2022La méthode phénoménologiqueune

Possibilité et générativité. Entretien avec Claudia Serban (propos recueillis par Luz Ascarate)

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Claudia Serban est maîtresse de conférences en philosophie à l’Université Toulouse 2 Jean-Jaurès depuis 2015 où elle dispense des cours de phénoménologie et de philosophie allemande. Membre de l’Équipe de Recherche sur les Rationalités Philosophiques et les Savoirs (ERRAPHIS), elle est responsable du master « Philosophies contemporaines et plurielles » et membre universitaire associée des Archives Husserl de Paris (CNRS, UMR 8547). Traductrice et spécialiste de Husserl, elle a publié Phénoménologie de la possibilité. Husserl et Heidegger aux Presses universitaires de France (collection « Épiméthée », 2016), ainsi que de nombreux articles consacrés aux autres représentants du mouvement phénoménologique. Ses recherches actuelles, situées au carrefour de la phénoménologie de l’intersubjectivité et de l’anthropologie phénoménologique, croisent les thèmes de la générativité et de la parentalité (avec une insistance particulière sur la maternité, la filialité, l’enfance).

Résumé

Dans cet entretien, Claudia Serban nous donne à réfléchir sur l’ampleur de la méthode phénoménologique et de cette tradition philosophique fondée par Husserl. Elle revient aussi sur son parcours de recherche, depuis sa thèse doctorale, consacrée à la possibilité en phénoménologie, jusqu’à ses recherches actuelles, qui portent sur la générativité dans les structures de la parentalité et de la filialité. Le dépassement des frontières de la phénoménologie husserlienne est ici situé à l’intérieur de l’œuvre de Husserl elle-même. Le mouvement de dépassement des frontières qui permet à la phénoménologie d’aller au-delà d’elle-même, est ici vue comme inhérent à la phénoménologie transcendantale de Husserl, dans la diversité de ses thèmes et de ses interrogations, et, ainsi, au lieu de constituer un réel dépassement de celle-ci, ce mouvement n’est autre chose que sa pleine réalisation. Nous apprenons, par ailleurs, que c’est la résistance de la facticité, thème de la phénoménologie transcendantale, qui a inspiré les recherches de Claudia Serban.

Mots-clés : phénoménologie, possibilité, générativité, facticité, Husserl.

Abstract

Claudia Serban reflects hereon the scope of the phenomenological method and of this philosophical tradition founded by Husserl. She also retraces her research path, from her doctoral thesis, devoted to possibility in phenomenology, to her current research, which focuses on generativity in the structures of parenthood and filiality. The overcoming of the frontiers of Husserlian phenomenology is located here within Husserl’s own work. The movement of overcoming the frontiers that allows phenomenology to go beyond itself is seen as inherent to Husserl’s transcendental phenomenology, in the diversity of its themes and interrogations, and, thus, instead of constituting a real overcoming of it, this movement is nothing other than its full realization. We learn, moreover, that it is the resistance of facticity, a theme of transcendental phenomenology, that has inspired Claudia Serban’s research.

Keywords : phenomenology, possibility, generativity, facticity, Husserl.


I. La postérité de la phénoménologie husserlienne

Luz Ascarate : Claudia Serban, nous vous remercions infiniment pour votre participation à ce dossier intitulé « La méthode phénoménologique à ses frontières ». Depuis le début de vos recherches, vous vous êtes consacrée à l’étude de la phénoménologie, de sa tradition et sa méthode. Croyez-vous que la phénoménologie ait des frontières qu’il faudrait chercher à dépasser pour assurer la dynamique de la pratique de sa méthode et la permanence de cette tradition dans un contexte philosophique changeant et transdisciplinaire ? Ou est-il possible d’innover en phénoménologie sans dépasser certaines limites qui lui donneraient le statut de science rigoureuse et de philosophie première depuis sa fondation par Husserl ?

Claudia Serban : La réception de Husserl a été dès le début – dès ses premiers disciples – très éclatée, et marquée par des scissions parfois durables, si bien qu’on a pu comparer l’histoire de la phénoménologie à une prolifération d’hérésies, pour reprendre le mot célèbre de Ricœur. Donc si la phénoménologie a vite fait école, cela a été d’emblée sous des formes plurielles et au prix d’une souplesse et d’une plasticité qui ont rendu parfois floues ses frontières. Il est vrai que Husserl n’a jamais abandonné son idée de la philosophie comme science rigoureuse, et même les élaborations tardives de sa phénoménologie dans les manuscrits de recherche, si foisonnantes dans le détail, n’excluent pas une visée de progression systématique. Elles témoignent aussi de sa fidélité à des principes de méthode fondamentaux – dont en premier lieu la réduction – qui lui ont permis de mettre à l’écart des pratiques qu’il a inspirées ou qui se réclamaient de lui comme ne relevant pas de « sa » phénoménologie, au prix d’intensifier son isolement à la fin de sa vie. En même temps, il est difficile de nier que la pratique husserlienne de la phénoménologie a elle-même une certaine hétérogénéité, dans tous les développements qu’elle a connus entre les Recherches logiques et la Krisis.

Aujourd’hui, en tout cas, se réclamer de « la » phénoménologie, ce n’est plus se revendiquer forcément de Husserl, car nombreuses sont les « hérésies » (à commencer par celle de Heidegger) qui ont établi leur autorité et qui ont fait école à leur tour – même s’il serait sans doute difficile ou en tout cas étrange de vouloir s’inscrire dans le mouvement phénoménologique sans aucune référence, fût-ce très indirecte, au commencement husserlien. Le geste philosophique de Merleau-Ponty et le tournant qui se produit dans son parcours (comme dans son affiliation) philosophique avec la Phénoménologie de la perception (1945) est représentatif d’un tel usage souple et plastique de la référence à Husserl : Merleau-Ponty trouve de prime abord dans la phénoménologie (husserlienne, en particulier, même s’il lit aussi Heidegger et se nourrit du débat avec Sartre) un cadre théorique qui lui permet de tirer les conséquences philosophiques de l’approche gestaltiste de la perception. Son « affiliation » à la phénoménologie ouvre donc en même temps celle-ci vers une extériorité à laquelle Husserl lui-même l’avait confrontée : le domaine et les résultats de la psychologie. Une pratique de la phénoménologie qui se nourrit intensément du dialogue avec les sciences (humaines et exactes) s’est en effet imposée très tôt, du fait de la formation même de Husserl. Mais l’élargissement de la phénoménologie s’est fait aussi par des déplacements conceptuels (un des exemples les plus marquants est la décision heideggérienne de renoncer au vocabulaire du vécu et de la conscience), des infléchissements de sa méthode (comme le plaidoyer pour une méthode herméneutique – dont on peut trouver les prémices chez Husserl, mais qui prend chez le jeune Heidegger la forme d’une Destruktion –, les interrogations sur la visée et la portée de la réduction, ou encore sur la nécessité d’une construction phénoménologique) et, last but not least, des innovations thématiques.

L’ouverture thématique de la phénoménologie a pu, en outre, infléchir sa méthode : songeons à la formulation d’un « quatrième principe » de la phénoménologie par Michel Henry pour exprimer la percée accomplie par Jean-Luc Marion dans sa phénoménologie de la donation et de la saturation. Quoi qu’il en soit, l’innovation thématique a indubitablement mis à l’épreuve les frontières de la phénoménologie : cela a été le cas, par exemple, en 1925, lorsque Jean Héring, le disciple de Husserl qui a fait par la suite une longue carrière de professeur de théologie protestante à Strasbourg, esquisse (bien en amont du supposé « tournant théologique ») une phénoménologie du vécu religieux que Husserl n’a jamais cautionnée (inquiété, sans doute, par la proximité entre une telle entreprise et la démarche hétérodoxe de Scheler). En revanche, le déplacement thématique est peut-être moins radical qu’on ne le pense dans le cas des phénoménologies féministes qui se sont développées pendant les dernières décennies, dans le sillage de l’entreprise de Beauvoir[1], si l’on se rappelle que « le problème des sexes » avait déjà préoccupé Husserl, que Merleau-Ponty a inauguré en 1945 une réflexion phénoménologique sur « le corps comme être sexué » et que Levinas a été soucieux d’accorder, dans Totalité et infini (1961), une vraie dignité philosophique à la distinction du masculin et du féminin. Mais tout en restant les héritières de ces gestes, dont elles se revendiquent parfois très ouvertement – que ce soit pour les radicaliser ou pour les déconstruire –, les phénoménologies féministes (comme d’autres phénoménologies dites critiques : la phénoménologie de la race, par exemple[2]) ajoutent à la méthode phénoménologique une dimension de réflexion historique, de critique sociale, voire d’engagement politique qui rompt avec l’idéal épistémique d’une « absence de présuppositions ».

La plasticité dont la phénoménologie fait preuve au gré de ses métamorphoses peut bien sûr inquiéter : souvenons-nous de la façon dont Ricœur, pastichant l’hésitation de Socrate à reconnaître, dans le Parménide de Platon (130d), qu’il pourrait y avoir une Idée même des choses les plus insignifiantes et les plus abjectes (réticence dans laquelle le personnage Parménide, n’oublions pas, voit l’expression de la jeunesse et de l’immaturité philosophiques de son interlocuteur), faisait le constat que « la moindre analyse d’expérience ou de sentiment se drape du titre de phénoménologie », au point qu’il devient vraisemblable de voir émerger « une phénoménologie du poil ou de la crasse »[3]. Ce n’est probablement pas en ce sens que, dans une remarque à la fin de la quatrième Recherche logique, Husserl caractérisait la phénoménologie comme une « science des banalités (Wissenschaft von den Trivialitäten) »[4], même si rien ne s’oppose sans doute à vouloir étendre indéfiniment le geste qui consiste à interroger ce qui paraît aller de soi, les Selbstverständlichkeiten que nous rencontrons à chaque pas. Mais alors, ce n’est pas dans l’objet choisi, ni dans l’interrogation ou dans la description elle-même que réside le caractère proprement phénoménologique d’une démarche, mais dans la façon dont elle est conduite. La rigueur méthodique et la réflexion critique sur ses présupposés restent les réquisits incontournables de toute entreprise qui se veut phénoménologique, même lorsque l’on a renoncé, comme l’ont fait déjà la plupart des premiers héritiers de Husserl, à l’idéal de scientificité et à la prétention d’accorder à la phénoménologie le statut de philosophie première.

LA : Y-a-t-il, à votre avis, une unité, quoique complexe, de pensée qui traverse toutes les générations de phénoménologues depuis Husserl ? Peut-on donner une définition générale de la « phénoménologie » capable d’intégrer tous ses représentants ? Ou, afin de comprendre la nature de la phénoménologie, faut-il se contenter d’identifier des motifs multiples au sein d’un mouvement hétérogène ?

CS : Ce que je viens de dire suggère d’entendre la phénoménologie surtout comme un « concept de méthode » (ce qui était déjà la proposition de Heidegger). Mais on peut aussi considérer qu’il y a, en amont de toute diversité thématique, certaines interrogations spécifiquement phénoménologiques qui retournent ou s’attaquent à la racine même du projet husserlien. C’est le cas, par exemple, pour la phénoménologie de la donation de Jean-Luc Marion, mais aussi, bien avant, pour Fink et Patočka, qui ont relancé eux aussi le problème, fondamental, de l’apparaître ou de la manifestation, à rebours de l’idéalisme transcendantal, en ouvrant vers une cosmologie phénoménologique et, in fine, vers une phénoménologie asubjective. Le problème de la manifestation est aussi celui qui a occupé Henry et, plus tard, Barbaras, les conduisant à élaborer des phénoménologies de la vie dont la position à l’égard d’une cosmologie phénoménologique est diamétralement opposée. Et l’on peut sans doute considérer que les « phénoménologies de l’événement », comme celle de Maldiney ou de Claude Romano, trouvent leur racine commune avec les « phénoménologies du monde » (je reprends ici la distinction proposée par Grégori Jean dans L’humanité à son insu, 2020) dans le geste radical de retour au problème de l’apparaître. Il serait sans doute plus difficile, en revanche, de faire de l’apparaître en tant que tel le problème fondamental de Heidegger, de Sartre ou de Levinas, qui tracent leur chemin en phénoménologie en relançant plutôt un questionnement ontologique, portant sur l’être et l’existence. Merleau-Ponty et Richir se situent sans doute à la croisée des deux voies, même si la richesse et la singularité de leurs entreprises ne se laissent pas non plus réduire à deux questions massives comme celle de l’apparaître et celle de l’existence ; et je dirais la même chose de l’entreprise d’Alexander Schnell. Il y a, en outre, des pratiques de la phénoménologie qui se veulent résolument « régionales » et renoncent à toute visée totalisante : songeons par exemple à la phénoménologie du monde et du sujet social élaborée par Laurent Perreau, à l’essor des recherches en esthétique phénoménologique, ou encore à la phénoménologie des objets mathématiques de Dominique Pradelle, qui me fournit d’ailleurs un précepte méthodologique pour mes travaux actuels, en affirmant que « désormais, la praxis théorétique de la phénoménologie nous semble devoir être marquée par un régime de rationalité oblique : au lieu de s’attaquer à des thèses de portée très générale, elle doit s’orienter sur un domaine spécifique de l’expérience et de ses objets propres […] et se déployer au contact des sciences positives (histoire, anthropologie, linguistique, etc.), c’est-à-dire d’une forme de rationalité régionale »[5]. Un tel précepte est mis en œuvre, par exemple, dans les travaux d’Étienne Bimbenet sur la différence anthropologique, menés en dialogue avec la biologie de l’évolution, la psychologie et l’éthologie. C’est aussi dans la direction d’une telle « régionalisation » résolue de la phénoménologie – qui est aussi, dans ce cas, une « dé-formalisation » et une « empiricisation » – que me semble s’engager depuis toujours Natalie Depraz : cela est sans doute particulièrement manifeste dans ses travaux récents en « micro-phénoménologie », poursuivis dans le sillage de Pierre Vermersch et en collaboration avec Claire Petitmengin. Au fond, peut-être que la division la plus importante qui traverse le champ de la phénoménologie contemporaine est celle entre des pratiques « totalisantes », qui se veulent potentiellement omni-englobantes, et des pratiques résolument « régionales », qui ont renoncé au projet de relancer les questionnements fondamentaux sur l’apparaître ou l’existence pour se concentrer sur des domaines d’expérience précis.

LA : Selon vous, est-il encore important de lire Husserl pour pratiquer la phénoménologie ? Les nouveaux champs de recherche qui se sont ouverts aujourd’hui dans le débat philosophique contribuent-ils à nous approcher des intuitions du fondateur de la phénoménologie ? Son œuvre, publiée et inédite, a-t-elle encore beaucoup à nous dire aujourd’hui ?

CS : Pour ma propre pratique de la phénoménologie, il reste très important de lire Husserl. Et pour comprendre ce qu’est la phénoménologie aussi, et la voie qu’elle a voulue ouvrir en philosophie, il me paraît indispensable de revenir à Husserl. Mais comme je l’ai rappelé plus haut, Husserl a lui-même vécu en quelque sorte plusieurs vies philosophiques : quelqu’un qui s’intéresse au premier Husserl et quelqu’un qui se passionne pour le dernier risquent de ne pas avoir beaucoup en commun. Cependant, pour cette raison même, on peut (voire, on doit) se demander comment et pourquoi l’idée que Husserl s’est faite de la phénoménologie a évolué depuis les Recherches logiques jusqu’à la Krisis et aux derniers manuscrits de recherche ; comment le rapport entre phénoménologie et psychologie, mais aussi entre phénoménologie et anthropologie, s’est infléchi au cours de cette évolution ; pourquoi Husserl a emprunté la voie d’un idéalisme transcendantal, mais aussi comment la phénoménologie transcendantale s’est métamorphosée en une phénoménologie de l’intersubjectivité et du monde de la vie qui s’est avancée de plus en plus dans la concrétion de l’empirique et de l’historique. Tous ces questionnements et tous les horizons thématiques que Husserl a ouverts à la phénoménologie sont susceptibles d’être réinvestis dans les débats traversant la philosophie et même la société de nos jours : le débat philosophique sur le réalisme, par exemple, mais aussi celui portant sur la question écologique, sur notre manière d’habiter le monde ou sur le statut de la vie animale ; ou encore, les débats que la philosophie mène avec les sciences (pensons aux neurosciences et à l’essor de la neurophénoménologie) ou les nouvelles technologies (qui modifient, par exemple, nos expériences tactiles, visuelles et interpersonnelles). Ce qui est très fécond chez Husserl, c’est qu’il ne produit pas seulement des analyses et des descriptions, mais fournit du même coup des outils méthodologiques pour décrire et analyser ; outils – tels l’épochè ou la suspension de tout jugement préalable, la variation eidétique visant à dégager, par le recours à l’imagination et à la fiction, des invariants d’expérience, l’élucidation intentionnelle des modes de donation d’un objet, la réduction transcendantale visant à reconduire tout phénomène à la source de son sens – dont la pertinence a sans cesse besoin d’être mise à l’épreuve à l’aune de nos propres questionnements, de nos expériences de vie et de pensée.

LA : L’œuvre de Husserl, non étudiée dans sa totalité, et encore largement non traduite, continue à nous offrir des nouvelles découvertes phénoménologiques. Croyez-vous que ces découvertes soient, au fond, guidées par des questions ou par des préoccupations qui dépassent les frontières de la phénoménologie ? En ce sens, est-ce que les critiques ou les mises au point que la phénoménologie peut recevoir de la part d’autres courants de pensée et d’autres disciplines ont un impact sur les études de la phénoménologie husserlienne ?

CS : Il est certain, à mes yeux, que le renouveau de la lecture de Husserl n’est pas seulement lié à des préoccupations exégétiques ou à un souci d’histoire de la phénoménologie, mais aussi à l’intérêt croissant pour des thématiques dont Husserl a renouvelé l’approche philosophique, comme l’expérience du temps ou la conscience des idéalités, la corporéité, l’affectivité, l’intersubjectivité, la vie animale, l’expérience de l’étranger et des mondes étrangers, la genèse historique et idéale du sens… Un tel intérêt cherche souvent dans la phénoménologie un cadre théorique et méthodologique qui soit fécond et rigoureux sans être rigide, et il est remarquable de constater à quel point il peut émerger chez des non philosophes : des scientifiques, des médecins, des psychologues, des psychiatres, des psychanalystes, des linguistes, des juristes… Ce dialogue pluridisciplinaire ne peut être que fécond pour la phénoménologie et la conduire à affiner ses concepts et ses résultats. Cela n’exclut pas, cependant, de continuer à lire Husserl « pour lui-même », en poursuivant le travail d’édition, de traduction et d’exégèse.

II. Les possibilités de la phénoménologie

LA : Votre ouvrage, Phénoménologie de la possibilité. Husserl et Heidegger, pense l’unité de la phénoménologie à partir du concept de possibilité. En quoi ce concept pourrait-il constituer le nœud des recherches phénoménologiques parfois discordantes, comme celles de la phénoménologie transcendantale et de l’analyse existentielle ? Le concept phénoménologique de possibilité est-il différent du concept modal, logique ou métaphysique de possibilité ? Se place-t-il au-delà des oppositions conceptuelles « possible / effectif » et « possibilité / impossibilité » ?

CS : L’ambition de ma thèse de doctorat, dont est issu cet ouvrage, a été effectivement de lire ensemble et de confronter les phénoménologies husserlienne et heideggérienne à l’aune de la conception du possible qui s’en dégage. J’ai essayé de montrer qu’à même leurs divergences et différences d’orientation, Husserl et Heidegger œuvrent conjointement à l’élaboration, tout d’abord, d’une conception de la vie égologique ou de l’existence comme vie dans la possibilité : l’ego et le Dasein m’ont apparu ainsi dans une égale mesure comme des êtres du possible. Mais j’ai aussi tenté de montrer, plus généralement, que Husserl et Heidegger contribuent à déstabiliser tous les deux un certain primat métaphysique de l’effectif sur le possible, que chacun fait apparaître l’être lui-même comme transi de possibilités – qu’il s’agisse de possibilités de l’expérience ou de potentialités de la vie intentionnelle, de possibles eidétiques ou de possibles eschatologiques. Cette enquête m’a permis d’entrer dans le détail des deux philosophies, d’être attentive à leurs spécificités, sans pour autant renoncer à toute visée de les inscrire dans un horizon commun. Mais en même temps, mon entreprise s’est limitée à une confrontation entre Husserl et Heidegger en évitant d’élargir le cadre de l’analyse ou d’opérer des éclairages rétrospectifs. Mon diagnostic gagnerait donc à être mis à l’épreuve, en tâchant d’examiner à son aune les phénoménologies qui se sont nourries du double héritage husserlien et heideggérien : Fink et Patočka, par exemple, mais aussi Sartre, Merleau-Ponty, Levinas, Henry, Maldiney, ainsi que les phénoménologies de la fin du XXe et du début du XXIe siècle.

Dans tous les cas, il me semble difficile de contester qu’avec Husserl et Heidegger déjà, la phénoménologie a durablement marqué et infléchi la compréhension philosophique du possible, en se situant en amont de toute réflexion sur ses critères logiques ou grammaticaux et en adoptant une démarche qui invite, entre autres, à faire la généalogie de toute « logique des modalités ». De façon tout aussi importante, la thématisation phénoménologique du possible se démarque à la fois de l’héritage de la métaphysique classique (songeons par exemple à ce qui décide, chez Leibniz, de l’opposition entre possible logique et possible réel) et de celui de la philosophie critique, qui avait déjà posé de nouveaux critères en mettant en avant une signification transcendantale du possible, irréductible à sa signification logique – comme en atteste, dans la Critique de la raison pure, le premier Postulat de la pensée empirique : « Ce qui s’accorde avec les conditions formelles de l’expérience (quant à l’intuition et aux concepts) est possible »[6] (A 218/B 265). Mais même selon cette nouvelle acception, le concept de possibilité sert toujours à déterminer des objets – objets de pensée ou objets d’expérience – et ne devient jamais un outil pour penser la subjectivité elle-même : l’ego kantien n’est pas conçu sub specie possibilitatis. Kant n’infléchit pas le « Je pense » en un « Je peux » ; le fait que le « Je pense » doive « pouvoir accompagner toutes nos représentations » exprime une nécessité idéale qui dit plus de la manière dont fonctionne notre entendement que de ce qui caractérise l’ego en lui-même. En opérant pour sa part un tel infléchissement du « Je pense » en un « Je peux », la phénoménologie trouve sans doute des précurseurs insignes en Maine de Biran et surtout Kierkegaard (ce dernier ayant été incontestablement une source pour le jeune Heidegger). Toutefois, la pensée de la possibilité subjective (ou de la vie subjective comme une projection de possibilités), que Husserl désigne en termes de Vermöglichkeit égologique et que Heidegger exprime en caractérisant le Dasein par l’existential de l’être-possible (Möglichsein), n’épuise pas la compréhension phénoménologique du possible ; il faut lui adjoindre une vision de l’expérience elle-même comme ouverture de possibilités, et de l’être lui-même comme un entrelacement de l’effectif et du possible (selon l’expression de Husserl consignée par Dorion Cairns sur la base d’une  une conversation de 1932 : « L’être est toujours et seulement donné comme le corrélat d’un horizon (Being is always and only given as correlate of a horizon) »[7] ). Il faut aussi prendre au sérieux la centralité de l’eidétique phénoménologique, telle qu’elle a été élaborée et léguée par Husserl : le passage du fait à l’eidos par la variation eidétique signe à lui-même une certaine préséance du possible sur l’effectif et infléchit ainsi considérablement le sens du positivisme phénoménologique, en situant « l’objet de phénoménologie » plutôt dans le mouvement qui va sans cesse de l’effectif au possible et fait apparaître le réel comme l’entrelacement des deux. Par-là, le sens de l’impossible se trouve également remanié, car au-delà de l’impossible logique ou physique dont les critères sont extérieurs à la subjectivité et au plan de ses expériences, la phénoménologie invite aussi à concevoir l’impossible comme ce qui n’est pas en mon pouvoir et n’entre pas dans mon vécu, ce qui résiste à mon « Je peux » ou se soustrait au domaine de mes possibilités d’existence. Dans cette perspective, le retournement éventuel de l’impossible en possible et le déplacement de la limite qui est censée les séparer se décident encore par l’élargissement de l’immanence de la vie égologique ou de l’existence ; mais ce faisant, l’impossible n’apparaît pas encore comme la résistance insurmontable et désarmante qui m’est opposée par une altérité, une transcendance ou un absolu qui se refuse à moi. À cet égard, il se peut que la réception de Husserl et Heidegger dans la phénoménologie de langue française ait opéré à son tour un retournement radical, qu’il reste encore à explorer.

LA : Six ans après la publication de votre ouvrage, considérez-vous qu’il soit encore nécessaire de penser la possibilité en phénoménologie ? L’ouverture de la phénoménologie au dynamisme du réel et la réalisation infinie du mouvement qui continue à se déployer au nom de cette méthode dépendraient-elles du concept de possibilité ?

CS : Comme je le suggérais plus haut, je crois tout d’abord que mon hypothèse de travail a encore besoin d’être mise à l’épreuve et affinée en s’intéressant aux phénoménologies post-husserliennes et post-heideggériennes. C’est ce que j’ai déjà essayé de faire ces dernières années dans diverses contributions portant sur Merleau-Ponty, Levinas, Henry et Maldiney, mais ces travaux préliminaires auraient besoin d’être complétés et développés sous une forme unitaire ; c’est l’un de mes projets actuellement. Je crois en effet toujours à la fécondité du chiasme que j’ai identifié dans mon livre, et qui se veut tout sauf rhétorique, entre la phénoménologie de la possibilité et la possibilité de la phénoménologie, et j’y vois une manière de rester fidèle à l’injonction avancée par Heidegger, au § 7 de Sein und Zeit (1927), de se vouer au développement de la phénoménologie comme possibilité – autrement dit, de rester résolument tourné vers l’avenir de la phénoménologie et de réinvestir l’héritage phénoménologique en augmentant sans cesse sa fécondité. Quant à ce que vous appelez l’ouverture de la phénoménologie au dynamisme du réel, il me paraît qu’elle se manifeste aussi dans la plasticité de sa méthode et dans sa détermination non arrêtée du champ de l’apparaître ou du domaine de l’évidence phénoménologique. La phénoménologie n’a jamais opéré avec un seul canon de la réalité, pour ainsi dire.

III. Les phénoménologies génératives

LA : Plusieurs projets surgissent actuellement au titre de la phénoménologie générative, inspirés par « les problèmes génératifs » identifiés par Husserl. Pourriez-vous caractériser le concept phénoménologique de « générativité » ? S’agit-il d’une dimension et d’une orientation de la méthode différentes de la statique et de la génétique ? S’agit-il d’un dépassement des frontières de la phénoménologie transcendantale et d’un renversement de ses catégories ? Ou sommes-nous face à un groupe de thèmes et de problèmes tels que la naissance, la mort, l’historicité, l’enchaînement des générations, qui ont surgi au sein même de la pensée husserlienne et de la mise en pratique rigoureuse de la méthode phénoménologique ?

CS : Chez Husserl, la prise en compte de la générativité est suscitée simultanément par l’élaboration de sa phénoménologie de l’intersubjectivité et par sa préoccupation de plus en plus marquée pour l’histoire : l’histoire de la philosophie, l’histoire de l’Europe, mais aussi l’histoire propre à la vie égologique, subjective et intersubjective, donc l’historicité transcendantale. Il s’agit ainsi d’une nouvelle orientation thématique dont on peut dire qu’elle prescrit une nouvelle orientation de méthode : la phénoménologie générative ne s’intéresse plus principalement aux vécus subjectifs, fussent-ils considérés de manière statique ou dans leur émergence temporelle, mais elle s’attelle à l’élucidation des articulations fondamentales de la communauté intersubjective prise dans son historicité, dans la dynamique relationnelle et diachronique qui lui est propre. Autrement dit, le point de vue de la générativité est aussi celui de l’émergence de la subjectivité elle-même, non pas directement et immédiatement « au monde », mais au sein de la communauté à laquelle elle appartient et qui la précède ; et il revient aussi à assigner à chaque subjectivité une certaine situation ou un certain rôle au sein de cette communauté : par exemple, le rôle de l’enfant ou celui de l’adulte, du parent ou de l’ancêtre ; ou encore, le rôle du fondateur ou de l’héritier d’une tradition – et ce qui est en jeu dès lors, ce n’est plus seulement la générativité de la vie subjective et intersubjective, mais la générativité du sens, dimension qui nous rapproche de la signification conférée par Alexander Schnell à la phénoménologie générative et que Husserl a lui-même en vue lorsqu’il parle, par exemple, dans l’Appendice XXIV à la Krisis, de la « générativité philosophique »[8].

En tout cas, lorsque la phénoménologie générative invite à considérer ce qu’un manuscrit du groupe C du début des années trente appelle « l’enchaînement […] des générations transcendantales »[9], en décrivant ainsi la dynamique historique de la communauté intersubjective, la question qui se pose est celle de savoir si un tel questionnement appartient encore de plein droit à la phénoménologie transcendantale : ne commet-il pas une confusion patente du transcendantal et de l’empirique ? Comment comprendre qu’en 1931, dans la conférence « Phénoménologie et anthropologie », Husserl paraisse si fermement décidé de préserver la phénoménologie transcendantale de toute dérive anthropologique ?

Comme l’a souligné Anthony Steinbock dans ses travaux, depuis Home and Beyond (1995) jusqu’à Limit-Phenomena and Phenomenology in Husserl (2017), si le point de vue génétique invite à remanier sensiblement les rapports entre phénoménologie et psychologie, le point de vue génératif ne laisse pas inchangée la relation que la première entretient avec l’anthropologie : c’est ainsi qu’émerge la proposition timide et lapidaire d’une « anthropologie transcendantale », d’une anthropologie qui soit véritablement phénoménologique et qui permette d’adopter un point de vue transcendantal sur l’être humain et l’humanité, en les ressaisissant à partir de leur activité de donation de sens et de constitution d’un monde. Et c’est ainsi que tous les « faits anthropologiques » deviennent, aux yeux de Husserl, porteurs d’une signification transcendantale, pour autant qu’ils concernent la vie subjective et intersubjective au sein d’un monde. De ce point de vue, la phénoménologie générative pourrait s’avérer être l’un des apports les plus significatifs de la philosophie de Husserl à l’élaboration d’une anthropologie phénoménologique, et elle s’exposerait sans doute plus difficilement aux reproches formulés par Blumenberg dans sa Description de l’homme (2011 ; Beschreibung des Menschen, 2006) selon lesquels la mise en avant de l’intersubjectivité et de la Lebenswelt chez le dernier Husserl ne suffirait pas pour poser les bases d’une telle anthropologie.

Je ne pense donc pas que la mise au jour des « problèmes génératifs » nous fasse sortir du domaine de la phénoménologie transcendantale et renverse toutes ses catégories ; mais il est vrai qu’elle radicalise la phénoménologie de l’intersubjectivité, qui avait rompu avec le solipsisme tout en maintenant un point de départ égologique, et qu’elle ne laisse pas intact le sens de l’idéalisme, car elle approfondit le questionnement sur ce qui précède et conditionne l’émergence de toute vie égologique (dans une direction qui est autre, toutefois, que celle dans laquelle s’engageront les cosmologies phénoménologiques). De ce point de vue, la phénoménologie de la générativité est une phénoménologie transcendantale qui laisse résolument derrière elle le solipsisme et s’éloigne du sens initial de l’idéalisme, même si la communauté intersubjective à laquelle elle s’intéresse est encore pensée dans une certaine mesure sur le modèle d’une vie donatrice de sens et configuratrice de monde. Il est dès lors important de comprendre le sens de l’évolution de la phénoménologie transcendantale vers les problèmes génératifs, ainsi que le statut qu’elle leur accorde. Au § 61 des Méditations cartésiennes (au sein de la Cinquième méditation, donc), Husserl affirme expressément que les problèmes génératifs[10], à savoir « ceux de la naissance, de la mort et du lien présent dans la génération entre les êtres animés (Generationszusammenhang der Animalität) », relèvent « d’une dimension supérieure [supérieure par rapport à celle de la phénoménologie génétique, si l’on s’en tient au contexte de l’affirmation] et présupposent donc un travail interprétatif des sphères inférieures si énorme qu’ils ne pourront devenir avant longtemps des problématiques sur lesquelles on travaillera »[11]. La prise en compte des « problèmes génératifs » apparaît ainsi comme un moment ultérieur, mais pas moins fondamental (voire, si l’on veut durcir le trait, comme une étape ultime), de la phénoménologie de l’intersubjectivité. Il en sera aussi question, de manière significative, au § 55 de la Krisis, où Husserl mentionne « les problèmes de la générativité, les problèmes de l’historicité transcendantale, […] au-delà encore les problèmes de la naissance et de la mort et de la constitution transcendantale de leur sens en tant qu’événements mondains, comme aussi le problème des sexes »[12]. Et dans un manuscrit de travail de 1931 (contemporain donc de la conférence « Phénoménologie et anthropologie »), Husserl présente l’adoption du point de vue génératif comme à même de rendre possible une « progression dans le concret (Fortschritt in der Konkretion) »[13] dans l’approche de l’historicité. C’est pourquoi il me semble qu’en contribuant à poser les jalons d’une anthropologie phénoménologique, la phénoménologie générative permet aussi d’opérer une certaine « déformalisation » (pour parler comme Levinas) de la phénoménologie transcendantale de l’intersubjectivité.

LA : Il est intéressant de voir que la générativité semble apparaître, dans l’œuvre de Husserl, après la Première Guerre mondiale, dans les travaux qui vont des Méditations cartésiennes à la Krisis. La préoccupation pour la dimension concrète de la temporalisation serait ainsi liée à l’appel d’une réalité agonique, ce qui nous fait penser à une nouvelle phénoménologie transcendantale, plus respectueuse du réel. Mais nous craignons, avec cette interprétation, de trahir la compréhension de l’unité de l’ensemble du projet husserlien. Pensez-vous que la phénoménologie transcendantale, depuis sa fondation, a toujours été respectueuse du réel et qu’elle a toujours essayé de rendre compte des aspects les plus concrets de l’expérience en première personne ? Ou est-ce que nous trouvons une radicalisation de ces préoccupations et de l’orientation de la méthode du fait du contexte historique que traverse Husserl ?

CS : En effet, ce que vous appelez une phénoménologie « plus respectueuse du réel » correspond à mes yeux au geste de « concrétisation (Konkretisierung) »[14] mis en œuvre expressément par Husserl au début des années trente. En ce sens, l’on peut dire que toute la question est celle de savoir quelle « réalité » la phénoménologie va privilégier désormais ; et il fait peu de doute que, entre les grands ouvrages qui jalonnent l’itinéraire philosophique depuis 1900 jusqu’à sa mort (Recherches logiques ; Ideen I ; Logique formelle et logique transcendantale ; Méditations cartésiennes ; Krisis), la réponse de Husserl à cette question a varié parfois sensiblement et, avec elle, la compréhension même de ce qui doit faire l’objet de la phénoménologie. Ce que l’on peut dire, sans trop d’hésitation, je crois, est que le tournant transcendantal de la phénoménologie de Husserl et la centralité qu’il accorde désormais à l’élucidation de la vie subjective finissent par l’orienter vers la prise en compte de l’intersubjectivité et, partant, vers la problématique générative. Cette évolution de la phénoménologie transcendantale (qui, comme je le suggérais plus haut, l’éloigne plus fermement encore du solipsisme et infléchit le sens de son idéalisme initial), n’a pas forcément de lien, à mes yeux, avec le contexte historique que traverse Husserl : il me semble qu’on peut très bien y voir une progression prescrite de l’intérieur, par la réflexion de plus en plus poussée sur les conditions d’émergence et d’accomplissement de la vie transcendantale. Lorsque Husserl envisage, dans le manuscrit de travail de 1931 que j’ai déjà cité, une « temporalité formée de manière plus concrète et générative (eine konkreter, generativ geformte Zeitigung) »[15], cela ne débouche pas sur une vision conflictuelle de l’histoire ou de l’humanité : la temporalité générative est une temporalité dite « communicative », propre à une vie (indissolublement transcendantale et humaine) qui est elle-même communicative parce que générative[16] et qui peut et doit maintenir un espace commun de vérité (vœu dont l’éclatement d’une nouvelle guerre en 2022 a confirmé la lancinante actualité). C’est ainsi que, contre toute attente, la phénoménologie husserlienne de l’intersubjectivité n’est pas vouée à tourner au tragique et garde, me semble-t-il, une sorte d’optimisme transcendantal qui permet de repousser à la fois le nihilisme et le désespoir face aux drames de l’histoire.

LA : Le problème génératif de la naissance étant le plus grand problème génératif aux yeux de Husserl, la maternité peut-elle être le thème fondamental d’une phénoménologie générative ? Pourrions-nous parler d’une phénoménologie de la maternité ? Quelle serait son importance pour le mouvement phénoménologique et sa portée pour le débat philosophique actuel ?

CS : Le problème de la naissance est, comme le dit Husserl, celui du « commencement génératif » (Hua XXXIV, p. 470) de la subjectivité : il s’inscrit donc sur la toile de fond plus vaste de la question d’un commencement de la vie subjective, qui concerne également le statut transcendantal de cette vie. Un ego transcendantal est-il né ? La naissance peut-elle avoir une signification autre qu’empirique ? Une vie transcendantale peut-elle avoir un commencement et une fin ? Ces interrogations soulèvent aussi la question de savoir si la naissance et la mort, en tant que problèmes génératifs, concernent la subjectivité transcendantale elle-même.

Or ce qui est encore plus important à mes yeux, c’est que Husserl n’envisage pas la naissance abstraitement, simplement comme surgissement d’un nouvel ego, mais de manière relationnelle et historique, comme être-né(e)-de et être-né(e)-avec. C’est ainsi que devient fondamentale, non seulement la référence à la maternité, mais aussi, plus généralement, la prise en compte de la parentalité et de la filialité : il serait donc tout aussi pertinent à mes yeux de chercher chez Husserl les jalons d’une théorie plus vaste de la parentalité, de l’être-parent, fonction partagée par le père et la mère. Les références aux parents pris ensemble (die Eltern), bien que rares, ne sont pas absentes sous sa plume, et interviennent également le plus souvent, comme on peut s’y attendre, dans le contexte des problèmes génératifs. La mère et le père sont, comme Husserl l’écrit, « les premiers autres (die ersten Anderen) » (Hua XV, p. 604), et leur considération est dès lors décisive pour élucider le contexte intersubjectif ou l’enchaînement génératif au sein duquel surgit toute vie égologique. Mais il est vrai que c’est surtout vers l’intersubjectivité originelle de la mère et de l’enfant que Husserl a porté son attention, dans des manuscrits de recherche où s’esquisse effectivement une phénoménologie de la maternité et auxquels j’ai consacré un article qui paraîtra cette année dans la revue ALTER. La préoccupation de Husserl est alors d’interroger la communauté d’expérience qui existe entre la mère et l’enfant, et ce déjà pendant la grossesse et donc pendant la vie prénatale de l’enfant. Husserl remonte ainsi en-deçà de la naissance empirique ou mondaine, vers les tout premiers stades du sujet d’expérience qu’est l’ego. Poussé par un souci descriptif dont le but demeure l’élucidation de la vie subjective et intersubjective, il parvient aussi à éviter dans une certaine mesure (ou du moins dans un premier temps) le piège de l’idéalisation de la figure maternelle (idéalisation qui, au contraire, sera d’emblée à l’œuvre chez Levinas).

Il est important, à mes yeux, de souligner que ces questions, que nous avons l’habitude de trouver davantage sous la plume des psychanalystes ou des psychologues du développement, ont effectivement occupé Husserl, pour montrer, s’il est encore besoin, à quel point sa phénoménologie de l’intersubjectivité était soucieuse de l’« l’historicité vivante et originelle de l’existence générative (lebendig-ursprüngliche Historizität des generativen Daseins) »[17] et pour la faire entrer en un dialogue plus direct avec les savoirs empiriques. Je crois, en effet, que le dernier Husserl nous a légué une « analytique de l’existence » plus concrète que celle de Heidegger, au sein de laquelle non seulement la corporéité est mise hors-jeu (« Leiblichkeit ausgeschaltet », notait Husserl lui-même en marge de Sein und Zeit), mais le Mitsein lui-même manque de radicalité et devient trop vite susceptible de prendre principalement des formes inauthentiques ou déchues. C’est aussi pourquoi la natalité existentiale dont il est question au § 72 de Sein und Zeit, lorsque Heidegger écrit que le Dasein « existe nativement, et c’est nativement encore qu’il meurt au sens de l’être pour la mort »[18] (SuZ, p. 374), ne puise à aucun moment sa signification dans l’horizon du Mitsein : la natalité ontologique ou existentiale et la natalité empirique ou anthropologique sont ainsi soigneusement séparées. Il me semble aussi, comme je l’ai déjà suggéré, que la prise en compte de la phénoménologie générative remanie le rapport que la phénoménologie entretient avec l’anthropologie : non pas en consentant à une naturalisation de l’humain ou à une anthropologisation du transcendantal, mais en rendant possible un nouveau regard sur les « faits anthropologiques ». Il importe dès lors de mener cette entreprise plus loin que ne l’a fait Husserl, en poursuivant le dialogue avec les sciences humaines et la psychanalyse (comme l’a fait par exemple Merleau-Ponty, et comme le fait aussi de nos jours, dans certains de ses travaux[19], Frédéric Jacquet), sans renoncer pour autant à la spécificité du point de vue phénoménologique et aux outils méthodologiques qui sont à son service.

Qui plus est – et j’en ai déjà dit un mot plus haut –, la considération de la phénoménologie générative montre que le développement d’une « phénoménologie féministe », tel qu’il a pu se produire depuis quelques décennies, n’est pas totalement étranger au projet husserlien. Au § 55 de la Krisis, que j’ai déjà rappelé, Husserl semble envisager une réévaluation du « domaine des problèmes transcendantaux » par la mise en avant des « problèmes de la générativité », dont relève aussi « le problème des sexes (das Problem der Geschlechter) »[20] (Hua VI, p. 192). Il est très intéressant que cette mention surgisse précisément au milieu de cette constellation de problèmes qui concernent l’historicité transcendantale, la générativité, la naissance et la mort : le fait que ces derniers réclament la prise en compte de la différence sexuelle prouve à mes yeux que la générativité et la naissance sont, sous la plume de Husserl, autre chose que des coordonnées formelles de la vie égologique, et témoigne peut-être même – si l’on veut aller encore plus loin – de la volonté de Husserl de revenir sur sa décision de s’en tenir à une parfaite indétermination anthropologique de la vie transcendantale.

LA : Y-a-t-il une continuité entre vos travaux en phénoménologie de la possibilité et vos recherches actuelles en phénoménologie générative ? Quelles motivations animant votre premier ouvrage demeurent intactes dans les recherches que vous menez aujourd’hui ? 

CS : C’est par plusieurs biais que mes premiers travaux sur la pensée phénoménologique du possible m’ont conduite à m’intéresser aux « problèmes génératifs » de la phénoménologie husserlienne et à leur postérité post-husserlienne. Tout d’abord, l’une des questions importantes que j’ai croisées dans ma thèse était celle d’une éventuelle résistance de la facticité, ou de l’existence effective, à sa résorption dans l’eidos. Dans la Phénoménologie de la perception (1945), lorsqu’il enseigne l’incomplétude foncière de la réduction, Merleau-Ponty généralise cette résistance en soutenant l’impureté ou la contamination factuelle de toute essence. Pour Husserl, c’est surtout la facticité égologique qui pose un problème particulier : se laisse-t-elle résorber entièrement dans un eidos ego qui serait comme un invariant de toute subjectivité ? Lorsque l’ego est en jeu, la priorité de l’eidos semble devoir se renverser, car la facticité égologique est vite reconnue par Husserl comme première et donc incontournable, irréductible. Il y a toutefois deux manières très différentes de comprendre cette facticité : au sens métaphysique, comme exprimant le fait originel et nu de l’existence égologique, et au sens anthropologique, qui comprend aussi les déterminations factuelles qui habillent cette existence. Ainsi, de manière très significative, le problème de la facticité ouvre à la fois en direction d’une métaphysique phénoménologique (qui se met en quête de « faits originaires » ou d’« archi-événements », comme dans les entreprises de László Tengelyi ou de Renaud Barbaras) et d’une anthropologie phénoménologique (qui peut toutefois se développer sans pour autant vouloir se libérer de tout ancrage cosmologique ou métaphysique : c’est le cas chez Alexander Schnell ou Grégori Jean).

Pour ce qui me concerne, c’est surtout la deuxième direction qui m’intéresse actuellement, et j’ai consacré, à partir de 2016, plusieurs articles et interventions au rapport entre phénoménologie transcendantale et anthropologie, en allant, en amont, jusqu’à la philosophie transcendantale kantienne et au rapport entre la démarche critique et l’anthropologie de Kant, et en aval, jusqu’aux critiques de Blumenberg, qui formule dans Beschreibung des Menschen (2006) son diagnostic d’un « interdit anthropologique » qui pèserait sur les phénoménologies husserlienne et heideggérienne. J’ai commencé à me demander s’il n’y avait pas moyen de défendre Husserl (il me semble beaucoup plus difficile de le faire pour Heidegger…) contre cette accusation, malgré sa prise de position publique dans la conférence de 1931, « Phénoménologie et anthropologie », qui contribue à alimenter le soupçon de Blumenberg. Cela revenait à prendre au sérieux l’intitulé d’« anthropologie transcendantale » qui sert à désigner un sous-groupe de manuscrits husserliens (cette expression est en revanche difficile à trouver dans les textes eux-mêmes, alors que dans les manuscrits du groupe C, par exemple, il est question de « sociologie transcendantale », et qu’ailleurs Husserl parle d’« humanité transcendantale »). J’étais frappée en effet de constater à quel point les écrits tardifs regorgent d’indications qui invitent à croire que la phénoménologie transcendantale permet et même exige de porter un nouveau regard sur certains faits anthropologiques fondamentaux. Et c’est par ce biais que j’ai commencé à m’intéresser de plus en plus à la phénoménologie générative, telle qu’elle se situe à la croisée des recherches sur l’intersubjectivité, relancées par les Méditations cartésiennes, et de celles sur l’historicité transcendantale, cristallisées dans la Krisis et dans les textes qui gravitent autour de cette œuvre. Il m’a semblé curieux que Blumenberg, par exemple, n’ait pas porté d’attention spécifique aux « problèmes génératifs » de la phénoménologie husserlienne. Car en tant qu’ils ont trait à la génération – la naissance, la mort, la différence sexuelle, la communauté – et en tant qu’ils instillent ces questions au sein de la phénoménologie transcendantale elle-même, ces problèmes invitent à penser l’articulation entre vie transcendantale et vie humaine autrement que comme une séparation : plutôt que d’un parallélisme, il s’agirait, pour parler comme Merleau-Ponty, d’un « enveloppement réciproque ».

La considération de la maternité ou, plus généralement, des structures de la parentalité et de la filialité, ne concerne en tout cas qu’un sous-champ de ces problèmes. Ce qui m’a conduite à m’y consacrer plus spécifiquement est aussi, je dois l’avouer, ma propre expérience de la maternité, qui m’a poussée à reconsidérer les modalités fondamentales de notre vie intersubjective qui s’expriment dans ces structures et à me demander pourquoi, depuis toujours, la philosophie leur a prêté si peu d’attention, au point que la psychanalyse et les sciences humaines aient dû investir, à la fin du XIXe et au début du XXe, un lieu théorique qui était presque vacant. La réflexion sur ces structures et relations ne serait-elle pas à même de dévoiler, contre toute attente (et surtout, à rebours de la décision théorique qui les a toujours exclues du champ de ce qui serait digne d’être pensé), une vérité philosophique fondamentale ?  En me posant de telles questions, j’ai été amenée à faire mien, encore plus qu’avant, ce mot d’Edith Stein : « Mes travaux sont […] des retombées de ce qui m’a occupée dans ma vie, car je suis ainsi faite que je dois porter reflet et réfléchir (Meine Arbeiten sind immer nur Niederschläge dessen, was mich im Leben beschäftigt hat, weil ich nun mal so konstruiert bin, daß ich reflektieren muß) »[21].

LA : Merci beaucoup !

[1] Je pense de prime abord aux travaux désormais classiques d’Iris Marion Young (On Female Body Experience, Throwing like a Girl and Other Essays, New York, Oxford University Press, 2005) et Sara Heinämaa (Toward a Phenomenology of Sexual Difference, Lanham, Rowman & Littlefield, 2003).

[2] Voir, à titre d’exemple, l’article de Linda Martín Alcoff : « Towards a phenomenology of racial embodiment », Radical Philosophy, vol. 95, 1999, p. 15-26, ainsi que son ouvrage Visible Identities : Race, Gender and the Self, New York, Oxford University Press, 2006.

[3] Paul Ricœur, « Sur la phénoménologie » (1953), dans À l’école de la phénoménologie, Paris, Vrin, 1986, p. 141.

[4] Edmund Husserl, Recherches Logiques, Tome 2, Deuxième partie (Recherches pour la phénoménologie et la théorie de la connaissance), tr. fr. Hubert Elie, Arion Kelekel et René Scherer, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 2010, p. 137 ; Husserliana : Gesammelte Werke [Hua], 1859–1938, La Haye, Martinus Nijhoff, depuis 1950, Hua XIX, p. 350.

[5] Dominique Pradelle, Intuition et idéalités, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 2020, p. 51-52.

[6] Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, tr. fr. Alain Renaut, Paris, GF-Flammarion, 2006, p. 277.

[7] Dorion Cairns, Conversations with Husserl and Fink, La Haye, Martinus Nijhoff, 1976, p. 97 ; Conversations avec Husserl et Fink, tr. fr. Jean-Marc Mouillie, Grenoble, Millon, 1997, p. 192.

[8] Edmund Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, tr. fr. Gérard Granel, Paris, Gallimard, 2016, p. 542 et 543 ; Hua VI, p. 488 et 489.

[9] Hua Mat VIII, Manuscrit C17, Nr. 90.

[10] Husserl appelle ces problèmes « génératifs (generativ) », mais la version française coordonnée par Marc de Launay sous-traduit cet adjectif en parlant simplement de « problèmes de genèse » (Edmund Husserl, Méditations cartésiennes et les Conférences de Paris [Hua I], tr. fr. Marc de Launay, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 2011, p. 192). Gabrielle Peiffer et Levinas ont été sans doute eux aussi embarrassés devant le vocabulaire génératif, mais ils ont opté pour une traduction qui alimente moins la confusion avec les problèmes dont traite la phénoménologie génétique mais qui est sans doute une surtraduction, à savoir « problèmes de l’origine » (Edmund Husserl, Méditations cartésiennes. Introduction à la phénoménologie, tr. fr Gabrielle Peiffer et Emmanuel Levinas, Paris, Vrin, 2009, p. 228).

[11] Edmund Husserl, Méditations cartésiennes et les Conférences de Paris, tr. fr. Marc de Launay, op. cit., p. 192-193 ; Hua I, p. 168.

[12] Edmund Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, op. cit., p. 213-214 ; Hua VI, p. 191-192. 

[13] Hua XV, p. 138, note 2.

[14] Idem.

[15] Idem.

[16] Hua XV, p. 178 et p. 239.

[17] Hua XV, p. 436.

[18] Martin Heidegger, Être et temps, tr. fr. Emmanuel Martineau, Édition numérique hors-commerce, 1985, p. 283.

[19] Je pense notamment à Naissances (Bucarest, Zeta Books, 2021).

[20] Edmund Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, op. cit., p. 214.

[21] Edith Stein, « Lettre à Roman Ingarden », 15 octobre 1921, Edith Stein Gesamtausgabe, vol. IV, Freiburg, Herder, 2000, p. 143.

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