Société/Politique

Multiculturalisme et dispositifs juridiques au Canada

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Par Yann Guillouche.

Source Deviant Art - Creative Common

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Si la politique d’égale dignité, dans son acception rousseauiste[1], porte en germe, ou à tout le moins en potentialité, le risque d’une homogénéisation tyrannique, pour Charles Taylor il est crucial de déterminer « si toute politique de dignité égale, fondée sur la reconnaissance de droits universels, est vouée à être également homogénéisante. » (p.72) Si cette question traverse l’ensemble de l’ouvrage Multiculturalisme, c’est principalement dans la quatrième partie qu’il s’attèle à son élucidation philosophique, par l’étude du droit constitutionnel positif au Canada.

C’est dans cette optique qu’intervient la référence à l’autre généalogie de la dignité, dont il repère l’origine chez Kant. Tout en reconnaissant la possible exagération de sa catégorisation, Taylor attribue donc à Kant la grand-paternité des modèles qui ne considèrent pas que la liberté égale, soit « une égalité des droits accordés aux citoyens » (p.72), et va entreprendre d’en défendre une certaine vision, malgré ses détracteurs, et malgré ceux de ses thuriféraires qui en ont une « vue [trop] restrictive » (p.73). Plaidoyer quasiment pro domo, aux deux sens du terme : Taylor croit que l’accusation multiculturaliste d’homogénéisation n’est pas fondée, et il entend nous le montrer par l’étude du cas canadien.

I. Charte des droits v. Amendement Meech

Premier point : l’actualité et l’importance du débat. La question prend ici un tour très pratique, en s’enracinant dans une controverse qui a profondément secoué le Canada, à partir de l’adoption, en 1982, de la Charte canadienne des droits. Ladite Charte procédait d’un grand remaniement constitutionnel, visant à s’extraire définitivement du juridisme de type coutumier, avec un alignement sur le système étasunien, au sens où « le monde occidental – et peut-être le monde dans son ensemble – suit le précédent américain » (p.75) en matière de révision juridique de la législation[2]. L’important est de bien considérer que « rédiger et verrouiller un code de droits durant la ratification de [la] constitution et comme condition de son bon fonctionnement » (p.75) revient à dessaisir le constituant (sans considération quant à son caractère originaire ou dérivé, comme dans le modèle ici britannique de souveraineté parlementaire) de l’entièreté de son pouvoir : fidèle en cela à  « la tendance de la deuxième moitié du XX° siècle » (p.74), la révision juridique se subordonne au respect de deux clauses,

a- le respect d’un ensemble de droits individuels,

b- l’égalité de traitement des citoyens soit l’absence de discrimination pour motifs irrecevables.

De telles conditions « infrangibles, verrouillées de manière inexpugnable » (p.81) ont évidemment posé problème aux québécois, qui, voyant les particularismes qu’ils avaient défendus passibles d’interdiction constitutionnelle, refusent de voter la Charte. Deux tentatives, l’accord du lac Meech en 1987 et l’accord de Charlottetown en 1992 (postérieur à l’article de Taylor), vont infructueusement tenter de régler le problème, en proposant une clause de reconnaissance du Québec comme « société distincte ».

II. Libéralisme « opératoire »

Ce rejet des amendements pro-québécois est le fait des « canadiens anglais », selon l’expression utilisée par Taylor. Au-delà de la « part certaine de préjugé anti-québécois à l’ancienne mode » (p.77), la résistance viscérale des « canadiens anglais » à la clause de société distincte s’explique par toute une genèse historique du droit aux Etats-Unis, à partir des doctrines de révision juridique par amendement[3], autour de deux stipulations fondamentales :

a- la règle de défense des droits individuels,

b- le thème de la non-discrimination, laquelle l’emporte sur la première, selon Taylor, « dans la conscience publique » (p.76).

Partant, la Charte et les amendements pro-québécois sont perçus comme définitivement antagonistes : en effet,

a- « les desseins collectifs peuvent impliquer des restrictions à la liberté des individus »,

b- « l’avalisation de desseins collectifs au nom d’un groupe national » ne se fait pas sans discrimination des citoyens extérieurs audit groupe national. Taylor retrouve cette attitude chez de nombreux théoriciens libéraux s’étant emparés des doctrines de révision juridique, Rawls, Ackerman ou Dworkin, qui établit que, considérant qu’il existe des obligations morales positives, i.e. eschatologiques, et opératoires, soit « le devoir de traiter correctement et également avec autrui, sans considération de nos propres perspectives eschatologiques » (p.78), et qu’une société libérale peut et doit se limiter aux considérations opératoires, alors « la politique en tant que telle ne peut adopter de vue positive », faute de quoi « la société ne traiterait pas la minorité dissidente avec un égal respect. »[4]

Une telle neutralité de l’Etat quant à la vie idéale s’origine dans la pensée de Kant, pour lequel la dignité d’un homme revient à son autonomie, soit à la capacité qu’il a à choisir pour lui sa conception de la vie idéale : de là, et de la « popularité » de cette anthropologie, la nécessité d’un bloc de constitutionnalité neutre, i.e. protégeant exclusivement les libertés fondamentales, « kantiennes », et irréfragable, l’égale dignité des hommes ne se payant pas de révision de ses principes pour risquer alors de la remettre elle-même en cause.

III. La survivance du (Q/q)uébécois

« Mais, note Taylor, une société à desseins collectifs comme celle du Québec viole ce modèle » de « république opératoire » à la Sandel (p.80). Pour les Québécois comme pour les populations aborigènes, l’enjeu du refus de la Charte est celui de leur survivance, requérant une autonomie gouvernementale et la possibilité de législations « discriminatoires ». En effet, « il ne s’agit pas simplement de maintenir la langue française accessible à ceux qui voudraient la choisir [mais] faire en sorte qu’il existe, dans l’avenir, une communauté de population qui souhaite profiter de l’opportunité d’utiliser la langue française [soit] créer des membres pour cette communauté » (p.80-81)

En d’autres termes, les enjeux culturels sont incommensurables à l’air ou aux espaces verts, pour reprendre la comparaison, en ce que la reconnaissance aujourd’hui d’une particularité culturelle demande impérativement la préparation normative de la continuité téléologique de cette particularité (d’où, finalement, comme un rapprochement des cultures et de l’environnement, sous la forme dans les deux cas d’une nécessaire heuristique de la peur, fût-elle particulariste, singulière, pour ces matières plus humaines). Sans s’inquiéter outre mesure du traitement des extérieurs : la loi 101, portant interdiction aux immigrés et francophones d’envoyer leurs enfants dans des écoles anglophones, ne devrait choquer personne.

IV. Pour une politique de respect égal « hospitalière à la différence »

A la question inaugurale de Taylor, « comment le libéralisme des droits est-il lié à la diversité ? » (p.74), deux réponses se dégagent donc, sous la forme de deux conceptions définitivement « incompatibles » (p.82) de la société libérale qui s’affrontent autour de la Charte de 1982 : d’un côté, une politique de respect égal, réclamant des règles de droit uniformes et strictement opératoires, mais qui, sans abolir nécessairement les différences culturelles, est « inhospitalière à la différence » (p.83), tombant ainsi sous le coup des critiques issues des tenants d’une politique de la différence, en tant qu’elle prive les individus de leur « réelle aspiration », soit la survivance en tant que collectivité[5]. Cette survivance est assurée par un libéralisme qui s’autorise des normes positives, à condition qu’elles respectent « les droits fondamentaux et vitaux reconnus comme tels depuis le tout début de la tradition libérale » (p.81), c’est-à-dire  un bloc incompressible de constitutionnalité qui semble évident à Taylor, et qui ne peut évidemment pas justifier un ostracisme linguistique quant à, mettons, la signature de traités commerciaux. « Bien que je ne puisse pas le défendre ici, j’aimerais avaliser cette sorte de modèle », nous confie Taylor (p.85).

Ceci au terme d’une réflexion dont il ne faudrait pas que la rhétorique échappe, tout en « inquiétude », « méfiance » et autres des acteurs (d’où la douteuse analogie jonassienne plus haut), peur des minorités de disparaître, peur non moindre des post-kantiens de voir les droits fondamentaux corrodés, peur égale des deux parties de ne pas être reconnues en elles-mêmes, d’être forcées à l’inauthenticité, des peurs qui cristallisent les positions « l’une contre l’autre » (p.82), de telle sorte que libéralisme d’égale dignité extrême oublie qu’il se tient dans le monde contemporain sur une impossibilité anthropologique fondamentale, en contrevenant à la nécessité de reconnaissance, « les rigidités du libéralisme opératoire pouv[ant] rapidement devenir impraticables dans le monde de demain. » (p.84)

Le tropisme multiculturaliste est donc « indiscutable » (p.84), la nécessité téléologique amenant la nécessité eschatologique d’un droit positif, et ce sentiment si libéral qu’est la peur doit nous y conduire. Walzer s’échine encore à décrire Taylor comme un pur libéral 1, s’étant choisi tel de l’intérieur du libéralisme 2 ; pour qui l’Etat, sans « hypocrisie » ni « anxiété » (p.133-134), peut rester neutre en tant qu’il ne reprend pas à son compte tel différentialisme mais se borne à le permettre. Cependant Taylor, subrepticement, mais benoîtement, avance que, malgré la peur irraisonnée des libéraux, avec la peur raisonnable et de survivance des multiculturalistes, à côté des libertés fondamentales, il est des privilèges et des impunités « qui peuvent être abolis ou restreints pour des raisons de politique publique – à la condition qu’il y ait une raison urgente à le faire. » (p.82)

La traduction pratique en est l’art. 33 de la Charte portant disposition dérogatoire dispose que le Parlement ou une législature provinciale peut expressément circonvenir aux libertés fondamentales, à l’égal traitement devant la loi et aux garanties juridiques, pour une durée maximale, mais renouvelable, de cinq ans – nonobstant la jurisprudence. Et le Québec vit depuis sous un état d’exception (cf. Walzer) permanent[6].

N’ayons pas peur.

[Cet article est originellement issu d’un commentaire de la quatrième partie de Multiculturalisme. Différence et démocratie de Charles Taylor (pp.72-84). Il n’a en conséquence pas de prétention autre que de souligner quelques remarques juridico-philosophiques sur la possibilité « kantienne » que promet Taylor au multiculturalisme.]


[1] C’est-à-dire s’inscrivant dans l’indiscrimination de la « trinité » liberté, absence de rôles différenciés, objectif commun même évanescent. Cf. la troisième partie de l’ouvrage de Taylor.

[2] La Charte s’inspire de la Convention européenne des droits de l’homme et de la Déclaration universelle des droits de l’homme, et la Cour Suprême canadienne de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme et de celle de la Cour Suprème étasunienne.

[3] Cf. le tournant du 14° amendement, qui, instaurant la doctrine de « protection égale » des citoyens, va favoriser une relecture du 1°, en faveur non plus des états fédérés mais des individus.

[4] a- Quant au rapport de la société à la minorité: sous condition de traduction correcte, en p.78, l’eschatologie dominante est présentée comme étant nécessairement celle d’un groupe minoritaire en démocratie, sans doute par le truchement d’une atomisation particulariste. b- Sur le terme « respect »: voir, par exemple, Slavoj Zizek, « The One Measure of True Love is: You Can Insult the Other », art. disp. en ligne.

[5] Il n’est donc pas anodin que Taylor s’inspire tant de Herder: voir notamment ce qu’écrit à propos de ce dernier Zeev Sternhell.

[6] Il a été fait usage deux fois de cette disposition dérogatoire: au Saskatchewan pour arrêter une grève, en Alberta pour assurer le caractère hétérosexuel du mariage.

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