Esthétique/TechniqueLes jeux vidéo: terrain philosophique?une

De l’angoisse de la mort dans les jeux vidéo.

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La possibilité d’une expérimentation vidéoludique de la finitude

  Yannick Kernec’h, professeur de philosophie, chargé de cours et doctorant en études cinématographiques à Rennes 2, EA 3208

 

 « Que tout, même la Mort, nous ment. »[1]

 

Introduction

 

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cc Yvan T flickr.com/photos/iwannt/2762357338/

Dans son article intitulé « Le travail de la Mort dans le Jeu vidéo : la représentation de l’irreprésentable », Guillaume Gillet note d’emblée un certain paradoxe selon lequel « pendant longtemps, le jeu vidéo a été associé à la mort mais sans que l’on s’intéresse au travail de la mort au sein même du jeu vidéo avec ce que cela suppose d’une réflexion sur la temporalité et la mémoire, donc de la trace »[2]. La distinction est fondamentale ; en effet, si d’un côté la mort de l’avatar est constante dans la plupart des jeux, entraînant le fameux game over, elle est presque toujours[3] atténuée par la promesse d’un recommencement quasi immédiat. Tout se passe en fait comme si, par-delà les game over répétés, le joueur planait dans une sorte d’au-delà, se permettant même une certaine désinvolture à l’égard de la mort virtuelle, induite par la possibilité d’une répétition indéfinie du processus ludique.

Il importe donc, suivant le constat de Guillaume Gillet, de ne plus considérer la mort virtuelle selon sa dimension d’événement vidéoludique répété mais d’observer son travail au sein du vécu du joueur ; rien d’autre, en fait, que la volonté de livrer un examen d’ordre phénoménologique de la possibilité d’une angoisse vidéoludique liée à la mort, ce qui n’a semble-t-il pas encore été tenté[4]. S’il demeure incontestable que nous nous effrayions, ou encore que nous puissions ressentir de la peur à des degrés divers, et selon des modalités variables, face à telle ou telle situation vidéoludique, l ‘expérience vidéoludique peut-elle produire un saisissement semblable à celui que nous expérimentons lorsque nous nous angoissons ? En quoi dès lors peut-on parler d’angoisse dans les jeux vidéo ? Comment un tel vécu pourrait-il se structurer phénoménologiquement ? De telles questions doivent nécessairement être précédées d’une investigation inaugurale qui concerne le régime général du mode de donation esthétique singulier qu’est celui du jeu-vidéo – dont l’angoisse serait une modalité – et qui exige de porter une attention prioritaire sur la pratique vidéoludique ; autrement dit, rien de moins que de dégager les conditions de possibilité d’une pensée d’ordre phénoménologique du play. Il en va donc ici de la spécificité d’une mondanéité vidéoludique, à travers la critique de la notion d’immersion. Enfin, il est nécessaire d’intégrer à cette analyse une compréhension phénoménologique de l’angoisse afin, ultimement, de déterminer les structures – au sens heideggerien – de ses manifestations vidéoludiques, par un retour à la considération des games et à la singularité de leur expérience mondaine : ce par quoi l’angoisse s’angoisse, ce par quoi elle se détermine.

1. Détermination d’un « être-pour-le-virtuel » vidéoludique

 

a) De la non pertinence du concept d’immersion pour une phénoménologie de l’activité vidéoludique

Il semblerait que l’immersion, comprise comme « adhésion subjective à la réalité virtuelle »[5] puisse être considérée comme le mode de donation privilégié du jeu vidéo. Il est d’ailleurs nécessaire de lui adjoindre d’emblée un qualificatif puisqu’il ne s’agit pas d’une adhésion cognitive passive. Une dénomination comme celle d’ « immersion interactive » nous semble plus pertinente, du fait de sa plus grande complétude.

Cependant, on le sait, une telle qualification demeure très problématique, notamment au sein des études vidéoludiques. Lorsque Michael Nitsche analyse le statut psychologique du joueur et son rapport à l’univers virtuel, il emploie le terme anglais révélateur de « Presence », ramené par lui à un « phénomène mental fondé par une illusion de la perception »[6]. L’utilisation d’un tel terme oriente le problème de manière significative. En effet, avec le concept d’immersion, c’est le monde vidéoludique lui-même qui est immédiatement livré au joueur et au sein duquel celui-ci serait toujours déjà projeté par simple activation de la console de jeu, et par lequel tout l’univers vidéoludique lui serait donné, en personne. Or, ceci revient à occulter les multiples efforts du joueur pour que l’immersion se concrétise. Comme l’affirme justement Mathieu Triclot, qui qualifie l’immersion vidéoludique d’ « obstacle épistémologique » l’activité vidéoludique se présente plus significativement comme un réseau de « négociations constantes que le joueur doit opérer avec les limites de la machine ou du programme »[7]. De fait, le monde virtuel ne s’offre pas spontanément au joueur – limitations et événements techniques problématiques (saccades, ralentissements), opérations mentales (attention, mémoire).

Par ailleurs, déterminer des degrés d’adhésion à tel ou tel univers virtuel semble également une entreprise pernicieuse, voire aporétique. Pour Benoît Virole, par exemple, la qualité de l’immersion vidéoludique dépend essentiellement de deux facteurs. Tout d’abord, elle peut être liée à la qualité de l’association unissant le joueur à son avatar. Plus précisément, Benoît Virole place ici le degré de tension du couple contrainte/liberté de mouvement au cœur du dispositif immersif. Autrement dit, plus le degré de contrôle sur l’avatar et ses possibilités d’interaction sont importants, plus la qualité d’immersion sera satisfaisante. D’autre part, le degré d’immersion peut également renvoyer au réalisme, c’est-à-dire pour Virole, à l’effectivité de l’univers représenté et de fait, in fine, au degré ontologique du monde vidéoludique. Ici, c’est encore le mouvement qui substantifie, confère un surplus de réalité à l’environnement virtuel.

Si ces caractérisations ont le mérite de proposer des critères pour rendre compte des qualités d’immersion, elles contiennent selon nous une double méprise. Tout d’abord, elles présupposent toujours hâtivement une présence d’intensité variable au monde virtuel qui serait directement donné au joueur, quand bien même tente-t-il de faire état de degré d’immersion. De surcroît, elle surévalue sans doute l’importance de la dimension kinétique – ce qui pourrait de fait conduire à une certaine prééminence d’ordre ontologique des jeux en 3D sur ceux en 2D, par exemple), que B. Virolie lie à « la qualité multisensorielle de l’événement virtuel » et fait l’impasse sur la puissance de l’instance imaginaire. On pourrait ajouter que le mouvement lui-même peut être porteur de fausseté ou d’étrangeté, atténuant en cela l’effet immersif. (bugs de modèles 3D, etc.)

b) De l’immersion à un « être-pour-le-vidéovirtuel »

Nous devons donc récuser la notion d’immersion au sein de ce développement. Ceci ne revient pas, loin s’en faut, à en nier toutes les spécificités ; il nous semble d’ailleurs central d’en discuter deux types de projection. On a d’une part la projection mondaine, projection au sein d’un univers virtuel, encore problématique pour nous à ce stade de notre réflexion ; d’autre part, il y a la projection-identification, c’est-à-dire le devenir-avatar, un devenir-virtuel, assez semblablement à ce que l’on peut identifier chez Merleau-Ponty lorsqu’il se réfère à la notion de corporalité virtuelle :

Ce corps virtuel déplace le corps réel à tel point que le sujet ne se sent plus où il est effectivement, et qu’au lieu de ses jambes et de ses bras véritables, il se sent les jambes et les bras qu’il faudrait avoir pour marcher et pour agir dans la chambre reflétée ; il habite le spectacle.[8]

Afin de déterminer phénoménologiquement le vécu du joueur, Olivier Robert conceptualise un « être-au-monde-virtuel » qui, s’il a l’immense mérite de proposer un examen d’ordre phénoménologique du vécu du joueur dans la trajectoire duquel nous nous inscrivons directement, présente au fond, selon nous, autant de fragilité que la notion généraliste d’immersion. L’ « être-au-monde-virtuel » concrétise la projection d’une intentionnalité virtuelle à l’endroit du corps virtuel. En d’autres termes, « c’est […] en parvenant à s’approprier cet horizon intentionnel se découvrant au travers de l’incorporation d’un corps virtuel […] que le joueur devient présent dans le virtuel, pour le jeu qui l’y attend de prime abord. […] le joueur est alors au-virtuel. »[9]

Il faut comprendre que la difficulté que recelait la notion d’immersion persiste ici. En effet, l’ « être-au-monde-virtuel » suggère l’immédiateté de la mise en rapport au monde virtuel, toujours déjà donné. L’immersivité occulte ainsi, dans le même temps, le travail même de l’intentionnalité du joueur pour ramener à lui l’univers vidéoludique (concentration, attention, réflexes, imagination, etc.), et inversement la résistance que peut lui opposer ce même monde qui n’est jamais donné d’avance. En outre, une telle caractérisation semble éclipser la vidéo, qui jamais ne dévoile intégralement un environnement en raison essentiellement du caractère écranique du dispositif. Si percevoir spatialement, pour Husserl, revient toujours à percevoir par esquisses, alors la modalité perceptive du joueur peut être qualifiée d’esquisse de l’esquisse – ce que tentent de résorber des dispositifs de réalité virtuelle comme l’Oculus Rift en restreignant de manière maximale la distance entre la surface écranique et le joueur.

Phénoménologiquement, et pour en rester à la terminologie heideggerienne, le vécu du joueur devrait davantage être compris comme « être-pour » que comme un « être-au ». Si la différence peut paraître minime, elle se révèle de taille et peut répondre aux critiques que nous avons formulées. Notre « être-pour », qui se comprend ici comme « être-pour-le-vidéovirtuel », rend précisément compte du fait que nous ne soyons pas toujours déjà projetés, immédiatement, au sein du monde vidéoludique, et prend acte de la polarité inhérente au mode de donation de l’univers virtuel que représente la tension [efforts (du joueur)//résistances (de l’univers virtuel)]. Ajoutons que si, pour Heidegger le monde n’est pas l’objet d’un saisissement au sens où le dasein est originairement « au-monde », toujours déjà pro-jeté dans ce même monde, on pourrait dire qu’il en va tout autrement de l’univers virtuel, qui quant à lui est relatif à une intentionnalité : celle du joueur.

Comment, à présent, l’angoisse peut-elle se présentifier, se déployer au sein de ce qu’il convient de qualifier de structure de l’être-pour-le-vidéovirtuel ?

2. Détermination de l’angoisse vidéoludique relative à la structure de l’ « être-pour-le-vidéovirtuel »

 

Découlant de notre réflexion d’ordre phénoménologique, à l’orée du chemin heideggerien, il nous faut à présent caractériser le devant-quoi ainsi que les caractères généraux de l’angoisse lorsqu’elle se rapporte à l’être-au-monde, ce qui va nous permettre, dans un deuxième temps, d’en transposer le rapport afin d’évaluer efficacement la possibilité d’une angoisse vidéoludique qui affecterait le joueur dans son régime spécifique de joueur, autrement dit dans son vécu d’être-pour-le-vidéovirtuel.

a) Angoisse chez Heidegger

L’angoisse chez Heidegger est caractérisée au paragraphe 40 d’Être et temps. Cette affection est en premier lieu déterminée par son insignité : en elle seule, l’être-là « est transporté par son propre être devant lui-même »[10]. Nous trouvons ici le concept d’ipséité, le rapport de soi à soi du Dasein qui a été occulté par la déchéance dans le On. L’angoisse vient briser cette fuite par lequel le Dasein se détourne de ses possibilités les plus propres. Elle me fait éprouver que « cela ne va plus »[11]. Le retour sur soi après la fuite devant son propre soi ne parvient pas, loin s’en faut, à compenser la perte. Heidegger condamne à ce propos les procédés « d’auto-saisie artificielle du Dasein »[12]. Bataille l’exprime de façon magnifique : « La niaiserie de l’angoisse est infinie. Au lieu d’aller à la profondeur de son angoisse, l’anxieux babille, se dégrade et fuit. Pourtant, l’angoisse était sa chance : il fut choisi dans la mesure de ses pressentiments. Mais quel gâchis s’il l’élude : il souffre autant et s’humilie, il devient bête, faux superficiel » – ajoutons inauthentique[13]. La menace devant laquelle le Dasein fuit n’est issue que de lui-même : « elle se confond avec mon propre être »[14].

Ce qu’il est frappant de constater dans le premier temps, c’est l’absence d’objet propre à l’angoisse. Il n’y a aucun étant, de manière générale, qui puisse constituer l’effet déclencheur de cette affection qu’est l’angoisse. « Le devant-quoi de l’angoisse est parfaitement indéterminé »[15]. Mais dès lors, en quoi quelque chose qui n’est rien de déterminé, rien de précis peut-il faire survenir l’angoisse ? On peut asserter que si rien de particulier ne se conçoit comme origine de l’angoisse, ce rien équivaut en fait à un « tout », le « tout est en jeu », à savoir l’être-au-monde. « Le devant quoi de l’angoisse est le monde comme tel »[16].

Ce monde tel qu’Heidegger le conçoit n’a rien à voir avec l’ensemble des étants. L’angoisse transporte jusqu’aux soubassements de notre être et nous fait éprouver sa nullité existentiale. En d’autres termes, elle conduit le Dasein « devant sa mort, devant la finitude du monde »[17]. Dans l’angoisse, toute préoccupation devient essentielle pour la survie même de celui qui l’éprouve ; la menace est claire : il s’agit de l’effondrement même de notre être. Le monde nous oppresse à tel point qu’il risque de nous faire sombrer. Nous ne savons pas précisément en quoi consiste cette menace ; en tant qu’elle est issue de nous-mêmes, elle n’est pas localisable. Le rien de l’angoisse, à ce titre, est plus présent et menaçant que n’importe quel autre objet dans le phénomène de la peur. Le corrélat de l’angoisse demeure ainsi complètement indéterminé ; quand bien même, « le pour-quoi l’angoisse s’angoisse, c’est l’être-au-monde lui-même »[18]. À ce titre, le pour-quoi et l’objet-même de l’angoisse semblent identiques. C’est le monde lui-même, dans sa quotidienneté, qui devient insignifiant.

D’autre part, le vécu propre à l’angoisse produit un sentiment d’inquiétante étrangeté (unheimlichkeit), qui casse l’aspect familier du monde du Dasein. Jeté dans cette inquiétante étrangeté, le Dasein est remis à sa propre mort, c’est-à-dire la possibilité de sa propre impossibilité. Dans l’angoisse, « le Dasein se trouve devant le rien de la possible impossibilité de son existence. »[19]. Dès lors, on conçoit que l’être-jeté (geworfenheit) est lui-même néantité. Ici, cette néantité est porteuse d’un sens double. En premier lieu, « le Dasein ne s’est pas remis à lui-même son fondement, ce « ne-pas » étant constitutif de son être-jeté lui-même »[20]. D’autre part, comme on l’a dit plus tôt, le Dasein est confronté à sa propre mort, devant le spectacle sublime qu’offre la finitude du monde.

b) Possibilité de l’angoisse vidéoludique

Lorsque l’on veut transposer à un niveau vidéoludique le schéma global du rapport entre l’angoisse lié à l’être-au-monde – qui fondamentalement est angoisse devant la possibilité extrême de ma mort – nous nous heurtons à une difficulté redoutable : l’angoisse ne s’origine dans aucun objet particulier mais, comme on l’a vu, dans cet être-au-monde lui-même. En outre, il n’y a pas, à proprement parler, d’intentionnalité lié au monde pour un philosophe comme Heidegger. Le monde doit être conçu comme un existential, c’est-à-dire constitutif de l’exister. Comme pourrait le dire Jean Grondin, pour Heidegger « je suis ce lieu, je ne suis pas dans ce lieu, et l’être n’est pas en face de moi, comme un objet dont voudrait s’emparer ma pensée »[21].

Or, on a vu précédemment que le monde virtuel, quant à lui, peut être phénoménologiquement conçu comme objet (un objet bien particulier ceci dit, en tant qu’objet mondain) ; autrement dit, il est bien l’objet d’une visée, celle du joueur en son vécu d’être-pour-le-monde vidéoludique. Si l’on tirait jusqu’à ses extrémités les conséquences d’un tel raisonnement en en restant aux théories heideggeriennes, on pourrait en conclure la chose suivante : stricto sensu, il n’y a pas d’angoisse vidéoludique possible, chaque saisissement ou peur irraisonnée étant lié in fine à un objet particulier. N’est-ce pas ce que Bernard Perron veut signifier lorsqu’il tend à se prononcer pour l’impossibilité d’une horreur vidéoludique[22], comprise comme « expérience émotionnelle extrêmement désagréable et même traumatisante qui rend le sujet (ou la victime) impuissant tout en violant ses plus élémentaires attentes par rapport au monde »[23]?

Cependant, il peut être intéressant d’examiner des expériences vidéoludiques au sein desquelles la peur vidéoludique semble s’identifier dans une certaine mesure à de l’angoisse, et l’être-pour-le-vidéovirtuel se confondre avec un être-au-monde-virtuel. Sans doute, en effet, « les réalités virtuelles des jeux-vidéo ne sont pas égales entre elles quant à cette profondeur ontologique dont elles peuvent disposer » et certaines de ces réalités parviennent à transcender leur statut d’objet[24].

Afin de poursuivre, il est nécessaire de postuler la nature ontologique de ces univers virtuels. On peut en effet considérer des mondes vidéoludiques pouvant être le fondement d’affections que le joueur ramènerait volontiers à un sentiment d’angoisse, des jeux parvenant dans une certaine mesure à essentialiser l’illusion virtuelle, c’est-à-dire à la créditer d’une substance, d’une réalité effective.

3. De l’angoisse vidéoludique ?

 

Il nous faut donc considérer à présent les games, eux seuls à mettre en jeu les structures à ce qui tendrait à se ramener sous la dénomination d’angoisse vidéoludique dans le cas d’un être-pour-le-virtuel tendant asymptotiquement à se concrétiser en être-au. Rappelons également d’emblée à la fois la variabilité des intensités de vécus, et des degrés ontologiques des mondes virtuels auxquels ils sont confrontés.

a) Angoisse et peur de l’échec

Affirmons-le d’emblée : une telle expérience, on en conviendra aisément, ne peut être ramené à la peur de l’échec ludique qui bien souvent pourtant, sont souvent confondus, ce qui participe de fait à une sorte de mise à égalité de la mort et de l’échec. Mais il faut pourtant distinguer le mourir vidéoludique du simple échec. Au contraire de ce dernier, le mourir vidéoludique procéderait de la destruction puis, dans une certaine mesure, du deuil d’une symbiose : celle qui liait le joueur à son avatar-protagoniste. Car, comme peut le dire Bernard Perron, en tant que « les jeux vidéo narratifs sont à la jonction du corps ergodique d’un personnage-joueur et de l’exposition de la vie intérieure de ce protagoniste », « je suis celui qui agit, [même si] je reste en même temps conscient de le faire pour/avec un personnage, peu importe la perspective (première ou troisième personne) », ce qui est au principe de ce qu’il nomme « peur vidéoludique »[25]. Un tel dédoublement entraîne le fait que si je suis d’une certaine manière celui qui agit, je ne suis que partiellement, que localement, celui qui meurt. La peur vidéoludique n’est donc pas, en ce sens, une expérience intégrale ; en conséquence, elle ne peut s’identifier à l’authentique angoisse.

L’angoisse de la mort, en tant qu’elle est liée à la possibilité de l’impossibilité de sa propre existence, est angoisse de la disparition définitive, ce qui entre en contradiction avec la plus grande partie des dispositifs ludiques se bâtissant sur la répétitivité des recommencements et l’état psychique lié, c’est-à-dire une sorte de memento mori ludique indéfini, comme on a déjà pu l’évoquer, voire à l’absence pure et simple de game over comme dans des jeux tels que Prince of Persia (Ubisoft 2008) où l’avatar est constamment secouru par le personnage non-jouable l’accompagnant, ou encore Flower (Sony 2009). Ces répétitions ne sont pas les répétitions angoissantes dont nous parle Heidegger et à partir desquelles le dasein s’ouvrirait à son être-jeté dans la mort. C’en est même l’inverse : ces répétitions indiquent un « oubli », celui du caractère d’être-pour-la-mort qui est également oubli de sa propre finitude : une répétition inauthentique, parfois même humoristique, et non pas angoissante.

Les jeux qui proposent des modes correspondant en cas d’échec à des destructions définitives de parties en cours, des morts permanentes (permadeath) comme Diablo II et III (Blizzard 2000, 2012) mettent plus spécifiquement en relief des formes de stress plus ou moins avancées pour le joueur. En effet, on pourrait dire que ces systèmes ludiques chosifient des états de monde sans leur conférer de statut ontologique particulier – comme les outils de sauvegarde et la possibilité d’un sentiment de perte prononcé, voire de deuil. Cependant, nous n’y trouvons pas ce sentiment d’agression généralisé et mortel, c’est-à-dire l’équivalent d’une peur qui réagirait à l’ensemble de la réalité virtuelle, non localisable, à la fois partout et nulle part. On pourrait toutefois évoquer le cas particulier d’un jeu qui ne pourrait se jouer qu’une seule fois, comme l’a tenté The Upsilon Circuit, présenté par un couple de développeur à l’occasion du salon du jeu indépendant PAX (mars 2015), dans lequel deux équipes de quatre joueurs s’affrontent une unique fois dans des donjons générés aléatoirement. La mort de l’avatar y est non seulement permanente mais également synonyme d’anéantissement du jeu lui-même – ce que les développeurs ont baptisé Perma-permadeath. Serait-il adéquat de parler à cet endroit d’angoisse ? En effet, un tel jeu manifeste de manière terminale tout à la fois le mourir vidéoludique et la destruction pure et simple du monde-jeu. Pourtant, on est une nouvelle fois ramené à une peur de l’échec, dans la mesure où le Perma-permadeath renvoie non pas tant à ma propre mort que celle d’un jeu, dont l’échec signifierait la fin. L’existentiel est tout entier résorbé par la technique et, de fait, détermine une affection profondément inauthentique. Il ne peut donc pour nous, en aucune façon, s’agir ici d’angoisse.

Un jeu de tir à la première personne comme ZombiU (Ubisoft 2012) propose, dans le cadre de cette réflexion, un système assez original dans la mesure où la mort se conçoit à mi-chemin entre répétitivité et absoluité. Ainsi, lorsque l’avatar meurt des suites d’une morsure par un zombie, ceci entraîne la prise de contrôle par le joueur d’un autre survivant. Celui-ci, pour récupérer son inventaire perdu, doit alors retrouver et tuer l’entité qui précédemment constituait l’avatar. La mort est ici inscrite diégétiquement : l’univers en porte la trace – à l’instar de la série des Souls (From Software), dans laquelle l’avatar, frappé du sceau de la marque sombre, est prisonnier d’un cycle indéfini de réincarnations. Le joueur peut alors éprouver une curieuse expérience d’un deuil de « soi-même comme un autre », pour détourner les propos de Paul Ricœur, et réalise en quelque sorte sa propre mort.

b) Angoisse vidéoludique et illusions virtuelles

Certains jeux parviennent plus ou moins efficacement à créer un fort sentiment de malaise quant au statut du monde virtuel qu’ils instaurent, que des effets de conjonction entre l’écriture, le game design et le level design s’échinent à mettre en péril. Dans Dark Souls (2011, From Software), tuer un personnage non jouable précis dans la cité de lumière d’Anor Londo entraîne l’obscurité subite de ce niveau et la disparition de la quasi-totalité des ennemis de la zone : cette partie du monde reposait sur une illusion, les dieux ont quitté la scène et le joueur expérimente d’une certaine manière une néantisation. Dans Max Payne (2001, Remedy Entertainment), les délires de l’avatar sous l’effet d’une drogue nous entraînent dans une métaphorisation virtuelle de son psychisme torturé ; le joueur évolue en suivant un tracé au sein d’un niveau labyrinthique et très sombre. De surcroît, le quatrième mur sans cesse brisé par les monologues de Max achève de mettre à mal le tissu virtuel. De tels jeux interrogent au plus près la nullité ontologique de leur propre monde ; en cela, ils peuvent être, dans une certaine mesure, producteurs d’angoisse.

c) Angoisse vidéoludique et temporalité diégétique

Par ailleurs, on pourrait mettre en jeu le caractère angoissant lié à une temporalité problématique. Ainsi, pour Delphine Grellier[26], l’éclosion de la temporalité vidéoludique interne – non pas les niveaux chronométrés d’un Super Mario Bros (Nintendo, 1985) mais un déroulement historico-diégétique comme dans Baldur’s Gate (BioWare, 1998) par exemple – au sein des jeux de rôle et d’aventures solo ont contribué à accroître le réalisme et, dans le même temps, à manifester chez le joueur un certain sentiment d’angoisse. « Le joueur avance désormais dans l’aventure avec la contrainte angoissante du temps qui s’écoule » pouvant le confronter à l’éventualité de sa propre mort (le manque d’eau et de nourriture par exemple, dans l’un des modes de la série Fallout)[27].

d)    Angoisse et généricité vidéoludique : le survival horror

Enfin, il s’avère nécessaire de porter notre attention sur l’aspect générique et plus particulièrement sur le survival horror, genre qui entretient avec la mort et la « peur » un rapport particulier en ce qu’il travaille « avec les atmosphères et les tons d’une manière qui peut être différente des autres jeux»[28]. Comme Dominic Arsenault l’exprime : « Dans un jeu vidéo non-survival l’avatar doit rester en vie, certes, mais ce dans la mesure où c’est le pré-requis pour accomplir des tâches nécessaires à la progression dans l’espace ou dans le récit ; dans un jeu de survival, les actions que le joueur doit effectuer sont soumises à l’impératif de préservation de soi »[29]. Cet impératif de survie confronte le joueur au devenir-hostile d’un univers tout entier.

Le célèbre Resident Evil (Capcom, 1996) n’est sans doute pas pour nous, à cet égard, l’exemple le plus remarquable[30]. En effet, le joueur peut être sujet à la peur en des endroits qu’il peut localiser, identifier, même si les angles fixes contribuent ici à placer la menace « hors-champ » (notion sujette à caution car d’ordre cinématographique), ce que proposait déjà Alone in the Dark (Infogrames, 1992). Le champ reste principalement l’espace de survie. Dans un jeu comme Clocktower (Human Entertainment, 1995), à l’inverse, il s’agit de se dissimuler. Le joueur ne dispose d’aucun moyen de défense ; il lui faut disparaître au sein même du « champ » pour échapper au tueur : le « champ » se conçoit ici comme un espace menaçant et c’est dès lors le « hors-champ » qui est l’espace de survie. Dans les deux cas, les ennemis, plus ou moins localisables, font naître de la peur.

Dans Alan Wake (Remedy Entertainment, 2010), le procédé est quelque peu différent. Le joueur dispose d’une lampe torche qui constitue une arme contre des ennemis dont la faiblesse est la lumière. Au cœur de ces ténèbres, la lampe torche constitue ainsi l’outil pour déchirer le voile virtuel et fait apparaître la nullité ontologique de l’environnement qui menaçait de contaminer le réel. Le joueur se fait ici le sauveur de sa réalité ; en cela peut être engagé un sentiment d’angoisse.

C’est la réalité virtuelle qui dans Silent Hill (Konami, 1999), menace d’engouffrer le joueur. À l’inverse de l’économie des angles de vue de Resident Evil, Silent Hill en propose de multiples, souvent en mouvement. En outre, un effet de brume, solution esthétique déterminée en raison des limitations techniques d’affichage de la Playstation, une radio qui produit des parasites lorsque des ennemis parviennent à proximité et un écran débarrassé de toute information en rapport à la santé et aux objets de l’avatar produisent un univers ennemi et transforment le jeu en une sorte de trou noir béant aspirant le joueur.

Enfin, dans Amnesia : the Dark Descent (Frictional Games, 2010), la baisse de la jauge de santé mentale entraîne un trouble du champ de vision ainsi qu’une forte contrainte lors des déplacements du personnage. Le joueur expérimente une forme de dé-saisissement de son avatar-protagoniste, le naufrage d’un monde à l’approche d’un danger qu’il ne parviendra plus à identifier ni à localiser – qui, littéralement, s’in-détermine. Alors peut-être, oui, est-il véritablement ici question d’angoisse.

 

Conclusion

 

Au terme d’un premier moment théorique centré sur la mondanéité des jeux vidéo, il nous avait fallu rejeter la possibilité d’un authentique vécu de type angoissé chez le joueur. Puisque nous ne sommes à proprement parler jamais déjà immergés au sein du monde vidéoludique, que celui-ci est toujours l’objet d’une visée, il ne saurait y avoir de sentiment de mise en péril, de désengagement de notre être tel que celui propre à l’angoisse. Néanmoins, si l’angoisse au sens strict – c’est-à-dire, pour nous, au sens heideggerien – semble se refuser au joueur, nous soutenons que certains dispositifs ludiques travaillent en profondeur et de manières variées des formes de désappropriations mondaines en liaisons étroites avec le mourir vidéoludique ; celles-ci, parce qu’elles ne se réduisent pas simplement à des peurs déterminées et maîtrisables, peuvent alors se déterminer comme angoisses.


[1] Baudelaire, Charles., « Le squelette du laboureur », in Les Fleurs du mal, Paris, Gallimard, Folio Classique, 2015.

[2] Gillet G., « Le travail de la Mort dans le Jeu vidéo : la représentation de l’irreprésentable », https://psychologienumerique.wordpress.com/2011/10/29/le-travail-de-la-mort-dans-le-jeu-video/, 29 octobre 2011. Dernière consultation le 11/05/16.

[3] Il existe bien entendu des exceptions sur lesquelles nous reviendront, comme les modes de jeu hardcore de Diablo II et III dans lesquels le game over de la partie en cours est définitif.

[4] L’analyse qu’a pu proposer Guillaume Gillet est à dimension psychanalytique, tandis que celle tentée par Delphine Grellier (Grellier 2008) est d’ordre sociologique.

[5] Virole B., « Phénoménologie de l’immersion, Attribution de sens à la réalité vituelle », http://virole.pagesperso-orange.fr/immer.pdf, 10 mars 2008. Dernière consultation le 11/05/16.

[6] Nitsche M., Video Game Spaces, Cambridge, The MIT Press, 2008, p. 203 : Je traduis.

[7] Triclot M., « Game Studies ou Etude du Play » in Sciences du jeu, https://sdj.revues.org/223 2013, 37. Dernière consultation le 11/05/16.

[8] Merleau-Ponty, Maurice. Phénoménologie de la perception. Paris : Tel Gallimard, 1945, p.298, cité par Robert O., Phénoménologie du plaisir vidéoludique, http://culture.numerique.free.fr/publications/ludo12/robert_ludovia_2012.pdf, 2012. Dernière consultation le 11/05/16.

[9] Robert O., Idem, p. 5.

[10] Heidegger, Être et temps, Paris, Gallimard, NRF, 1986, p. 184.

[11] Ibid., p. 184.

[12] Ibid., p. 185.

[13] Bataille G., L’Expérience intérieure, Paris, Œuvres complètes, Gallimard, 1973, V, p. 45.

[14] Greisch J., Ontologie et temporalité, esquisse d’une interprétation intégrale de Sein und zeit, Puf Epiméthée, 1994, p. 231.

[15] Heidegger, op. Cit., p. 186.

[16] Idem, p. 187.

[17] C. Romano, « Présentation de la conférence de Heidegger », in Le Néant, contribution à l’histoire du non-être dans la philosophie occidentale, sous la dir. de J. Laurent et C. Romano, PUF, Epiméthée, 2006, p. 517.

[18] Heidegger, op. cit., p. 187.

[19] Idem, p. 266.

[20] Romano, op. cit., p. 518-519.

[21] Grondin J., « Heidegger et le défi du nominalisme », Les Temps modernes : Heidegger. Qu’appelle-t-on le lieu ?, 2008/4, n° 650, Gallimard, p. 235.

[22] Bernard Perron, « Jeux vidéo d’épouvante : concevoir la peur vidéoludique », conférence prononcée dans le cadre d’un séminaire d’élèves de l’ENS sur les « Enjeux du Game design », le 15 mars 2016.

[23] Solomon R. traduit et cité par Bernard Perron, conférence « Jeux vidéo d’épouvante : concevoir la peur vidéoludique ».

[24] Robert O., op. cit., p. 8.

[25] Perron, Conférence, op. cit.

[26] Grellier D., « L’imaginaire face à l’angoisse : de la gestion ludique de la finitude » in Quaderni, n°67, Automne 2008, https://quaderni.revues.org/284. Dernière consultation le 11/05/16.

[27] Idem, p. 12.

[28] Dansky R., « Writing for Horror Games », in Wendy Despair (dir.), Writing for Video Game Genres from FPS to RPG, Wellesley MA : AK Peters, p. 115 [Bernard Perron traduit].

[29] Arsenault D., Des typologies mécaniques à l’expérience esthétique, thèse soutenue en Août 2011, p. 294-295.

[30] Ce n’est en rien la qualité même du jeu que nous jugeons ici, mais sa capacité à créer de l’angoisse qui nous le rappelons, doit être distinguée de la peur.

1 Comment

  1. Très perplexe après lecture ! Comme quoi, cela se répercute depuis longtemps sur mon quotidien.

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