2022Libéralisme(s)Société/Politiqueune

Judith Shklar : le libéralisme comme théorie de l’injustice.

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Paloma de la Nuez est docteure de l’Université Complutense de Madrid et lectrice à l’Université Rey Juan Carlos de Madrid, où elle enseigne l’histoire des idées politiques et la théorie politique. Elle est spécialiste des Lumières et de la pensée libérale (Turgot, Lord Acton, Hayek et Shklar). Elle est également secrétaire académique au sein de la revue Eunomia (https://e-revistas.uc3m.es/index.php/EUNOM/index).

Résumé

Alors que la démocratie libérale est vue par beaucoup comme étant en crise, le monde universitaire montre un intérêt croissant pour les tentatives de renouveler la pensée politique libérale et cherche, dans ses principes et ses auteurs classiques ou contemporains, ceux qui peuvent répondre aux problèmes et aux besoins, également émotionnels, du XXIesiècle. Dans ce sens, l’œuvre de la penseuse Judith Shklar est actuellement récupérée et revendiquée pour ceux qui proposent une alternative libérale qui s’éloigne de la plupart des idées des auteurs néolibéraux qu’elle critiquait (notamment F. A. Hayek), dans la mesure où la professeure de Harvard estime, entre autres choses, qu’il peut y avoir des victimes d’injustice dans un contexte de marché. Shklar défend une sensibilité libérale à l’écoute de la voix des minorités, des exclus et des marginaux comme les migrants, les réfugiés ou les exilés, ce qui la rend extrêmement actuelle et ce bien que ses inquiétudes à l’égard des plus faibles trouvent leur origine chez d’autres libéraux de la tradition classique comme Adam Smith ou Turgot, et même chez d’autres auteurs libéraux contemporains. Plus particulièrement, cet article montre comment J. Shklar développe une théorie de l’injustice comme point de départ d’une théorie libérale « compatissante ». Il s’agit d’un libéralisme attentif qui doit faire preuve de vigilance face au sentiment d’injustice ressenti par les victimes de la cruauté (le pire de tous les maux) et qui est également présent sur le marché. C’est la raison pour laquelle, si le libéralisme doit perdurer, il doit prendre pleinement en compte la vulnérabilité des êtres humains et de leurs besoins émotionnels dans un monde où la peur règne.

Mots-clés : Shklar, marché, peur, injustice, victimes, libéralisme.

Abstract

The current crisis of liberalism and liberal democracy has sparked a growing interest in reformulating and renewing liberal political thought in the academic world, searching among its classical or contemporary principles and authors for those who can respond to the problems and needs of the 21st century, including ones. The work of the thinker Judith Shklar is being revived and reappraised in order to offer a liberal alternative that moves away from many of the approaches of the neoliberal authors that she criticized (especially F.A. Hayek), since among other things, the Harvard professor believes injustice and victims may also exist in the market. Likewise, Shklar advocates a liberal sensitivity that listens to the voice of minorities and marginalized and excluded groups, such as migrants, refugees and exiles. This makes her extremely contemporary, although her concern for the most vulnerable has precedents in other liberals from the classical tradition including Adam Smith and Turgot, and even in other contemporary liberal authors. The paper shows how Shklar developed a theory of injustice as what should motivate liberalism to act in favor of the most disadvantaged. Shklar presents us with a vigilant liberalism, which must be alert to the feeling of injustice experienced by victims of cruelty (the greatest of all evils) and which can also be found in the market. Accordingly, if we want liberalism to survive, we must take into account the vulnerability of human beings and their emotional needs in a world in which there is a great deal of fear.

Keywords : Shklar, market, fear, injustice, victims, liberalism.

 

I. Introduction

La pensée politique de J. Shklar est de plus en plus populaire, bien qu’en raison de sa mort soudaine elle n’ait pas pu la concevoir et la développer intégralement[1]. Pourtant, l’étude de son œuvre inachevée révèle des perspectives nouvelles et originales, non seulement en termes de théorie politique en général, mais aussi à l’égard de la théorie politique libérale en particulier. Plus spécifiquement, ses contributions s’attardent sur les conditions politiques et psychologiques nécessaires à la liberté politique, bien que J. Shklar n’ait jamais cherché à construire un système de pensée total. Sceptique, elle se méfiait en effet de telles tentatives et n’a jamais voulu suivre ni la mode ni les courants intellectuels, jusqu’à refuser de constituer une théorie de la justice (Shklar, 1989b et 1984 : 226-231). Elle préférait alors se pencher sur des sujets anciens, lus sous un angle nouveau, ou sur de nouveaux sujets, actuels et peu abordés par la théorie politique, déclarant qu’elle n’avait nullement l’intention d’établir des conclusions fermes ou immuables et qu’elle était souvent tout aussi perplexe que ses lecteurs.

L’attrait renouvelé pour son œuvre s’explique probablement de deux façons : tout d’abord, selon J. Shklar, les idées et les revendications politiques naissent de besoins affectifs. Sa propre pensée fait ainsi écho à un climat chargé d’émotion, marqué notamment par l’expérience de la guerre, où règne la peur, sentiment à partir duquel s’élabore sa théorie de l’injustice. En effet, étant donné que les changements sociaux induisent systématiquement des bouleversements émotionnels, il semble tout à fait plausible que la profondeur et la rapidité des changements économiques et sociaux mondiaux de notre temps engendrent une grande anxiété, que les démocraties doivent prendre en compte pour être justes[2].

Ensuite, l’intérêt porté à l’œuvre de Shklar est peut-être aussi la conséquence du récent « tournant affectif » des sciences sociales, qui font des sentiments humains un élément fondamental de la politique, ce qui rend particulièrement nécessaire l’étude de la dimension politique des émotions[3]. Pour Shklar, le chercheur en sciences sociales doit s’efforcer de comprendre la psychologie humaine, car il est crucial de saisir ce dont doit se nourrir la démocratie libérale pour fonctionner correctement, tout en sachant que la psychologie humaine est complexe, variable et irrationnelle[4].

Comme nous tâcherons de l’expliquer dans l’article qui suit, c’est en insistant sur la centralité de la peur et en expliquant comment la cruauté et l’injustice émergent directement des relations inégales dans le domaine politique comme socio-économique, que Shklar parvient à proposer une critique interne du libéralisme. Cette critique nous oblige à prendre en compte l’injustice dans sa dimension la plus subjective, au-delà du simple domaine de l’état de droit que privilégient les néo-libéraux (Shklar, 1986 : 23-24). Comme nous le verrons, Shklar permet d’envisager la possibilité d’une injustice relationnelle qui existerait à même le marché, du simple fait des inégalités de statut qu’il engendre, et malgré ses bienfaits. Son libéralisme, plutôt qu’une théorie de la justice, vise donc à nous rendre sensibles aux injustices et nous appelle à agir en conséquence. En cela, le libéralisme de Shklar apparaît particulièrement pertinent face à la « crise » contemporaine des démocraties libérales, accusées d’ignorer les injustices causées par le marché.

II. La peur comme marque de l’injustice

Pour Shklar, la peur est la marque privilégiée de l’injustice. Toutefois, à quel type de peur Shklar s’intéresse-t-elle ? La peur est une émotion humaine naturelle, par conséquent universelle ainsi que nécessaire à la vie et qui, évidemment, ne peut ni ne doit être totalement éliminée. Shklar s’intéresse donc plus spécifiquement à la peur qu’engendre chez les individus le pouvoir politique, c’est-à-dire la peur de l’État qui a la plus grande propension à nous faire du mal, à nous traiter avec cruauté, à nous faire souffrir. C’est précisément la cruauté qui est aux yeux de Shklar le plus grand mal et le pire des vices humains comme elle l’a appris de Montaigne (Shklar, 1984 : 43), qu’elle admirait particulièrement. En effet, en suivant Montaigne, Shklar considère que la lutte contre la cruauté doit être une priorité de la pensée libérale (Shklar, 1989). On trouve ici une similitude avec la pensée de Margalit (1996), pour qui la cruauté est la négation même de la morale. Néanmoins, pour Shklar, la cruauté est plus précisément anti-libérale car, y compris dans ses manifestations non-physiques, elle conduit à l’indifférence voire à l’humiliation, et se fonde donc sur une non-reconnaissance de la dignité humaine. C’est pourquoi l’objectif fondamental de la politique est de faire reposer toute la théorie libérale sur le rejet de la cruauté, afin de mieux défendre la liberté. Il y a ainsi un soupçon de « fibre kantienne » chez Shklar, sans que l’on puisse confirmer cette intuition autrement que par le récit d’un de ses amis, Patrick Riley. Shklar aurait ainsi répondu, à son accusation d’être kantienne, « what else can one be ? » (« peut-on être autre chose ? ») (Riley, 1992 : 99). Ashenden et Hess (2019 : 192) notent eux aussi le « surprising Kantian potential » (« le surprenant potentiel kantien ») de son libéralisme.

Il est donc raisonnable d’interpréter le souci de Shklar pour la « dignité » dans un sens kantien plutôt que paternaliste. C’est avant tout le devoir de traiter les autres en tant que fin en eux-mêmes qui est essentiel à ses yeux. Selon la définition de Shklar, la cruauté est ainsi « le fait, par quelqu’un qui se trouve en position de force, d’infliger délibérément un mal, physique mais aussi émotionnel, à une personne ou un groupe plus faible, et ce à des fins tangibles ou non ». Néanmoins, ajoute Shklar, la « cruauté politique n’est pas le résultat d’une inclination individuelle et occasionnelle », car c’est le « différentiel de pouvoir politique » qui l’engendre (Shklar, 1984 : 29. Notre traduction). La cruauté est donc un outil de domination et de répression car la peur qu’elle induit sape la sécurité, la confiance en soi-même et dans les autres. Elle est ainsi incompatible avec la liberté et est la pire condition morale possible. Qui plus est, vivre dans la peur induite par les puissants empêche non seulement d’être libre, mais réveille également d’autres sentiments négatifs et délétères comme la colère, la rancœur ou la frustration, qui peuvent mettre à mal notre projet de vie et nous empêcher d’être heureux. Le libéralisme doit donc pour Shklar s’armer contre cette peur, car il en va de sa prise en compte effective de l’injustice.

Or, Shklar estime que ni la philosophie, ni la théorie politique ne se sont penchées sur ces questions, c’est-à-dire ni sur l’injustice en soi, ni sur « le sentiment d’injustice » qui précède toute réflexion théorique et qui semble provenir d’une forme universelle de sens commun. L’une des thèses principales de Faces of Injustices, notamment de son chapitre 3, est en effet que le sens de l’injustice est naturel, comme le pensait selon elle Rousseau, dans la mesure où même les jeunes enfants peuvent en faire l’expérience. La traduction française de Liberalism of Fear permet de mieux le comprendre :

De la peur on peut dire sans réserve particulière qu´elle est universelle et, de même, physiologique. La peur est une réaction mentale aussi bien que physique, et elle est commune aussi bien aux animaux qu´aux êtres humaines. Être vivant, c´est connaître l´effroi (…). La peur de la cruauté systématique est universelle. (Mueller, 2020 : 215-216).

Ainsi, lorsque nous vivons l’injustice, nous savons parfaitement ce qu’elle est, car il s’agit d’une expérience directe, immédiate et émotionnelle que nous reconnaissons tous, mais dont de nombreuses théories de la justice, qualifiées de « traditionnelles » par Shklar, n’ont pas tenu compte.

Cette idée « traditionnelle » de la justice, essentiellement procédurale et rétributive, mettrait l’accent sur celui qui commet la faute plutôt que sur sa victime, en priorisant l’application formelle d’une règle impersonnelle et abstraite pour guider les comportements individuels (Shklar, 1986). L’impersonnalité de cette forme de justice trouve un écho profond dans la primauté accordée à l’État de droit compris comme un idéal procédural. La « moralité du droit », telle qu’on la trouve par exemple explicitée dans les critères exposés par Lon Fuller (publicité, clarté, non-rétroactivité, etc.), apparaît alors comme fondamentalement impersonnelle et donc froide (Fuller, 1964). Cette justice ne se préoccupe en effet pas de ceux qui subissent l’injustice, mais plutôt de maintenir la stabilité et l’ordre social[5]. Shklar, à rebours de cette perspective qui dans son esprit s’apparente à celle d’un Hayek, cherche à se rapprocher de la réalité des êtres humains, dans leur individualité et leurs sentiments particuliers, pour analyser une source spécifique de la peur et de l’injustice.

En effet, pour Shklar, les inégalités de pouvoir social et économique affectent l’idée même d’injustice, qui ne saurait être vécue de la même façon selon qu’on se situe en haut ou en bas de l’échelle sociale. À vrai dire, Shklar ne s’efforce même pas de définir ce qu’est la justice. Dans The Faces of Injustice (1969), elle procède à rebours des théoriciens de la justice comme Rawls, pour partir immédiatement du sentiment d’injustice dont tout être humain peut faire l’expérience. Shklar n’en vient néanmoins pas à faire dépendre la justice du sentiment propre à chaque individu, ce qui ferait d’elle une relativiste. Au contraire, le sentiment d’injustice n’est pas relatif parce qu’il est ancré dans la nature humaine. Aussi, bien que le sentiment d’injustice soit subjectif, il prend racine dans un statut social qui rend les individus vulnérables à la cruauté des autres et nie par-là la dignité propre à chaque être humain, fondement du libéralisme pour Shklar.

Les inégalités sont aussi une source directe de cruauté car elles divisent, nous isolent les uns des autres et polarisent nos sociétés, ce qui rend courants des traitements cruels comme le mépris, l’humiliation et l’indifférence. En effet, nous ne sommes pas (ou peu) cruels avec ceux qui vivent et qui sont comme nous, car nous éprouvons plus aisément de l’empathie pour eux. Ainsi, les inégalités importent dans la mesure où elles « encouragent et créent des opportunités de faire preuve de cruauté » (Shklar, 1984 : 28).

C’est pour cette raison que, pour Shklar, on peut subir la peur et l’injustice au sein du marché, du fait des inégalités de statut qui lui sont consubstantielles. C’est pourquoi le libéralisme de Shklar a été qualifié de libéralisme social-démocrate ou de « libéralisme compatissant », lequel doit beaucoup à un autre de ses auteurs préférés, Rousseau, qui était selon elle « l’historien du cœur humain » (Shklar, 2009 : vii. Notre traduction), et auquel elle a consacré le livre Men and Citizens. A Study of Rousseau’s Social Theory. Cette admiration pour Rousseau ne l’a toutefois pas conduite à remettre en question ni la propriété privée ni l’économie de marché et elle n’a jamais été favorable à une quelconque forme de paternalisme, comme le montre ses critiques sur Bentham. Ce dernier, selon elle, bien qu’étant préoccupé par la cruauté politique et juridique, restait paternaliste car confiant dans la bienveillance de la classe dirigeante et ignorant l’effet des réformes qu’il proposait sur les individus mêmes qu’elles étaient censées aider (Shklar, 1984 : 35-36).

Or, dans la lutte contre ces injustices, la loi et les institutions – aussi importantes soient-elles – sont insuffisantes ; un autre facteur jouant un rôle très important réside dans la nature, la conduite et le comportement des citoyens. Shklar affirme en effet que, même si nous sommes en mesure de ressentir la douleur d’autrui, la grande majorité d’entre nous est indifférente aux malheurs des autres et préfère ne rien faire :

Il y a peut-être un paradoxe révoltant dans le fait que le succès même du libéralisme dans certains pays ait atrophié l’empathie politique de leurs citoyens. Il semblerait que ce soit le coût principal d’une liberté prise pour acquise, mais il ne s’agit peut-être pas du seul (Shklar, 1989 : 36. Notre traduction).

Il y a en effet là quelque chose de particulièrement grave, car le citoyen indifférent qui assiste passivement à l’humiliation et au mépris des victimes (une autre forme de cruauté morale) commet une faute civique, notamment parce qu’il risque d’être tout aussi indifférent à la disparition de ses propres libertés, conduisant à la mort de la démocratie. Cette conduite est une faute civique car sans une citoyenneté engagée, la démocratie ne saurait survivre. Or, la démocratie est une condition essentielle de réalisation des idéaux libéraux, comme nous le verrons dans ce qui suit.

III. L’injustice existe-t-elle dans le contexte du marché ? La vision néolibérale

Avant d’en venir à cela, il nous reste à comprendre comment la perspective de Shklar peut s’appliquer au marché. D’après les différentes écoles néolibérales, l’économie de marché est fondamentalement dynamique. Elle est en mutation constante et s’adapte aux nouvelles circonstances, l’insécurité étant par conséquent intrinsèque au capitalisme. Comme ont pu l’expliquer Marx ou Schumpeter, le progrès économique dans la société capitaliste est synonyme de turbulences. Le néolibéralisme accepte ce postulat selon lequel le marché comporte un risque inhérent et que les individus y sont en situation d’insécurité, si l’on en croit la théorie économique « autrichienne » (Boettke, 2010). Ce risque inhérent est néanmoins un mal nécessaire pour les défenseurs du néolibéralisme, puisqu’il permet le progrès et qu’une trop grande soif de sécurité peut aller à l’encontre de la liberté et de la responsabilité individuelles. C’est pourquoi des auteurs comme F. A. Hayek, contre lequel Shklar a écrit à plusieurs reprises, reconnaissent et acceptent qu’il y aura toujours des perdants sur le marché[6]. Certaines attentes seront toujours déçues, de sorte qu’il est compréhensible que les individus vivent le traitement du marché à leur égard comme cruel et injuste, puisqu’il ne récompense pas le plus méritant en termes moraux, en contradiction avec ce que Hayek désigne comme instinct atavique ou émotions les plus naturelles (Hayek, 1988 : 70).

Shklar écrit précisément que nous ressentons un sentiment d’injustice lorsque nos attentes ne sont pas satisfaites, mais de quelles attentes parlons-nous ? Ceux dont les attentes sont déçues sur le marché ont-ils droit à une réclamation ? Faut-il indemniser tous ceux qui, dans une économie de marché libre et compétitive, se sentent injustement traités ? Ce ne sont pas seulement les travailleurs les plus humbles (auxquels semble surtout penser Shklar) qui ressentent le plus cette forme d’injustice. Un entrepreneur qui a été évincé du marché par ses concurrents peut aussi y voir une injustice (il a certainement consacré beaucoup d’efforts, d’argent et de travail à son entreprise), tandis que les consommateurs qui ont choisi ses concurrents sont plus satisfaits du service qu’ils reçoivent désormais[7]. On voit aisément que, depuis une perspective néolibérale qui privilégie le bien-être agrégé, il n’est ici ni possible ni souhaitable de satisfaire tout le monde.

En outre, la principale difficulté est de savoir déterminer si quelqu’un a réellement été traité de manière injuste par le marché, car il s’agit d’un sentiment subjectif, tout comme le sentiment d’être victime de quelque chose[8]. Si nous sommes tous soumis aux mêmes règles générales et abstraites et qu’aucune fraude, violence ou tromperie n’a été commise, à qui devrions-nous demander des comptes ? Pour Hayek par exemple, les individus sont justes ou injustes selon qu’ils respectent les lois ou non. Dans ce contexte, l’État devient l’arbitre d’une sorte de jeu dont le résultat n’est pas fixé à l’avance et dans lequel son rôle n’est pas d’intervenir :

Il est probablement vrai que les hommes seraient plus heureux de leur situation économique s’ils estimaient que les écarts de position des individus les uns avec les autres étaient justes. Pourtant, toute l’idée qui sous-tend la justice distributive – selon laquelle chaque individu est en droit de recevoir ce qu’il mérite d’un point de vue moral – n’a aucun sens dans l’ordre élargi de la coopération humaine (…) Le mérite moral ne peut être déterminé objectivement (Hayek, 1988 : 118. Notre traduction).

En fin de compte, Hayek et Shklar ont des conceptions fondamentalement différentes de la justice. Pour le néolibéral, la justice est avant tout procédurale, rétributive et se contente d’éviter la violence pour garantir la paix et la propriété (Shklar, 1986 : 23-24). Cette justice est un terrain fertile pour l’économie de marché qui a besoin de règles générales et abstraites qui s’appliquent à tous de la même manière. Ces règles protègent les attentes légitimes car elles permettent à chacun de savoir à quoi s’en tenir et, dans ce sens, elles symbolisent la sécurité (principalement juridique). C’est pourquoi, d’un point de vue néolibéral, ce qui se passe sur le marché s’apparente bien plus à une simple mésaventure qu’à une injustice. L’économie est une sphère autonome régie par sa propre logique, et l’on ne peut pas demander des comptes à un marché qui n’a ni conscience ni volonté et ne décide pas de celui qui va en être favorisé ou non. Le marché est un ordre spontané, un processus qui résulte de milliers d’interactions entre des êtres humains qui recherchent légitimement leur propre intérêt. Il n’est ni dirigé ni contrôlé par personne. Il n’a ni but ni objectif et le sort de chacun n’y est nullement prédéterminé. Il n’est pas responsable de la bonne ou de la mauvaise fortune des personnes qui y évoluent. Il n’est donc ni juste ni injuste.

Cependant, les néolibéraux ne nient pas l’existence d’inégalités au sein du marché. Ils estiment seulement que les inégalités sont inévitables en raison, entre autres, de la mutation et de l’adaptation perpétuelles du capitalisme, et jugent qu’il n’est pas mauvais qu’il en soit ainsi. Les inégalités encouragent les individus à améliorer leur condition et, dans tous les cas de figure, le progrès économique associé à l’économie de marché engendre à la fois une croissance économique et plus de bien-être en créant des sociétés de classes moyennes plus égalitaires que n’importe quel autre système. Si le pouvoir économique peut effectivement se retrouver concentré dans les mains de certains individus, la liberté, le libre-marché, la concurrence, garanties par l’État au moyen de régulations, empêchent cette inégalité d’être définitive.

Par conséquent, il ne faut pas parler de victimes du marché, qui ne peut être tenu pour responsable de la malchance ou du malheur de personne. Inversement, les individus sont bien plutôt des victimes directes de l’État et de ses politiques économiques inadéquates qui nient leur liberté de travailler, d’acheter ou de vendre, d’importer ou d’exporter, de monter leur propre entreprise, etc., en portant ainsi atteinte à leurs droits et en les empêchant d’échapper à la pauvreté ou d’améliorer leur condition. Or, pour Shklar, l’origine ou la cause du sentiment de la justice n’est pas le facteur le plus pertinent, car chacun mérite d’être entendu, et la perception de l’injustice ne saurait être ignorée. Même si cette souffrance est le produit indirect d’actions individuelles, ni l’État ni la société ne peuvent rester à l’écart.

IV. Peur et injustice sur le marché. La vision de Shklar

Pour Shklar, la cruauté est le plus grand mal, que l’on doit éviter à tout prix. C’est un mal délibéré et infligé par les puissants, généralement par l’État lui-même, contre lequel elle trouve d’ailleurs tout à fait normal de vouloir se protéger. Shklar suit ainsi la tradition libérale pour laquelle la propriété privée et la liberté économique sont des garanties contre les abus de pouvoir :

Il faut se rappeler que la raison pour laquelle nous parlons de propriété « privée » est que le droit et les politiques publiques doivent laisser la gestion des biens à la discrétion des propriétaires individuels, précisément parce que c’est un moyen excellent et indispensable de limiter la portée du bras du gouverner et de diviser le pouvoir social, ainsi que de garantir l’indépendance des individus. Rien ne confère de plus grandes ressources sociales à une personne qu’un titre de propriété garanti par le droit (Shklar, 1989a : 31. Notre traduction).

Néanmoins, contrairement à la plupart des penseurs libéraux et néolibéraux, Shklar pense que le marché peut aussi être le lieu d’actes cruels, essentiellement parce que le pouvoir y est distribué asymétriquement et que celui qui détient le pouvoir a l’habitude d’en abuser. La propriété privée, bien qu’essentielle, peut aussi conduire à cette forme de cruauté qui émerge de la simple asymétrie des statuts. Cette situation entraîne des inégalités qui ont des effets sur la vie politique, sur la liberté des citoyens et sur la justice. Sur la liberté tout d’abord, parce qu’il s’agit du pouvoir que détiennent certains individus sur d’autres et que, pour Shklar, la liberté consiste à pouvoir aller vers des choix ou des alternatives qui permettent aux individus de prendre des décisions, sans crainte, concernant leur propre vie. Il y a a minima, chez Shklar, une défense de l’autonomie des individus plus que de leur simple liberté comme absence de contraintes, comme l’atteste sa critique de la dichotomie de Berlin entre liberté positive et négative (Shklar, 1998).

En d’autres termes, les inégalités socio-économiques peuvent remettre en cause cette aptitude des individus à l’autonomie. Au sujet de la justice également, car le fait d’être traité justement ou non dépend de la position de chacun sur l’échelle sociale, selon que l’on puisse être victime d’un acte de cruauté par abus de pouvoir social. Pour être juste, une société doit donc donner la parole à ceux qui se retrouvent dans cette position pour qu’ils puissent exprimer leur sentiment d’être victimes d’une injustice. La prise en compte de l’injustice exige donc une écoute que le simple légalisme et son formalisme ne permettent pas :

Nous avons l’impression constante que même ceux qui acceptent l’ethos légaliste commettent des injustices. Même les plus impartiaux et ceux qui ont le plus grand esprit de justice, paraîtront injustes tôt ou tard, particulièrement s’ils sont en position d’imposer des décisions politiques ou juridiques. (Shklar, 1986 : 117).

Ensuite, les écarts de pouvoir favorisent la cruauté car ils éloignent les individus les uns des autres, socialement et émotionnellement. Nous n’agissons pas avec cruauté envers nos semblables. Les inégalités alors ont des effets psychologiques dévastateurs sur la liberté des individus et rabaissent ceux qui sont en position de faiblesse. En effet, Shklar pointe le mépris de classe comme l’un des pires vices sociaux et moraux qui s’étendent le plus dans les sociétés de marché où il peut arriver qu’un individu en vienne à renier et à avoir honte de ses origines. Le riche, le puissant et le « snob » transforment les inégalités sociales, qui sont de fait, en actes de cruauté, dont ils sont responsables (Shklar,1984 : 135).

Troisièmement, la peur est également présente sur le marché : peur de voir nos attentes déçues, de ne pas pouvoir réaliser nos objectifs et de mener à terme notre projet de vie, de perdre son travail avec tout ce que cela implique, etc. Shklar explique ainsi dans son essai American Citizenship. The Quest for Inclusion (1989) ce que signifie pour les Américains de pouvoir gagner leur vie. Il ne s’agit pas seulement de pouvoir travailler mais d’être indépendant et de voir sa dignité et sa valeur, en tant que personne et en tant que citoyen, reconnues. Travail et citoyenneté vont de pair et le fait d’être citoyen est une source de respect. C’est pour cette raison que les afro-américains, les Indiens et les femmes souffraient d’être privés de cette opportunité. Dans un contexte d’économie de marché, ne pas avoir de travail prive en effet du respect des autres et de soi-même. C’est pourquoi, toujours dans American Citizenship, Shklar prône le droit de gagner sa vie (« a right to earn ») qui devrait être encouragé par les politiques publiques et notamment locales. Elle appelle également à la création d’un salaire minimum pour éviter la dépendance vis-à-vis de l’État qui, surtout dans la société américaine, est stigmatisée par un sentiment d’humiliation et de mépris.

C’est en cela que l’injustice règne sur le marché, que nous préférons habituellement qualifier de malheurs ou de catastrophes inévitables. Or, bien que Shklar reconnaisse qu’il n’y a pas de distinction nette entre les deux, que ce qui est perçu comme une mésaventure ou plutôt une injustice change au fil du temps et qu’il y a bien sûr des malheurs inévitables, certaines injustices sont le résultat de l’activité ou de la passivité d’autrui. En effet, tout comme il y a des catastrophes naturelles qui peuvent être évitées ou dont les effets peuvent être atténués grâce à certaines décisions politiques, certains des « malheurs » causés par le marché peuvent être atténués, voire évités.

Comme Shklar l’explique dans The faces of Injustice (1969), pour faire la distinction entre mésaventure et injustice et comprendre ce qu’exige la justice concrète, il faut écouter la parole des victimes. Il est en effet nécessaire de connaître leur perception subjective, car elles ont une connaissance unique et spécifique de l’injustice subie. Leur souffrance n’est pas seulement un événement psychologique, c’est un phénomène social qui doit être conservé dans la mémoire des citoyens pour éviter qu’elle ne se reproduise. Or, nos idéologies comme nos croyances conditionnent notre sens de la justice et font que, bien souvent, les victimes sont tenues pour responsables de ce qui leur arrive.

Cela répond à la nécessité qu’ont les êtres humains de donner un sens à l’injustice, afin d’éviter de vivre dans un monde dénué de sens et hasardeux. Il est plus facile de croire qu’il y a des choses inévitables contre lesquelles nous n’avons aucun pouvoir, et la résignation nous protège d’un point de vue émotionnel. En d’autres termes, faire abstraction de l’injustice comme s’il s’agissait d’une mésaventure ou d’une catastrophe inévitable naît aussi d’un choix psychologique, politique et civique. C’est pourquoi changer cette perception a des implications politiques, car si l’on cesse de définir quelque chose comme une mésaventure pour la placer au niveau de l’injustice, on décidera alors d’agir, de prévenir et de pallier le problème. Ainsi, ce qui distingue l’injustice de la mésaventure, c’est notre capacité et notre détermination à agir ou non au nom des victimes.

V. La sensibilité libérale face à l’injustice

L’attention portée par Shklar à la peur et à la cruauté réactive une longue tradition libérale, dont elle se réclame et qui prend appui sur un souci moral d’éviter l’injustice, plutôt que sur une théorie abstraite de la justice. Le libéralisme que Shklar envisage ne peut en effet fonctionner sans croyances morales profondément enracinées. Au contraire, il s’agit d’un système de principes, puisque le libéralisme a « inventé l’idiome moral de la politique moderne, celui des droits de l’homme et de la lutte pour la justice et la dignité » (Audard, 2009 : 25). De la même façon que Shklar appelle les individus à l’action contre l’indifférence à la peur et à la souffrance, Locke, Hume ou encore Smith pointaient l’existence chez l’homme de sentiments moraux, comme l’empathie ou la bienveillance, qui font que les êtres humains ressentent de la compassion et aident leurs semblables.

La défense de la liberté économique, la volonté de supprimer les corporations ainsi que la lutte contre l’ingérence des puissances trouvent d’abord leur origine dans la volonté de permettre aux hommes de sortir de la misère. Il y a par exemple chez un Turgot, autre grand économiste libéral du XVIIIe siècle, une profonde sensibilité morale qui se manifeste dans sa préoccupation envers les agriculteurs, avec lesquels il vécut treize ans en tant qu’intendant, dans le Limousin. C’est depuis ce contexte qu’il dénonce la misère et la pauvreté dans les campagnes ainsi que les abus de pouvoir des privilégiés. C’est pourquoi, selon ses propres termes : « le soulagement des hommes qui souffrent est le devoir de tous et l’affaire de tous » (Poirier, 1999 : 183).

Pour Turgot comme d’autres libéraux de son époque, le marché est un lieu de sociabilité et de coopération, et non de cruauté. Le libre-échange, en plus des avantages économiques, des vertus morales individuelles et sociales, permettait selon eux d’améliorer les relations entre les peuples en favorisant l’émergence – comme l’écrit Montesquieu au livre XX de L’esprit des lois – de coutumes douces et sereines (et donc non cruelles), en faveur de la paix, de la bonne gouvernance et de la sécurité.

Si, pour les libéraux classiques, c’est plutôt le pouvoir politique qui est vu avec méfiance, c’est parce qu’aux XVIIe et XVIIIe siècles, les États sont absolus et les sociétés sont des sociétés d’ordre et de privilèges. C’est avant tout la nature arbitraire du pouvoir politique de l’Ancien Régime et sa manière de créer de l’insécurité qui fait l’objet de leur critique. Cette insécurité se retrouve dans les guerres de religion, en réponse desquelles les libéraux vont prôner la liberté de conscience, le pluralisme, la tolérance et, par là même, le rejet de la cruauté.

Cela n’implique ni que l’État n’ait pas de rôle à jouer, ni que le libéralisme soit strictement utilitariste ou économiciste. Même les néolibéraux donnent à l’État le rôle d’arbitre et de garant de la loi et de la justice, ne serait-ce que par sa capacité à créer ou à maintenir les conditions de fonctionnement du marché libre. Cela explique le souci d’un Hayek pour le sort des victimes collatérales du marché, d’où son soutien à un système de sécurité et à un revenu minimum universel(Hayek, 1960 : 285). Shklar, nous l’avons vu, se distingue de cette prise en charge des victimes « collatérales » pour s’intéresser directement aux faibles, aux pauvres et aux minorités, proposant ainsi un « libéralisme compatissant », héritier d’une tradition obsédée par la réforme morale (Magnette, 2006 et Rosenblatt, 2018).

Shklar se saisit de la tradition libérale décrite ci-dessus pour y apporter sa propre contribution, puisqu’elle voit dans l’injustice un produit non seulement de la cruauté et des abus de pouvoir, comme ses prédécesseurs, mais aussi des inégalités socio-économiques elles-mêmes, que le marché produit. Elle ne peut donc qu’en appeler à une forme de sensibilité qui est particulièrement en phase avec le monde contemporain, puisqu’elle fait du souci de l’injustice vécue la première préoccupation du libéralisme. En effet, les mutations économiques et sociales, parce qu’elles induisent stress, anxiété et peur, exigent d’être à l’écoute de ceux qui se sentent traités injustement parce qu’ils sont les victimes de ces changements.

Le sentiment, partagé par nombre de travailleurs, d’être lésés par le marché dans un contexte de mondialisation produit en effet un sentiment concret et personnel d’injustice. Le fait de ne pas tenir compte des plaintes pour injustice constitue alors un danger permanent pour la société. L’expérience démontre en effet, selon Shklar, que la liberté est un bien précieux mais fragile, qu’il ne faut jamais considérer comme un acquis. De fait, la civilisation est une strate très fine, et derrière celle-ci se trouvent la cruauté et la violence qui ne pourront jamais être totalement éradiquées. C’est pourquoi le libéralisme a été aussi « rare » en « théorie qu’en pratique » (Shklar, 1989a : 22).

Les échecs contemporains du libéralisme sont d’autant plus retentissants que des idées politiques anti-libérales et populistes prennent de l’ampleur à notre époque, nourries par des besoins psychologiques communs que la démocratie libérale n’a pas su détecter, car ceux qui se sentent victimes d’injustice n’ont été ni entendus ni pris en compte. En ce sens, comme l’écrit G. Gatta, le libéralisme de Shklar peut être un bon contre-pouvoir face au populisme. C’est pourquoi Shklar voit dans l’État de droit démocratique la modalité de gouvernement la moins cruelle de l’histoire, en ce qu’elle permet de minimiser la peur en politique, et d’assurer la protection des droits de l’homme et la séparation des pouvoirs contre les abus qui produisent la cruauté et la peur par l’injustice qu’ils instaurent. De là découle la formule de Shklar, selon laquelle il faut « sauver la démocratie pour le libéralisme », les deux étant inséparables, mais non synonymes, ce qui fait que le libéralisme est dans une « union monogame, fidèle et permanente avec la démocratie », mais que leur mariage demeure un « mariage de convenance » (Shklar, 1989a : 37). Par conséquent, des institutions libérales, soutenues par un cadre démocratique, doivent intégrer la manière dont les citoyens perçoivent l’injustice et traiter leur souffrance non comme un phénomène psychologique, mais bien comme un événement politique, et chercher à la minimiser. Le marché, en tant qu’institution libérale par excellence, n’échappe pas à cet impératif.

En fin de compte, Shklar estime que nous devons être attentifs aux situations, y compris économiques, qui ouvrent la voie au mal et à la cruauté et que son libéralisme, en écho avec les libéraux du passé, est mieux armé pour protéger les plus vulnérables. Néanmoins, même si l’État se doit d’agir, la solution ne viendra pas seulement du pouvoir politique mais bien plus encore du caractère et du comportement des citoyens qui devront apporter des solutions. Une société civile forte est en effet nécessaire. C’est pourquoi Shklar dénonçait la passivité d’un grand nombre de citoyens face à l’injustice et à la souffrance comme un vice civique et une erreur politique.

VI. Conclusion

Comme avons pu le comprendre, le libéralisme de Shklar n’est pas construit sur les bases d’une théorie préalable de la justice. De même, Shklar n’était que très modérément intéressée par les questions économiques. Ainsi, même si l’on pourrait trouver dans son œuvre des échos du libéralisme égalitarien dans sa pensée, son libéralisme a pour point de départ la souffrance et la peur causées par la cruauté. La cruauté, elle, est engendrée par les inégalités socio-économiques sous toutes leurs formes, y compris sur le marché, où le sentiment d’injustice vécue des individus est réduit par les néolibéraux à une simple mésaventure.

Shklar ne propose donc pas de théorie de la justice libérale, mais attire notre attention sur le signal que constitue cette injustice vécue, qui nous indique où découvrir la cruauté, produit de l’injustice, et nous incite à nous préoccuper du sort des victimes. Ce que Shklar met donc de côté, c’est la recherche du juste au sens d’une définition consensuelle de ce qu’est le bien. Son libéralisme est fidèle à une forme de neutralité sur ce que doit être la vie bonne, impossible à obtenir et encore moins à réaliser collectivement à moins d’avoir recours à la violence.

Néanmoins, si Shklar se méfie profondément des utopies, son réalisme, sa sensibilité et la perspective à partir de laquelle elle élabore sa pensée politique sont particulièrement appropriés pour donner un nouveau souffle, comme elle le montre dans After Utopia (1969), à des démocraties libérales dont les citoyens se sentent éloignés, du fait du déclin de l’optimisme politique et de la pensée utopique. Shklar nous invite au contraire à réagir à l’injustice, dans un monde où les migrants et les réfugiés viennent frapper quotidiennement à nos frontières, et à trouver des solutions réalistes pour apaiser leurs souffrances.

À cet égard, son libéralisme est exigeant à l’égard des individus puisque, « loin d’être une mêlée ouverte sans foi ni loi, le libéralisme est en réalité extrêmement difficile et rempli de contraintes, et il l’est même bien trop pour ceux qui ne supportent pas la contradiction, la complexité, la diversité, et les risques liés à la liberté » (Shklar, 1984 : 5).

 

Références bibliographiques  

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[1] À titre d’exemple de l’intérêt pour sa pensée politique, voir Ashenden et Hess (2019), Gatta (2018) et Hess (2014).

[2] Il convient de souligner que le fait que l’auteure ait choisi une émotion telle que la peur comme fondement de son libéralisme est en partie le fruit d’une expérience tragique. En effet, Judith Shklar appartenait à une famille aisée de culture allemande et d’origine juive installée à Riga, en Lettonie. En 1939, face à l’antisémitisme ambiant et à la menace des totalitarismes nazi et soviétique, la famille décide de quitter le pays. C’est sans doute pour toutes ces raisons qu’elle s’est toujours intéressée aux questions liées à l’émigration, à l’exil et aux réfugiés (questions qui, en outre, étaient peu traitées par la théorie politique et auxquelles elle se consacrait précisément lorsque la mort l’a frappée).

[3] Voir, par exemple, Nussbaum (2015), Krause (2008), Walzer (2004) et Marcus (2002).

[4] C’est la raison de l’intérêt de Shklar pour la littérature, qui donnerait selon elle accès à l’irrationalité et à la complexité des caractères humains, et permettrait ainsi de reconsidérer les fondements de la théorie politique. Voir l’introduction et le dernier chapitre de Shklar (1984).

[5] Pour la critique de Shklar à l’encontre de l’idée « traditionnelle » de justice, voir son livre Legalism. Law, Morals and Political Trials, Harvard University Press, 1986.

[6] Les critiques faites par Shklar à Hayek se trouvent dans Shklar (1969) et Shklar (1990). Voir aussi F. Boyli. et N. Boisvert (2014 : 3-29).

[7] Shklar évoque plus particulièrement les attentes institutionnelles établies ou officielles. Par exemple, lorsque l’État aurait dû me protéger et n’a rien fait. Pourtant, dans le troisième chapitre de The faces of Injustice (1969), elle reconnaît qu’un changement dans la législation qui mettrait fin à certains privilèges peut également aller à l’encontre des attentes de nombreuses personnes, sans que cela pose problème.

[8] Shklar reconnaît dans The faces of Injustice (1969) que la notion de victime est très complexe et que ce n’est pas parce que l’on est victime de quelque chose que l’on a nécessairement raison. Par ailleurs, s’ériger de la sorte peut être assorti d’un désir de vengeance, de rejeter la faute sur autrui ou de chercher un bouc émissaire.

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