’attitude naturelle, mais c’est aussi une philosophie pour laquelle le monde est toujours « déjà là ». (Merleau-Ponty, 1945, p. I)

La réflexion de Merleau-Ponty sur le problème du temps constitue sans doute l’un des gestes les plus visibles de poursuite d’une telle phénoménologie, car elle tente de renouveler de la manière la plus profonde les concepts phénoménologiques fondamentaux de sujet, de perception et de monde, et les refonde sur une nouvelle base phénoménologique.

À la fin du chapitre « Temporalité », Merleau-Ponty précise ainsi qu’il existe « un rapport de transcendance active entre le sujet et le monde » (ibid., p. 491), c’est-à-dire que « le sujet est être-au-monde et le monde reste subjectif, puisque sa texture et ses articulations sont dessinées par le mouvement de transcendance du sujet » (ibid., p. 491-492). C’est en ce sens que le champ perceptif peut finalement se révéler comme le champ transcendantal qui fait jaillir la transcendance du monde.

II. La réflexion sur la pensée du temps dans la Phénoménologie de la perception

Si la pensée du temps de Merleau-Ponty s’appuie sur l’héritage de la théorie husserlienne du temps qu’elle transforme, il convient à présent de se demander si cette « greffe » théorique peut véritablement forger une nouvelle temporalité. La reprise par Merleau-Ponty de la théorie husserlienne du temps constitue-t-elle vraiment une transformation critique, ou bien une régression de sa propre phénoménologie ?

Contrairement à son attitude positive dans la Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty développe explicitement une critique du diagramme du temps de Husserl dans ses pensées plus tardives. Dans cette partie, nous réfléchirons donc sur la première pensée de Merleau-Ponty du temps en nous appuyant sur les notes de travail pertinentes dans Le visible et l’invisible (1964). Notre propos n’est pas de souligner dans quelle mesure la phénoménologie de Merleau-Ponty continue à s’inscrire dans les traditions des philosophies de la conscience, mais de montrer comment l’incorporation d’un schéma de la conscience intime du temps nous conduit inévitablement à perdre la vérité de notre être-au-monde.

Dans ses notes de travail de 1959, Merleau-Ponty écrit :

Le diagramme de Husserl est subordonné à cette convention qu’on peut représenter la série de maintenant par des points sur une ligne. Certes Husserl ajoute à ce point tout le remaniement des retentions et retentions de retentions qui en résulte, et c’est en quoi il ne conçoit pas le temps comme sériel et suite d’événements ponctuels. Mais même ainsi compliquée, la représentation du phénomène d’écoulement est vicieuse. (Merleau-Ponty, 1964, p. 245)

Cette critique nous rappelle tout d’abord les accusations portées contre la notion husserlienne d’impression originaire (Urimpression). Dans les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, Husserl pense que l’impression originaire est un point d’origine qui est « le non-modifié absolu, la source originaire de toute conscience et de tout être ultérieurs » (Husserl, 1964, p. 106), et qu’il n’y a que seul un de ces points donné par l’impression originaire dans le flux de vécu (voir Husserl, 2003, §31). Dans une certaine mesure, une telle position de l’impression originaire semble réintroduire dans le champ de présence une compréhension du présent ponctuel que Husserl a rejetée. Néanmoins, si la critique de Merleau-Ponty sur le diagramme du temps de Husserl s’arrêtait là, elle ne toucherait évidemment pas du tout la pensée du temps proposée dans la Phénoménologie de la perception, puisque la perception chez Merleau-Ponty n’est jamais un acte ponctuel, mais elle a toujours lieu dans un champ perceptif. Ici, le vrai problème est que la description du champ perceptif dépend du concept husserlien de rétention (selon ce que nous avons montré dans notre première partie), mais ce dernier est lui-même problématique en tant qu’il est une sorte de remaniement du présent ponctuel. Plus précisément, la rétention, prise chez Husserl dans la position de l’impression originaire, n’a pas sa propre hylé au sens strict bien qu’elle fasse partie de la perception actuelle, puisqu’elle n’est rien d’autre qu’une conscience modifiée d’une conscience de l’impression originaire. Telle est bien la critique que formule Renaud Barbaras : « toute la difficulté tient à ceci que partant d’un présent ponctuel, Husserl réintroduit au sein de la rétention la scission entre la matière et la forme » (Barbaras, 1991, p. 255). En ce sens, la présence du passé en quoi consiste la rétention n’est rien d’autre qu’une position de la conscience, il ne s’agit pas de la présentation du passé, mais de la présentation de la conscience du passé. Dans des notes de travail tardives, Merleau-Ponty le souligne bien :

Et en effet c’est bien ici le passé qui adhère au présent et non la conscience du passé qui adhère à la conscience du présent : le passé “vertical” contient en lui-même l’exigence d’avoir été perçu, loin que la conscience d’avoir perçu porte celle du passé. Le passé n’est plus ici une “modification” ou modalisation du Bewusstsein von… Inversement c’est le Bewusstsein von, l’avoir perçu qui est porté par le passé comme Être massif. (Merleau-Ponty, 1964, p. 292-293)

Nous comprenons donc que le tort de Husserl réside dans le fait que son analyse « est bloquée par le cadre des actes que lui impose la philosophie de la conscience » (ibid., p. 293). Selon cette perspective analytique, les éléments sensori-moteurs qui opèrent effectivement dans le champ perceptif sont contraints de devenir, sous le regard actuel de la conscience, des êtres intentionnels qui se donnent comme des esquisses spatiales et temporelles. La transcendance du temps et du monde est conçue finalement comme une transcendance dans l’immanence.

Si la notion husserlienne de rétention est porteuse de limites inhérentes, la transformation de la théorie husserlienne du temps par Merleau-Ponty dans la Phénoménologie de la perception peut-elle se soustraire dans une certaine mesure à la critique ?

II. 1. Le dilemme de la temporalisation 

Nous avons mentionné plus haut que Merleau-Ponty intègre des considérations heideggériennes sur le temps dans sa propre pensée afin de faire disparaître la tension que porte la notion husserlienne de synthèse passive. Selon Michael R. Kelly, lorsque Merleau-Ponty se tourne vers Heidegger en affirmant que le temps est une affection de soi par soi, c’est qu’il a déjà « déplacé l’intentionnalité du côté du temps plutôt que du côté du sujet ou de la conscience », de sorte que « le spectre d’une “théorie résiduelle de la conscience”, qui hante la Phénoménologie de la perception de l’aveu même de Merleau-Ponty, semble exorcisé du chapitre “Temporalité” » (Kelly, 2015, p. 209, ma traduction). Cependant, ce jugement considère la pensée du temps de Merleau-Ponty comme un simple passage de Husserl à Heidegger, occultant ainsi le fait que ce que Merleau-Ponty lui-même a toujours poursuivi, c’est une fusion des deux dans le cadre de sa propre phénoménologie. En fait, en intégrant la pensée de Heidegger, Merleau-Ponty critique explicitement sa négligence à l’égard de la dimension du présent, en soulignant que « ce corps-ci » coïncide avec la facticité de notre existence qui rend possible l’auto-affection du temps. L’accent mis ainsi sur la dimension du présent et le lien intrinsèque entre passé et présent rapproche à nouveau Merleau-Ponty de Husserl. Dans le chapitre « Temporalité », Merleau-Ponty tente d’assimiler la notion de transcendance heideggérienne à celle d’intentionnalité opérante chez Husserl (Merleau-Ponty, 1945, p. 478). Cela signifie que tout en considérant l’auto-affection comme la forme originaire de la synthèse passive, Merleau-Ponty fonde également le mouvement de temporalisation sur notre être-au-monde. Ce dernier se trouve tracé par les horizons rétentionnels et protentionnels du champ de présence.

Cependant, le problème s’avère bien plus difficile que Merleau-Ponty ne l’avait d’abord imaginé. Ancré dans le champ perceptif, celui-ci ne peut se contenter de la description que propose Husserl de la structure formelle de la conscience intime du temps dans les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps. Merleau-Ponty doit aller plus loin, en élucidant un chiasme (Ineinander) du présent et du passé au niveau du sensible. Ici, la difficulté de la fusion théorique réside dans le fait que, bien que la temporalisation mette l’accent sur les liens existentiels entre le passé, le présent et l’avenir, la notion de rétention repose initialement sur sa distinction de l’impression originaire. Dans la Phénoménologie de la perception, les rétentions du même présent sont irréductibles, car elles indiquent chacune une épaisseur temporelle unique par rapport au présent : chaque présent est également unique, car nous ne pouvons le saisir que dans « son individualité irrécusable » (Merleau-Ponty, 1945, p. 476-478). En partant de la notion de rétention, nous ne pouvons pas avoir dans l’ordre de la conscience une « “simultanéité” présent-passé », mais seulement une « évidence de leur écart » (Merleau-Ponty, 1964, p. 292). Ainsi, l’introduction d’une compréhension heideggérienne de la temporalisation ne permet pas de clarifier le temps comme chiasme.

Il est facile de voir que dans la Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty n’a pas encore développé sa propre pensée et son propre discours sur le problème du temps, de sorte qu’il ne peut que balancer, osciller et hésiter entre les deux sortes de terminologie. Enfin, une telle phénoménologie reste silencieuse face à un problème qui lui est propre, et elle ne nous donne aucun moyen de concevoir une temporalité vraiment fondée sur le corps.

II. 2. La disparition de la profondeur

Si le dilemme ci-dessus peut être attribué avec sympathie à l’insuffisance de la première pensée du philosophe, l’introduction par Merleau-Ponty du diagramme de Husserl dans le champ perceptif est d’abord vouée à l’échec de sa propre pensée du temps dans la Phénoménologie de la perception.

La raison pour laquelle Merleau-Ponty doit importer le diagramme du temps de Husserl dans sa propre phénoménologie est que c’est à travers lui que le champ perceptif dévoile sa profondeur temporelle, et que l’analyse de l’intentionnalité corporelle peut finalement aller au-delà de l’intentionnalité d’acte et mettre en lumière les rapports anonymes et pré-objectifs entre notre vie et le monde au niveau de l’intentionnalité opérante. Cependant, Merleau-Ponty ne s’est pas rendu compte que cette introduction contredisait en fait sa propre insistance sur l’impossibilité d’une réduction complète et l’inépuisabilité du monde. Dans l’avant-propos de la Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty souligne en effet que « le monde est non pas ce que je pense, mais ce que je vis, je suis ouvert au monde, je communique indubitablement avec lui, mais je ne le possède pas, il est inépuisable » (Merleau-Ponty, 1945, p. XII-XIII). Lorsque, dans le chapitre « Temporalité », Merleau-Ponty conçoit la préexistence du monde à travers les horizons temporels du champ de présence, cela signifie que l’inépuisabilité du monde est déjà tracée par les intentionnalités (les rétentions et les protentions). Ces dernières semblent révéler le fait que les actes actuels sont prégnants de la profondeur du champ perceptif, mais au fond, dans ce double horizon de rétention et de protention, toutes les possibilités du passé et de l’avenir transcendant le présent sont déjà tenues et anticipées par le sujet en tant que conscience du présent, perception intérieure. Bien que Merleau-Ponty souligne que cette perception « est opaque, elle met en cause, au-dessous de ce que je connais, mes champs sensoriels, mes complicités primitives avec le monde, — mais parce que “avoir conscience” n’est ici rien d’autre que “être à… ” » (Merleau-Ponty, 1945, p. 485), cette opacité n’est relative qu’aux actes exprès. La profondeur du présent n’est plus essentiellement un champ perceptif de notre coexistence avec le monde, mais un champ de présence structuré par la conscience du temps, où la profondeur est finalement réduite à une largeur de la présence dans une mythologie de la conscience de soi.

III. Au bord de la frontière de la subjectivité

En fait, les difficultés ci-dessus sont fondamentalement inévitables parce qu’elles découlent d’« un rapport de transcendance active entre le sujet et le monde » présupposé par Merleau-Ponty dans la Phénoménologie de la perception. Ensuite, nous examinerons cette présupposition et mettrons en évidence la régression vers la subjectivité conduite par le jeune Merleau-Ponty. Cet examen ne cherche pas à prouver l’échec de la tentative phénoménologique de Merleau-Ponty, mais tente au contraire de dégager une voie qui offrirait une nouvelle manière possible de concevoir le temps et le sujet, cette dernière étant déjà implicite dans l’analyse de l’aphonie proposée par Merleau-Ponty dans la Phénoménologie de la perception.

III. 1. La régression vers la subjectivité

Lorsque Merleau-Ponty présuppose « un rapport de transcendance active entre le sujet et le monde », il veut dire, d’une part, que le monde est l’horizon ultime dans lequel la perception peut avoir lieu, et, d’autre part, que le monde ne peut jaillir que par le mouvement de transcendance du sujet. Pascal Dupond (2001, p. 60) indique ainsi que c’est à cause de cette primauté de la transcendance active que la question posée par Merleau-Ponty dans la Phénoménologie de la perception « est toujours de savoir comment je peux être ouvert à des phénomènes qui me dépassent et qui, cependant, n’existent que dans la mesure où je les reprends et les vis » (Merleau-Ponty, 1945, p. 417). Il est donc facile de comprendre pourquoi Merleau-Ponty se trouve forcé d’intégrer le diagramme de Husserl dans le champ perceptif : ce rapport de transcendance active ne peut être véritablement soutenable que si l’on trouve dans le champ perceptif certains modes intentionnels parallèles à la transcendance du monde et si le champ devient finalement « la zone où l’être et la conscience coïncident » (ibid., p. 485).

Cependant, si Merleau-Ponty essaie de parler de la transcendance du monde à travers l’intentionnalité d’un sujet incarné, il est également confronté au « paradoxe de la subjectivité humaine » posé par Husserl dans La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, à savoir « être sujet pour le monde, et en même temps être objet dans le monde » (Husserl, 1976, p. 203-207). Bien que ce fait ne constitue pas un paradoxe chez Merleau-Ponty, puisque le sujet transcendantal n’est pour lui jamais sans corps ni hors du monde, il implique néanmoins une tension entre deux côtés d’un même corps : le corps actif et le monde projeté d’une part, le corps passif et le monde dans lequel il est inséré d’autre part. Le problème de l’unité des deux constitue une tension interne à la Phénoménologie de la perception.

Dans la Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty s’inscrit dans la tradition du XIXe siècle qui considère le temps comme un schème messianique (Thomas-Fogiel, 2008, p. 147-149), afin de dissoudre les tensions et de nous donner la « cohésion d’une vie » (Merleau-Ponty, 1945, p. 481). Pourtant, l’émergence des difficultés met fin à cet espoir. L’introduction du diagramme du temps de Husserl nous détourne dès le départ de la voie de notre coexistence originaire avec le monde, à tel point que le mouvement de temporalisation est condamné à manquer l’élucidation véritable du mouvement actif-passif d’existence du corps. À cet égard, plutôt que de trouver une solution phénoménologique pour surmonter le dualisme corps-esprit, la Phénoménologie de la perception reconduit ce problème d’une manière phénoménologique.

Comme le dit Jean Beaufret à propos de la Phénoménologie de la perception :

le seul reproche que j’aurais à faire à l’auteur, ce n’est pas d’être allé « trop loin », mais plutôt de n’avoir pas été assez radical. Les descriptions phénoménologiques qu’il nous propose maintiennent en effet le vocabulaire de l’idéalisme. Elles sont en cela ordonnées aux descriptions husserliennes. Mais tout le problème est précisément de savoir si la phénoménologie poussée à fond n’exige pas que l’on sorte de la subjectivité et du vocabulaire de l’idéalisme subjectif comme, partant de Husserl, l’a fait Heidegger. (Merleau-Ponty, 1996, p. 103)

Cette critique connue est relayée par Merleau-Ponty lui-même dans ses notes du cours au Collège de France de 1953, où il reconnaît que

cette analyse (ce qu’il a fait dans la Phénoménologie de la perception) restait tout de même ordonnée à des concepts classiques tels que : perception (au sens de position d’un objet isolable, déterminé, considérée comme forme canonique de nos rapports avec le monde), conscience (en entendant par là pouvoir centrifuge de Sinn-gebung qui retrouve dans les choses ce qu’elle y a mis), synthèse (qui suppose éléments à réunir) (par exemple problème de l’unité des Erlebnisse), matière et forme de la connaissance. (Merleau-Ponty, 2011, p. 45-46)

Dans la note de travail écrite en juillet 1959, cette réflexion est exprimée d’une façon plus concise : « Les problèmes posés dans la Phénoménologie de la perception sont insolubles parce que j’y pars de la distinction “conscience” —“objet” » (Merleau-Ponty, 1964, p. 250). Si le défaut de la pensée de Husserl est que la conscience pure faisant apparaître tous les phénomènes n’est pas elle-même examinée d’une manière suffisamment critique et génétique, la phénoménologie de Merleau-Ponty commet la même erreur. Dans la Phénoménologie de la perception, le corps s’est incarné en tant que corps-sujet, c’est-à-dire qu’il a déjà assumé les différences et les distinctions par rapport aux choses, aux autres et au monde, ainsi que ses propres acquis habituels, historiques et culturels, de sorte qu’il a obtenu une certaine individualité et singularité par rapport à l’état anonyme et universel. Ainsi, à partir de l’intentionnalité du corps-sujet et du monde, les travaux dans la Phénoménologie de la perception se trouvent d’emblée pris dans une dichotomie entre conscience et objet, individualité et universalité, intériorité et extériorité, qui laisse dans une « mauvaise ambiguïté » (Merleau-Ponty, 1962, p. 409) le mouvement actif-passif d’existence du corps. 

Au lieu de signer l’avortement du projet phénoménologique mené par Merleau-Ponty, la tension du corps phénoménal avec son existence implique bien plutôt une exigence d’approfondissement d’un tel chemin, vers une ontologie phénoménologique. Autrement dit, pour élaborer une véritable philosophie du corps (et dans le dernier Merleau-Ponty une philosophie de la chair), nous ne devons pas considérer la structure intentionnelle du sujet incarné comme une structure acquise et toute faite, mais bien plutôt réfléchir à une mythologie de la conscience de soi et nous demander ce qui nous fait avoir « ce corps-ci » ?

III. 2. Une voie implicite dans la Phénoménologie de la perception

Bien que ces difficultés ne soient pas encore résolues dans la Phénoménologie de la perception, des pistes de réflexion pour aller au-delà sont déjà en germe dans cette œuvre de 1945. Nous constatons qu’en fait, la présupposition d’« un rapport de transcendance active entre le sujet et le monde » ne va pas toujours de soi dans la Phénoménologie de la perception. Dans les cas pathologiques, notamment dans le cas de l’aphonie, les analyses de Merleau-Ponty sur la temporalité de la maladie nous révèlent, inconsciemment et dans une certaine mesure, une asymétrie entre le sujet et le monde, ce qui suggérerait une possible voie de sortie hors de ces difficultés.

Dans le chapitre intitulé « Le corps comme être sexué » dans la Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty considère les cas pathologiques comme des démonstrations de l’expression corporelle de notre existence. Parmi ceux-ci, l’aphonie est introduite dans la discussion comme un cas typique d’« un refus de la coexistence » (Merleau-Ponty, 1945, p. 187). Le cas particulier concerne une jeune fille qui perd sa capacité d’user de la parole après que sa mère lui a interdit de revoir le jeune homme qu’elle aime. Aux yeux de Merleau-Ponty, l’aphonie est à la fois un rejet par la jeune fille de l’interdiction maternelle et un rejet du passé traumatique ramené par cette interdiction. Selon la description du cas de l’aphonie par Merleau-Ponty, le passé traumatique se révèle ici spécifiquement lors de deux rencontres de l’aphonie dans l’enfance de cette jeune fille : l’une à la suite d’un tremblement de terre, l’autre à la suite d’une peur violente. Merleau-Ponty pense donc que « le symptôme d’aphonie reparaît parce que l’interdiction maternelle ramène la même situation au figuré » (ibid., p.187-188). L’(ré)apparition du symptôme est au fond un « moyen de fuir la situation » et de « rompre avec sa vie » (ibid. p. 187).

Bien que dans l’analyse de l’aphonie Merleau-Ponty affirme l’effort du malade, en déclarant que « justement parce qu’il peut se fermer au monde, mon corps est aussi ce qui m’ouvre au monde et m’y met en situation », et en ajoutant que « même coupé du circuit de l’existence, le corps ne retombe jamais tout à fait sur lui-même […] à chaque instant quelque intention jaillit à nouveau de moi, ne serait-ce que vers les objets qui m’entourent et tombent sous mes yeux ou vers les instants qui adviennent et repoussent au passé ce que je viens de vivre » (ibid., p. 192), nous constatons qu’en réalité le refus du monde par le sujet s’accomplit toujours sous la forme du symptôme corporel. Dans les cas extrêmes, les efforts fournis par le sujet se font même au prix d’une dissolution du temps historique, c’est-à-dire que

le mouvement vers le futur, vers le présent vivant ou vers le passé, le pouvoir d’apprendre, de mûrir, d’entrer en communication avec autrui se sont comme bloqués dans un symptôme corporel, l’existence s’est nouée, le corps est devenu « la cachette de la vie ». Pour le malade, il n’arrive plus rien, rien ne prend sens et forme dans sa vie — ou plus exactement il n’arrive que des « maintenant » toujours semblables, la vie reflue sur elle-même et l’histoire se dissout dans le temps naturel. (Merleau-Ponty, 1945, p. 192)

La dissolution du temps historique fait allusion à l’asymétrie entre le « je peux » du sujet et le monde sensible. Elle annonce l’échec de l’intention de Merleau-Ponty d’établir une relation husserlienne de fondation du temps historique sur le temps naturel (Dupond, 2012, p. 3). Cependant, cet échec nous montre un autre fait plus important. La signification du temps ne disparaît en effet pas complètement du fait de la dissolution du temps historique, car l’(ré)apparition du symptôme signifie que le malade est en train de rencontrer le passé qu’il a rejeté, autrement dit, c’est parce que le passé est toujours déjà là que nous pouvons le refuser. C’est donc dans l’expression corporelle que le passé rejeté nous rejoint de la façon la plus sensible. Dans le cas de l’aphonie, l’interdiction maternelle fait vibrer plusieurs espaces et plusieurs temps, ces vibrations évoquent finalement et miraculeusement une résonance dans un seul schéma corporel – l’aphonie. Ici, la dissolution du temps historique fait apparaître les premières esquisses d’un temps du corps, décrit ensuite comme un temps proustien et développé finalement comme un temps chiasmique dans la dernière pensée de Merleau-Ponty. Un tel temps n’a pas besoin d’une conscience husserlienne du temps, nous pouvons le comprendre « sans “support” fictif dans le psyché », car le passé ne passe jamais, il est encore présent, sédimenté dans le corps en tant qu’« une structure temporo-spatiale » (Merleau-Ponty, 2015, p. 338). 

Malheureusement, dans la Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty n’incorpore pas le problème du temps dans sa pensée du schéma corporel et ne parvient donc pas à élucider vraiment le lien entre le geste corporel et le temps. Ce n’est qu’en 1955 qu’il aborde le problème de la mémoire corporelle dans son cours sur la passivité[1]. La perte de cette piste de réflexion est inattendue mais en même temps plausible. C’est inattendu parce que les discussions du schéma corporel et de la spatialité du corps occupent en fait la grande majorité de la Phénoménologie de la perception. Ces discussions ont révélé l’unité spatiale de l’être-au-monde, et en évoquant l’acquisition de l’habitude, Merleau-Ponty a même déjà mentionné le « remaniement et renouvellement du schéma corporel » (Merleau-Ponty, 1945, p. 166), faisant ainsi allusion à la possibilité de concevoir une sédimentation temporelle dans le corps. Néanmoins, ces idées sont totalement absentes de sa discussion du problème du temps. C’est en même temps plausible dans la mesure où, pris dans la position de la subjectivité, Merleau-Ponty affirme une préséance de la temporalité en déclarant que « les choses coexistent dans l’espace parce qu’elles sont présentes au même sujet percevant et enveloppées dans une même onde temporelle » (Merleau-Ponty, 1945, p. 318), et que le temps fait comprendre l’espace : « La perception me donne un “champ de présence” au sens large qui s’étend selon deux dimensions : la dimension ici-là-bas et la dimension passé-présent-futur. La seconde fait comprendre la première » (ibid., p. 307). Enfin, la régression vers la temporalité et la subjectivité réduit l’espace au temps, tout en fondant l’espace sur le temps. Comme nous l’avons déjà mentionné plus haut, la profondeur est donc finalement réduite à une largeur de la présence.

Conclusion

En examinant la pensée du temps de Merleau-Ponty dans la Phénoménologie de la perception, nous éprouvons la tentative phénoménologie du philosophe. Le problème du temps est essentiellement lié à la question de l’unité de l’être-au-monde. Afin d’exhiber cette unité naturelle et antéprédicative du monde et de notre vie, Merleau-Ponty tente d’introduire et de transformer la théorie husserlienne du temps. Husserl lui fournit certes une solution au problème du dualisme entre le sujet et l’objet, mais en même temps, cette solution conduit Merleau-Ponty à régresser à son tour vers la subjectivité.

Les difficultés rencontrées dans la Phénoménologie de la perception autour du problème du temps reflètent effectivement le fait que Merleau-Ponty n’avait pas alors encore développé un discours mature sur le temps, tout en montrant que les pensées du temps proposées par Husserl et Heidegger ne pouvaient pas répondre à la problématique et aux revendications de Merleau-Ponty. Plutôt que de révéler une crise interne de la phénoménologie du corps propre, ces difficultés mettent donc en lumière les limites des phénoménologies existantes. 

Merleau-Ponty a longtemps été considéré comme le successeur et le médiateur entre les deux styles classiques au sein du mouvement phénoménologique. Et le chapitre « temporalité » semble bien en être une preuve convaincante. Cependant, nous avons tenté de montrer dans cet article que la réflexion déployée par le premier Merleau-Ponty sur le problème du temps n’était ni un mélange des pensées de Husserl et Heidegger, ni un passage simple de celle-là à celle-ci. Car si ce dernier s’appuie sur leurs pensées, c’est pour s’en tenir à distance. Cette retenue n’est pas due à la tentative de Merleau-Ponty d’être un médiateur impartial, mais provient du point de départ de sa propre pensée philosophique, à savoir le corps.

Pour Merleau-Ponty, le corps est « un être à deux feuillets » (Merleau-Ponty, 1964, p. 178), et bien qu’il n’ait pas encore complètement clarifié le concept de corporéité dans la Phénoménologie de la perception, il est indéniable qu’il voit toujours le corps comme un système actif-passif, comme une double inscription de l’intériorité et de l’extériorité. La raison pour laquelle Merleau-Ponty affirme que « je ne fais pas de différence entre ontologie et phénoménologie » (Merleau-Ponty, 2011, p. 46) est que ces deux disciplines se croisent dans une philosophie du corps, qui est à la fois phénoménologique et ontologique, mais ne peut être seulement phénoménologique ou ontologique.   

Pour conclure, la réflexion du premier Merleau-Ponty sur le problème du temps, bien qu’insuffisante, est nécessaire, car elle met en relief la singularité de sa propre philosophie au milieu du dilemme entre les discours de Husserl et Heidegger. Nous nous rendons ainsi compte que la sortie du dilemme n’a pas besoin d’être un changement radical du paradigme, comme l’a fait Heidegger, et l’analyse de l’aphonie à la fin de cet article en a montré dans une certaine mesure les pistes de sortie implicites. Bien que ces pistes doivent attendre l’après 1945 pour être travaillées et activées dans la poursuite de l’étude du schéma corporel, il ne s’agit pas d’une rupture inhérente dans le développement de la pensée de Merleau-Ponty, mais essentiellement d’un approfondissement du chemin déjà tracé dans la Phénoménologie de la perception. Cet approfondissement n’est jamais un renoncement au sujet incarné, mais une enquête sur sa genèse et sa préhistoire, ce qui nous permet de mieux comprendre, dans sa continuité, la philosophie de Merleau-Ponty, et la forme qu’elle prend finalement : une philosophie de la chair.

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THOMAS-FOGIEL, Isabelle. « Spatialiser nos concepts ? La tentative de Merleau-Ponty », Symposium, 2008, vol. 12, no. 1, p. 147-161.

[1] Soulignons que le fait que Merleau-Ponty n’aborde le problème du temps qu’en 1955 ne signifie pas qu’il y ait eu repentir ou rupture dans sa pensée ; Merleau-Ponty a en effet repris son étude du schéma corporel dès 1945, à travers de nombreuses réflexions sur la temporalité et la spatialité du corps. À cet égard, Emmanuel de Saint Aubert montre une grande continuité dans le développement de la pensée de Merleau-Ponty. Voir de SAINT AUBERT, Emmanuel. Être et chair I. Du corps au désir : l’habilitation ontologique de la chair, Paris, Vrin, 2013.

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