2022La méthode phénoménologiqueune

Axe 1 : Opérativité et générativité

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Luz Ascarate est doctorante à l’ISJPS, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Elle est l’auteure de l’ouvrage Imaginer selon Paul Ricœur. La phénoménologie à la rencontre de la philosophie sociale (Paris, Hermann, 2022).


La « méthode », du grec μέθοδος, renvoie à l’activité de se mettre en route, de s’engager sur un chemin, de frayer une voie. La méthode phénoménologique consiste à s’engager dans une voie spécifique, celle ouverte par le « phénomène », ce qui apparaît. Cependant, la méthode ne désigne pas simplement la marche passive le long d’un chemin, mais l’engagement actif qui, d’une certaine manière, réalise le sens du chemin lui-même. Ainsi, la méthode phénoménologique réalise l’apparaître, le rend possible, montre la manière d’apparaître en s’y engageant. Cette voie, activement empruntée et déployée, requiert une certaine opérativité. L’opérativité de la phénoménologie se réalise dans la sphère conceptuelle, mais là où le « concept » émerge de la « notion » qui, incarnée dans la vie, permet le détour réfléchi sur lui-même et laisse derrière lui son indétermination pour devenir concept réfléchi. Pour cette raison même, la phénoménologie a une histoire qui articule la voie inaugurée par Husserl avec des phénoménologues qui, en suivant la voie transcendantale husserlienne ou en en ouvrant de nouvelles, continuent à parier sur l’apparaître comme thème privilégié du « faire philosophie ».

La réalisation de la phénoménologie comme voie méthodique d’exploration de l’apparaître implique la thématisation de concepts qui acquièrent précision et épaisseur philosophique lorsqu’ils sont pris comme points d’appui de la méthode. Cependant, certains concepts utilisés de manière opératoire ne sont pas thématisés directement et leur thématisation nécessite que l’on clarifie ce qui est sous-entendu dans la méthode. Il s’agit des concepts opératoires de la phénoménologie, selon la terminologie d’Eugen Fink (1957 : 328). Ces concepts servent de support silencieux à la méthode phénoménologique. En tant que concepts opératoires, leur thématisation implique de franchir de nouvelles frontières. Ces concepts peuvent souvent avoir été définis d’une manière spécifique qui fait obstacle à d’autres significations, auquel cas le travail phénoménologique qui implique le passage de l’opérativité à la thématisation cherchera à révéler le sens caché du concept. Dans d’autres cas, ces concepts peuvent simplement avoir été situés dans l’opacité de la méthode elle-même, et le travail phénoménologique exige non seulement de les définir, mais aussi de les nommer et de les situer. Ce cadre opératoire justifie des changements théoriques dans la phénoménologie de Husserl, mais aussi des extensions conceptuelles de la méthode chez les post-husserliens. Ces derniers, en dévoilant des problèmes opératoires non perçus par Husserl, élargissent la théorie et l’application de la méthode phénoménologique, sans pour autant cesser d’être des phénoménologues. De plus, certains concepts de l’histoire de la philosophie se sont enrichis d’une approche renouvelée grâce à la méthode phénoménologique. Il est ainsi possible de se pencher sur des concepts ou des outils phénoménologiques, dont la réflexion a renouvelé la discussion philosophique en général. Un exemple de cela est le livre de Claudia Serban, Phénoménologie de la possibilité. Husserl et Heidegger, qui nous donne des éléments phénoménologiques pour renouveler les études sur la possibilité, concept qui occupe une place privilégiée en logique modale ou en métaphysique (Serban, 2019 : 19).

C’est donc dans ce cadre méta-applicatif de la méthode phénoménologique que les problèmes opératoires apparaissent, parfois dans le dialogue qui existe entre l’approche phénoménologique et la philosophie en général, parfois dans la découverte de nouveaux thèmes ou objets de description. Ce sous-dossier cherche donc à explorer le sens des frontières de la méthode phénoménologique, avant tout à partir du travail conceptuel qui rend ses concepts opératoires thématiques. Les concepts explorés par ce sous-dossier sont les suivants : la possibilité, la générativité, le témoignage, le monde de la vie, le temps, l’universel latéral, les rêves, la pensée systémique.

Le concept de générativité est devenu un sujet classique en phénoménologie depuis la publication du livre d’Anthony Steinbock (1995). La générativité aborde la question du fondement de la méthode phénoménologique, au sens d’un fondement qui va au-delà des limites de la méthode elle-même. Au fond, il s’agit de la question de la « genèse » du sens qui a rendu possible l’articulation de la méthode génétique de la phénoménologie. Cependant, la radicalisation du problème de la genèse implique d’aller au-delà des bornes de la phénoménologie et de la thématiser à partir de ce qui traverse toute l’histoire de la philosophie. Il s’agit d’une genèse opérative ou opérante, en tant qu’elle a été occultée par Husserl lui-même, bien qu’il s’en soit approché. Cette question traverse les différentes générations de philosophes et de phénoménologues et apparaît, dans les textes de Husserl, comme une question qui porte sur des thématiques intersubjectives socio-culturelles et sur la concrétude du temps dans l’histoire, incluant les thèmes de la naissance et de la mort, mais aussi ceux de l’unité entre le monde humain et le monde animal, ou encore la rencontre entre le propre et l’étranger. Mais si la générativité constitue un basculement thématique au sein de la phénoménologie husserlienne, elle a rendu possible un basculement de la méthode. Comme nous le savons, la phénoménologie en tant que méthode philosophique peut avoir deux orientations (Husserl, 1973 : 615). Une première, purement statique, s’interroge sur les problèmes qui relèvent du rapport intentionnel entre la chose qui apparaît et celui à qui elle apparaît, rapport décrit sous l’angle de la constitution du sens. Une deuxième orientation, « génétique », s’intéresse à l’origine ou à la genèse de cette constitution. La genèse est ici une notion dont le contenu constitue une question à l’intérieur de la phénoménologie, la question du retour à l’originaire comme Rückfrage (Husserl, 1976). L’orientation générative de la méthode résulte d’un nouveau basculement vers un originaire qui excède la description même. Ce basculement n’a pas été opéré par Husserl, mais par les philosophes génératifs qui viennent après lui et dont la tâche, selon Steinbock, n’est autre que de s’inspirer de Husserl et d’aller au-delà de lui pour générer de nouvelles possibilités de comprendre ce qui fait l’unité philosophique de la phénoménologie même et, partant, de nouvelles manières de comprendre ce que la générativité veut dire en tant que dépassement de la phénoménologie transcendantale. C’est ainsi qu’Alexandre Schnell (2015), par exemple, thématise la générativité comme la déhiscence d’un surplus de sens situé au-delà et en-deçà de ce qui est descriptible et qui peut être atteint grâce à l’imagination. La question de l’origine du sens, comprise comme un surplus ou une excédence de la méthode phénoménologique, concerne son statut philosophique et transcendantal. Cette question essaie d’éclairer les frontières de la phénoménologie et la possibilité de rendre manifeste un projet commun dans les changements multiples de méthode. C’est dans ce cadre que nous pouvons comprendre que la trahison des phénoménologues non husserliens à l’égard de la phénoménologie transcendantale de Husserl dévoile en même temps une fidélité à la méthode lorsqu’un nouveau sens philosophique portant sur l’unité du projet phénoménologie a été produite par-delà les bornes de la phénoménologie transcendantale. L’entretien et les articles qui constituent ce sous-dossier s’inscrivent dans ce dépassement de différentes manières.

Tout d’abord, Claudia Serban, dans un entretien spécifiquement réalisé pour ce sous-dossier, intitulé « Possibilité et générativité », revient sur son ouvrage (2019) et sur ses recherches actuelles, qui portent sur la générativité dans les structures de la parentalité et de la filialité, pour nous montrer comment le dépassement des frontières de la phénoménologie husserlienne peut être situé à l’intérieur de l’œuvre de Husserl lui-même. Ce dépassement des frontières, qui est inhérent à la phénoménologie transcendantale de Husserl, dans la diversité de ses thèmes et de ses interrogations, ne constitue pas vraiment un dépassement de celle-ci. Elle nous montre ainsi pourquoi il est encore indispensable de revenir à Husserl aujourd’hui pour faire de la phénoménologie. Par ailleurs, c’est la résistance de la facticité, un thème de la phénoménologie transcendantale du point de vue de la facticité égologique, qui a inspiré ses recherches, tout d’abord en l’abordant dans son rapport métaphysique à la possibilité, ensuite, dans le sens d’une anthropologie phénoménologique, dont un sous-champ est consacré au thème de la maternité, thème qui a été très peu traité en philosophie.

Mais si Claudia Serban se rapporte explicitement à la générativité en s’inspirant de Husserl lui-même, les articles de Rodolphe Olcèse et d’Alban Stuckel proposent de comprendre d’une nouvelle manière l’unité du sens de la phénoménologie et son dépassement comme immanent à ce sens, tout en se rapportant à des représentants non husserliens du mouvement phénoménologique, tels que Jean-Louis Chrétien et Hans Blumenberg. En ce sens, ils tracent, autrement, des frontières génératives de la phénoménologie. Rodolphe Olcèse montre ainsi, dans sa contribution intitulée « Le témoignage de la beauté. La phénoménologie à ses frontières selon Jean-Louis Chrétien », que la phénoménalité est dépassée par l’excès et le surcroît de la beauté qui sont, en même temps, des opérateurs de la phénoménalité. La poésie, la mystique et la théologie, qui s’intéressent à cet excès, peuvent apprendre à la phénoménologie le sens du surplus des phénomènes, de sorte que la phénoménologie puisse assumer la tâche de traduire et de témoigner de ce dépassement même. Pour sa part, Alban Stuckel, dans son article intitulé « Hans Blumenberg et les frontières du monde de la vie », thématise ce qui demeurait opératoire dans le concept husserlien de monde de la vie. En s’interrogeant sur la portée de ce concept, Alban Stuckel dépasse les limites de la phénoménologie là où elle se distingue de la philosophie de l’histoire et de l’anthropologie. À ce titre, une phénoménologie de l’histoire et une anthropologie phénoménologique seraient à chercher dans la thématisation que Blumenberg propose du concept de monde de la vie. L’opérativité du concept ouvre ainsi, dans cet article, à de nouvelles manières de faire de la phénoménologie.

De la même manière, l’article de Linmi Li, intitulé « Vers une nouvelle temporalité ? Une tentative phénoménologique de Merleau-Ponty et ses limites », se consacre à une analyse conceptuelle sur le temps en montrant en quel sens la perspective de Merleau-Ponty se constitue comme un dépassement de l’approche husserlienne. C’est pour cette raison que les limites de la perspective de Merleau-Ponty peuvent être comprises à partir de sa propre dette à l’égard de la phénoménologie transcendantale, et cela enferme l’approche merleau-pontienne dans le subjectivisme. Cependant, Linmi Li essaie de trouver, dans la perspective merleau-pontienne même, des éléments de dépassement de ces limites. Pour sa part, Camille Bultez, dans sa contribution intitulée « Levinas face à Merleau-Ponty. Une critique des « sciences humaines » et de la « signification culturelle » », se rapporte aussi à Merleau-Ponty mais à travers la perspective critique de Levinas. Elle s’attarde sur l’opérativité du concept husserlien de « signe » à partir duquel, en le thématisant comme « universel latéral » dans le champ de la culture, Merleau-Ponty rapporterait les sciences sociales à sa philosophie. Mais, selon Levinas, Merleau-Ponty, rattrapé par les bornes d’un immanentisme empirique, ne rend pas assez compte du fait qu’une universalité fondée dans la culture finit par oublier l’idéal d’une humanité universelle, celle qui trouvera sa pleine considération dans la pensée éthique de Levinas.

Les deux derniers articles s’inspirent des concepts opératoires de la pensée husserlienne pour trouver de nouvelles manières de comprendre le projet phénoménologique à l’intérieur de la pensée husserlienne elle-même, quoiqu’en se distinguant de la phénoménologie transcendantale. Ainsi, la contribution de Marcus Sacrini, intitulée « Des associations aux rêveries. Une proposition de recherche phénoménologique », se concentre sur le concept opératoire d’association en traversant différents ouvrages du corpus husserlien et divers problèmes tels que le problème du temps et des synthèses passives, afin de rendre thématique le concept de « rêverie ». Marcus Sacrini s’intéresse au dévoilement des formes d’organisation de ce type de vécu et montre ainsi ce qui fait le propre de la rêverie devant d’autres modalités intentionnelles. Pour sa part, Jean-Paul Nicolaï, dans son article intitulé « La phénoménologie comme pensée systémique », s’inspire de l’approche systémique pour rendre explicite la convergence de différents « mondes de la vie » dans les termes d’un apprentissage du monde et de soi-même à travers un jeu spéculaire et des échanges narratifs. Des thématiques propres à l’orientation générative de la méthode phénoménologique sont ainsi ici articulées, à partir de Husserl, mais en allant plus loin que lui.

Les voix multiples qui s’articulent dans ce sous-dossier dessinent donc de nouvelles frontières de la phénoménologie, frontières ouvertes en suivant les voies propres aux phénomènes : la voie de la facticité, celle de l’excès, de la manifestation, de la génération, de la confrontation, de la temporalité, du socio-culturel, de la richesse du vécu, de l’apprentissage ; autant de voies dont beaucoup avaient déjà été ouvertes par Husserl lui-même. Dans chaque approche, un nouveau sens de la phénoménologie est constamment généré, et des concepts opératoires sont thématisés. Cela montre ainsi que l’opérativité et la générativité peuvent être deux manières complémentaires de comprendre l’actualité de la phénoménologie.

Nous remercions très chaleureusement les membres du comité scientifique pour le suivi des articles ici publiés, l’équipe d’Implications philosophiques pour son accompagnement à toutes les étapes de l’élaboration de ce dossier, à Audran Aulanier pour l’élaboration du projet dont ce sous-dossier est une partie, à Claudia Serban et à chacune et à chacun des auteurs de ces contributions.

Comité scientifique :

Francesca d’Alessandris

Etienne Bimbenet

Charles Bobant

Eun-Hye Choo

Francisco Diez Fischer

Quentin Gailhac

Tudi Gozé

Jean-François Houle

Paula Lorelle

Francesco Pisano

Qihui Shao

Danilo Saretta Verissimo

Paul Slama

Gabor Tverdota

Jérôme Watin-Augouard

Références bibliographiques :

Fink, E. (1957). „Operative Begriffe in Husserls Phänomenologie“, Zeitschrift für philosophische Forschung, Vol. 11, No. 3, p. 321-337.

Husserl, E. (1973). Husserliana XV. Zur Phänomenologie der Intersubjektivität. Texte aus dem Nachlass. Dritter Teil. 1929-35. Ed. Iso Kern. The Hague / Netherlands, Martinus Nijhoff.

Husserl, E. (1976). Husserliana VI. Die Krisis der europäischen Wissenschaften und die transzendentale Phänomenologie. Eine Einleitung in die phänomenologische Philosophie. Ed. Walter Biemel. The Hague / Netherlands, Martinus Nijhoff.

Schnell, A. (2015). La déhiscence du sens, Paris, Hermann.

Serban, C. (2016). Phénoménologie de la possibilité. Husserl et Heidegger, Paris, PUF.

Steinbock, J. Anthony. (1995). Home and Beyond. Generative Phenomenology after Husserl. Evanston: Northwestern University Press.

Steinbock, A. (2017). Limit-Phenomena and Phenomenology in Husserl, London / New York, Rowman & Littlefield.

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