Société/Politique

Société de contrôle et stabilisation du système

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Marine Dhermy

Notre précédent article a cherché à mettre en évidence la manière dont les individus étaient assujettis à un système juridique, très profondément, efficacement et de manière quasi-imperceptible parce que sollicitant constamment la participation de ceux que la décision concerne. Il est temps de montrer maintenant en quoi la procédure alimente une sorte de pouvoir qui par sa virtualisation (par opposition à actualisation) constitue un super-pouvoir dont les effets sont positifs, toujours dans l’optique libérale de Luhmann.

Avec l'aimable autorisation de Holger Ludvigsen

Avec l’aimable autorisation de Holger Ludvigsen

I. Le pouvoir et la force : efficaces dans leur inefficacité.

Luhmann distingue la force et le pouvoir, la force n’étant qu’une espèce du pouvoir, une actualisation physique de celui-ci. Le pouvoir n’émane pas comme dans les sociétés traditionnelles d’une instance unique clairement établie et délimitée, il se trouve dans les moindres recoins de tous les systèmes dont l’organisation est horizontale (cf notre premier article, lien hypertexte) de telle sorte qu’il n’est pas clairement visible. La problématique de la force et du pouvoir s’inscrit dans une idée fondamentale qui est celle de la préservation d’une certaine identité du système au sein d’une complexité sans cesse mouvante, de variables. L’obsession de Luhmann est en effet de savoir comment une société dont la complexité augmente de manière incessante peut être maîtrisée, tout en préservant une contingence qui lui est paradoxalement nécessaire ; toutes les institutions sont ainsi mobilisées vers une réduction de la complexité qui n’empêche pas un renouvellement de la contingence ; cela passe par différents mécanismes faisant partie du dispositif ; la procédure en est un exemple : elle oblige autrui à adopter une décision qui, à l’issue de la procédure, a fait l’objet d’une sélection parmi d’autres choix initialement possibles.

Cette sélection est précisément une réduction de la complexité parmi d’autres (ex : la confiance). Expliquer en quoi la contingence est nécessaire au système qui veut se stabiliser est un paradoxe qui supposerait un développement très long et que nous n’avons pas le temps de traiter ici. Notre rapport à autrui est une mise en relation d’expectations. Mon attente personnelle et l’attente que j’ai des attentes d’autrui dirigent mes actions ; autrui a des attentes propres et des attentes concernant mes attentes qui dirigent également ses actions. La communication est donc un jeu mutuel d’expectations. Si je parviens à conformer autrui à mon attente, alors j’ai un pouvoir sur lui. Mon pouvoir s’accroit d’autant plus que j’ai le choix de sanctionner ou pas son refus de se conformer à mon expectation : l’indétermination de l’action permet au pouvoir d’agir sans pour autant être effectif, de dépasser des situations particulières pour se généraliser : le pouvoir devient partout où il n’est pas effectivement : la force physique est avant tout et surtout un moyen de représentation et d’ascertainement, non pas d’imposition d’expectations.[1]

Luhmann pointe là un phénomène très paradoxal où le pouvoir agit sans être présent ; comme le dit Jean Clam, plus le « pouvoir » se rapproche de la contrainte, la coercition en acte, plus près il est d’un emploi de la force physique pour motiver à la reprise de ses sélections, moins il est « pouvoir ».[2] L’emploi de la force, la manifestation physique du pouvoir doit bien plutôt être considéré comme une faiblesse du pouvoir. Ainsi donc, le passage de la société traditionnelle à la société moderne signe l’apogée de la société de contrôle, une société où le pouvoir passif, virtuel, devient d’autant plus efficace qu’il est invisible, dénué de toute manifestation physique.

II. Une société de contrôle, nécessaire à la stabilisation du système

La position de Luhmann pourrait paraître surprenante et nous faire penser à un régime autoritaire et propagandiste s’il ne précisait les bienfaits d’une telle théorie. Beaucoup de reproches ont été faits à Luhmann concernant la disparition de l’humain au profit d’un super-système. S’il est vrai que Luhmann écarte toute dimension éthique ou intersubjective et ne pense les problèmes qu’en termes de droits, et surtout en termes de régulation de la complexité sociale, il ne faut pas oublier que le dispositif de légitimation ainsi conçu, par exemple avec une procédure servant à « légitimer » les décisions, a également une fonction libératrice pour l’individu et organisatrice de la société, dispositif sans lequel celle-ci serait trop complexe pour qu’une vie sociale soit envisageable. Les dispositifs ont en effet une fonction stabilisatrice du système.

A vrai dire, nous pensons que la société telle que Luhmann la décrit n’est pas tant une société de type autoritaire qu’une société de contrôle, où existent des dispositifs qui posent un cadre institutionnel à la liberté et aux actes des individus. C’est le cas de la procédure comme nous l’avons vu : toute action est conservée pour autant qu’elle s’intègre dans des règles formelles prévues par la procédure elle-même ; dans le cas contraire, l’action est modelée ou adaptée à son image par un apprentissage.

Aussi curieux que cela puisse paraître (mais la théorie de Luhmann intègre parfaitement les paradoxes et les contradictions au sein du système), c’est une hausse de la complexité des systèmes qui va permettre au système global de se stabiliser. Nous avons là une théorie de la rationalité, qui confère des fonctions à chaque système : nous sommes pleinement au sein d’une théorie fonctionnaliste des systèmes. La hausse de la complexité n’est rendue possible que par une multiplication des systèmes et sous-systèmes, autonomes les uns par rapport aux autres, donc par une multiplication des fonctions. Pour réduire la complexité des différents environnements, les systèmes augmentent leur complexité interne. C’est le cas du droit par exemple : la stabilité s’effectue dans une large mesure au moyen de la complexité substantielle extraordinairement élevée du droit lui-même, complexité qui se révèle être sa plus importante garantie immanente au système.[3]

Légitimer une décision, c’est réduire la complexité ambiante par la sélectivité : face à de nombreux possibles issus de la complexité sociale, une seul possible est sélectionné et doit être légitimé, dans l’intérêt de l’individu qui s’en remet à une institution pour ne pas avoir lui-même à choisir, au risque d’être paralysé devant tant de sélectivités. Le système est là pour pallier la vulnérabilité de l’individu devant tant de complexité. Luhmann affirme ainsi que tout individu a besoin qu’on décide pour lui. Cela n’est possible qu’en transposant la complexité sociale en complexité systémique. La procédure fait partie d’un dispositif de contrôle des individus qui prend les décisions à leur place, et à leur demande (inavouée, ou tacite de par leur participation au système). Dans son ouvrage sur la confiance[4], Luhmann explique d’ailleurs que les individus eux-mêmes procèdent à des réductions de la complexité sociale, par exemple en décidant d’avoir confiance à telle personne, à telle institution ; sans confiance, notre monde serait bien compliqué à vivre puisque nous ne saurions nous fier à nos propres attentes (attentes des expectations d’autrui notamment). Ainsi, les dispositifs de contrôle qui servent à la réduction de la complexité sociale sont mis en place au profit des individus, dont la vie est « facilitée ».


[1] LUHMANN Niklas, Rechtssoziologie, éd. Westdeutscher Verlag, Opladen, 1983

[2] CLAM Jean, Droit et société chez Niklas Luhmann : fondés en contingence, éd. P.U.F, coll. « Droit, éthique, société », Paris,  1997, p. 188

[3] LUHMANN Niklas, La légitimation par la procédure, trad. Lukas K Sosoe, éd.Cerf, coll. « Passages », Laval, 2001, p144

[4] LUHMANN Niklas, La confiance, un mécanisme de réduction de la complexité sociale, éd. Economica, coll. « Etudes sociologiques », Paris, 2006

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