Société/Politique

La procédure comme dispositif

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Marine Dhermy

Perspectives et axes de recherches

Avec l'aimable autorisation de Justin Carter

Avec l’aimable autorisation de Justin Carter

Nous avons tenté par cette série d’articles de montrer en quoi la procédure était partie prenante d’un véritable dispositif foucaldien de contrôle des comportements des individus. La théorie de Luhmann est extrêmement complexe (il l’avoue d’ailleurs lui-même et le revendique pleinement) ; nous avons essayé d’en retracer les principaux traits dans l’horizon d’une théorie du dispositif, mais il y aurait encore beaucoup à dire, les propos de ce travail impliquant encore beaucoup d’autres mécanismes que nous n’avons pas pu développer ici. La procédure est un réseau d’éléments très cohérents, où les discours véhiculés par les différentes parties qui y prennent part sont très importants dans la mesure où ce sont eux qui caractérisent le rôle des uns et des autres dans la participation à la procédure. Or, en termes de dispositif, l’intégration des individus à celui-ci est essentielle à son efficacité, à l’exercice virtuel de son pouvoir dirons-nous, dans la mesure où ils doivent pouvoir participer à la sélection d’un possible parmi toute une quantité d’autres possibilités.

La procédure s’inscrit dans un cadre systémique très horizontal qui permet au pouvoir de se réaliser dans sa virtualité. Le pouvoir est partout et n’a pas de source unique si bien qu’il est difficilement perceptible par l’individu d’autant plus qu’il ne se manifeste pas physiquement. Cette horizontalité de l’organisation est la condition d’une diffusion virtuelle du pouvoir. Mais légitimer, est-ce user de son pouvoir, même virtuel ? Visiblement, Luhmann l’affirme puisque légitimer revient à faire accepter des décisions sans avoir à se référer à des valeurs qui selon lui ne font plus sens dans nos sociétés modernes, telles que celles de justice ou de vérité par exemple. Dans ces conditions, l’individu est intégré aux décisions certes, mais est exclu des prémisses décisionnelles, celles qui font le droit ; d’ailleurs, pour Luhmann, que l’individu y soit associé serait préjudiciable au fonctionnement du système juridique :

le niveau d’information du public, et par conséquent, le niveau de formation des attentes relatives aux affaires législatives sont extrêmement réduits […]. On ne lit pas le journal officiel. On déplorera ce fait si l’on part des représentations classiques sur l’opinion publique et la législation. Mais l’ignorance et l’apathie constituent pourtant les conditions préalables les plus importantes pour qu’une substitution de paragraphes passe largement inaperçue, pour que le droit soit variable et ainsi fonctionnel pour le système.[1]

On le voit bien par cette citation, il n’est absolument pas question que les individus aient accès à la création ou à la modification des prémisses décisionnelles car ce serait figer le droit et le rendre peu variable par rapport à l’exigence de régulation de la complexité sociale.

Tout cela ne doit pas nous faire oublier les conséquences positives d’une telle société de contrôle et c’est en cela que la procédure participe pleinement d’un dispositif : elle permet davantage de libertés en favorisant la contingence et permet aux individus de vivre de manière simplifiée grâce à des mécanismes de réduction de la complexité sociale ; ceci sous le puissant contrôle de la société. La vertu libératrice pour l’individu du dispositif de légitimation trouve son cheminement dans nos propos sur le pouvoir et la société de contrôle. Nous disions que la manifestation physique du pouvoir en signifiait davantage la faiblesse que la puissance. S’institue ainsi au sein des systèmes une sorte de pouvoir virtuel, d’autant plus puissant qu’il est virtuel.

Les libertés des individus dans le cas d’un pouvoir virtuel insidieux semblent plus nombreuses que dans une situation de pouvoir manifeste (la force) puisque personne par exemple ne se voit empêché de faire telle chose, si l’on prend une définition de la liberté comme absence d’obstacle. Un pouvoir virtuel n’est pas un pouvoir qui empêche, qui met des obstacles à nos actes, c’est un pouvoir qui contrôle en définissant des cadres d’action. Luhmann en conclut que plus le pouvoir virtuel s’accroit, plus les libertés des individus tendent à augmenter également. C’est là une théorie très paradoxale, donc très intéressante pour notre sujet. Cela signifie que les individus sont d’autant plus libres que le pouvoir est présent virtuellement.

La société de contrôle luhmannienne est productrice de libertés : s’emparer des personnalités, intégrer les individus au système devient compatible avec la liberté. Comment est-ce possible ? Le pouvoir augmente dans une société à mesure que celle-ci produit d’alternatives.[2] Partons d’un exemple : imaginons que je place autrui devant une situation où il doit choisir entre suivre mon injonction ou ne pas la suivre au risque d’une sanction. Je lui propose là une alternative, mais puisqu’il y a un risque de sanction, j’acquiers ainsi un pouvoir sur lui. Il en découle que j’ai d’autant plus de pouvoir sur autrui en étant capable de lui imposer mes propres attentes qu’il a de possibilités autres aux choix que je lui propose. Mon pouvoir s’accroit proportionnellement à l’augmentation des possibles visés par autrui. En d’autres termes, plus sa liberté de choix est grande, plus mon pouvoir sur lui peut être important lorsque je lui impose mes attentes. C’est ainsi que dans le cas de la procédure, je suis libre de m’auto-présenter d’une manière qui ne me correspond pas, de faire une fausse déclaration, etc. Pourtant, cette liberté m’enchaîne dans mon propre jeu et me contraint à la cohérence dans ce que je ne suis pas. Nous conclurons ainsi à ce sujet sur cette formule admirable de Luhmann :

Le droit à la liberté de faire une déclaration garantit en même temps le privilège de commettre dans la salle du tribunal un crime contre soi-même.[3]

Tel est finalement le piège du dispositif foucaldien.


[1] LUHMANN Niklas, La légitimation par la procédure, trad. Lukas K Sosoe, éd.Cerf, coll. « Passages », Laval, 2001, p185

[2] LUHMANN Niklas, extrait de Macht, cité dans CLAM Jean, Droit et société chez Niklas Luhmann : fondés en contingence, éd. P.U.F, coll. « Droit, éthique, société », Paris,  1997, p189

[3] LUHMANN Niklas, La légitimation par la procédure, trad. Lukas K Sosoe, éd.Cerf, coll. « Passages », Laval, 2001, p92

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