Histoire des idéesNéo-républicanismeune

A l’école du néo-républicanisme (2)

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Pettit, le pluralisme et les bornes de l’éducation

  Naël Desaldeleer est doctorant en philosophie politique à l’Université de Poitiers. Sa thèse porte sur l’étude de la condamnation du monisme éthique et de son rapport au néorépublicanisme.

Education et non-domination

  Cet engagement envers le pluralisme se retrouve dans la conception générale de Pettit sur l’éducation. Ce dernier assume explicitement la critique berlinienne du monisme éthique, et se méfie de l’éducation car il reconnaît qu’elle se transforme trop aisément en propagande et en aliénation[1]. Il dénonce alors précisément le fait que l’éducation agit directement sur les mœurs : elle ne se contente pas d’aider l’individu à se bâtir, mais elle construit elle-même son identité. Or la démarche de Pettit a pour but de montrer que le bien commun implique le respect de la liberté de chacun. Et par conséquent celui de la liberté individuelle qui s’oppose à l’imposition éducative. C’est là le cœur de sa théorie, qui réside dans sa conception de la liberté comme non-domination. Contre l’appropriation par le libéralisme du thème du respect de l’individu, le néorépublicanisme tente en effet d’en reproblématiser l’approche en redéfinissant les termes du débat[2]. Il apparaît alors que la liberté individuelle constitue également une préoccupation républicaine[3]. Selon l’idéal de non-domination, je suis libre lorsque je ne subis pas d’interférence arbitraire. Elle se distingue alors de la liberté comme « non-interférence » libérale, qui considère que je suis libre tant que mon action n’est pas physiquement empêchée. L’intérêt de la théorie de Pettit réside dans son extension de la lutte contre l’assujettissement, qui prend en compte l’intériorisation des dominations potentielles : afin de ne pas risquer de mécontenter le puissant qui me domine, je limite de moi-même mes volontés à celles que je sais l’agréer. Je me crois alors libre, alors que je suis le plus esclave. En revanche, ne pas être dominé signifie pouvoir parler par ma propre voix, sans qu’elle ne soit que l’écho de celle de mon maître.

Source : Wikimedia Commons

La justification de la non-domination repose alors sur le respect de la dignité des personnes. Tous les individus étant égaux, nul ne peut légitimement décider à la place d’autrui en lui imposant ses propres vues. L’effet de la non-domination est d’offrir à chacun la garantie d’être traité « comme une personne qui vaut la peine d’être entendue »[4]. Grâce à cet égalitarisme, Pettit affirme que tous ont des raisons de désirer la non-domination, qui n’est pas une fin en elle-même mais la condition de possibilité de la libre recherche de mes propres fins. On reconnaîtra ici le concept rawlsien de bien premier, que Pettit assume explicitement. L’idée est décisive, car Pettit reconstruit la tradition républicaine autour de l’adhésion à cette conception de la liberté et non, comme souvent, autour de la participation politique et de la vertu civique. Par conséquent, le principe central du républicanisme n’est plus en opposition avec l’exigence moderne du pluralisme éthique. Il en devient au contraire une condition de possibilité[5].

C’est d’ailleurs ce qui permet de comprendre que l’on puisse qualifier son républicanisme de « néo ». Dans sa forme classique, le républicanisme était alourdi de présupposés, qui réservaient le statut d’hommes libres à un petit groupe, masculin, fortuné et appartenant aux classes dominantes de la société. Selon Pettit, cette limitation aurait été le reflet de la faiblesse des prérogatives des Etats pré-modernes, ne disposant pas des ressources nécessaires pour garantir à tous un idéal aussi dense que la non-domination[6]. Aujourd’hui, les conditions matérielles et culturelles permettraient de l’étendre aux classes industrieuses et aux femmes. Il nous faut remarquer que selon cette idée, le principe de liberté comme non-domination demeure inchangé et seule son extension varie. Ce sont alors certaines incarnations historiques qui sont à blâmer mais pas le principe républicain de gouvernement, que Pettit envisage comme :

Un Etat qui a obligation de prendre en compte les intérêts communs de ses citoyens – et plus spécifiquement […] leurs intérêts communs et identifiables[7].

Se passer de l’éducation républicaine traditionnelle

Pettit reconnaît cependant que le républicanisme ne peut être seulement légal et reprend textuellement la citation de Machiavel déjà évoquée : la république doit entrer dans les mœurs[8]. Il compte pour cela sur le fait que la non-domination est un bien premier. Il ne devrait donc pas être nécessaire d’en inculquer l’adhésion, tant que chaque citoyen sait que la prise en compte de ses intérêts est garantie. Or cet aspect est assuré, dans le projet de Pettit, par l’établissement d’une « démocratie de contestabilité ».

  Selon Pettit, la démocratie électorale ne suffit pas : si l’élection est le seul organe de consultation du peuple, la démocratie court le risque de se transformer en tyrannie de la majorité. C’est pourquoi il lui ajoute la possibilité de la contestation. Lorsque le citoyen pense que la décision politique n’a pas pris en compte son intérêt, il la conteste auprès d’une commission neutre qui en examine le fondement et qui, le cas échéant, ré-ouvre le débat législatif si la décision se révèle effectivement contraire au bien commun. La contestabilité serait alors la garantie que l’élaboration de la volonté collective se fasse à partir de la diversité réelle des opinions et des intérêts présents dans la société et non seulement à partir de la façon dont les gouvernants ou la majorité se représentent le bien commun. Cette élaboration se définit comme dynamique, car elle interdit qu’une analyse des intérêts de quiconque puisse être tenue pour définitive. La contestabilité est le versant pratique de l’idéal républicain, là où la non-domination en est le versant théorique. Elle garantit l’existence d’un espace d’expression de l’individu et, par là-même, le pluralisme de la société.

  Toutefois, si la contestabilité valide sur le plan pratique le concept de non-domination, elle suppose un individu déjà prêt à s’engager sur la voie républicaine et ne s’adresse pas aux autres. Or Pettit insiste sur la nécessité de considérer la nature humaine telle qu’elle, et donc sur la corruptibilité des hommes. Face à ce problème, il imagine un double mécanisme pour poser les frontières des comportements non-arbitraires. Un système de sanctions et de récompenses est tout d’abord destiné à empêcher les agents du gouvernement de détourner le pouvoir à des fins personnelles et à les inciter à l’utiliser en prenant en compte les intérêts de chacun[9]. Il est à noter qu’un système incitatif implique une décision individuelle, et pas nécessairement une contrainte éthique. En second lieu, Pettit s’appuie sur la puissance de la réputation, car c’est un fait que l’opinion qu’ont de nous nos concitoyens joue un très grand rôle, et qu’elle nous pousse à modifier certains de nos comportements. Il nomme ce mécanisme « main intangible »[10], qui reproduit dans les rapports sociaux la main invisible d’Adam Smith.

  C’est donc grâce à ces éléments que Pettit entend se passer de l’éducation des mœurs, qui est une forme de contrainte éthique. Il se détache alors du concept républicain traditionnel de vertu, qu’il remplace par celui de « civilité ». Dans le premier cas, la vertu civique devient l’essence même de l’individu. Elle le transforme en autre chose. La civilité, au contraire, se limite à la façon d’agir de l’individu[11] et ne le définit pas. Alors que l’on pourrait penser la vertu républicaine classique comme une synthèse chimique, lors de laquelle deux éléments disparaissent pour donner lieu à une troisième substance – le citoyen –, la civilité de Pettit entend additionner individu et citoyen. Le citoyen ne remplace pas l’individu, mais ce dernier devient citoyen par lui-même.

 

L’éducation néo-républicaine

Si Pettit refuse de voir l’éducation comme une formation éthique, il ne nie pourtant pas qu’une éducation non-dominatrice constitue un élément nécessaire. Il ne peut ignorer que nous naissons incomplets du fait de notre humaine condition. Force est de constater qu’il passe relativement vite sur ce point, et qu’il décrit peu l’éducation compatible avec la non-domination[12]. Il remarque pourtant avec précision que le cas de l’école – c’est-à-dire de l’éducation spécifique des enfants – est problématique. Par définition, les enfants ne sont pas autonomes, tant qu’ils ne sont pas adultes. Est-il alors légitime qu’ils soient à la merci de leurs tuteurs et de leurs enseignants ? Ils se trouveraient par conséquent dans une situation de domination légitimée. Il concentre sa réponse en quelques lignes :

Le point de vue républicain suggère que les enfants doivent jouir de l’intensité standard de la non-domination, en ce sens qu’ils doivent être protégés, au même titre que toute autre personne, des pouvoirs arbitraires. […] Tout en donnant aux parents et aux enseignants des pouvoirs spéciaux sur les enfants, de même que la loi donne aux autorités certains pouvoirs sur les adultes ordinaires, les disciplines ne leur conféreront aucun droit à user d’un pouvoir arbitraire d’interférence[13].

En outre, Pettit affirme que ces « pouvoirs spéciaux » sur les enfants doivent être encadrés par deux limites, afin de garantir cette non-domination :

D’une part, ils chercheront à servir les intérêts pertinents des enfants ; d’autre part, ils s’attacheront à le faire de manière non idiosyncrasique[14].

Le refus de l’idiosyncrasie

Par ce second critère, Pettit signifie que les enfants ne doivent pas être considérés comme un cas à part, hors de l’exigence de non-domination. Ce point découle de l’universalisation de la non-domination par le néorépublicanisme, trait que nous avons déjà évoqué ; l’argument qui permet l’élargissement aux femmes et aux ouvriers s’étend jusqu’aux enfants. Si les enfants sont bien des adultes en devenir, ils sont en revanche déjà pleinement humains. Ils doivent donc être définis comme des personnes à part entière, et traités en tant que tel. L’enfant n’est pas seulement un futur citoyen, il est déjà le citoyen en germe. Les principes politiques généraux doivent donc s’appliquer : tout être humain a le droit d’être traité dignement, et respecté dans son individualité. Par conséquent, les enfants doivent disposer de la même garantie de non-domination que les adultes.

Cela signifie que, contrairement à ce que l’on a parfois affirmé, protéger les enfants de toute interférence arbitraire ne doit pas entraîner la sanctuarisation de l’école. Sophie Audidière le souligne bien, en montrant que l’école-sanctuaire favorise paradoxalement le développement de la domination[15]. Elle pointe ce phénomène dans le modèle traditionnel de l’école républicaine française, qu’elle nomme « ordre scolaire total. Il ne se contente pas de définir les savoirs à acquérir, mais également les méthodes et l’unique cheminement valable pour y parvenir : « seul ce qu’on apprend en « sortant de soi », en passant par les étapes définies par un maître, rend libre »[16]. On reconnaîtra ici le monisme caractéristique de l’éducation républicaine traditionnelle, selon laquelle l’apprentissage est une reproduction exacte du modèle du maître. Certes, comme le remarque Audidière, la réforme de 1989 a profondément modifié le système scolaire français en intégrant en partie la reconnaissance de la diversité des enfants dans les modes d’apprentissage. Mais notre école demeure aujourd’hui le lieu de l’imposition de valeurs éthiques, au nom même de la liberté de chacun[17].

Un des exemples les plus frappants en est sans conteste l’analyse qu’en livre Cécile Laborde à propos de la loi du 15 mars 2004 interdisant le port ostentatoire de symboles religieux dans les établissements publics[18]. Au nom de la liberté que l’école doit enseigner, on considère que les polémiques politiques ne doivent pas pénétrer ses murs. Sous couvert de respect de la laïcité républicaine, les signes de la diversité culturelle sont combattus comme des marques d’asservissement. Mais Laborde montre que cette laïcité est en réalité une « catho-laïcité », c’est-à-dire l’imposition des valeurs culturelles de la majorité. Au lieu de permettre la liberté, la sanctuarisation de l’école au nom d’une idiosyncrasie supposée entraîne la domination des enfants. Traités comme des êtres a-politiques, leur voix propre est négligée[19]. Passé au crible du principe de non-domination, le système français révèle à quel point il dissimule sous le nom de républicanisme la domination des minorités.

C’est pourquoi le néorépublicanisme affirme que l’école doit être une préfiguration de l’espace politique. Si elle veut respecter véritablement la liberté individuelle, elle ne doit pas être uniquement un apprentissage théorique de la liberté mais aussi déjà une pratique de la non-domination. L’éducation néorépublicaine pourrait donc se définir comme une éducation politique, et non comme une éducation à la politique, sans devenir pour autant imposition d’une éthique donnée.

Mais qu’implique, en pratique, ce refus de l’idiosyncrasie ? Selon Pettit, la protection contre les interférences arbitraires passe par la liaison entre démocratie électorale et contestabilité. Or, à la différence des adultes, on ne peut imaginer s’en remettre à la démocratie électorale pour protéger les enfants de la domination. On admettra en effet aisément que les enfants ne puissent être considérés comme co-auteurs de la loi, alors même qu’ils ne sont pas reconnus comme autonomes. A leur niveau, toutes les décisions politiques devraient être comprises comme des contraintes arbitraires. Cependant, la contestabilité leur paraît applicable, et se révèle donc ici déterminante. Tout d’abord parce que Pettit la décrit comme la possession du pouvoir de l’éditeur[20] : un pouvoir postérieur à la législation qui permet d’en évaluer l’adéquation au réel. Il offre une alternative à tous ceux qui ne peuvent être co-auteurs, catégorie qui ne se limite d’ailleurs pas aux enfants. Mais aussi parce qu’elle ne nécessite que la capacité de dire que quelque chose semble injuste, ce que font les enfants. Le projet de Pettit permettrait alors de faire mentir l’étymologie – l’enfant est celui qui ne parle pas – en leur autorisant une voix sur la scène politique. Loin de n’être qu’une anecdote, c’est le statut de l’enfant qui est transformé : le néo-républicanisme lui reconnaît la dignité que les conceptions traditionnelles lui refusaient. Par là-même, il le garantirait contre l’arbitraire.

Pour être non-dominatrice, l’école doit donc d’abord ne pas être un sanctuaire, mais une préfiguration de l’espace politique. Le néorépublicanisme donne alors les moyens de penser la distance qui sépare l’école de la République et l’école républicaine. En traçant les linéaments d’une éducation non-dominatrice, il fournit l’aune à laquelle mesurer le niveau de contrainte exercé sur les enfants. L’éducation peut former sans pour autant être oppressive, à la condition qu’elle respecte l’exigence de politicisation que défend Pettit[21].

Pouvoirs spéciaux et intérêts pertinents

Malgré cet apport, les conséquences de ce second critère d’une éducation non-dominatrice semblent alors entrer en contradiction avec le premier, selon lequel les tuteurs et les enseignants devront s’attacher à servir les intérêts pertinents des enfants. Nous reconnaissons ici la transposition du principe général stipulant que nulle imposition n’est légitime qui ne prenne en compte les intérêts des individus tels qu’ils se les représentent, modulé par la reconnaissance de « pouvoirs spéciaux » justifiés par l’autonomie en devenir des enfants. Pettit écrit, en guise d’explication, que « le pouvoir d’interférence prendra en compte les intérêts des enfants tels qu’on se les représente de manière habituelle[22] ». Qu’est-ce à dire, sinon que les critères socialement reconnus présideront ? Par conséquent, la pertinence des intérêts dépendra de la vision culturellement majoritaire, et non des intérêts des enfants tels qu’ils les expriment. Selon Pettit, il serait donc légitime que l’enfant soit contraint en fonction de la représentation de ses intérêts qu’en auront ses parents. Idéalement guidés par un esprit de bienveillance, ils chercheront à lui nuire le moins possible. Dans ce cas, la contestation ne passerait plus directement par la voix des enfants. En d’autres termes, il sera justifié de lui imposer des valeurs qu’il ne reconnaît pas, en vertu d’une compréhension supérieure. C’est alors le modèle classique de l’éducation républicaine qui se verrait reconduit, tout en étant présenté comme non-dominateur. Pourtant, il semble malaisé de garantir en ce cas que l’individu n’aura pas à souffrir de maître bienveillant – qui peut être de toute bonne foi, et imposer une volonté arbitraire sans intention de nuire.

La portée de cette critique s’accroît lorsque l’on considère que Pettit semble ne pas limiter ces considérations aux enfants, lorsqu’il écrit :

 Je pense qu’il est important de reconnaître que les enfants et peut-être d’autres catégories d’individus se tiennent dans un rapport spécial à l’Etat et à la société[23].

  Nous pouvons supposer que Pettit pense aux catégories d’individus à qui l’on reconnaît une incapacité à être responsables d’eux-mêmes. Alors même qu’il souligne que l’on ne doit jamais cesser de traiter ces individus comme des personnes à part entière, il ouvre la porte à la reconnaissance d’une hiérarchie épistémique. Le problème est qu’il ne se prononce pas sur le critère permettant de tracer la frontière : comment distinguer les « ignorants », auxquels autrui pourra légitimement imposer sa vision de leurs intérêts « pertinents » ?

Il semble donc que la conception néorépublicaine de l’éducation réclame davantage d’explications. On aura tout d’abord remarqué le peu de prise en compte des difficultés techniques liées à la mise en place de la contestabilité en général. Il faut noter que le fonctionnement pratique de la contestabilité repose sur l’acceptation des termes du processus par les citoyens. Lorsque je conteste auprès de la commission neutre, le modèle de Pettit suppose que je reconnaîtrais comme légitime le résultat de l’examen de ma contestation. Il forme donc l’hypothèse qu’un tel jugement neutre soit possible, mais aussi et surtout que chacun puisse en reconnaître les raisons. Il présuppose donc le partage de valeurs préalables – une sorte de raison publique – et rejoint certaines des préoccupations les plus classiques de la tradition républicaine. Le point est alors doublement problématique. Premièrement parce que la contestabilité était en partie chargée de susciter cette adhésion à la valeur républicaine, qu’elle suppose à présent. Deuxièmement, la reconnaissance de l’arbitrage fondé en raison ne va pas sans poser un problème dans le cas des enfants, lié à question des « pouvoirs spéciaux » justifiés par leur statut enfantin. Audidière remarque bien que la question reste sans réponse, mais la réserve pour des analyses ultérieures[24]. Il est pourtant primordial de déterminer clairement si les enfants peuvent contester directement ou non. De cette position dépend la réflexion sur les types d’institution propres à favoriser la contestation, et donc la non-domination des enfants. Le premier cas rendrait par exemple nécessaire de penser une institution aujourd’hui inexistante dans le système français – une sorte de cahier de doléances rempli par les enfants – tandis que le second amènerait à repenser le rôle d’institutions déjà existantes, comme les fédérations de parents d’élèves.

*

En dernière instance, l’interrogation des fondements d’une pratique du néorépublicanisme à l’aune de la question de l’éducation nous mène donc à une aporie, qui renvoie les différents éléments dos-à-dos. Cette indétermination concernant l’éducation fait écho à celle qui touche son concept de civilité. Il reconnaît en effet qu’il ne saurait dire ce qu’il faut faire pour créer la civilité, quand elle n’existe pas encore ou presque pas[25]. S’il imagine aisément comment une société déjà informée par ces normes pourrait les perpétuer, sur le mode d’un cercle vertueux, il éprouve tout de même une difficulté à penser les conditions de sa création. En effet, il se heurte alors à un paradoxe : pour exister, la république doit entrer dans les cœurs. Or cela semble difficile à réaliser en n’imposant aucune valeur préalablement à la possibilité pour ceux qui sont contraints d’en reconnaître la légitimité. Pourtant, la république permettrait la non-domination, et par là la liberté individuelle.

On voit donc que, en ce qui concerne la conception de l’école de Pettit, des éclaircissements supplémentaires sont nécessaires pour distinguer sa position de la pente du « moi authentique ». Mais cette limitation du versant positif du néorépublicanisme – la proposition d’un système alternatif – ne signifie pas son échec. Le point d’arrivée de notre réflexion diffère de son point de départ sur le plan pratique comme sur le plan théorique. Premièrement, le néorépublicanisme a développé une théorie originale de l’éducation, prouvant en cela que l’éducation n’était peut-être pas nécessairement liée à une contrainte éthique. Elle aboutit certes à une aporie, mais le néorépublicanisme demeure une pensée en travaux, selon Pettit lui-même[26]. La question de l’éducation n’y fait pas défaut, et nécessite à la fois des clarifications conceptuelles et des développements sur le plan applicatif. Mais le néorépublicanisme a ici le mérite de signaler une tension encore non résolue entre la liberté individuelle et le pluralisme éthique d’une part, et le monisme éthique de l’autre. Deuxièmement, l’idée d’une école néorépublicaine non-dominante invite à initier une réflexion critique sur le système et les institutions scolaires françaises. Le cas de l’école, qui pouvait sembler anecdotique, se révèle donc bien être une pierre de touche efficace dès lors qu’il s’agit de mettre en relief l’impact politique potentiel des propositions néorépublicaines.


[1] « L’Etat républicain peut-il faire quelque chose pour favoriser et promouvoir le genre de civilité qui est la condition de sa propre réussite ? Il peut prendre certaines initiatives évidentes pour garantir que le système d’éducation présente cette civilité nécessaire comme une chose digne d’admiration, et non pas comme une chose qu’on pourrait rejeter par cynisme ou ignorance. Mais, malheureusement, il n’est que trop clair que, dans la plupart des sociétés, ce genre de mesures dégénère aisément en une espèce de propagande qui lasse et aliène les esprits. » Républicanisme, op. cit., p.339.

[2] Skinner Q., La liberté avant le libéralisme (1998), trad. Muriel Zagha, Paris, Seuil, 2000.

[3] C’est là, par exemple, l’axe central du travail de J.F. Spitz dans Le moment républicain en France, Paris, Gallimard, 2005.

[4] Pettit P., Républicanisme, op. cit., p.124.

[5] Idem, p. 130 : « A l’instar du projet libéral, notre proposition – notre proposition républicaine – est motivée par un présupposé : l’idéal en question est en mesure de susciter l’allégeance des citoyens appartenant à des sociétés développées, multiculturelles, indépendamment de leur conceptions plus particulières du bien ».

[6] Ibid., p.72 sq.

[7] Ibid., p.388. Voir également « Neorepublicanism: A Normative and Institutional Research Program » (en collaboration avec F.Lovett) qui offre une très bonne présentation synthétique du républicanisme dans Annual Review of Political Science, Vol 12, 2009, pp.11-29.

[8] Ibid., p. 357. « Si la graine n’est pas profondément enfouie, elle ne produira pas de plante ».

[9] Ibid., chap.VII.

[10] Ibid., p.340 sq.

[11] Cette opposition est plus claire dans « Neorepublicanism: A Normative and Institutional Research Program » que dans Républicanisme.

[12] Ibid., pp.158-159.

[13] Ibid., p.159.

[14] Ibid.

[15] Audidière S., « L’école républicaine à l’épreuve d’une révision néorépublicaine », dans La république et ses démons, Paris, Chercheurs d’Ere, 2007.

[16] Idem, p.90.

[17] Ibid., pp. 96-97 : « Le débat n’est donc pas de nature pédagogique. […] L’enjeu est politique, et il concerne bien plutôt le rapport de la liberté à l’obligation d’instruction : contester qu’apprendre à penser librement ne puisse se faire qu’en se pliant à une forme de rationalité dont les savants auraient le monopole ne signifie pas tant qu’on cherche à promouvoir une autre forme de rationalité, mais signifie plutôt qu’on remet en question l’équivalence entre ce qui est garanti par des procédures de révision scientifique, et ce qui est non arbitraire, c’est-à-dire la conviction que la science est une autorité impersonnelle qui échappe légitimement au pouvoir collectif ».

[18] Laborde C., Critical Republicanism, The Hijab Controversy and Political Philosophy, New York, Oxford University Press, 2008 et Français, encore un effort pour être républicains ! Paris, Seuil, 2010.

[19] Laborde s’oppose aux conclusions du rapport de la commission Stasi en affirmant qu’elle a négligé la compréhension réelle que le port du foulard avait pour une majorité des jeunes filles concernées. Au lieu d’être l’effet d’une domination masculine, il constituerait plutôt une libre revendication d’identité.

[20]  Républicanisme, op. cit., p.393.

[21] Voir Pettit, « Remanier le républicanisme », Préface à La république et ses démons, Paris, Ere, 2007: « la liberté des individus comprise comme non-domination exige une régulation par l’Etat de leur vie quotidienne et de leurs affaires ; cette régulation est nécessaire pour parer les effets de domination du pouvoir privé ou dominium. ». Voir aussi « Depoliticizing democracy ». Contrairement à ce que le titre pourrait laisser croire, Pettit y défend une reconquête de la vie politique par les citoyens, au moyen de la contestabilité, contre la main-mise politicienne – expression du seul modèle électoral.

[22] Républicanisme, op. cit., p.159. Je souligne.

[23] Idem, p.158. Je souligne.

[24] On peut avancer que de tels problèmes sont trop appliqués pour concerner la philosophie politique. Il n’en demeure pas moins que leur traitement influe sur la validité de la théorie néorépublicaine.

[25] Ibid., p.340.

[26] Cf. P. Pettit et F. Lovett, « Neorepublicanism: A Normative and Institutional Research Program », op. cit.

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