2022Libéralisme(s)Société/Politiqueune

La solidarité libérale : Une conversation entre Paolo Silvestri et Geoffrey M. Hodgson

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Original publié dans Journal of Economic Issues, Volume LV, No. 3 en 2021 et reproduit avec son autorisation par Implications Philosophiques. Traduit de l’anglais par Stanislas Richard.

Résumé : Cette conversation entre Geoffrey M. Hodgson et Paolo Silvestri aborde les principaux thèmes de l’ouvrage de Hodgson paru en 2021 : Liberal Solidarity : The Political Economy of Social Democratic Liberalism. Dans ce livre, Hodgson combine différentes idées issues de l’économie institutionnelle et évolutionniste. Il y explique les différences entre le libéralisme solidaire et les idées de Milton Friedman, Friedrich Hayek, Ludwig Mises, Ayn Rand et d’autres. Ilmontre que le postulat dominant de la maximisation de l’utilité peut avoir des conséquences politiques délétères. Avec une telle perspective conséquentialisme, le devoir et la vertu sont minimisés. Une vision développementale de la liberté est opposée à celle de Hayek-Friedman qui la considère comme absence de contrainte. L’inégalité économique est aussi identifiée comme un problème majeur. Les rôles des marchés et de l’État sont également abordés, ainsi que les possibilités de démocratie et le problème urgent du changement climatique.

Mots-clés : libéralisme, solidarité, libertarisme, liberté, marchés, démocratie

Abstract: This conversation between Geoffrey M. Hodgson and Paolo Silvestri touches on the main themes of Hodgson’s 2021 book Liberal Solidarity: The Political Economy of Social Democratic Liberalism. In the book, Hodgson uses insights from institutional and evolutionary economics. Here he explains the differences between solidaristic liberalism and the ideas of Milton Friedman, Friedrich Hayek, Ludwig Mises, Ayn Rand, and others. He argues that the mainstream assumption of utility maximization can have deleterious policy consequences. With consequentialism, duty and virtue are downplayed. A developmental view of liberty is contrasted with the Hayek-Friedman definition of liberty as simply the absence of constraint. Economic inequality is identified as a major problem. The roles of markets and the state are also discussed, as well as the possibilities for democracy and the pressing problem of climate change.

Keywords: liberalism, solidarity, libertarianism, liberty, markets, democracy


Paolo Silvestri : Professeur Hodgson, merci, tout d’abord, de m’avoir accordé cet entretien à propos de votre prochain livre Liberal Solidarity. The Political Economy of Social Democratic Liberalism (2021), et de m’avoir fait l’honneur et le plaisir de me le présenter en avant-première. Je crois qu’il s’agit d’un livre nécessaire, surtout en ce qui concerne votretentative de réévaluer la valeur et la signification de la solidarité dans les sociétés contemporaines, que ce soit dans le débat académique comme dans le débat public.

Geoffrey Hodgson : Merci, Paolo. Liberal Solidarity utilise des idées issues des domaines de la politique, de l’économie et d’autres sur la nature de la motivation humaine et la signification du bien-être. Je m’oppose au modèle orthodoxe, qui perçoit les individus comme motivés par la maximalisation de leur utilité, ainsi qu’à l’idée que le bien-être global ou individuel peut être évalué en de tels termes. J’utilise des arguments évolutionnistes partiellement inspirés de Thorstein Veblen. Je m’inspire également de John Maynard Keynes, Amartya Sen et d’autres économistes. Je m’oppose au libéralisme déformé de Milton Friedman, Friedrich Hayek, Ludwig von Mises, Ayn Rand et d’autres. Je critique leur description du « libéralisme classique », leur définition négative de la liberté conçue comme absence de coercition, leurnégligence des sentiments moraux, leur concentration sur l’intérêt personnel, leur conséquentialisme éthique et le mépris du devoir et de la vertu qu’il implique, leur incapacité à évaluer de manière adéquate les limites des marchés, ainsi que leur opposition aux syndicats, leur indifférence à l’égard du pouvoir excessif des grandes corporations, leurnégligence de l’importance de la démocratie représentative, et bien d’autres choses encore.

Paolo Silvestri : Je voudrais structurer cet entretien en situant ce livre à la fois dans l’horizon de votre parcours personnel et intellectuel, en faisant également référence à vos principales contributions scientifiques, et dans l’horizon plus large de l’histoire des idées, que vous abordez vous-même et que vous essayez de renouveler. Enfin, je voudrais meconcentrer sur quelques concepts-clés du livre.

Commençons par une note personnelle. Dans la préface du livre, vous mentionnez un tournant dans vos inclinaisons et intérêts politiques. Dans les années 1970, vous étiez socialiste, tandis que dans les années 1980, vous êtes devenu un « social-démocrate libéral ». Pouvez-vous nous dire ce qui vous a fait changer d’avis ?

Geoffrey Hodgson : Le socialisme est défini dans les dictionnaires comme la collectivisation des moyens de production.La plupart des membres de ma famille élargie étaient socialistes. Vers 1966, alors que j’étais étudiant de premier cycle, je suis devenu marxiste. Comme tant d’autres, j’étais critique vis-à-vis des tentatives réelles de collectivisation à grandeéchelle en Union soviétique, dans la Chine de Mao et en Europe de l’Est. Mes instincts libéraux et démocratiques me rendaient très critique à l’égard de ces régimes. Comme beaucoup d’autres socialistes, j’ai traité ce problème de l’échec du socialisme en affirmant que ces régimes n’étaient pas vraiment socialistes. Refusez de les qualifier de socialistes et leproblème est résolu. Il suffit ensuite d’imaginer un futur socialisme sans ces défauts. Les réactions de ce type font partiedu système immunitaire idéologique. Elles permettent de faire face aux faits inconfortables concernant l’échec tragiquedes expériences socialistes, de la Russie au Venezuela. Au début des années 1970, après avoir développé un intérêt pour l’économie marxiste, je suis devenu sceptique vis à vis la théorie de la valeur-travail ainsi qu’à propos de la tendance à la baisse du taux de profit. De nombreux marxistes orthodoxes ont réagi comme des grands prêtres, citant des textes sacrésde Marx. Ils ont qualifié mes doutes de « néo-ricardiens » et les ont rejetés. L’application ou le retrait d’étiquettes s’estsubstitué au débat raisonné.

Je m’inquiétais du fanatisme et de l’intolérance qui existent au sein de la gauche marxiste. Je supposais que ces défauts provenaient d’une confiance excessive dans le socialisme comme solution à tous les maux, et d’un fatalisme selon lequel lesocialisme est l’aboutissement inévitable de forces historiques. Il y avait une forme d’incompréhension sur le caractère incertain de la politique au sein de systèmes socio-économiques vastes et complexes. Les problèmes de planification à grande échelle ont été gravement sous-estimés.

J’ai commencé à comprendre la nécessité du pluralisme au sein des structures économiques, avec une dévolution des pouvoirs, y compris une certaine participation des travailleurs à la prise de décision dans les entreprises, qu’elles soientconventionnelles ou coopératives. Je me suis rendu compte que toute véritable dévolution de pouvoirs nécessitait une autonomie juridique substantielle, avec des droits dévolus pour posséder des actifs et négocier des contrats. Les marchés étaient donc nécessaires. Je suis devenu un partisan de l’économie mixte. Au début des années 1980, j’ai cessé de medécrire comme un marxiste. Mais je pense toujours que la contribution théorique de Marx est très importante. Quelques années plus tard, j’ai commencé à me décrire comme un social-démocrate, prenant ainsi mes distances avec le socialisme classique et l’idée de la propriété collective.

Paolo Silvestri : Dans la préface, vous écrivez que des indicateurs de ce tournant intellectuel peuvent être trouvés danscertains de vos ouvrages tels que Economics and Institutions (1988), Economics and Evolution (1993) et Economics andUtopia (1999). Cependant, votre dernier livre est plus immédiatement lié à certains de vos ouvrages plus récents, avec une orientation plus ouvertement politique, comme Wrong Turnings (2018) et Is Socialism Feasible ? (2019). Peut-on dire, à cet égard, que dans Liberal Solidarity vous avez maintenu ensemble, je dirais de manière très cohérente, l’économiste en vous en tant qu’économiste et l’économiste en vous en tant que citoyen ?

Geoffrey Hodgson : Mon livre Economics and Institutions contient une critique de Marx et du conséquentialisme éthique. J’ai développé cet argument plus avant dans mon livre Liberal Solidarity. Une focalisation éthique exclusive surles conséquences ne tient pas compte de la nature des motivations derrière les résultats. Elle néglige la vertu et le devoir. On trouve des versions du conséquentialisme éthique dans les écrits de Friedman, Hayek et von Mises, d’une part, et dansceux de Marx et de nombreux autres socialistes, d’autre part. Ma critique s’adresse à toutes ces cibles. La relation entre économie et idéologie est complexe. Beaucoup de gens confondent à tort théorie et idéologie. De nombreux économistes hétérodoxes se définissent comme des idéologues, mais il a été démontré que l’économie dominante s’adapte à l’idéologie. Si, aujourd’hui, une grande partie de la théorie dominante favorise les politiques de marché, il n’en a pas toujours été ainsi. La théorie de la « défaillance du marché » a été développée par des économistes néoclassiques tels qu’Artur Pigou.Bon nombre des premiers théoriciens néoclassiques de l’équilibre général dans les années 1930 et 1940 étaient alorssocialistes.

Néanmoins, en sciences sociales, il est impossible de séparer complètement la théorie de l’idéologie, ou les faits desvaleurs. En outre, en tant que spécialistes des sciences sociales, à l’instar des médecins qui s’occupent de leurs patients,nous avons des responsabilités quant à la santé du système socio-économique dans lequel nous vivons. Nous avons également des responsabilités en tant que citoyens pour le bien-être de l’humanité, y compris pour les générations futureset pour notre environnement.

Mon livre de 1988 a été écrit à l’intention de chercheurs universitaires en sciences sociales (y compris des étudiants). Mes livres de 2018, 2019 et 2021 constituent une trilogie politico-économique, écrite en réaction à mon inquiétude face à la croissance des populismes de droite et de gauche et aux menaces croissantes qui pèsent sur la démocratie représentativedans le monde. J’espère qu’ils pourront toucher un public plus large.

Paolo Silvestri : Parmi les ouvrages que vous avez mentionnés dans la préface pour reconstituer votre parcours intellectuel, je me serais attendu à trouver également From Pleasure Machines to Moral Communities : An EvolutionaryEconomics without Homo Economicus (2013), étant donné certains thèmes communs entre ce livre et Liberal Solidarity,comme la critique de l’homo economicus, du benthamisme et de l’individualisme, l’accent mis sur la coopération humaine et les « communautés morales ». Plus généralement, dans quelle mesure votre réflexion très longue et approfondie sur l’économie institutionnelle- évolutionniste a-t-elle été déterminante pour Liberal Solidarity ?

Geoffrey Hodgson : L’économie institutionnelle et évolutionniste a joué un rôle majeur dans ma réflexion. Dans mesprécédents travaux sur les institutions, je me suis notamment concentré sur la relation entre l’agent et la structure. Cela a des implications pour notre compréhension de la liberté individuelle. On oublie parfois que si les institutions donnent aux individus le pouvoir de faire, elles les contraignent aussi dans leurs actions. La contrainte de rouler sur le côté droit de la route aux États-Unis permet de fluidifier le trafic et de réduire les accidents, ainsi que la durée des trajets. Je suiségalement arrivé à l’idée que l’État joue un rôle constitutif majeur dans la formation et la sauvegarde des droits de propriété, des marchés, des entreprises et de la monnaie. J’ai résumé ces points de vue dans Economics and Institutions (1988) et dans Conceptualizing Capitalism (2015). Mon livre sur Pleasure Machines était destiné à un public universitaire. J’yrésumais une partie de la recherche récente sur l’évolution de la coopération humaine et des sentiments moraux. C’est un sujet d’importance majeure pour les sciences sociales. La réhabilitation de la théorie de la sélection de groupe, par ElliottSober et David Sloan Wilson (1998) parmi d’autres, est d’une grande importance. Ce travail montre que la sélection opère à la fois au niveau de l’individu et du groupe. Dans la mesure où l’individu est dépendant du groupe, la coopération et les règles   morales sont essentielles à sa survie. Cette recherche a des implications majeures pour la pensée libérale. Elle met àmal les versions ultra-individualistes et égoïstes du libéralisme qui persistent malheureusement dans certains milieux. Elle rétablit les concepts de sentiments moraux et de sympathie, tels que développés par Adam Smith, dans le cadre d’une image plus complexe de la motivation humaine. Nous savons que Charles Darwin a lu et a été influencé par sa Théorie des sentiments moraux (1759). Ce type de recherche évolutionniste montre une voie à suivre. La théorie de la sélection degroupe a été discutée et adoptée par certains économistes de premier plan. Toutefois, la maximisation de l’utilité, telle qu’elle est acceptée par les théoriciens de l’évolution tels que Samuel Bowles et Herbert Gintis, est incompatible avec une perspective évolutive pleinement darwinienne. Veblen avait raison sur ce point, comme sur bien d’autres.

Paolo Silvestri : Adoptons maintenant une perspective historique plus large et concentrons-nous sur certains concepts-clés du livre, en commençant par son tout premier mot : libéral (et libéralisme). Pour de nombreux libéraux classiques duXIXe siècle, libéralisme et socialisme, ainsi que libéralisme et social-démocratie, étaient des termes difficilement conciliables, voire incompatibles entre eux. Cependant, vous écrivez que « le but du présent ouvrage est de restaurer une grande partie du vrai libéralisme classique » (p. 25), et vous vous appuyez, en essayant de la renouveler, sur une autre tradition de pensée, qui remonte aux premiers défenseurs de la liberté, de l’égalité et de la fraternité au moment de laRévolution française, et qui se prolonge jusqu’à Amartya Sen. Pouvez-vous mieux expliquer ce que vous entendez par le« vrai » libéralisme classique ?

Geoffrey Hodgson : Mon utilisation ironique, avec l’expression « vrai libéralisme classique », vise à railler les adeptes de Friedman, Hayek, Mises ou Rand, qui se sont décrits comme des libéraux classiques. Je recommande vivement l’ouvrage d’Helena Rosenblatt intitulé The Lost History of Liberalism (2018). Elle y montre que les premiers libéraux, après la Révolution française et au début du XIXe siècle, ne correspondent pas aux caricatures du « libéralisme classique » qui sont largement adoptées aujourd’hui, tant par ses prétendus partisans que par ses opposants. Rosenblatt (2018) a montré, qu’au fond, la plupart des libéraux étaient des moralistes. Leur libéralisme n’avait rien à voir avec l’individualisme atomiste qui prévaut aujourd’hui. Ils ne parlaient jamais des droits sans insister sur les devoirs. La plupart des libéraux croyaient que les gens avaient des droits parce qu’ils avaient des devoirs, et la plupart étaient profondément intéressés parles questions de justice sociale. Ils ont toujours rejeté l’idée qu’une communauté viable puisse être construite sur la base du seul intérêt personnel. Ils ont maintes fois mis en garde contre les dangers de l’égoïsme. Les libéraux ne cessaient de prôner la générosité, la probité morale et les valeurs civiques.

Je recommande vivement son livre comme un correctif essentiel aux mythes Friedman-Hayek-Mises-Rand autour du« libéralisme classique ». Les premiers libéraux, comme Adam Smith, n’encourageaient pas l’individualisme ou lacupidité effrénés. La préoccupation de ce dernier concernant la taille de l’État était en partie liée à sa nature autocratique etdespotique de l’époque. Il était favorable à une certaine régulation de l’économie. Il soulignait l’importance de la justice avant tout.

L’un des plus importants penseurs libéraux du XIXe siècle était John Stuart Mill. Dans Liberal Solidarity, je critique certains aspects de son œuvre, comme son utilitarisme précoce et son ontologie sociale individualiste. Mais on trouve également de forts éléments égalitaires et sociaux-démocrates dans sa pensée. À certains endroits, il sympathise avec une version du socialisme de marché. Des courants égalitaires et welfaristes du libéralisme ont également été développéspar Thomas Henry Green, John A. Hobson, Leonard T. Hobhouse et John Dewey. Le libéralisme anglo-américain, qui a adopté une intervention importante de l’État et l’aide sociale, n’est pas une déviation socialiste du « vrai » libéralisme des premiers libéraux. Le libéralisme anglo-américain est une variété du libéralisme traditionnel. Ses précurseurs remontentaussi loin que la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle.

Paolo Silvestri : Le deuxième concept-clé est la « solidarité ». Une grande partie des débats savants des XXe et XXIesiècles a été polarisée par l’opposition entre liberté et égalité, libertaires et égalitaristes, droite et gauche, etc. Le grandabsent de ce débat est le troisième pilier de la Révolution française : la fraternité. Alors comment définir la solidarité, etpourquoi est-elle si importante ?

Geoffrey Hodgson : La fraternité fait référence aux hommes. Les révolutionnaires français auraient dû ajouter la sororité ou, mieux encore, utiliser la solidarité comme substitut non spécifique au sexe. Émile Durkheim a été associé à un courant de pensée intitulé solidarisme, qui a émergé en France avant la Première Guerre mondiale. Ce solidarisme était une version sociale-démocrate du libéralisme qui prônait une plus grande égalité économique et un État- providence. Les arguments sociologiques de Durkheim sont très pertinents à cet égard. Contre Herbert Spencer et d’autres, il a démontré les limites du contrat et les pièges de l’individualisme extrême.

La solidarité concerne nos devoirs légitimes envers les autres. La différence entre le libéralisme solidariste et le libéralisme ultra-individualiste (ou libertaire) est clairement illustrée par la pandémie de COVID-19. Lorsque vous avez demandé à Deirdre McCloskey ce qu’elle pensait des restrictions imposées par l’État en raison de la pandémie, elle a répondu : « Je suis partagée » (McCloskey et Silvestri 2021). Elle acceptait les restrictions dans les cas extrêmes, mais était généralement très prudente à leur égard. Je partage une grande partie de sa prudence. Dans certains pays, comme la Hongrie, la Jordanie, l’Iran et la Thaïlande, le COVID-19 a servi d’excuse aux gouvernements pour imposer des pouvoirsdictatoriaux et saper la démocratie.

Mais nous avons encore besoin de règles et d’obligations. Par exemple, pendant les pandémies, le port de masques dans les lieux publics et les transports en commun devrait-il être obligatoire, et des amendes correspondantes devraient-elles être imposées aux contrevenants ? Il y a des coûts et des avantages. Le coût pour les individus est le désagrément relativement mineur de porter un masque facial et de le mettre dans les lieux publics. L’avantage est la réduction du risque d’infection pour le porteur du masque et la réduction du risque d’infection pour les autres. Même si une seule vie est sauvée par une personne qui respecte les règles de port du masque pendant un an, les coûts et les inconvénients mineurs sont certainement bien inférieurs au bénéfice de sauver une vie ? Le coût en termes de liberté individuelle est faible. Un autre avantage est que le port du masque signale aux autres qu’il y a un risque et que la pandémie doit être prise au sérieux. Dans plusieurs pays d’Asie de l’Est, dont le Japon et la Corée du Sud, le port de masques est considéré comme un symbole de solidarité. C’est une chose que l’Occident peut apprendre de l’Orient.

La nécessité de la solidarité avec les autres en cas de pandémie implique le port obligatoire de masques en public. À l’inverse, les ultra-individualistes et les libertaires peuvent vouloir laisser à l’individu le soin de décider. Mais pourquoi des personnes qui ne comprennent pas les risques ou ne s’en soucient pas pourraient-elles causer des dommages graves, voire la mort, à d’autres personnes ? Les externalités négatives sont graves. Dans ce cas, la liberté de faire ce que nous voulons est limitée par le préjudice important que notre inaction mineure peut causer à autrui. Nous invoquons donc le principe du préjudice (harm principle), exposé de manière lucide par Mill (1859). En outre, l’État peut avoir du mal à renoncer à ces contrôles d’urgence, comme lorsque la pandémie se résorbe. Il n’y a pas de formule facile ici. Nous devons agir avec solidarité, pour protéger notre liberté ultime.

Paolo Silvestri : Et comment repenser ce troisième pilier par rapport aux deux autres, à savoir la liberté et l’égalité ?

Geoffrey Hodgson : Il existe un long débat sur la signification de la liberté. Isaiah Berlin (1969) a proposé une distinction célèbre entre la liberté positive et la liberté négative. La définition de la liberté comme l’absence de contrainte est négative. L’idée que la liberté exige une certaine satisfaction des besoins fondamentaux est une formulation positive.

Mais les choses sont plus compliquées. Philip Pettit (1997) a soutenu de manière convaincante que ce qui est crucialpour la liberté (négative) n’est pas l’absence de coercition en tant que telle, mais l’absence de toute capacité de coercitionou de domination de la part d’autrui. Un esclave n’est pas libre, même s’il est bien traité, et même s’il n’y a pas de coercition. La formulation de Pettit est connue sous le nom de « liberté républicaine » (Cela n’a rien à voir avec le parti républicain américain !). Une vertu républicaine est la liberté politique, comprise comme l’indépendance vis-à-vis d’un pouvoir ou d’une autorité arbitraire. Au lieu de l’absence de coercition manifeste, l’attention est portée sur les structures de pouvoir qui peuvent potentiellement donner lieu à un pouvoir ou une domination arbitraire. L’accent est mis sur les capacités institutionnelles, et non sur les résultats contingents. Dans la vision républicaine, les interventions juridiques ou politiques de l’État ne réduisent pas nécessairement la liberté. La pauvreté limite la liberté républicaine. Elle peut conduire les pauvres à être dominés par des personnes dotées de pouvoirs arbitraires. La liberté exige que nos besoins fondamentaux soient satisfaits. L’affirmation (négative) selon laquelle, ce qui compte, c’est l’absence de coercition potentielle et réelle, soutient également certains aspects de la liberté positive.

Un autre problème est de savoir ce que l’on entend par coercition. La formulation de Hayek a été critiquée par certains de ses plus proches partisans, en partie parce qu’elle pourrait admettre la possibilité que les marchés, ou l’inégalité économique, puissent être coercitifs. Certains de ces critiques ont redéfini la liberté en termes de propriété ou de richesse, dégradant ainsi la noblesse du mot. La plupart des règles et des institutions ont des pouvoirs coercitifs, et éventuellementdonnent aux individus le pouvoir et le moyen d’agir. Ces considérations s’appliquent également aux marchés et aux contrats, comme l’a soutenu l’institutionnaliste et théoricien du droit original Robert Lee Hale (1952).

Thomas Paine, Thomas Jefferson, Wilhelm von Humboldt et John Stuart Mill considéraient la liberté comme la possibilité d’un développement individuel, rendu possible, si nécessaire, par la coopération avec les autres. Les gens sont libres lorsqu’ils ont l’autonomie et la capacité de développer leurs pouvoirs, et de s’épanouir en tant qu’êtres humains. Contrairement à Hayek et Friedman, cette vision développementale de la liberté faisait partie du libéralisme « classique ».

Lorsque la Société du Mont-Pèlerin a été formée en 1947, elle comprenait une grande variété de points de vue libéraux, certains très différents de ceux de Friedman, Hayek et Mises. Michael Polanyi (un frère cadet de Karl) en était membre au début, avec Karl Popper et plusieurs autres. Polanyi (1951) a promu une vision développementale de la liberté. Il a fortement critiqué sa définition en termes d’absence de coercition. Il a affirmé que les libéraux devaient s’attaquer auxproblèmes urgents de l’inégalité économique et du chômage. Il a soutenu les politiques économiques de son collègue libéral John Maynard Keynes. Selon Popper, les libéraux devraient adopter certaines idées sociales-démocrates. Le conflit entre Polanyi et Hayek a duré plusieurs années. Mais Hayek insistait sur le fait que la Société ne pouvait pas débattre éternellement des idées fondamentales. Elle devait plutôt étendre son influence politique et son pouvoir. En conséquence, plusieurs membres se sont éloignés de la Société dans les années 1950, notamment Polanyi et Popper (Burgin 2012).

La vision développementale de la liberté met en évidence le problème de l’inégalité économique. L’inégalité économique limite l’épanouissement humain, et donc la liberté. Dès le départ, le libéralisme a proclamé l’égalité juridique et politique. La réduction des inégalités de richesse et de revenu à des niveaux tolérables est sa principale tâche inachevée.

Néanmoins, comme je l’ai montré dans mon livre sur Is Socialism Feasable ? (Hodgson 2019), il existe aujourd’hui unegrande variation du degré d’inégalité économique entre les différents pays capitalistes développés. Les pays nordiques, par exemple, ont des distributions de revenus moins inégales. La France, l’Italie, le Japon et l’Espagne ont des distributions de richesse plus égalitaires (Crédit Suisse Research Institute 2019). Ces données comparatives suggèrent qu’une réforme et une redistribution considérables au sein du capitalisme sont possibles.

Paolo Silvestri : L’introduction de Liberal Solidarity s’ouvre sur une citation excellente : « L’individu a des devoirs envers la communauté dans laquelle seul le libre et plein développement de sa personnalité est possible » (Déclaration universelle des droits de l’homme des Nations unies, article 29 [Nations unies 1948]). Comme vous le soulignez à justetitre, le grand défi intellectuel posé par l’idée de solidarité est de repenser le problème des devoirs du citoyen. Faut-il aussipromouvoir – pour reprendre une expression similaire tirée de l’article 2 de la Constitution italienne – le devoir desolidarité ?

Geoffrey Hodgson : La Déclaration universelle des droits de l’homme des Nations unies est un document merveilleux. On lui a reproché d’imposer les valeurs occidentales aux autres cultures. Au contraire, il s’agit d’une déclaration des leçons tirées des despotismes et des conflits désastreux de la première moitié du XXe siècle, y compris en Europe. La majeure partie de l’Europe, ainsi que de nombreuses autres régions du monde, étaient tombées sous le joug du fascisme. Tous les pays, à l’Ouest comme à l’Est, connaissent des conflits entre libéralisme et autoritarisme. Après la victoire des Alliés dans la Seconde Guerre mondiale, la Déclaration était tragiquement nécessaire pour contrer les atrocités commises à l’Ouest comme à l’Est. Elle reflétait la faillibilité de l’Occident, ainsi que des forces libérales dans le monde.

La Déclaration souligne notre devoir envers les autres. Cela fait partie de notre humanité commune. Nous sommes une espèce coopérative. Les origines de notre coopération remontent à nos ancêtres simiesques. Nous avons le devoir général de prendre soin des autres, dans la mesure du possible. De nombreux autres libéraux, dont Adam Smith il y a plus de deux siècles, ont compris que si l’intérêt personnel était inévitable, la société ne pouvait pas cohabiter sans une sympathie pour les autres guidée par des règles de moralité et de justice.

Paolo Silvestri : Un libertaire pourrait objecter facilement que le « devoir de solidarité » est un oxymore. La solidarité ne peut pas être institutionnalisée, imposée, et encore moins réalisée. Soit elle est spontanée, soit elle n’est pas solidarité. J’aimerais savoir comment vous voyez la question, et si vous pensez que la solidarité est liée au fondement normatif des sociétés et des institutions.

Geoffrey Hodgson : Je suis d’accord pour dire que si les devoirs sont imposés à des individus réticents, alors ils ne sont pas fondés sur un sens préalable du devoir. Cependant, je rejette l’idée que la réalisation d’un véritable devoir ne peut être que spontanée. Nous développons nos idées de moralité, de devoir ou de justice par l’expérience et l’interaction avec les autres. Par conséquent, les décideurs politiques (y compris les concepteurs d’institutions) doivent reconnaître l’importance de cet environnement moral et faire appel à notre meilleure nature. Les économistes ont donné le mauvais signal en suggérant que les politiques publiques doivent être adressés à des machines à plaisir – les préférences fixes de maximisateurs d’utilité amoraux. L’idée selon laquelle les actions menées par devoir doivent être entièrement spontanées et non motivées ne vaut guère mieux. Les décideurs politiques devraient contribuer à développer les conditions dans lesquelles les gens peuvent agir moralement et servir leur communauté aussi bien qu’eux-mêmes. Il ne s’agit pas de coercition, mais de signaux appropriés et de persuasion morale.

Paolo Silvestri : Il me semble qu’une autre force de Liberal Solidarity est votre tentative de clarifier un concept ambigu, très problématique et très discuté : le néolibéralisme. Il est accusé d’être la cause de tous les maux passés et présents, et est souvent utilisé de manière purement idéologique, surtout par les détracteurs du marché. En bref, il est devenu une sorte d’homme de paille, comme le disait l’économiste libéral Luigi Einaudi, à propos de la façon dont les socialistes utilisaient le concept de « liberismo ». En effet, vous soulignez que cette histoire de néolibéralisme ne dit pas toute la vérité, puisque dans la plupart des pays développés, la présence de l’État a fortement augmenté, et non diminué, par exemple en termes de réglementation de l’État, de dépenses de l’État-providence et de fiscalité. Pour compliquer le tableau, je pourrais ajouter que la Suède a aboli l’impôt sur les successions il y a plusieurs années. Cependant, il me semble difficile de considérer la Suède comme un pays « néolibéral ». Après tout, vous affirmez que la tradition du libéralisme social-démocrate, que vous cherchez à renouveler et à promouvoir, est illustrée dans les pays nordiques (Hodgson, 2019, 9). Alors, quel est le véritable problème du soi-disant néolibéralisme ?

Geoffrey Hodgson : En raison d’une imprécision généralisée, le mot néolibéralisme est devenu inutile. L’universitaire marxiste David Harvey (2005, 1-2, 120-22), très cité, définit le néolibéralisme comme l’idée que « le bien-être humain peut le mieux progresser en libérant les libertés et les compétences entrepreneuriales individuelles dans un cadre institutionnel caractérisé par des droits de propriété privée forts et le libre-échange ». Sur cette base, le terme « néolibéral » pourrait être appliqué à toute personne qui soutient un secteur privé ou des marchés. J’en fais partie.

Harvey a décrit Deng Xiaoping comme un néolibéral. À partir de 1978, Deng a soutenu la réintroduction des marchés dans l’économie chinoise. Mais il a toujours accepté que l’État guide fortement son action. Harvey admet que les politiques de Deng ont conduit à la croissance économique et à l’augmentation du niveau de vie d’une partie importante de la population, mais il passe rapidement sur cette réalisation. En fait, les réformes néolibérales de Deng ont sorti plus d’un demi-milliard de personnes de l’extrême pauvreté. Cela représentait environ un douzième de la population mondiale de l’époque. En conséquence, la Chine de Deng a réduit de moitié le niveau mondial d’extrême pauvreté. Cette réalisation est sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Si l’extension des marchés par Deng est le néolibéralisme, alors le néolibéralisme est la politique économique la plus bénéfique de l’histoire de l’humanité.

Une enquête sur l’utilisation du terme néolibéralisme menée par Taylor C. Boas et Jordan Gans-Morse (2009) a révélé que plus de deux tiers des articles qu’ils ont examinés n’ont pas tenté de définir le terme. Malheureusement, ce désordre intellectuel ne se limite pas au terme néolibéralisme. De manière générale, l’abandon de la précision conceptuelle par de nombreux universitaires est déplorable. Des mots et des expressions ambigus et à multiples facettes comme déterminisme, essentialisme, individualisme méthodologique et positivisme sont largement utilisés dans le milieu universitaire comme des mots vides de sens, sans que l’on tente de les définir. De nombreux auteurs utilisent ces termes pour rejeter rapidement un argument, sans l’examiner de plus près. Nous avons vu cela avec le « néo-ricardisme » plus tôt.

Vous avez mentionné la Suède. C’est un cas très intéressant. À bien des égards, c’est une réussite exceptionnelle pour la social-démocratie libérale. Mais il y a des éléments de libertarisme dans sa culture, où les arguments moraux sont associés aux conservateurs. Les considérations morales sont considérées par beaucoup, en Suède et ailleurs, comme réactionnaires, conservatrices ou autoritaires.

La Suède a adopté l’idée de Friedman d’un système de chèque éducations en 1992. Ses résultats en matière d’éducation sont troublants (Hinnerich et Vlachos 2016 ; Henrekson et Wennström 2019). Les systèmes de chèque éducations peuvent accroître le choix des parents. Pouvoir choisir est souvent précieux. Néanmoins, lorsque vous disposez d’informations limitées et que vous n’êtes pas sûr de ce que vous choisissez, comme c’est le cas dans le domaine de l’éducation, alors une politique axée principalement sur l’amélioration des choix peut être défectueuse. Le choix n’est pas une panacée.

La Suède a abandonné les droits de succession en 2004. Cette décision a été soutenue par l’ensemble du spectre politique. Un large consensus a reconnu que les droits de succession rendaient difficile la transmission d’une entreprise familiale d’une génération à l’autre (Ydstedt et Wollstad 2015). D’autres pays proposent des allègements ou des exonérations pour les entreprises afin de contourner ce problème. Un tel bricolage a été rejeté en Suède. Son système d’impôt sur les successions était mal conçu et générait peu de recettes. L’ensemble du système a donc été supprimé. Mais il y a eu des conséquences négatives.

En Suède, les inégalités de revenus sont relativement faibles, mais les inégalités ont augmenté et elles sont maintenant très élevées. Selon une étude récente (Crédit Suisse Research Institute 2019, 117-120), les inégalités de richesse en Suède, mesurée par le coefficient de Gini, sont beaucoup plus élevées qu’en Australie, qu’en Belgique, qu’en France, qu’en Italie, qu’au Japon, qu’en Nouvelle-Zélande, qu’en Pologne, qu’en Corée du Sud et qu’en Espagne, et plus élevée qu’en Autriche, qu’au Brésil, qu’au Canada, qu’au Danemark, qu’en Finlande, qu’en Allemagne, qu’en Norvège, qu’en Afrique du Sud, qu’en Suisse, qu’au Royaume-Uni et (même) qu’aux États-Unis. Si cela peut vous consoler, les inégalités de richesse ont été signalées comme étant (légèrement) plus élevées aux Pays-Bas et en Russie qu’en Suède. Ces niveaux élevés d’inégalités de richesse sont inquiétants. La politique libertaire de la Suède pendant la pandémie s’est également avérée désastreuse. Les fermetures, la distanciation sociale et l’utilisation de masques faciaux n’ont pas été respectées. En conséquence, les décès dus au COVID-19 ont été beaucoup plus élevés que dans les pays voisins comparables (Claeson et Hanson 2021). Cela illustre ce qui peut arriver lorsqu’une social-démocratie libérale devient trop libertaire. La Suède est un pays très performant à bien des égards, mais elle doit revigorer sa forte tradition passée de solidarité sociale et d’obligation morale envers les autres.

Paolo Silvestri :  Et qu’en est-il des détracteurs du marché et de ceux qui voient dans le néolibéralisme la cause de tous les maux ? Les marchés sont-ils vraiment sans défauts ?

Geoffrey Hodgson : Toutes les institutions bénéfiques ont des inconvénients, ainsi que des avantages. Toutes les institutions impliquent des arbitrages et des compromis, face à la complexité et à l’incertitude. Une fois que nous voyons que les marchés sont des institutions qui impliquent des systèmes de règles spécifiques, dans un contexte d’incertitude et d’informations limitées, nous pouvons comprendre que la perfection est inatteignable. Aucune institution n’est sans faille. Mais nous devons envisager des moyens d’améliorer les institutions. Il s’agit d’une question pragmatique, qui repose sur l’expérience.

Malheureusement, une grande partie de la gauche semble encore affligée d’une agoraphobie (peur des marchés) dominante. Mon approche des marchés, comme de la propriété publique, est moins doctrinaire et plus pragmatique. Tirons les leçons de l’histoire et des autres pays, puis expérimentons et voyons ce qui fonctionne le mieux.

Paolo Silvestri : Passons du marché vu comme la cause de tous les maux au marché vu comme la solution à tous les problèmes. De l’autre côté du spectre idéologique, vous mettez ceux qui prônent des formes d’individualisme extrême, et eux aussi ne sont pas sans défauts

Geoffrey Hodgson : Contrairement à ce que pensent certains défenseurs des marchés, ceux-ci ne sont pas l’éther universel de toutes les interactions humaines. Les marchés sont des institutions historiquement uniques. Le commerce est beaucoup plus ancien, mais les marchés en tant que forums d’échange organisés n’existent que depuis environ 5000 ans. Ils ont des avantages et des inconvénients. Il n’existe aucune justification théorique rigoureuse d’une économie de marché à 100 %, que ce soit dans le courant économique dominant ou ailleurs. Les marchés sont nécessaires aujourd’hui pour maintenir l’autonomie des producteurs et des consommateurs et pour aider à stimuler l’innovation, mais ils ne sont pas des panacées. En règle générale, les marchés doivent être réglementés par une autorité publique. L’offre publique devrait compléter les marchés dans certains domaines. Même les marchés dépendent, à bien des égards, de l’État.

Paolo Silvestri : Pour de nombreux spécialistes de Hayek, votre juxtaposition de l’école autrichienne et de l’école de Chicago, ou ce que vous appelez le « libéralisme Chicago-Autrichien », est erronée sur le plan conceptuel. Pourriez-vous mieux expliquer ce point ?

Geoffrey Hodgson : Je rejette explicitement le terme « École Chicago-Autrichienne ». Il existe de grandes différences théoriques entre les économistes de l’école autrichienne tels que Hayek et Mises, et les économistes de Chicago tels que Friedman, Gary Becker et George Stigler (Paqué 1985). Friedman, Becker et Stigler étaient des économistes néoclassiques qui ont adopté Marx et sous-estimé les problèmes d’incertitude. Hayek et Mises étaient différents, bien qu’ils soient parvenus à des conclusions politiques similaires.

J’adopte le terme de « libéralisme Chicago-Autrichien » car il existe des similitudes plus fortes entre les politiques normatives adoptées par les économistes autrichiens et ceux de Chicago. Je les ai résumées ci-dessus, ainsi que dans le livre. Pour autant que je sache, ces similitudes politiques ne sont niées par personne. J’ai été obligé d’utiliser un terme tel que « libéralisme Chicago-Autrichien » parce que le mot néolibéralisme est devenu un terme inutile, qui n’a plus guère de sens ni de valeur.

Paolo Silvestri : En même temps, vous voyez Keynes comme un libéral…

Geoffrey Hodgson : Keynes a clairement exprimé ses convictions libérales et ses affiliations, et ce à plusieurs reprises. Il était également un social-démocrate. Il critiquait sévèrement la politique de lutte des classes et rejetait le socialisme d’État, mais contrairement à certains libéraux et socialistes, il considérait que le virus Benthamite-utilitaire détruisait notre tissu social.

Paolo Silvestri : Dans les chapitres centraux du livre, vous discutez de certaines études importantes sur les marchés et la morale, comme les travaux de Debra Satz (2010) et Michael Sandel (2012), faisant front commun pour reconnaitre les « limites morales du marché », et de Jason Brennan et Peter Jaworski (2016), alignés sur le côté opposé du « marché sans limites ». Qui a raison ?

Geoffrey Hodgson : Ce débat sur les marchés et la morale est très important. Dans mon chapitre sur les limites des marchés (voir également Hodgson 2021a), je soutiens que certains des arguments anti-marchandisation de Satz, Sandel et d’autres dépendent de l’existence d’inégalités, notamment entre les hommes et les femmes. Si cette inégalité était réduite, alors le pouvoir asymétrique dans les situations contractuelles pourrait être réduit, et certaines de ces objections pourraient être mises à mal.

Brennan et Jaworski ont fait valoir à juste titre que certaines des préoccupations relatives à la marchandisation peuvent être éliminées en modifiant les spécifications du contrat pour exclure certains résultats délétères. Néanmoins, ils ont exclu à tort la possibilité que la transition d’une relation de don à un contrat commercial puisse introduire des caractéristiques moralement répréhensibles dans la transaction (Hodgson 2021a ; Brennan et Jaworski 2021). Cet important débat marque un grand pas en avant par rapport aux positions simplistes pour ou contre les marchés.

Paolo Silvestri : Vous affirmez que la solidarité libérale soutient un État-providence fort. Néanmoins, la marchandisation évince les autres motivations morales. Ne pensez-vous pas que certains types d’aide sociale peuvent évincer l’autonomie et la responsabilité individuelles ? Je vous demande cela parce que dans le chapitre quatre, vous développez une réflexion profondément philosophique sur la valeur de la liberté individuelle, de l’autonomie et de la responsabilité.

Geoffrey Hodgson : Je suis d’accord sur le fait qu’il existe un danger que certains types de prestations sociales puissent diminuer l’autonomie et la responsabilité individuelles. Ce problème est souvent écarté trop rapidement par la gauche. Mais il y a peu de preuves que des alternatives telles que le « workfare » (où pour recevoir des allocations vous devez montrer que vous êtes disponible pour travailler) fonctionnent bien. Je suis plutôt attiré par l’idée d’un revenu de base universel, accompagné d’une offre de formation adéquate pour ceux qui souhaitent chercher un autre emploi. Un revenu de base garanti est cohérent avec les principes de liberté, d’autonomie et de responsabilité. Étrangement, certains à gauche ne l’aiment pas pour cette même raison. C’est un test décisif. Il vaut également la peine d’expérimenter des politiques de garantie de l’emploi, mais je ne pense pas que celles-ci soient la panacée que beaucoup de gens à gauche semblent croire. Avec ou sans garantie d’emploi, nous devons investir beaucoup plus dans la formation, pour donner aux gens les compétences nécessaires et les aider à trouver un emploi.

Paolo Silvestri : Peut-être que la question précédente pourrait également être vue sous un autre angle. Certains chercheurs (pensez au débat post-Titmuss sur l’État-providence) voient une tension conflictuelle entre des formes de solidarité institutionnalisée, comme l’État-providence, et des formes de solidarité spontanée (ou moins institutionnalisée), comme les organisations du secteur non-gouvernemental (y compris les organisations caritatives, les coopératives, les entreprises sociales, les associations d’aide mutuelle, etc.) et d’autres formes de circulation des dons dans les sphères primaires de la société. J’ai toujours trouvé étrange que l’économie institutionnelle n’ait accordé que peu ou pas d’attention à ce problème. La chose me paraît encore plus étrange si l’on considère que certains des plus célèbres spécialistes de l’économie institutionnelle nous ont longtemps mis en garde contre la nature terriblement réductrice de la dichotomie État/marché (je pense au prix Nobel d’économie Douglass North [1990 et 2005] et plus encore à Elinor Ostrom [2010], qui nous a exhortés à regarder « au-delà des marchés et des États »). Eh bien, le secteur non-gouvernemental est « troisième » précisément parce qu’il se situe « entre » l’État et le marché et, en même temps, il est un moyen essentiel de solidarité sociale. J’aimerais savoir ce que vous pensez de cette question, même si, je le sais, elle dépasse le cadre de votre livre.

Geoffrey Hodgson : Il s’agit d’une très grande question, à laquelle il est impossible de répondre en quelques mots. Il est clair que le bien-être humain est la responsabilité de chacun d’entre nous en tant qu’individu, et de toutes les institutions (publiques et privées) qui ont un effet sur le bien-être humain. L’État en fait partie. En tant que pouvoir souverain, il a la responsabilité première et globale.

Je suis d’accord pour dire que nous devrions nous éloigner de la politique qui oppose le marché et l’État. Les marchés et les États sont souvent complémentaires. Ils ne sont pas simplement rivaux. Comme vous le soulignez, nous devrions également examiner le rôle des institutions qui se situent entre les marchés et l’État. Le travail d’Elinor Ostrom est particulièrement important sur ce point.

Paolo Silvestri : Le dernier concept clé, mais non le moindre, est la « démocratie ». En effet, le « libéralisme social-démocrate » que vous soutenez doit être « social » et « libéral », mais son identité serait incomplète sans la démocratie. La démocratie est nécessaire mais, comme vous l’écrivez, elle a aussi ses limites. Permettez-moi de citer un passage de votre livre : « Aujourd’hui, nous devons éviter le danger réel d’une démocratie illibérale croissante d’un côté, tout en résistant aux appels à une hyper-démocratie irréalisable d’un autre côté. Les libéraux et les démocrates d’aujourd’hui doivent suivre une voie médiane difficile ».

Geoffrey Hodgson : Il s’agit d’une question cruciale. Nous avons de nombreuses preuves que la démocratie représentative est un antidote à la guerre et à la famine. Peu de démocraties, voire aucune, ne se sont affrontées dans une guerre. Sen (1981) a montré que la démocratie représentative était importante pour réduire le risque de famine, mais la démocratie, qui s’est développée par grandes vagues au cours du XXe siècle, est aujourd’hui en recul. Ce constat est alarmant.

Mon prochain point est plus controversé. Il y a eu une tendance à gauche à proposer une extension massive de la démocratie comme solution générale aux dilemmes moraux et politiques. De Jeremy Corbyn à Bernie Sanders, de nombreux socialistes proposent comme remède la propriété publique sous contrôle démocratique. Les mécanismes démocratiques en jeu sont peu, voire pas du tout, pris en compte. Il est simplement supposé qu’une participation démocratique généralisée soit possible et efficace.

L’élection de Donald Trump en 2016 et le vote du Brexit au Royaume-Uni devraient soulever des questions sur les limites de tout vote populaire. Les référendums sont sujets à de possibles abus, comme dans l’Allemagne nazie et le Venezuela chaviste. Comme je l’expose dans mon livre, d’autres propositions telles que la démocratie directe et les assemblées de citoyens présentent des limites majeures dans la pratique. Il existe de nombreuses preuves à l’appui de ces préoccupations. Mais la plupart des partisans de l’hyper-démocratie ignorent ces preuves. Ils supposent simplement que les votes démocratiques sont généralement faisables et souhaitables.

De nombreuses décisions sont très complexes, et les participants à la prise de décision ont besoin d’incitations et d’obligations morales pour investir suffisamment de temps dans la recherche des résultats possibles. Comme l’impact d’un vote individuel est faible, les incitations à mieux s’informer sont très réduites. Contrairement aux participants nommés ou choisis au hasard dans une assemblée de citoyens, les représentants élus au parlement ou au congrès ont certaines incitations à plaire à leurs électeurs. Ces incitations sont plus fortes dans les systèmes qui ne créent pas de sièges parlementaires ou congressionnels sûrs (je suis en faveur de la représentation proportionnelle). Dans d’autres contextes, comme la participation à la prise de décision au travail, il y a des incitations à évaluer les questions plus soigneusement, parce que les participants sont plus intimement impliqués et qu’ils sont plus affectés par les résultats. Mais dans d’autres cas, les arguments en faveur de la démocratie étendue sont plus faibles.

Le principal objectif de la démocratie représentative est de conférer une légitimité au gouvernement. La démocratie n’est pas une solution générale aux dilemmes politiques et moraux. Prétendre que tout vote démocratique est la « volonté du peuple » est une composante hautement suspecte et dangereuse du populisme, qu’il soit de droite ou de gauche. Prenons le cas du Mouvement 5 Etoiles en Italie. Il a commencé avec l’objectif d’impliquer tous les citoyens dans les décisions de base, en utilisant Internet. Il a fini par devenir une cabale populiste de droite au gouvernement, débitant une rhétorique anti-immigrés et anti-UE.

Paolo Silvestri : Dans les derniers chapitres du livre, vous abordez certains des plus grands défis du XXIe siècle, comme la crise climatique et les inégalités. Comment la tradition du libéralisme social-démocrate sera-t-elle à la hauteur de ces défis majeurs ?

Geoffrey Hodgson : Le changement climatique est une menace majeure pour l’humanité, qui nécessite une action immédiate et massive. Les effets d’un réchauffement global de seulement deux degrés Celsius seront extrêmement perturbateurs, pour les humains et pour la planète. Dans mon chapitre sur ce sujet, j’aborde les arguments de Naomi Klein, Ian Gough, John Bellamy Foster et d’autres, qui affirment que le capitalisme a créé l’urgence climatique et qu’il faut mettre fin au capitalisme pour traiter pleinement le problème. Il est affirmé que le capitalisme a un impératif de croissance intrinsèque, qu’il favorise une croissance sans fin. Par conséquent, si nous voulons réduire considérablement la croissance pour faire face au changement climatique, nous devons abolir le capitalisme. De là vient le slogan – « oui au changement de système, non au changement climatique ».

Je pense qu’il y a des défauts majeurs dans ces arguments anticapitalistes. Il est vrai que le capitalisme est basé sur la recherche du profit par des entreprises privées. Mais cela ne signifie pas nécessairement que sa production physique doit croître sans fin. La pandémie de COVID-19 montre que la croissance capitaliste peut être contrôlée. Certains capitalismes sont beaucoup plus verts que d’autres. Le Danemark et la Suède ont considérablement réduit leurs émissions de gaz à effet de serre, même après avoir pris en compte dans le calcul les biens importés d’économies à fortes émissions.

Les partisans du changement de système supposent que le socialisme n’aura aucun impératif de croissance. Les preuves des systèmes socialistes réels du XXe siècle vont à l’encontre de cette hypothèse. János Kornai (1992) a soutenu avec force que les systèmes socialistes sont structurellement et politiquement disposés à une croissance rapide.

Pour faire face à la crise climatique, nous avons besoin, entre autres, d’une innovation technologique rapide pour réduire notre dépendance aux combustibles fossiles. Le potentiel d’innovation du capitalisme est inégalé dans l’histoire de l’humanité. Rien ne permet de penser que cette capacité d’innovation pourrait être égalée par le socialisme.

Le slogan « oui au changement de système, non au changement climatique » est irresponsable. Nous n’avons pas le temps de faire des expériences fantaisistes, incertaines et dangereuses avec le socialisme. Les économies dominées par la propriété publique à grande échelle ont toutes échouées dans le passé. Au lieu de cela, nous devons agir avec une certaine urgence pour décarboniser le capitalisme. Je reconnais tout à fait que des changements majeurs au sein du capitalisme sont nécessaires.

Au cours des quelques mois qui se sont écoulés depuis la mise sous presse de mon livre, j’ai appris qu’une entreprise privée mettait au point des dirigeables qui réduisent considérablement les émissions des voyages aériens. Une autre société est en train de mettre au point un « hydravion ». Utilisant des hélices alimentées par des batteries, il volera juste au-dessus de l’eau pour bénéficier d’un coussin d’air, réduisant ainsi sa consommation d’énergie. Il pourra atteindre une vitesse de 290 km/heure. Des innovations de ce type peuvent réduire massivement les émissions de gaz à effet de serre.

Paolo Silvestri : Envisagez-vous de travailler prochainement sur les formes de solidarité (plus ou moins) institutionnalisée, ou sur la solidarité comme fondement normatif des institutions et de la société, c’est-à-dire dans la continuation de votre livre ? Sinon, quelle est la prochaine étape de votre programme de recherche ?

Geoffrey Hodgson : Ma trilogie de livres sur la politique (2018, 2019, 2021) est terminée. Je continuerai à écrire des blogs politiques et d’autres articles, mais je n’ai pas de suite à cette trilogie en tête. Actuellement, je travaille sur le rôle des institutions dans le développement économique, en me concentrant particulièrement sur le cas de l’Angleterre.

Paolo Silvestri : J’espère que Liberal Solidarity aura le succès qu’il mérite, et qu’il sera lu non seulement par les spécialistes, mais aussi par le grand public. Aussi, parce que nous avons tous besoin de donner et de recevoir de la solidarité, de prendre soin les uns des autres, pour une vie pleinement vécue dans la liberté et l’égalité. Il en va de notre propre dignité. La dignité humaine.

Geoffrey Hodgson : Merci beaucoup, Paolo, pour ces mots aimables. Vos questions ont été réfléchies et inspirées. Je suis ravi que nous partagions des préoccupations et des aspirations similaires.

Paolo Silvestri : Professeur Hodgson, merci beaucoup pour le temps que vous avez consacré à cette interview.

Geoffrey Hodgson : Pour moi, ce fut un plaisir et un honneur d’avoir cette conversation avec vous.

 

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